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Écrire les communs pour appuyer les luttes citoyennes en Europe du Sud-Est

Entretien avec Tomislav Tomašević et l’Institut d’écologie politique de Zagreb

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      Texte

      Note d’intention

      Tomislav Tomašević et l’Institut d’écologie politique (IPE) de Zagreb ont entrepris de réaliser un premier inventaire et une mise en narration des expériences de communs dans l’espace territorial de l’ancienne Yougoslavie, publiés en 2018 sous le titre Commons in South East Europe (SEE). Parmi les forces de cet ouvrage se trouvent une approche résolument critique des définitions « classiques » des communs héritées de Elinor Ostrom, entre autres, ainsi qu’une mise en perspective historique riche d’enseignements sur l’expérimentation d’une « propriété sociale » et d’autres pratiques de communs dans la Yougoslavie socialiste. Tomislav Tomašević, lui-même porte-parole d’un mouvement citoyen municipaliste nommé « Zagreb est à nous ! », mobilise les narrations produites dans le cadre de ses recherches pour légitimer les luttes politiques citoyennes en faveur des communs, de la préservation écologique et de la démocratie économique.

      Tomislav explique sous la forme d’un entretien ce qui se joue entre la mise en mots des expériences de communs dans cette région et le renouveau des batailles politiques en faveur d’une réappropriation des espaces, des services et des politiques publics.

      J’ai rencontré Tomislav à Zagreb dans le cadre de l’organisation de la Green Academy, l’université d’été des mouvements de la gauche écologiste des Balkans. J’ai trouvé important de proposer cette parole et cette expérience singulière des communs, vécues en ex-Yougoslavie, aux scènes francophones des communs. La propriété collective et citoyenne de nombreux espaces publics, de lieux de production industrielle et d’entités naturelles était chose légale et répandue dans l’ancienne République fédérale et socialiste de Yougoslavie, dirigée de 1945 à 1981 par Josip Broz Tito et démantelée dans le drame des guerres civiles dans les années 1990. Intimement liés à ce passé politique, les communs en Europe du Sud-Est sont encore aujourd’hui les symboles d’une identité idéologique clivante, car profondément ancrée dans une pensée émancipatrice et anti-nationaliste. Ils deviennent des marqueurs politiques de combats pour la justice sociale, spatiale et environnementale face au rouleau compresseur des privatisations et des politiques d’austérité qu’implique la « transition vers le libéralisme ». En effet, les conditions de vie précaires génèrent des revendications et des formats politiques en décalage radical avec les institutions existantes, qui verrouillent la décision publique et refusent tout changement venu du corps social.

      Dominations culturelles et solidarité dans les communs

      Quiconque pratique et visite souvent la semi-périphérie européenne connait bien les débats sur la légitimité des savoirs et leur reconnaissance. Les communs s’inscrivent au coeur d’une tension mémorielle latente au sein des gauches européennes, qui est celle d’avoir appliqué un vocabulaire étatsunien et ouest-européen à des pratiques expérimentées de longue date sur l’ensemble du Vieux Continent et, plus récemment, dans certaines républiques socialistes, à l’Est donc. S’il ne s’agit pas ici de revendiquer la maternité de telle ou telle politique émancipatrice, il nous apparait pertinent de réencastrer certains pans de l’histoire sociale des communs dans le savoir collectif. Cela peut nous aider à identifier des expériences de terrain récentes, des expérimentations juridiques et territoriales à grande échelle, dans des espaces culturels peu imprégnés du libéralisme « à tout prix » du monde anglo-saxon. En effet, il est politiquement riche et nécessaire de prendre en compte une pluralité d’expériences et de discours en vue d’affirmer la légitimité du paradigme des communs.

      La faible visibilité internationale dont bénéficient les expériences municipalistes actuelles en Serbie et Croatie, ayant pourtant notoirement déstabilisé le paysage politique des capitales Belgrade et Zagreb, porte préjudice à la force de ces combats et invisibilise les risques encourus par les personnes au coeur de ces mobilisations. Il nous apparait essentiel aujourd’hui de relier toutes les initiatives de communs et en faveur du municipalisme en Europe et dans le monde, afin de revendiquer une posture de solidarité internationaliste et de solidifier stratégiquement nos capacités de mobilisation, de visibilité médiatique et d’analyse politique de situations concrètes et immédiates.

      Entretien traduit en français en décembre 2018 par Cécile Jeanmougin

      Les communs dans le Sud-Est de l’Europe : qui, où et pour quoi faire ?

