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Phénoménologies : la relation de Jacques Derrida à Sartre et Heidegger

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  • Résumé
  • Mots-clés (6)
Texte

« Cette philosophie de l’existence que Heidegger refuse pour son compte, n’est que la contrepartie - mais inévitable - de sa conception de l’ontologie. (…) Comprendre l’outil ce n’est pas le voir, mais savoir le manier ; comprendre notre situation dans le réel - ce n’est pas la définir, mais se trouver dans une disposition affective ; comprendre l’être - c’est l’exister (…) Mais aussitôt, la philosophie de l’existence s’efface devant l’ontologie. (…) Nous existons dans un circuit d’intelligence avec le réel - l’intelligence est l’événement même que l’existence articule. Toute incompréhension n’est qu’un mode déficient de la compréhension. Il se trouve ainsi que l’analyse de son eccéité (Da) n’est que la description de l’intelligibilité même de l’être » 1 .

Ce texte de 1951 énonce la nécessaire conversion de l’ontologie en littérature existentielle et de celle-ci en ontologie. Cet aller-retour, ce mouvement pendulaire est initié par l’école phénoménologique allemande et ses diverses expressions. Il y a là à la fois l’indice d’une fluctuation, avec ce que cela comporte d’équivoque, et d’une nécessité qu’il faut interroger : est-il possible d’en finir avec l’humanisme ? Toute anthropologie est-elle vouée à l’obscurité quant à ses fondements ? Cette problématique anime le travail philosophique en Allemagne et en France, depuis Kant et Fichte. Il a connu un rebondissement accentué depuis que Husserl, après s’être élevé contre tout psychologisme, a semblé donner de son propre travail une interprétation centrée sur un ego qui paraît retenir, à l’état implicite, un idéal d’humanité.

Le rationalisme husserlien renvoie explicitement à l’expérience mondaine. Ses recherches pour la constitution vont de pair avec une préoccupation historique de plus en plus appuyée. La façon dont Heidegger s’en est démarqué a nourri le débat et motivé la controverse. Un texte de Jacques Derrida, Les fins de l’homme (1968) présente les termes de la question de la manière la plus radicale : Sartre y est directement pris à partie, au nom de Heidegger et des jugements portés par ce dernier dans la Lettre sur l’humanisme, comme représentant symptomatique d’un incorrigible humanisme anthropologique, devenu synonyme de philosophie en France depuis la guerre.

« Même si l’on ne voulait pas résumer la pensée sartrienne sous le slogan "l’existentialisme est un humanisme", on doit reconnaître que dans l’Être et le Néant, l’Esquisse d’une théorie des émotions, etc., le concept majeur, le thème de dernière instance, l’horizon et l’origine irréductibles, c’est ce qu’on appelle alors, la "réalité-humaine". Il s’agit là, comme on sait, d’une traduction du Dasein heideggerien. Traduction monstrueuse à tant d’égards, mais d’autant plus significative. Que cette traduction proposée par Corbin ait alors été adoptée, qu’elle ait régné à travers l’autorité de Sartre, cela donne beaucoup à penser quant à la lecture ou à la non-lecture de Heidegger à cette époque, et quant à l’intérêt qu’il y a avait alors à le lire ou à ne pas le lire de la sorte. »(Marges, pp. 135-136).

Sartre vérifierait donc la proposition de Heidegger selon laquelle « tout humanisme reste métaphysique » (Marges, p. 138). Derrida montre cependant dans le même texte, et de manière abondante, que pour Heidegger, dans Sein und Zeit,

« le Dasein, s’il n’est pas l’homme, n’est pourtant pas autre chose que l’homme. Il est, comme on va le voir une répétition de l’essence de l’homme permettant de remonter en-deçà des concepts métaphysiques de l’humanitas. C’est la subtilité et l’équivoque de ce geste qui ont évidemment autorisé tous les gauchissements anthropologistes dans la lecture de Sein und Zeit, notamment en France » (Marges, p. 151).

Derrida marque (p. 136) également :

  1. 1°/ qu’une telle lecture « pouvait être considérée à certains égards comme l’héritage fidèle de la phénoménologie transcendantale de Husserl et de l’ontologie fondamentale de Sein und Zeit. »
  2. 2°/ D’autre part, sa première « note » accorde qu’il est probablement délicat d’être simpliste en la matière, puisqu’il cite la Nausée afin de montrer que Sartre produit « le plus terrible procès de l’humanisme ».

Pourtant, Derrida semble faire grief à Sartre de sa distinction entre ontologie et métaphysique (id. 137), comme perpétuant naïvement la figure de l’homme. Enfin, tout en affirmant que de Husserl, « on néglige les questions transcendantales » (id., 138), il reconnaît que cette lecture - qui ne tiendrait pas compte des critiques adressées par Husserl dans les Recherches logiques à l’anthropologisme - est cependant conforme à un « chemin de lecture qui fut aussi celui de Husserl » interprétant « précipitamment Sein und Zeit comme une déviation anthropologiste de la phénoménologie transcendantale » (id., 140). Cette affaire semble ainsi plus épineuse et controversée qu’il ne le semblait d’abord. Pour la démêler, reportons-nous à Heidegger, qui s’exprima en 1946 contre Sartre et l’existentialisme d’une façon particulièrement tranchée, encore que de manière imprécise :

« Le principe premier de Sartre selon lequel l’existentia précède l’essentia justifie en fait l’appellation d’"existentialisme" que l’on donne à cette philosophie. Mais le principe premier de l’"existentialisme" n’a pas le moindre point commun avec la phrase de Sein und Zeit, sans parler du fait que dans Sein und Zeit, une proposition sur le rapport essentia-existentia ne peut absolument pas encore être formulée, puisqu’il ne s’agit dans ce livre que de préparer un terrain préalable. » (Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Aubier bilingue 71-73)

Heidegger ne commente pas précisément le texte de l’Être et le Néant. Sartre déclare son accord avec la proposition de Sein und Zeit [§9, p. 42] selon laquelle « le Comment (essentia) de cet être doit, pour autant qu’il est possible en général d’en parler, être conçu à partir de son être (existentia) » (p. 20). La prudence de cette formule recoupe bien le caractère préalable de l’interrogation ontologique pour toute élucidation de la relation existentielle. Heidegger reconnaît que Sein und Zeit n’était pas concluant sur ce point, « parce que la pensée ne parvint pas à exprimer de manière suffisante ce renversement et n’en vint pas à bout avec l’aide de la langue de la métaphysique » (op. cit. 69). Sein und Zeit demeura donc inachevé pour cette raison même : s’il ne parvenait pas à se déprendre du langage de la métaphysique, et s’il fallait attendre, la publication en 1943 de la conférence Vom Wesen der Warhheit pour que la nécessité du renversement soit envisagée, le reproche de Heidegger à Sartre s’amenuise et se réduit à celui de n’avoir pas avancé plus vite que lui-même et de n’avoir pas deviné le contenu de ses textes inédits. Cette critique serait recevable si Sartre était demeuré aveugle aux limites de Sein und Zeit. Mais il n’en fut rien : les analyses excessivement anthropologiques de Heidegger font l’objet de rectifications dans l’Être et le Néant. Enfin, si le reproche de n’avoir pas envisagé une histoire de l’être à travers l’élucidation des concepts métaphysiques peut être retenu, comme le fait encore Derrida en 1968, il faut reconnaître que cette entreprise était loin d’avoir abouti chez Heidegger dans les années suivant Sein und Zeit.

La métaphore selon laquelle l’homme est le berger de l’être (Der Mensch ist der Hirt des Seins, op. cit., 76) est sujette à des réserves de même nature. Dire que « le langage est la maison de l’être » suffit-il à disqualifier Sartre ? La seule phrase de Sartre citée par Heidegger, extraite de L’existentialisme est un humanisme, se réduit au constat selon lequel « nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes », situé dans un contexte évoquant non pas l’ontologie phénoménologique de Sartre, mais se contentant d’expliciter du point de vue de la conscience commune l’attitude interrogative, dubitative, adoptée par la pensée existentielle, par exemple chez Dostoievski. Heidegger semble donc lire Sartre à travers cette conférence mineure et non dans son exposé principal, dont nombre d’éléments sont parallèles à celui de Heidegger. Quand ce dernier déclare en 1946 que « l’être vivant est probablement pour nous le plus difficile à penser », parce qu’il est doté d’un Umgebung, d’un univers environnant « sans être jamais librement situé dans l’éclaircie de l’Être » (p. 65), Sartre pourrait aisément se reconnaître.

Si tel est bien le cas, les critiques de Heidegger auront perdu de leur virulence, y compris celle portant sur l’absence chez lui d’une histoire de l’être en tant que celé par le langage qui la révèle sous l’apparence métaphysique. Les travaux de Sartre après l’Être et le Néant, à commencer par Qu’est ce que la littérature ? et les Cahiers pour une Morale, et sans même parler des textes sur Genet, Mallarmé, ou Flaubert, ne sont-ils pas orientés par ce souci de déceler la relation au langage des hommes pour qui celle-ci engage explicitement leur interrogation sur l’être ? Si les figures de Genet ou de Flaubert chez Sartre doivent être comparées à l’interrogation par Heidegger de Rilke ou Hölderlin, la question reste de savoir si la sortie de l’anthropologie est seulement envisageable. Derrida marquait ce qui lui paraissait relever chez Husserl d’une téléologie de la raison et en ce sens d’un « humanisme transcendantal » (Fins de l’homme, p. 147) avant de reprendre les termes de la question chez Heidegger. Pour ce faire, il lance son travail sur une piste qui a pris un développement considérable en posant à Heidegger la question de l’humain dans les termes du « propre de l’homme ». Derrida rappelle que l’introduction de Sein und Zeit stipule la nécessité de passer, afin de questionner sur l’être, par le questionnant, qui est « cet étant que nous sommes nous-mêmes » (SZ, 7, cité p. 150 dans Derrida) avant de conclure assez abruptement que l’alternative se situe entre (1) une attitude de relève des concepts, de leur répétition au risque de s’enraciner dans ce qu’ils comportent d’essentiel, fut-ce dans l’aporie ; et (2) le rêve naïf d’un « changement de terrain » qui ne modifierait rien aux présupposés implicites du questionnement. On imagine aisément quel parti prend Derrida.

La question se pose néanmoins de savoir si Sartre répond réellement au portrait qui en est donné. Outre que Heidegger semble pris dans le jeu ici dénoncé, on ne voit pas que le désir de « changer de terrain » l’ait jamais habité. La précision de ses analyses invalide tout soupçon d’amalgame, mot utilisé par Derrida (p. 141) pour caractériser la réception en France de la pensée allemande. L’accusation d’anthropologie semble ainsi se réduire au statut d’un anathème commun aux philosophes, dont la fonction d’exclusion ne garantit pas sa pertinence, d’autant que nul penseur ne semble avoir été en mesure de quitter réellement ce terrain, pour des raisons que Sartre, comme Derrida, se donne pour tâche d’élucider. La question de l’être de l’homme ne saurait passer pour « anthropologique » en ce sens péjoratif que si l’on oublie les détours empruntés par les recherches philosophiques soucieuses, depuis Husserl, d’éviter la confusion de la précompréhension existentiale avec la position d’une essence existentielle. Si la sortie de l’anthropologie est à ce point délicate, finalement ineffectuable, comment peut-on être si péremptoire à l’encontre d’une pensée qui s’est alimentée aux sources de l’analytique existentiale, et qui a toujours su marquer les divers plans de discours auxquels elle se plaçait ? Derrida laisse entendre qu’on n’a pas lu Husserl et Heidegger en France ou que du moins on ne les a pas entendus. Dans l’autre sens, Gadamer disait en 1987 à Francfort, au cours d’un vibrant hommage à la pensée de Sartre, que Heidegger n’avait pas lu ce dernier, et lui avait offert sans en avoir coupé plus de quelques pages, l’exemplaire de l’Être et le Néant qui lui avait été adressé... et sur lequel il avait calé.

§ 1 De la Transcendance de l’Ego à l’Imaginaire

Le premier texte philosophique important de Sartre fut entrepris à Berlin en 1933, au cours de l’année que ce dernier passa à prendre connaissance des textes de Husserl, Heidegger, Scheler et Jaspers 2 . La transcendance de l’ego parut en 1935, et répond tout à fait aux caractéristiques d’un travail interne à une école de pensée qui déploie ses virtualités à travers critiques et mises en question des articulations théoriques. Avec ce livre commence pour Sartre la série des textes qui mèneront vers l’Être et le Néant. Ce premier texte est particulièrement important pour notre problème : Sartre y révèle ses choix essentiels par rapport aux transformations de la phénoménologie de Husserl, en vue d’« un travail original ». Le texte cite Kant (« Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes nos représentations ») et se situe dans le cadre de la pensée transcendantale et non pas empirique. Une fois opérée la réduction du moi psychique, ne peut-on pas se passer de l’ego transcendantal introduit au cours des Ideen I de 1913 ? Cela supprimerait tout risque d’interprétation anthropologique, puisque (TE, 19) quatre conséquences en sont explicitement tirées :

  1. 1°/ « Le champ transcendantal devient impersonnel, ou si l’on préfère prépersonnel ; il est sans Je. »
  2. 2°/ « Le Je n’apparaît qu’au niveau de l’humanité et n’est qu’une face du Moi, la face active"
  3. 3°/ « Le Je pense peut accompagner toutes nos représentations parce qu’il parait sur un fond d’unité qu’il n’a pas contribué à créer, et que c’est cette unité préalable qui le rend possible au contraire. »
  4. 4°/ « Il sera loisible de se demander si la personnalité (même la personnalité abstraite d’un Je) est un accompagnement nécessaire d’une conscience, et si l’on ne peut concevoir des consciences absolument impersonnelles. »

La déconstruction des différentes couches du sujet s’oriente donc dans la direction d’une mise en cause de la personnalité psychique, au profit d’une intentionnalité objectivante prépersonnelle, sur fond de laquelle seulement se constituerait, par le biais d’une réflexivité, une conscience personnalisée. L’étude de la temporalisation des intentionnalités sera indispensable pour rendre compte de cette structure. Sartre rompt ainsi d’emblée avec toute « anthropologie ». Les reproches de Derrida se fonderaient-ils sur une évolution des positions de Sartre ? Comment les visées empiriques s’accordent-elles dans son oeuvre avec la recherche transcendantale ? Avant de nous pencher sur ces questions, étayons ces propositions, fondées en stricte orthodoxie husserlienne. L’unité d’une visée se fonde sur celle de son corrélat intentionnel, seul à donner le sens unitaire d’un ensemble d’Abschattungen. Sartre en veut pour preuve extrinsèque le fait que Husserl ne recoure pas à un ego transcendantal qui différerait du flux des intentionnalités temporales pour constituer l’unité du flux temporal dans les Leçons sur la conscience intime du temps.