      ValentineLes communs dans le Sud-Est de l’Europe est un projet de recherche visant à recenser et étudier différents cas identifiés comme appartenant au régime des communs dans la région des Balkans. Ce projet a été restitué en 2018 au travers de la publication d’un premier ouvrage. Pouvez-vous nous décrire la genèse de ce projet : Comment a-t-il commencé ? Comment a-t-il été préparé, par qui et avec qui ?

      Tomislav – Nous avons commencé à penser à ce projet il y a quelques années au sein de l’Institut d’écologie politique (IPE) de Zagreb, un think tank qui travaille principalement sur les enjeux de transition environnementale et de justice sociale. L’IPE veut créer des ponts entre les milieux académique et militant, particulièrement en Croatie et dans le reste de la région des Balkans. Nous avons voulu proposer un livre qui traite des communs, en explorant les différents cadres théoriques existants et en appliquant les théories qui nous paraissent les plus pertinentes pour l’ancienne Yougoslavie. En même temps, nous voulions étudier les pratiques et la gouvernance des communs dans la région. Nous avons donc tenté de les décrire et de les analyser, mais aussi d’identifier les mouvements sociaux qui utilisent le discours des communs dans leur lutte.

      Enfin, nous avions pour ambition avec ce livre de nous adresser aussi bien à un public régional composé de chercheurs critiques et de militants des communs, qu’à une audience internationale pour l’informer de ce qui existe dans la région. Nous nous sommes en effet rendu compte, notamment dans différentes conférences internationales sur les communs en et hors Europe, que la plupart des gens connaissent peu la région des Balkans. De ce fait, notre objectif était de montrer qu’il existe à la fois des solutions de rechange et des mises en pratique des communs, ainsi qu’une recherche académique dynamique sur le sujet dans la région.

      Nous avons commencé ce projet avec l’IPE en coopération avec la Fondation Heinrich Böll (FHB), en considérant que ce livre pourrait être utile aux différentes initiatives avec lesquelles la fondation travaille dans la région. Nous voulions initialement travailler sur la Croatie, mais nous avons rapidement décidé avec le bureau de la FHB à Sarajevo d’inclure les études de cas en Bosnie-Herzégovine et en Macédoine. Dans un second temps, nous avons prévu de réaliser une autre publication afin de couvrir les autres pays de l’ex-Yougoslavie (la Slovénie, la Serbie, le Monténégro et le Kosovo) puis, dans un dernier temps, nous nous concentrerons sur l’Albanie. À cette fin, nous avons développé un réseau de chercheurs qui travaillent sur la thématique des communs dans la région.

      La Yougoslavie en 2008
      La Yougoslavie en 2008

      V. – Ce projet éditorial a-t-il été porté par une communauté de contributeurs qui étaient déjà en lien avant, ou a-t-il donné lieu à de nouvelles synergies et rapprochements entre chercheurs et militants des communs ?

      T. – Dans une certaine mesure, oui, nous étions déjà en lien, mais le réseau a évolué pendant le projet. Au début, on avait quelques chercheurs en tête, dont certains n’ont finalement pas pu participer à la rédaction du livre. D’autres nous ont rejoint en cours de route. Certains ne travaillent pas directement sur les communs, d’autres sont spécialisés sur le sujet, comme Alma Midžić qui vient de Bosnie-Herzégovine. En outre, certains contributeurs sont plutôt issus du militantisme comme Miodra Dakić, meneur d’un mouvement social à Banja Luka (Bosnie-Herzégovine), qui reprend le discours des communs. C’est également le cas d’Ivana Dragšić, macédonienne et activiste engagée pour les communs, devenue chercheuse par la suite. Les autres personnes qui nous ont aidés, mais qui n’ont pas participé directement à la rédaction de l’ouvrage, sont citées dans les remerciements.

      V. – Quels étaient les objectifs de cette publication ?

      T. – Tout d’abord, nous voulions créer un livre avec une partie théorique qui puisse être utilisée comme un manuel. De ce fait, le livre devait être lisible et compréhensible, même pour ceux qui n’ont pas de connaissance sur les théories des communs, pour toucher les milieux militants dans les Balkans. Ensuite, nous avons voulu dédier une partie du livre à la région, dans le but d’éviter une importation brute du concept des communs, issu de l’Occident. Sinon, cela aurait voulu dire qu’il n’y a pas d’histoire riche des communs et des communautés autogérées dans la région ! Ainsi, nous avons voulu voir comment ce concept venu de l’Ouest s’applique au contexte théorique et pratique des communs dans la région. Cela nous a par ailleurs aussi menés à une réflexion sur le cadre théorique des communs le plus adéquat pour les luttes locales dans ces pays.

      C’est aussi pour cette raison que nous avons utilisé la théorie d’Ugo Mattei pour analyser certaines luttes pour les communs, dans le but de montrer que les communs ne sont pas simplement des conceptions institutionnelles, mais aussi des outils politiques de lutte contre la privatisation et la nationalisation. Ces outils émergent au travers des actes politiques qui revendiquent la gestion et l’utilisation de certaines ressources en commun.

      V. – Comment le livre est-il structuré ?

      T. – L’idée de l’IPE et de la FHB à Sarajevo était d’abord de proposer une synthèse théorique des communs. La première partie du livre présente donc les théories de l’État et du marché, ainsi qu’une vue d’ensemble des théories classiques sur les communs issues des sciences politiques, économiques et du droit. Dans un second temps, nous présentons les théories critiques des communs issues des sciences sociales, ces dernières entendant les communs comme un levier de transformation sociale vers un modèle moins basé sur l’exploitation et davantage émancipateur.

      Après la partie théorique, le livre entreprend de passer en revue l’histoire des communs, en partant de l’origine étymologique du mot « communs » jusqu’à ses formes concrètes et existantes historiquement. Ensuite, nous faisons un zoom sur l’histoire des communs dans la région des Balkans, sur un temps long. L’histoire de la région est marquée par un évènement majeur lié aux communs, à savoir l’expérience de l’autogestion et du régime socialiste en Yougoslavie, de la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’aux années 1990. Cette période a joué un rôle crucial et elle continue à influencer aujourd’hui la construction, négative et positive, du discours sur les communs dans la région. Cette partie se conclut par un rapide aperçu des initiatives et des luttes liées aux communs de ces quinze dernières années dans les pays de l’ex-Yougoslavie.

      À la suite de ces deux parties, une autre section rédigée par différents auteurs, notamment Vedran Horvat, Alma Midžić et Miodra Dakić, analyse les pratiques de gouvernance des communs en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et en Macédoine. Enfin, une dernière section rédigée par Vedran Horvat, Alma Midžić et Ivana Dragšić est consacrée à différentes luttes actuelles pour les communs. Deux conceptions des communs sont donc mobilisées pour analyser les cas à l’étude. Une première se concentre sur la gouvernance et se base principalement sur les théories d’Elinor Ostrom. L’autre, inspirée des travaux d’Ugo Mattei, considère les communs comme des actes de lutte politique, telles la revendication de la mise en commun des ressources et la lutte contre la privatisation et la nationalisation.

      De quoi parle-t-on lorsque qu’on parle de communs ?

      V. – J’ai été surprise par la perspective critique adoptée dans le livre vis-à-vis des travaux d’Ostrom, qui sont généralement moins critiqués en France. Est-ce une approche courante dans la région des Balkans ?

      T. – Ce que j’ai écrit dans la partie théorique est en effet largement partagé par les chercheurs au sein de l’IPE et par les chercheurs des communs avec lesquels nous collaborons étroitement, comme Danijela Dolenec. Nous soutenons l’idée selon laquelle le travail d’Ostrom est une véritable « théorie sociale » en tant que telle, ce qui n’est généralement pas le cas chez d’autres auteurs. De plus, Ostrom a fourni une critique importante et empirique de la théorie de Gareth Hardin (1968).

      Avant, le travail de Hardin était utilisé pour justifier la privatisation – notamment des ressources naturelles –, mais aussi la nationalisation de biens et d’espaces auparavant autogérés. Lorsque le paradigme néolibéral s’est imposé dans le monde entier, ces pratiques ont été perçues comme démodées et archaïques. Ainsi, la « tragédie des communs » de Hardin a activement contribué à détruire ces pratiques d’autogestion par l’intermédiaire de mesures de surrégulation ou de nationalisation ; autrement dit, grâce à la captation des ressources par une élite au détriment des communautés, qui avaient régulé ces mêmes ressources avec succès pendant des siècles.