Sartre tient que si l’on déroge au principe phénoménologique, la conscience devient une chose au lieu de demeurer une pure visée. Telle est pourtant, selon Heidegger et Sartre, l’orientation prise par Husserl : l’ego transcendantal constitue un pôle unitaire indépendant des visées qui le manifestent comme unification d’un ensemble infini de donations partielles, dont le pôle intentionnel dérive sans jouer à leur égard le moindre rôle de fondement - ce que semble suggérer le statut d’irréductibilité de l’ego transcendantal dans Ideen I. L’unité du Je pense serait donc logiquement antérieure à la visée d’un transcendant, ce qui semble contredire la méthode phénoménologique, sans pour autant éclaircir de manière incontestable la question de l’identité et de l’unité temporelle du pôle intentionnel. La distinction sartrienne entre la conscience positionnelle (visée réfléchie) et la conscience non-positionnelle originaire a donc pour fonction d’éviter cette dérive de Husserl, tout en assumant le problème posé. Sartre critiquera Heidegger pour l’avoir éludé en rejetant arbitrairement la question du cogito. Cette distinction entre réflexif et préréflexif est fondatrice pour l’Être et le Néant. La conscience ne devient chose qu’au passé et réflexivement, au sein d’une conscience non-positionnelle dont l’élucidation est le plus souvent négligée. De la sorte, le Je est un étant qui tombe sous l’épochè (p. 36) au terme des quatre conclusions de l’argumentation essentielle :

  1. 1°/ « Le Je est un existant » ; son type d’existence n’est ni celui des idéalités, que mes visées peuvent atteindre de manière totale et unitaire, et de manière adéquate s’il s’agit d’une vérité, ouverte et contradictoire s’il s’agit d’une signification fluctuante ou à laquelle aucun corrélat réal ou idéal ne peut être trouvé ; et pas davantage il n’existe selon les modalités des objets spatio-temporels, qui sont atteints par le biais d’une série infinie d’Abschattungen qui en déterminent de manière aussi adéquate que possible l’unité réelle possible, ou eidos-objet. En effet, le Je « se donne lui-même comme transcendant », c’est à dire comme non susceptible de faire l’objet d’une donation adéquate complète. Il est réel sans pouvoir être intégré aux conditions de la donation de chose - corrélat objectif de mes visées - ou de mes visées de sens - qui ne comportent pas d’ouverture sur le dépassement possible de l’essence qui s’y trouve adéquatement signifiée « uno intuitu »...
  2. 2°/ L’intuition qui le livre est « toujours inadéquate » ; en effet, son caractère d’ouverture à... conjugué à la permanence de sa fonction unitaire au sein de mes visées ne correspond à aucune des formes d’adéquation relevées par Husserl : ni celle que comporte en leur fermeture logique les idées pures qui peuvent être atteintes, ni l’horizon de la donation totale qui se profile au terme de mes visées partielles tournées vers l’objet, qui se constitue comme tel à travers la tension maintenue entre les esquisses et le sens d’horizon.
  3. 3°/ « Il n’apparaît jamais qu’à l’occasion d’un acte réflexif ». En effet, il apparaît lors de la scission entre l’acte irréfléchi et le sens auquel renvoie cette conscience de..., lequel ne peut être thématisé que s’il est séparé des donations concrètes des Abschattungen : le Je est ce milieu qui réalise la synthèse entre les donations et les formes totales qui organisent les Abschattungen.
  4. 4°/ « Le Je transcendant doit tomber sous le coup de la réduction phénoménologique » car « le Cogito affirme trop ». Puisque le Je n’apparaît que dans les actes de réflexion, il ne saurait en effet être hypostasié en une réalité absolue indépendante des actes positionnels d’objets à propos desquels se réalise une réflexion. Et si la réalité est entièrement sujette à l’épochè, si même les idéalités s’y soumettent pour autant qu’elles ont trait à l’ontologie d’un monde particulier, seules les structures les plus générales de l’être résistent à l’épochè. Le Cogito ne saurait en faire partie, puisqu’il renvoie à une existence spatio-temporelle qui tombe sous epochè. Thème de recherche central pour la phénoménologie, l’apparition du Cogito n’en constitue cependant ni un postulat, ni une condition initiale.

Sartre étudie la nature intentionnelle de l’acte « intersubjectif » afin de montrer que la visée de « Pierre-devant-être-secouru » n’est nullement une réflexion rapportée à un Moi, mais bien d’un complexe noématique qui motive mes actes par lui-même, et comporte le sens d’actions possibles liées à cette visée : « Il y a un monde objectif de choses et d’actions faites ou à faire... ». Sartre se prononce donc contre toute téléologie, toute motivation des actes par des fins extérieures aux complexes intentionnels, et établit rapidement (p. 42) l’adhérence des qualités qui me motivent aux objets qui provoquent mes actions. Je ne me vois agir, je ne m’admire réflexivement « en train d’effectuer une action généreuse » qu’au second degré. L’exemple de la haine manifeste le caractère de passivité des états de conscience par rapport à l’objet sur lequel ils se fixent. Dans le fil du DES sur Le rôle de l’image dans la vie psychique, cette oeuvre renvoie aux analyses ultérieures de la conscience engluée et magiquement captive. La fin du texte envisage diverses formes empiriques de dépersonnalisation et les rapporte à la structure transcendantale. Sartre évoque pp. 81-82 la possibilité d’une « phénoménologie de la spontanéité », qui sera effectivement développée tout au long de son oeuvre, et dès les livres sur l’imaginaire. Il conclut sur le caractère fondateur de ces analyses pour une morale et une politique.

L’Esquisse d’une théorie des émotions, qui date de 1938 est consacrée non pas à l’élaboration d’une théorie phénoménologique de l’affectivité, dont Sartre envisage la possibilité, mais à illustrer ce que la phénoménologie pourrait offrir à la psychologie afin de lui permettre de se déprendre du positivisme qui limite tellement sa portée. Pour ce faire, Sartre montre qu’il est nécessaire d’interpréter l’émotion comme une conduite, en la référant à un sens qu’elle déploie, fut-ce négativement. D’emblée les existentiaux heideggeriens sont évoqués pour délimiter l’empiricité de la psychologie et les exigences d’une anthropologie existentiale : « Si l’on appelle anthropologie une discipline qui viserait à définir l’essence de l’homme et la condition humaine, la psychologie (…) n’est pas et ne sera jamais une anthropologie » (ETE, 8).

Sartre étaie ce jugement en s’en prenant à l’empirisme et à son absence de questionnement eidétique : « Le psychologue ne s’engage point : il ignore si la notion d’homme n’est pas arbitraire », soit que peut-être il ne soit pas possible d’unifier l’interprétation des comportements des différentes sociétés et des diverses classes, soit que l’unité éventuellement repérable ne soit pas limitée à l’homo sapiens...

« En tous cas, le psychologue se défend rigoureusement de considérer les hommes qui l’entourent comme ses semblables. Cette notion de similitude, à partir de quoi l’on pourrait peut-être construire une anthropologie, lui paraît dérisoire et dangereuse. Il admettra volontiers, sous les réserves faites plus haut, qu’il est un homme, c’est à dire qu’il fait partie de la classe provisoirement isolée. Mais il considérera que ce caractère doit lui être conféré a posteriori et qu’il ne peut, en tant que membre de cette classe, être un objet d’étude privilégié, sauf pour la commodité des expériences. Il apprendra donc des autres qu’il est homme et sa nature d’homme ne lui sera pas révélée de façon particulière sous le prétexte qu’il est lui-même ce qu’il étudie » (ETE, 8-9).

Par opposition à la collection de faits à l’infini, qui repoussent et rendent impossible une définition eidétique de ce qu’est l’homme, Sartre renvoie à l’herméneutique heideggerienne. Il s’agit non seulement de tirer des conséquences du fait que l’homme est ce que l’homme étudie, mais il faut partir de ce que l’homme est au monde. L’enquête menée sur l’émotion doit précisément permettre de montrer de quelle manière la relation au monde en tant que tel est ce qui dicte à l’homme ses conduites.

« C’est par réaction contre les insuffisances de la psychologie et du psychologisme que s’est constituée il y a environ une trentaine d’années, une discipline nouvelle, la phénoménologie. Son fondateur, Husserl, a été frappé d’abord par cette vérité : il y a incommensurabilité entre les essences et les faits (…) Si je cherche les faits psychiques qui sont à la base de l’attitude arithmétique de l’homme qui compte et qui calcule, je n’arriverai jamais à reconstituer les essences arithmétiques d’unité, de nombre, et d’opérations » (ETE 12).

« On conçoit assez que pour elle l’idée d’homme ne saurait être non plus un concept empirique, produit de généralisations historiques, mais que nous avons besoin, au contraire, d’utiliser sans le dire l’essence a priori d’être humain pour donner une base un peu solide aux généralisations du psychologue. (…) Si nous voulons fonder une psychologie, il faudra remonter plus haut que le psychique, plus haut que la situation de l’homme dans le monde, jusqu’à la source de l’homme du monde et du psychique : la conscience transcendantale et constitutive que nous atteignons par la "réduction phénoménologique" ou "mise du monde entre parenthèses" » (ETE, 12-13).

Sartre revendique tout d’abord le style phénoménologique classique, et congédie d’avance toute approximation existentielle. C’est dans ce cadre qu’il se réfère à Heidegger et aux premiers §§ de Sein und Zeit ; la « mienneté » n’est donc pas confondue avec une caractéristique empirique qu’il entend relever en citant :

« L’existant dont nous devons faire l’analyse, écrit Heidegger, c’est nous-mêmes. L’être de cet existant est mien. Or, il n’est pas indifférent que cette réalité-humaine soit moi parce que, précisément pour la réalité-humaine, exister c’est toujours assumer son être, c’est à dire en être responsable au lieu de le recevoir du dehors comme fait une pierre » (ETE, pp.13-14).

L’existential de la compréhension donnera donc accès à la signification de l’affectivité :

« Je suis donc d’abord un être qui comprend plus ou moins obscurément sa réalité d’homme, ce qui signifie que je me fais homme en me comprenant comme tel. Je puis donc m’interroger et, sur les bases de cette interrogation, mener à bien une analyse de la réalité-humaine, qui pourra servir de fondement à une anthropologie. (…) L’herméneutique de l’existence va pouvoir fonder une anthropologie, et cette anthropologie servira de base à toute psychologie ».

Sartre met en garde le lecteur contre une confusion entre phénoménologie et psychologie en précisant p. 17 que son propos n’est pas d’étudier l’affectivité :

« la psychologie ne met pas l’homme en question ni le monde entre parenthèses (…) De façon générale, ce qui l’intéresse c’est l’homme en situation. En tant que telle, elle est, nous avons vu, subordonnée à la phénoménologie » (ETE 17).

Il se tourne vers les caractères de conscience passive, engluée et fascinée par les qualités flottant autour des objets du monde : « il y a une structure existentielle du monde qui est magique » (p. 58). La néantisation des entours engendre une perte des repères qui induit une submersion de la conscience par l’émotion.

En conclusion, Sartre note que :

« si la phénoménologie peut prouver que l’émotion est une réalisation d’essence de la réalité-humaine en tant qu’elle est affection, il lui sera impossible de montrer que la réalité-humaine doive se manifester nécessairement dans de telles émotions. Qu’il y ait telle et telle émotion et celles-là seulement, cela manifeste sans aucun doute la facticité de l’existence humaine. C’est cette facticité qui rend nécessaire un recours réglé à l’empirie ; c’est elle qui empêchera vraisemblablement que la régression psychologique et la progression phénoménologique se rejoignent jamais » (p.66) .

Tout comme l’Esquisse d’une théorie des émotions, L’Imaginaire rend compte de la manière dont Sartre s’affranchit progressivement de la question du dynamisme de l’esprit dans sa relation aux choses - à partir de la phénoménologie de la perception et de l’imagination, pour se tourner vers une interrogation plus nettement ontologique sur le néant que développeront les Carnets de la drôle de guerre. L’Imaginaire expose les types de conscience imageante. Ses synthèses ne se conforment ni à une donation effective d’une objectivité - puisque l’image cesse d’être vue comme telle lorsque nous interrogeons ce qu’elle représente (qu’il s’agisse ici de la phénoménologie husserlienne du « rouge » ou de la table, ou bien de l’ustensilité heideggerienne du marteau et des clous) -, ni non plus aux pures idéalités : la possibilité formelle ou matérielle de l’analogon en quoi consiste l’image ne se pose pas en termes d’essence. La conscience imageante joue avec ses propres modalités doxiques. Il s’agit donc d’une recherche menée sur la conscience en tant qu’elle fixe elle-même les normes de ce qu’une réalité est pour elle. Ce travail phénoménologique ne renvoie pas expressément à un Cogito, mais requiert une telle élucidation, que L’Etre et le néant s’attachera à fournir.

La première partie du livre est consacrée à une élucidation de la « structure intentionnelle de l’image » et se divise en deux chapitres : la « Description » (pp. 13-38) est de stricte phénoménologie, et reprend les caractères principaux présents dans ETE. « La famille de l’image » (pp. 40-111) permet à Sartre de distinguer image, signe, formes intégrées de conscience objectivante de types divers. La seconde partie, « Nature de l’analogon dans l’image mentale » examine le caractère thétique de la conscience imageante, qui permet aux images d’être identifiées et analysées, d’obtenir également leur impact affectif (Cf. ETE) :

« Il n’existe pas, en effet, d’états affectifs, c’est à dire de contenus inertes qui seraient charriés par le hasard des contiguïtés, sur des représentations. La réflexion nous livre des consciences affectives. Une joie, une angoisse, une mélancolie sont des consciences. Et nous devons leur appliquer la grande loi de la conscience : toute conscience est conscience de quelque chose. En un mot, les sentiments ont des intentionnalités spéciales, ils représentent une façon - parmi d’autres - de se transcender » (L’Imaginaire, p. 137).

A partir d’une telle proposition, Sartre lance l’étude des formes de possession par l’objet qui fascine la conscience (p. 140) et le désir, ce qui lui permet de développer une analyse de la temporalisation de l’imaginaire (Cf. 150 sqq), avant d’envisager une typologie de l’analogon : les mouvements émotifs, contractions musculaires, etc. jouent un rôle pour constituer la dimension affective des images, qui est un aspect fondamental de leur mode d’être, défini par conséquent relativement aux consciences au sein desquelles elles se donnent selon un statut d’irréalité que seule la conscience elle-même peut activement intégrer à l’ensemble de ses visées réalisantes.