      Ostrom est parvenue à déconstruire le mythe de la tragédie des communs et, pour cette raison, nous lui sommes reconnaissants. En outre, elle a réussi à rendre le discours et les théories sur les communs audibles dans les sphères politiques et scientifiques plus conventionnelles. Son prix Nobel en économie, obtenu au moment de la crise économique et financière de 2008, a également joué un rôle crucial. À cette époque, beaucoup de questions ont été soulevées et des paradigmes alternatifs ont été envisagés pour tenter de dépasser la tragédie de l’État et du marché. L’insuffisance de la forme étatique a été particulièrement remarquée lors du Sommet de Copenhague sur le climat en 2010, au lendemain de la plus grosse crise économique de l’histoire depuis la Grande Dépression des années 1930. Par conséquent, la théorie des communs d’Ostrom a permis de montrer la possibilité d’un nouveau régime de gouvernance, issu des théories critiques de l’État et du marché.

      Cependant, nous sommes également très conscients des faiblesses de son cadre théorique, qui se concentre principalement sur le niveau microsocial. Le travail d’Ostrom est dans une certaine mesure apolitique, revendiquant une approche institutionnaliste issue de l’économie et de la science politique néoclassiques. Ce constat est problématique pour n’importe quelle théorie sociale à vocation progressiste. Néanmoins, ce serait une erreur de penser que la théorie d’Ostrom n’est que la continuité de la théorie des choix publics ou d’autres cadres théoriques néoclassiques, car Ostrom a le mérite d’avoir développé quelque chose de nouveau. Bien entendu, l’auteure adopte une approche plutôt individualiste basée sur le choix rationnel des agents ; cependant, elle n’est pas une véritable théoricienne du choix rationnel, mais plutôt une individualiste méthodologique. Ainsi, sa réflexion est bien plus complexe que l’approche binaire qui est souvent présentée dans la littérature sur les communs : Ostrom est soit dépeinte comme une auteure dont la théorie pose problème, soit comme une théoricienne des communs dont la contribution est indispensable. La vérité se trouve quelque part entre les deux.

      V. – Concernant les cas précis mis en avant dans l’ouvrage, était-ce la première fois qu’ils étaient étudiés et insérés dans la théorie des communs ?

      T. – Cela dépend des cas. En ce qui concerne les cas de gouvernance, des présentations par le prisme des communs existaient déjà, telle la communauté pastorale Eko-Gajna [p. 76] à l’est de la Croatie. Il existe des écrits à ce propos, car c’est un cas célèbre et emblématique d’autogestion des ressources naturelles et des pâturages. C’est en fait une réponse directe à Garret Hardin, dont la théorie se concentre notamment sur les pâturages : ce cas constitue une évidence empirique qu’il existe bel et bien une autogestion des pâturages et qu’il n’y a là aucune tragédie. Néanmoins, ce cas n’avait jamais été analysé de la manière dont nous l’avons fait ; autrement dit, en se concentrant sur les institutions, la communauté et les ressources.

      Certaines études de cas étaient complètement nouvelles pour la littérature des communs, comme le cas du système d’approvisionnement en eau Luke [p. 95] en Bosnie-Herzégovine. En outre, beaucoup de personnes de la région ne savent même pas qu’il existe autant de cas d’autogestion des infrastructures hydrauliques, fonctionnant sans l’État ou le marché. En Croatie, il y a environ 80 000 personnes qui sont approvisionnées en eau par l’intermédiaire de pratiques d’autogestion, et elles ne le savent même pas.

      En ce qui concerne les luttes, je dirais que tous les cas sont déjà bien connus, car ils constituent des luttes sociales médiatisées. Cependant, ils n’ont jamais été analysés comme nous l’avons fait, c’est-à-dire avec une approche directement issue de la théorie des communs. C’est pour cela que nous avons choisi ces exemples, pour comprendre si l’utilisation des mots « communs », « nos » et « biens communs » était réelle dans ces luttes. Nous avons constaté qu’elles utilisent effectivement ce vocabulaire, bien que, dans certains cas, les acteurs de ces luttes n’aient pas connaissance de la littérature sur les communs.

      V. – C’est donc l’occasion d’identifier l’utilisation de ces termes et de les introduire dans un cadre conceptuel et politique plus large…

      T. – Exactement, nous avons voulu montrer que, même si elles donnent l’impression d’être déconnectées entre elles, ces luttes sont en réalité liées, similaires et mobilisent un même langage. Non seulement le langage des luttes sociales dans la région des Balkans, mais aussi le langage que l’on retrouve dans des luttes similaires dans le monde entier pour la défense des communs. C’est pourquoi nous pensons que le concept des communs est utile à l’effort de transformation sociale ; nous ne travaillons pas sur les communs dans un but purement intellectuel, mais parce que nous sommes convaincus que c’est un concept pertinent pour faire converger différentes luttes et pour expérimenter différentes formes de gouvernance.