« Je perçois toujours plus et autrement que je ne vois ». Cette thèse générale sur la différence de nature existant entre l’image et la perception (p. 231) est acquise pour l’école gestaltiste, mais seule une eidétique de la vie imaginaire pourra en rendre raison. Il s’agira donc d’une eidétique de l’irréalité, qui traite des catégories spatio-temporelles propres à l’image : la conscience imageante dispose de phases et de rythmes qui lui sont propres. Une éventuelle confusion avec des donations effectives sera écartée en recourant à la distinction entre la conscience positionnelle et la conscience non-positionnelle. En effet, le continuum spatio-temporel n’est pas effectué par la conscience imageante de manière comparable à ce qui se produit lors de donations effectives : le temps fictif peut bien épouser une durée réelle, il ne se fondra pas dans les synthèses caractéristiques de la réalité ; il y a une pauvreté essentielle des images, tant du point de vue des divisions qu’il est possible d’effectuer au sein du quasi-temps ou du quasi-espace qui s’y donne, que pour la possibilité d’individuation qu’il est possible d’opérer sur l’image. Pour l’essentiel, les images manquent de la spontanéité qui est la marque de l’être-dans-le-monde. Leur statut est invariablement dépendant d’un acte « volontaire » de la conscience imageante. Bien sûr, cette position n’est pas toujours thématisée comme telle, surtout lorsque l’affectivité recouvre ma conscience d’image, mais la puissance des images témoigne pour celle de la relation de la conscience à l’irréalité, et non pas pour une puissance intrinsèque des images : ces dernières sont limitées par le fait que leurs caractéristiques analogiques leur sont internes (p. 324), intrinsèquement limitées, au lieu de constituer un milieu infini de donation.

La conclusion est explicitement « métaphysique » en un sens qui sera utilisé dans l’Être et le Néant : « Beaucoup de phénoménologues appelleront "métaphysique" la recherche qui vise à dévoiler cet existant contingent dans son ensemble » (p. 344). Sartre se pose la question de savoir si la fonction irréalisante est constitutive de la conscience. Il établit qu’une irréalisation n’est possible que sous la condition d’un être-dans-le-monde effectif qui soit refusé, ce qui lui permet de décrire la néantisation comme radicalement différente de l’anticipation ou de la mémoire. Par ce biais, la relation de la conscience au néant s’introduit, ce qui différencie d’imagination de l’anticipation ou de la mémoire : « le glissement du monde au sein du néant et l’émergence de la réalité humaine dans ce même néant ne peut se faire que par la position de quelque chose qui est néant par rapport au monde et par rapport à quoi le monde est néant » (p. 359). La relation au néant ne peut être opérée qu’à travers une néantisation : « l’imaginaire représente à chaque instant le sens implicite du réel » (p. 360), savoir d’être le corrélat d’un acte thétique, et l’imagination « s’est dévoilée comme une condition transcendantale de la conscience » (p. 361).

Sartre se réfère donc aux distinctions phénoménologiques husserliennes, tandis que Heidegger n’est mentionné que de manière secondaire, schématique et presque marginale dans ses premiers textes. Les Carnets confirment ce que la lecture des textes laissait penser, Sartre confirmant qu’il lui fut impossible durant son séjour berlinois de venir à bout de la lecture de Heidegger en même temps qu’il travaillait Husserl. Si l’orientation de son travail le conduisait à approfondir Heidegger, ce fut la traduction de Corbin, publiée en 1938, qui lui en donna l’occasion. Cependant, avant les Carnets et l’Être et le Néant, il n’existe pas chez Sartre de prise de position par rapport à Sein und Zeit. C’est donc avec cette nouvelle phase d’écriture que Sartre, ayant exploré les voies par lesquelles la phénoménologie servirait sa propre recherche, ayant publié Le Mur et La Nausée, et interrompu La Psyché, revient à ses intuitions fondamentales. La construction de l’Être et le Néant est marquée par cet effort, et nous repérons avec assez de précision les points sur lesquels porte sa lecture. Son approche du « Pour-soi » et du « Pour-autrui » maintient et accentue l’exigence phénoménologique de la description, poussée à ses limites par l’introduction de la néantisation comme attitude phénoménologique. Il entend valider par la description phénoménologique des positions qui puissent être comparées avec celles de Heidegger, à qui il adresse très vite certains reproches.

§ 2 L’Être et le Néant et la phénoménologie

Dès le premier § de l’Introduction, évoquant « l’idée de phénomène », Sartre fait appel à Husserl et Heidegger. Si le point de départ du texte présente la sui-référentialité du phénomène, qui donne de lui-même accès à ce qu’il est, dès lors qu’il est relié à « Quelqu’un à qui paraître » (p. 12), l’entreprise prend une tournure nouvelle dès le § 2. Sartre entend passer de la phénoménologie à l’ontologie, ce qui requiert de passer du « phénomène d’être » à son être. Il ne se contente pas pour cela de la relation des Abschattungen à l’eidos-objet (qu’il résume sous l’expression de « raison de la série » des apparitions). L’être « est être-pour-dévoiler et non être dévoilé » (p. 15). C’est dire que la phénoménologie eidétique n’est pas un accès à l’être, qui ne se donne pas en tant que phénomène ou comme étant, encore que toute apparition phénoménale se profile sur le fondement d’un être qui conditionne en la rendant possible une telle phénoménalité. Ce que Sartre résume en écrivant que « le phénomène d’être exige la transphénoménalité de l’être » (p. 16). C’est là une manière de critique à l’égard de Husserl, si tant est que ce dernier, dans les Ideen (par ex. §§ 142-144) réduit l’être à un continuum d’apparences dont l’adéquation éventuelle est une Idée au sens kantien, c’est à dire dans le langage husserlien, l’idéal d’une donation parfaite qui serait l’aboutissement d’une série infinie d’Abschattungen.

Sartre pose donc l’exigence d’une recherche ontologique tournée vers un être qui ne se phénoménalise en aucun cas, bien qu’il soit possible d’en révéler certains caractères à partir des conditions requises pour une phénoménalisation. C’est ici que s’amorce l’originalité de la phénoménologie sartrienne, qui entend conserver le bénéfice de la clarté descriptive husserlienne en la transférant au contexte d’une interrogation sur l’être qui dépasse le phénoménisme (EN, 115) reproché à Husserl.

Ce qu’il faudrait chercher, ce serait, du côté du noème, des Abschattungen, l’équivalent de ce que la conscience est pour la noèse : une transphénoménalité, dont l’unité n’est pas compromise par le fait qu’elle n’apparaisse pas, sinon comme « conscience de... ». La conscience pose en effet les objets hors d’elle, dans le monde de coexistence des corrélats intentionnels : « la conscience est conscience positionnelle du monde » (p. 18) .

Sartre, pour mettre en évidence la légitimité de sa question montre immédiatement que la thèse husserlienne « toute conscience est conscience de quelque chose » ne peut être transformée en connaissance que si cette conscience de quelque chose est également conscience de cette conscience, et qu’ainsi il y a bien possibilité pour cette conscience de se poser elle-même, bien que toujours orientée sur le transcendant. Seulement, si ce dédoublement de consciences s’opérait sur le mode de la réflexion, il y aurait une régression à l’infini, sans que jamais la conscience immédiate puisse être fondée par une réflexion ; aussi faut-il admettre une conscience non-positionnelle accompagnant toute conscience positionnelle d’objet (p. 19). C’est à dire que je n’ai pas conscience de mes visées sur le mode objectivant, et que cette modalité de conscience, pour autant qu’elle puisse se porter sur ses propres opérations, se transformera en objet sans pouvoir se saisir elle-même se saisissant : il y a donc « un cogito préréflexif qui est la condition du cogito cartésien » (p. 20). Il s’agit donc d’une mise en évidence phénoménologique de la précompréhension heideggerienne, qui reste herméneutique dans Sein und Zeit.