      Soutenir des luttes citoyennes radicales par l’entrée des communs et du municipalisme

      V. – Vous êtes personnellement engagé dans la plateforme municipaliste « Zagreb je Naš ! » (« Zagreb est à nous ! »1), une expérience de liste citoyenne, écologiste et solidaire, entrée au Parlement de Zagreb en 2017. Est-ce que vous mobilisez vos savoirs sur les communs dans la région pour nourrir votre discours politique au Parlement de Zagreb ou dans vos actions de rue ?

      T. – Eh bien, je dois admettre que l’un des cas étudiés dans le livre, intitulé « lutte pour Varšavska » [p. 117], qui avait pour ambition de défendre la rue Varšavska à Zagreb comme un espace commun voué à la destruction, a joué un rôle important dans la construction de « Zagreb est à nous ! » comme plateforme municipaliste. Ce cas a probablement été l’une des luttes sociales les plus importantes pour diffuser le discours sur les communs et sur le municipalisme en Croatie. Pour nous, l’idéologie municipaliste est connectée avec le discours et les théories sur les communs, et les deux notions présentent de nombreuses similitudes. Le municipalisme est convaincu que le plus grand changement social ne peut avoir lieu qu’au niveau local, car il considère que le niveau local est celui où les gens peuvent le plus participer.

      Les communs et le municipalisme sont étroitement connectés, car les deux notions mettent en évidence l’importance cruciale de l’échelle locale comme niveau le plus efficace pour favoriser l’engagement politique et la participation dans les processus de prise de décision des individus. Les communs nécessitent une confiance entre les personnes, et la confiance ne s’obtient généralement qu’après un échange « réel », physique, avec un nombre limité de personnes.

      Dans « Zagreb est à nous ! », le nom lui-même est révélateur d’une utilisation spécifique du discours des communs. Pendant la campagne politique, la principale revendication du mouvement était que les ressources de la ville soient les notres et que nous, habitants de la ville, devons être ceux qui décident de la gestion de la ville, car cette dernière doit être considérée comme un commun. Cette ville n’appartient ni aux technocrates ni aux investisseurs ni même aux politiciens corrompus, mais à ses habitants, son peuple.

      Nous avons mis l’accent sur le niveau local de la gouvernance à Zagreb. Au-delà de la ville, il existe aussi les niveaux de l’arrondissement et du quartier, donc trois niveaux de gouvernance. Je pense que nous sommes la seule option politique locale qui propose en priorité de donner plus de pouvoir et d’autonomie aux arrondissements et aux quartiers, et d’en faire des assemblées citoyennes. Ce sont des outils de démocratie directe, qui déterminent où et quand les citoyens peuvent se rencontrer pour discuter et prendre des décisions, et ces décisions doivent être obligatoires pour les conseils des arrondissements ou des quartiers. L’année dernière, nous avons soutenu deux de ces arrondissements (qui se composent de 40 000 à 50 000 habitants), qui sont à présent constitués de deux assemblées citoyennes qui s’occupent des différentes revendications sociales, notamment en ce qui concerne l’appropriation de l’espace public. Nous souhaitons continuer dans cette direction.

      V. – Y a-t-il une utilisation directe du terme « communs » ?

      T. – Je ne dirais pas que nous l’utilisons beaucoup, mais, dans une certaine mesure, oui. Le problème réside dans le mot lui-même, car il n’existe pas de traduction en croate, contrairement au français. « Communs » doit être traduit par « biens communs » en croate, ce qui crée de la confusion, car les individus pensent les communs en termes de « biens » ou de « ressources » ; or, les communs ne sont pas que des ressources. Pour nous, le terme réfère à une combinaison des notions de communauté, de ressource et de régime de gouvernance. De ce fait, lorsque nous utilisons le terme croate « biens communs », cela ne reflète pas vraiment ce que nous voulons exprimer. Cela ne nous empêche pas de l’utiliser quelques fois lorsque nous parlons des pratiques de communs, tels les partenariats civil-public qui correspondent à des partenariats entre les gouvernements locaux et les communautés qui gèrent les ressources. Nous évoquons aussi les principes des communs lorsque nous parlons des entreprises publiques et de leur nécessaire démocratisation. Nous utilisons effectivement des exemples de communs, mais ce n’est pas la principale composante de notre discours pour « Zagreb est à nous ! ».