Cette mise en évidence phénoménologique a immédiatement une conséquence ontologique. Cette conscience (de) soi est « le seul mode d’existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose » (p. 20) et ainsi, à condition de ne pas confondre cette conscience avec une connaissance, il est possible de dire que « l’être de l’intention ne peut être que conscience » (p. 20). Maintenant donc le point de vue phénoménologique, Sartre signale dès le premier moment qu’il donne accès à une ontologie : le sous-titre de l’Être et le Néant, « Essai d’ontologie phénoménologique » indique un tel programme. Sartre exprime alors son accord avec la formule de Heidegger selon laquelle « le Comment (essentia) de cet être doit, pour autant qu’il est possible en général d’en parler être conçu à partir de son être (existentia) » (p. 20). La principale conséquence de cette analyse est déjà annoncée : il ne sera pas question de chercher un autre fondement à la conscience que la contingence absolue de son apparition, puisqu’il n’y a pas de signification à postuler une relation au monde déliée de la condition phénoménologique primordiale. Demander raison de cette contingence n’est pas de l’ordre de l’ontologie, même si la métaphysique se consacre à l’élaboration d’hypothèses à ce propos.

La fin de l’introduction développe et confirme les points essentiels de cette présentation : d’une part, (p. 26) Sartre met en question la hylè husserlienne à partir de la difficulté pour la phénoménologie de constituer la passivité dans les noèses ; il est en effet exclu de parler de passivité de l’intentionnalité ou bien de son corrélat, puisque ce que nous nommerions passivité ne l’est que relativement à la visée qui en est faite. Mais postuler un flux pur du vécu hors de toute visée est une notion phénoménologiquement inconsistante, puisque dénuée de base impressionnelle. Pourtant une fois établi que « l’être transphénoménal de la conscience ne saurait fonder l’être transphénoménal du phénomène » (p. 27), il reste précisément à rendre compte de ce dernier, c’est la tâche ontologique que requiert la phénoménologie, afin que l’être du quelque chose puisse être précisé dans son être ; Sartre en déduit qu’il convient de compléter la formule de Heidegger à propos du Dasein : « un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui » (p. 29). Cette dernière implication spécifie que la visée phénoménologique rencontre l’être des phénomènes non pas comme une hylè ou comme un flux, mais comme un En-soi, qui n’est en rien une condition de possibilité, mais une inertie et indifférence, absence de toute relation ou distance à soi, caractéristiques qu’il est possible de traduire positivement comme « massivité », « identité à soi », etc. Ces caractères de l’être-en-soi permettront de penser les modalités du pour-soi, dans la mesure où ce dernier est tout entier relatif. C’est ainsi que s’amorce la première partie de l’Être et le Néant, « Le problème du néant », par quoi commence l’élucidation des questions relatives au partage de l’être entre un en-soi et des phénomènes. L’attitude interrogative du phénoménologue fournit à Sartre la première description d’un comportement motivé par un manque, par du non-être : la réponse attendue ne viendra peut-être jamais, et il ne dépend pas du questionnement que la réponse soit telle ou telle, mais bien de l’être interrogé : « la question est un pont jeté entre deux non-êtres » (p. 39).

Non-être de mon savoir, possible non-être dans l’être transcendant, le non-être contamine immédiatement la question de l’être. Sartre repousse l’objection selon laquelle ce non-être apparaissant dans l’horizon d’une attente humaine serait un effet de la relation primordiale de l’homme au monde plutôt que fondement de cette possibilité de relation. La réponse est claire : un tel rapport de questionnement ne tient pas à une situation de l’homme dans le monde, mais à un face à face préjudicatif avec l’être. L’attitude interrogative se fonde sur une précompréhension du mode d’être des phénomènes, précompréhension qui comporte l’éventualité du néant, la possibilité de l’absence de réponse. C’est ici l’émergence de la néantisation, qui permet une relation au néant ou à l’absence sur le mode intentionnel. La description de l’absence de Pierre dans le café sert un unique projet : mettre en évidence que la phénoménologie ne s’oppose nullement à une intuition de l’absence, et qu’il est donc possible de viser adéquatement le rien. Ce n’est évidemment pas le néant, mais il introduit directement à la distinction de « l’être transphénoménal », que l’on recherche, d’avec « l’absence de phénomènes », qui est encore phénoménale. Cette distinction rend accessible la question : comment est-il possible de concevoir le néant ?

C’est l’objet du § 4 de ce chapitre, qui se fonde sur la Befindlichkeit et le Verstehen heideggeriens, ainsi que sur l’expérience de l’angoisse (qui fait retour sur l’être que je suis et dont l’ipséité est en question). Le Dasein a à être dans un monde qui est lui-même contingent dans son être. Sartre accorde à Heidegger l’essentiel de sa démarche dans Was ist Metaphysik ? Mais il tient que la puissance du néant dont l’angoisse témoigne ne peut pas lui être attribuée comme si c’était un corrélat intentionnel de la transcendance elle-même. Et de plus, comment, dans le cadre heideggerien, rendre compte de la relation entre le néant tel qu’il se manifeste dans l’angoisse et ces « petits lacs de non-être que nous rencontrons à chaque instants au sein de l’être » (p. 55) ? Sartre vise ici les négations telles qu’elles se rencontrent dans le monde : « Faut-il vraiment dépasser le monde vers le néant et revenir ensuite jusqu’à l’être pour fonder ces jugements quotidiens ? » (55).

Ici Sartre élabore le concept de négatité, dont la description phénoménologique se fait sur l’exemple de la distance. Ici, la négation est incluse dans son mode d’être propre : en l’occurrence la notion de limite est nécessaire pour exposer celle de distance, bien qu’elle lui soit opposée. Il s’agit là d’une relation au négatif, la distance étant le franchissement de limites qui sont aussi posées, et ce mode de relation est le propre du Dasein qui concentre le monde vers lui. Mais d’où vient le néant, s’il est vrai qu’il fonde les négations, mais qu’il est sans rapport avec l’Être ? La distance montrait que la négatité n’était rien, sinon un jeu de négations projetées dans le monde. Il doit donc y avoir un être tel qu’il soit dans son être de supporter le néant et de le faire apparaître « pour que le néant vienne aux choses » (p. 58). Le néant ne saurait donc être reçu passivement, s’il est vrai qu’il ne peut rien, et devra être produit. Mais il ne saurait non plus (p. 60) s’agir d’une qualité produite dans le monde sur le modèle des horizons d’ustensilité révélés par les outils : en effet, les négatités, la perception d’une distance « à franchir », serait plutôt l’une des conditions essentielles de l’ustensilité. Le mouvement de la pensée sartrienne est ici de montrer que tous les efforts pour mettre positivement en évidence le Néant sont vains, quelque méthode que l’on puisse envisager, jusqu’à ce qu’il apparaisse que cette impossibilité même donne une réponse à la question posée : le néant se néantise perpétuellement, ce dont témoigne la coupure infranchissable entre les réponses envisagées et le Néant. Cette coupure est le Néant lui-même, en tant que l’attitude interrogative le comporte nécessairement comme une condition pour pouvoir effectuer le rejet successif des réponses possibles.

Refuser une possibilité, c’est une décision prise, et cette décision me sépare du temps durant lequel je les effectuais : le néant, cette séparation, est bel et bien produit, et comporte une signification temporelle, celle du rejet permanent du passé par mes visées présentes. Demeurer en question en rejetant de soi le donné, toujours posé en tant qu’il doit être dépassé, voilà le néant, identique à la liberté, qui caractérise le Dasein en le retranchant des choses du monde.

L’évocation de l’identité entre néant et liberté fait ensuite l’objet d’une élucidation en règle : Sartre met en évidence le complet accord phénoménologique entre les descriptions de l’angoisse selon Kierkegaard et Heidegger, bien que l’une soit angoisse face à la liberté et au choix, l’autre face au néant. Sartre confirme ensuite cette comparaison par des descriptions précises de l’angoisse du vertige (angoisse liée à l’avenir) et face à une décision prise de cesser de jouer (angoisse par rapport au passé). Au terme de ces analyses, Sartre peut faire état de la relation entre l’angoisse, le néant et la liberté devant perpétuellement se choisir, qui fait être à tout instant le possible opposé à sa décision présente. Il reste ensuite à Sartre à rendre compte des attitudes face à l’angoisse, et notamment à expliquer pourquoi elle n’est pas permanente. Ici se fondent les conduites de mauvaise foi, qui sont bien la dégradation inauthentiques de la relation nécessaire à la liberté qui ne saurait en aucune façon abdiquer. Il n’est possible de se situer face à ce fait originaire qu’en l’assumant ou en le fuyant, deux attitudes qui ne peuvent jamais devenir des « natures » au sens du déterminisme.

Avec ces éléments puisés dans les cent premières pages de l’Être et le Néant, nous disposons des moyens d’apprécier le style phénoménologique de Sartre. Il serait difficile de prendre Sartre en défaut sur le plan phénoménologique par rapport aux exigences eidétiques husserliennes ou à celles des existentiaux heideggeriens. Le travail qui permet à Sartre d’obtenir phénoménologiquement des résultats qui sont chez Heidegger l’objet d’affirmations parfois dénuées de description phénoménologique complète représente sur ce plan un apport sartrien consistant.

Cette approche lui permet de reprendre Heidegger sur certains points et de signaler des difficultés internes à sa pensée. Ces critiques indiquent provisoirement les questions qui ferons l’objet d’une élucidation à nouveaux frais : certaines seront traitées dès la rédaction de l’Être et le Néant, d’autres attendront davantage pour trouver leur formulation sartrienne. Les problèmes demeurant explicitement en suspens dans l’Etre et le Néant seront repris par la suite, même si l’écriture circonstanciée de Sartre a pu donner l’impression d’une oeuvre décousue et aux rebondissements surprenants. Sartre cite ses premiers travaux dans L’Idiot de la famille, et une réelle continuité peut être aperçue d’un texte à l’autre. Sartre, lorsqu’il modifie son opinion sur un point quelconque, le signale dûment. Si transformation il y a au fil des années, il s’agit plus d’un mouvement d’ensemble que de modifications soudaines ou sans justification claire.

Mentionnons donc les points de divergence avec Heidegger présents dans l’Être et le Néant. Cette dimension est manifeste dès la première page de la seconde partie. Après une critique de l’évolution de Husserl qui « n’a jamais dépassé la pure description de l’apparence en tant que telle, il s’est enfermé dans le cogito, il mérite d’être appelé, malgré ses dénégations, phénoméniste plutôt que phénoménologue ; et son phénoménisme côtoie à chaque instant l’idéalisme kantien » (p. 115), le parallèle est immédiatement effectué avec Heidegger : ce dernier,

« voulant éviter ce phénoménisme (…) aborde directement l’analytique existentielle sans passer par le cogito. Mais le "Dasein", pour avoir été privé dès l’origine de cette dimension de conscience, ne pourra jamais reconquérir cette dimension. Heidegger dote la réalité-humaine d’une compréhension de soi qu’il définit comme "projet ek-statique" de ses propres possibilités. Et il n’entre pas dans nos intentions de nier l’existence de ce projet. Mais que serait une compréhension qui, en soi-même, ne serait pas conscience (d)’être compréhension ? Ce caractère ek-statique de la réalité-humaine retombe dans un en-soi chosiste et aveugle s’il ne surgit de la conscience d’ek-stase ».

C’est parce que la conscience est l’opérateur véritable de la pensée de l’être que la seconde partie de l’Être et le Néant se propose d’en élucider les structures fondamentales. La description des actes de conscience fait apparaître que la conscience de quelque chose est en même temps conscience de cette conscience. Mais si l’on fait de ces deux modalités deux consciences séparées, on pénètre dans une régression à l’infini ; il est nécessaire de penser ce dédoublement comme le propre de la conscience, comme structure reflet-reflétant. La présence à soi est donc le mode d’être du pour-soi, radicalement distinct de l’En-soi.

Cette ébauche de dualité s’enlève en permanence sur le fond d’une facticité. Le pour-soi se saisit en permanence comme n’étant pas son propre fondement, comme dénué de justification. En effet, la structure reflet-reflétant est telle que ce qui se manifeste en elle, c’est le constat d’une inexplicable existence, et d’une singularité insurmontable dès lors qu’est tentée une analogie avec les choses dont j’ai conscience : l’épochè peut toucher ma conscience de ces dernières, mais il demeurera cette puissance intentionnelle pour caractériser un mode d’être tel qu’il lui est possible de se déprendre de tout objet ou de modifier ses orientations, mais pas de modifier ce mode d’être lui-même, qui reste pourtant contingent. Sartre relève ce caractère de transcendance chez Heidegger, mais critique dans les §§ 54-60 de Sein und Zeit une description qui

« laisse trop clairement paraître le souci de fonder ontologiquement une Éthique dont il prétend ne pas se préoccuper comme de concilier son humanisme avec le sens religieux du transcendant. L’intuition de notre contingence n’est pas assimilable à un sentiment de culpabilité » (EN, 122).

Sartre semble donc retourner par avance le reproche que lui fera Heidegger, et considérer que sa description est empreinte d’un humanisme inutile à ses propos ontologiques. La question à laquelle Heidegger se donne pour tâche de répondre est celle de la possibilité de l’être authentique pour la mort. Sartre ne juge pas utile de faire remarquer ici que la conception heideggerienne de l’être-pour-la-mort est un des points sur lesquels la divergence est la plus forte entre eux. Mettre en question le sens de la culpabilité ou de l’être-en-dette chez Heidegger est une objection importante. Les critiques ultérieures seront de plus en plus précises à mesure qu’on s’avance dans l’Être et le Néant : la description par Sartre de la honte s’oppose ainsi à l’élucidation de la conscience par Heidegger.

Au § 54 d’Être et Temps, Heidegger pose la « voix de la conscience » comme le fait de l’inquiétude du Dasein à propos de son authenticité. Il déclare que les considérations morales sont importantes, même si l’élucidation qu’il en fera ne tient pas compte des éléments religieux, et tiendra cette voix de la conscience pour un fait, bien qu’il soit inutile d’en chercher des traces universelles : c’est une voix qui parle ou non au Dasein, et ce mode d’être lui est propre, se passant de toute mise en évidence supplémentaire, puisqu’elle est suffisamment attestée par les textes qui l’évoquent Sein und Zeit, 269). Le § 55 expose les raisons de cette procédure : le Dasein perdu dans le « On » ne saurait entendre la voix dont le sens de mise en question et « d’ouverture donne au Dasein la possibilité d’être son Là » (SZ, 271). L’appel de la conscience vient donc mettre un terme au bavardage, et il se fonde dans la coappartenance du Verstehen et de la Befindlichkeit.