      V. – Est-ce que l’étude des communs dans la région vous a permis d’être plus engagé et plus efficace dans les luttes citoyennes pour des ressources ou des espaces communs ?

      T. – Il y a beaucoup de points communs entre ces luttes, et il y a toujours un réseau de chercheurs et d’activistes qui mettent ces convergences en lumière. Par conséquent, le livre avait moins vocation à la connexion des luttes qu’à la définition d’un cadre théorique commun à ces mouvements qui pourra, on l’espère, être approfondi par d’autres auteurs dans le futur. Nous avons essayé de compléter et d’améliorer ce qui manquait dans le cadre d’analyse précédent, tout en encourageant la mise en place d’un cadre politique. Cela porte déjà ses fruits puisque, à part « Zagreb is Ours ! », une autre plateforme municipaliste a été créée à Belgrade à la suite des luttes sociales urbaines, et s’intitule « Don’t Let Belgrade D(r)own ». C’est une situation similaire à Zagreb, donc on peut en déduire que, dans certaines villes, la combinaison et la mise en réseau de différentes luttes et recherches sur les communs existent. En outre, à côté de la Green Academy en Croatie, il existe une École des Communs en Serbie. Enfin, un autre aspect qui commence à émerger à Zagreb et à Belgrade est la dimension politique des plateformes municipalistes qui sont connectées à la fois à la recherche et à l’éducation, mais aussi aux luttes sociales et aux initiatives citoyennes.

      Pour la démocratie économique

      V. – Vous travaillez beaucoup politiquement à développer et encourager la démocratisation des services publics (lignes ferroviaires, gestion des déchets, système hydraulique, etc.). Est-ce que vous utilisez une narration ou un cadre commun pour ces différents problèmes et revendications ?

      T. – En effet, nous utilisons un cadre commun pour tous les services publics que nous étudions à l’IPE, et qui sont tous liés à la gestion de ressources nationales et à la soutenabilité écologique. En fait, le discours le plus unifié pour ces sujets est celui des communs. Pour moi, les communs comme un mode de gouvernance différent par rapport à l’État-nation et au marché capitaliste est un concept utile qui peut être utilisé comme un cadre d’analyse pour changer l’État lui-même vers quelque chose que j’appelle la « communisation de l’État ». Communiser l’État s’apparente à utiliser le principe des communs pour amorcer une transformation radicale et une démocratisation de l’État. Je crois personnellement que, si l’on regarde les communautés locales qui sont en même temps des communautés politiques, on conserve des communautés basées sur des territoires et des communautés physiques. Zagreb est une communauté politique locale composée de personnes qui vivent dans la ville, qui a ses propres institutions politiques ; la même idée s’applique à toute la Croatie et à l’État-nation. Ces « communautés physiques » ont toujours besoin d’une sorte de régime « supranational », donc si l’on imagine l’absence de l’État-nation, il y aura toujours la nécessité fondamentale de moyens de coordination entre ces communautés, ainsi que des instruments de redistribution. Donc, pour moi, l’État est nécessaire pour endosser ces rôles, mais, dans tous les cas, la coordination des communautés physiques sera toujours requise. Je pense que le discours des communs peut être utilisé pour changer la gouvernance appliquée au niveau de l’État aujourd’hui. L’un des moyens de communiser l’État est d’utiliser les entreprises, qui devraient être démocratisées selon les principes des communs.

      Les communautés d’utilisation devraient être plus engagées dans la gestion des entreprises publiques, au moins dans leur supervision, car ces entreprises existent pour offrir un service public dans l’intérêt général. Ainsi, les citoyens devraient pouvoir définir eux-mêmes ce qui correspond à l’intérêt général et devraient pouvoir contrôler et décider si l’entreprise satisfait ces critères. Ce rôle devrait être exclusivement réservé aux citoyens, et non pas aux hommes politiques, comme c’est le cas aujourd’hui dans les démocraties représentatives. Ce que l’on voit, c’est que ces entreprises publiques sont utilisées comme des distributrices d’argent pour les partis politiques et que, par conséquent, un montant non négligeable d’argent public est perdu dans les appels d’offre des entreprises publiques qui externalisent et sous-traitent leurs opérations à des compagnies privées. Ainsi, l’argent passe des compagnies publiques aux compagnies privées. Ces dernières financent les partis politiques qui sont au pouvoir. Évidemment, ce n’est pas ce qu’une entreprise publique devrait faire. Nous pensons donc qu’une partie du discours sur les communs peut être utilisée pour responsabiliser le consommateur et l’impliquer dans la gestion des entreprises publiques, mais aussi dans la mission de définir ce qu’est le bien commun.

      Selon moi, les compagnies publiques qui offrent des services publics ont aujourd’hui comme objectif de faire du profit et de gagner de l’argent. En outre, elles sont politiquement évaluées sur la base de ces critères. C’est un phénomène que j’observe moi-même à Zagreb ; on m’apporte un rapport sur l’entreprise et on me dit : « Nous avons fait une belle performance cette année, nous sommes parvenus à atteindre un profit de X points de pourcentage… ». Mais, vous savez, ce n’est pas ce qui m’intéresse, ces entreprises ne sont pas censées avoir comme but ultime de faire du profit à la manière des entreprises privées ! Les entreprises publiques sont censées agir pour le bien commun ! Mais quel est ce bien commun, et qui le définit ? Je dirais que ce devrait être les citoyens, et non les hommes politiques. Et, dans ce cas, nous devrions avoir des rapports annuels de la compagnie de l’eau de Zagreb qui diraient, par exemple :

      nous avons étendu le réseau hydraulique par tant et tant pour tel nombre de personnes, nous avons étendu le réseau socialement pour tel nombre de citoyens qui généralement n’y ont pas accès, nous avons augmenté les droits des travailleurs qui travaillent dans l’entreprise grâce à telle ou telle mesure, nous avons renforcé la soutenabilité écologique de nos méthodes d’extraction grâce à telle mesure, nous avons empêché la pollution de l’eau avec cette mesure, nous avons réussi à réduire les fuites des canalisations de la ville de tant pour cent, etc.

      Aujourd’hui, à Zagreb, 50 % de l’eau fuit au travers des canalisations ! Donc, évidemment, c’est pour moi plus important que les profits que l’entreprise peut faire !

      Ce phénomène est quelque chose dont nous discutons dans le livre, notamment les enjeux de la définition des critères normatifs pour les communs, car si les communs se réduisaient à la communauté, aux ressources et aux institutions, on pourrait très bien imaginer des communs différents qui ne seraient pas progressistes ! Par exemple, on peut s’imaginer des communautés de riches, fermées sur elles-mêmes, qui gèrent leur propre ville ; on peut imaginer des organisations mafieuses gérées ni par un État ni par le marché ; on peut aussi imaginer un système qui applique les principes des communs, mais qui est très patriarcal… Autrement dit, les communs ne sont ni progressistes ni démocratiques dans leur essence. C’est pourquoi nous avons développé les critères normatifs suivants pour établir des communs progressistes : un juste accès, un contrôle collectif et une utilisation soutenable. Même avec ces critères, des situations de conflit peuvent apparaitre. Par exemple, l’accès juste et l’utilisation soutenable peuvent être en opposition, et c’est ce qui se passe dans la compagnie publique de l’eau. On peut dire, sur la base de la déclaration de l’Assemblée générale de l’ONU en 2010, que l’eau est un droit humain ; néanmoins, quand il s’agit d’une compagnie publique, peut-on vraiment dire que l’eau doit être gratuite pour tous et que l’entreprise publique de l’eau doit approvisionner autant d’eau que chaque personne souhaite avoir ? Dans ce cas, c’est un accès libre, et non un accès juste, et il y a un problème avec la soutenabilité écologique de la ressource. C’est pour cela que nous devons définir ce qu’est un « accès juste » à l’eau. En France, par exemple, des services publics de gestion de l’eau ont développé l’idée selon laquelle les services de gestion et d’approvisionnement en eau doivent être payés de manière à ce qu’une certaine quantité d’eau par jour et par ménage soit gratuite et, qu’au-delà de cette quantité, l’eau soit facturée de façon exponentielle, et non linéaire. De ce fait, si quelqu’un est un gros consommateur, il ne va pas payer le même prix que le consommateur moyen, mais beaucoup plus. Si le consommateur veut une piscine, il aura une facture très élevée, ce qui incite les individus à économiser l’eau.

      V. – Vos derniers mots pour conclure ?

      T. – Pour les lecteurs français, j’aimerais souligner le fait que les communs en France sont importants pour le développement de la théorie des communs, car, à ma connaissance, la notion dans le pays s’oppose à une approche localiste des communs. Comme on l’a évoqué à propos de l’ex-Yougoslavie, la manière dont les communs sont perçus est étroitement liée à l’héritage historique du pays. Comme les institutions sociales façonnent les formats politiques du futur, l’histoire d’un pays influence nécessairement la manière dont sont façonnées nos institutions aujourd’hui. Dans ce contexte, le républicanisme de l’histoire légale et politique de la France, ainsi que les principes de la Révolution française, articulent profondément les communs dans le pays autour de la notion d’universalisme. Cette approche critique l’approche dite « provinciale » des communs, qui consiste à dire que chaque communauté devrait s’organiser pour elle-même, comme elle l’entend, de manière autonome. En France, les communs sont perçus comme étant au contraire nécessairement un concept universel. C’est de cette façon que les communs devraient pouvoir trouver avec l’État un langage commun comme garantie de l’universalisme, pour que chaque individu dans la société puisse jouir de droits universels et pour que tous les besoins soient adressés par la société entière, et non pas au niveau local. Ce cadre d’analyse français est très important pour nous.

      Cela nous amène à considérer les expériences françaises dans le secteur de l’eau. Le pays est le berceau de la privatisation du secteur (deux des quatre plus grandes firmes multinationales de l’eau ont leur quartier général à Paris), d’une part, et la France est aussi le terrain d’expérimentations passionnantes, d’autre part. Grenoble est pour nous une ville très inspirante en termes de démocratisation des entreprises du secteur de l’eau et d’évolution des mesures de performance des entreprises. Paris, en tant que grande métropole, est un cas qui présente aussi certains éléments de démocratie participative dans la gestion des entreprises publiques du secteur.

      Pour conclure, en ce concerne la théorie des communs et de la communisation de l’État dans le secteur de l’eau et au travers des entreprises publiques, la France est un exemple pour les Balkans, tant sur le plan de la théorie à vocation universaliste que sur celui des expérimentations dans le pays.

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      Porche Valentine
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      Fredriksson Sylvia
      Vitali-Rosati Marcello male 0000-0001-6424-3229
      Écrire les communs pour appuyer les luttes citoyennes en Europe du Sud-Est
      Entretien avec Tomislav Tomašević et l’Institut d’écologie politique de Zagreb
      Valentine Porche
      Cécile Jeanmougin
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2019/03/19 Écrire les communs. Au-devant de l’irréversible
      Tomislav Tomašević et l’Institut d’écologie politique (IPE) de Zagreb ont entrepris de réaliser un premier inventaire et une mise en narration des expériences de communs dans l’espace territorial de l’ancienne Yougoslavie, publiés en 2018 sous le titre Commons in South East Europe (SEE). Parmi les forces de cet ouvrage se trouvent une approche résolument critique des définitions « classiques » des communs héritées de Elinor Ostrom, entre autres, ainsi qu’une mise en perspective historique riche d’enseignements sur l’expérimentation d’une « propriété sociale » et d’autres pratiques de communs dans la Yougoslavie socialiste. Tomislav Tomašević, lui-même porte-parole d’un mouvement citoyen municipaliste nommé « Zagreb est à nous ! », mobilise les narrations produites dans le cadre de ses recherches pour légitimer les luttes politiques citoyennes en faveur des communs, de la préservation écologique et de la démocratie économique. Il explique, dans cet entretien, ce qui se joue entre la mise en mots des expériences de communs dans cette région et le renouveau des batailles politiques en faveur d’une réappropriation des espaces, des services et des politiques publics.
      Tomislav Tomašević and the Institute of Political Ecology (IPE) of Zagreb undertook the first inventory of Commons initiatives on the territory of the former Yugoslavia, coupled with the formulation of a narrative arising from these different experiences. This work was published in 2018 as a book entitled Commons in South East Europe (SEE). The strengths of the book are to be found in the resolutely critical approach to the “classical” definitions of the commons inherited from, among others, Elinor Ostrom, and in the historical perspective providing valuable knowledge about the experiments of “social property” and other practices of the commons in socialist Yugoslavia. Tomislav Tomašević, representative of the municipalist citizen movement named “Zagreb is Ours !”, mobilizes the narrative produced by his research as a tool to legitimate the political struggle led by citizens in favor of the commons, ecological conservation and economic democracy. In this interview, Tomašević explains the dynamics between the “formulation” of the commons experiences in the region and the revival of political struggles supporting the re-appropriation of spaces, services and public policies.
      Politique et société http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11975806s FRBNF11975806
      Communs, Yougoslavie, Mémoire, Balkans, Socialisme, Luttes sociales, Services publics, Dominations, Émancipation, Ostrom
      Commons, Yugoslavia, Memory, Balkans, Socialism, Social struggles, Public services, Dominations, Emancipation, Ostrom