Le § 57 marque que cet appel provient nécessairement d’un « autre" que celui qui le reçoit, et qui ne peut empêcher cette réception. « "Cela" appelle contre notre attente, voire contre notre gré. D’un autre côté, l’appel ne vient incontestablement pas d’un autre qui est au monde avec moi. L’appel vient de moi et pourtant il me dépasse » (Sein und Zeit, 275). Nous commençons à voir ce que cette description heideggerienne comporte de critiquable au regard de Sartre. Ce dernier a montré comment les conduites de mauvaise foi allaient de pair avec la relation au néant, et n’avait nul besoin d’invoquer l’authenticité ou la déchéance pour faire place à la fuite face au choix en se faisant autant que possible En-soi. Cette description précédait la distinction des modes d’être de l’en-soi et du pour-soi, et venait à les fonder. C’est dire que l’impossibilité de ne pas se choisir - si l’on préfère, la nécessité du choix et la responsabilité - sont inscrites ontologiquement chez Sartre sans qu’il soit besoin de recourir à la déchéance dans le bavardage, et à une révélation d’une éventuelle culpabilité ou d’un remords. Sartre ne suivra pas Heidegger dans son analyse de l’appel au souci et de l’être-en-faute parce que l’authenticité dont il est question est le refuge d’une vision morale du monde que rien ne justifie : le pour-soi peut s’apparaître à ses propres yeux « avec les caractères d’un fait injustifiable » (EN, 122) sans qu’une soi-disant authenticité puisse justifier quoi que ce soit.

La fin de l’analyse de Heidegger peut donc être acceptée, lorsqu’il constate que le sens de l’appel est de faire constater le manque d’être du soi et d’évoquer la structure du projet comme projet (d)’être. Il est à remarquer que Heidegger signale lui-même la difficulté, et qu’aux pages 285-286 de Sein und Zeit, il exprime exactement le programme de recherche auquel correspond la première partie de l’Être et le Néant.

« Le sens ontologique de la néantité de cette nullité existentiale ne laisse pas de rester obscur, et cela ne vaut pas moins de l’essence ontologique du ne-pas en général. Assurément, l’ontologie et la logique ont demandé beaucoup au ne-pas, et ainsi, par étapes, rendu visible sa possibilité, sans pour autant le dévoiler lui-même ontologiquement. L’ontologie trouvait le ne-pas devant elle, et elle s’en est simplement servie. Est-il alors si "évident" que tout ne-pas signifie un négatif au sens d’un défaut ? Sa positivité s’épuise-t-elle à constituer le "passage" ? Pourquoi toute dialectique se réfugie-t-elle dans la négation sans pouvoir fonder dialectiquement celle-ci même, ni même la fixer à titre de problème ? A-t-on en général jamais élevé au rang de problème l’origine ontologique de la néantité, ou tout au moins, préalablement, recherché les conditions de possibilité sur la base des quelles le problème du ne-pas, de sa néantité et de la possibilité de celle-ci se laisse poser ? » 3 .

Ainsi, tout en acceptant les questions de Heidegger, Sartre entend les épurer de toute contamination descriptive par des représentations sans validité phénoménologique, comme peuvent l’être celles de l’intériorité de la conscience morale. Heidegger consacre le § 59 de Sein und Zeit à répondre à d’éventuelles objections de la part d’explications « vulgaires » de la conscience, et il est à remarquer que l’objection de Sartre se situe bien au niveau du problème défini par Heidegger, et qu’il ne risque pas d’objections de la part des représentation plus ou moins répandues de la conscience morale, pour la bonne raison qu’il n’en n’a aucun besoin pour parvenir à ses propres conclusions. Si l’on considère que c’est pour Heidegger le sens de la possibilité d’un être-authentique-pour-la-mort qui est en balance, on voit à quel point l’objection de Sartre a de puissance, et pour quelle raison il sera amené, lorsqu’il sera question de l’élucidation de la mort dans le « pour-autrui » à en proposer une élucidation opposée à celle de Heidegger 4 . Le garçon de café sartrien vient à bout des questions de Heidegger :

« Ce fait insaisissable de ma condition, cette impalpable différence qui sépare la comédie réalisante de la pure et simple comédie, (…) c’est ce qui fait que je me saisis à la fois comme totalement responsable de mon être, en tant que j’en suis le fondement, et, à la fois, comme totalement injustifiable. (…) Le pour-soi s’approfondissant lui-même comme conscience d’être-là ne découvrira jamais en soi que des motivations, c’est à dire qu’il sera perpétuellement renvoyé à lui-même et à sa liberté constante. (Je suis là pour...) (…) Nécessaire, le pour-soi l’est tant qu’il se fonde lui-même. Et c’est pourquoi il est l’objet réfléchi d’une intuition apodictique : je ne peux pas douter que je sois. Mais en tant que ce pour-soi, tel qu’il est , pourrait ne pas être, il a toute la contingence du fait. De même que ma liberté néantisante se saisit elle-même par l’angoisse, le pour-soi est conscient de sa facticité : il a le sentiment de son entière gratuité, il se saisit comme étant là pour rien, comme étant de trop » (EN 126/122).

On ne s’étonnera pas que ce passage soit suivi par celui au cours duquel Sartre décrit le rapport aux valeurs comme à la réalisation d’un en-soi manqué, dont le fondement est précisément le manque d’être caractérisant le pour-soi. Le Pour-soi est pour rien. « L’être du soi, c’est la valeur » (136/132), elle est ce vers quoi se dépasse un être : tout acte valorisé est un arrachement à son être vers... et cette valorisation est un choix libre :

« Il y a une totale contingence de l’être-pour-la-valeur qui reviendra ensuite sur toute morale pour la transir et la relativiser - et en même temps une libre et absolue nécessité » (EN, 138/133).

Sartre n’ira pas plus loin dans l’analyse avant d’avoir pu montrer comment le « pour-autrui est condition nécessaire de la constitution du pour-soi comme tel » (139/134), en sorte que cette anticipation annonce le « Plan d’une morale ontologique » des Cahiers pour une Morale, selon lequel la générosité, valeur de subjectivité ouverte à la reconnaissance d’autrui constitue la forme suprême de l’assomption de la contingence par un soi qui n’est pas un Moi ou un Ego concevant le JE sur le modèle de l’Autre ou de la chose... (Cf. le « circuit de l’ipséité » dans l’Être et le néant : Sartre y renvoie à Tr. Ego pour comprendre les raisons qui excluent l’Ego de l’étude du pour-soi ; il y a donc sur ce point une totale continuité. Et il est possible de trouver une argumentation ontologique pour fonder les caractères aliénants attribués à l’Ego dans les Cahiers pour une Morale).


  1.  Lévinas, Emmanuel, « L’ontologie est-elle fondamentale ? » in Revue de Métaphysique et de Morale, 1951/1.

  2.  Cf. Questions de méthode : Sartre polémique alors avec Lukacs : ce dernier veut distinguer les tendances incarnées par les pensées de Heidegger et de Sartre en fonction de leur devenir idéologique. Sartre répond très nettement : « Quel beau roman ! » (Critique de la raison dialectique, nouv. éd., 41). Mais Lucaks néglige le fait que la pensée allemande ne s’abandonna pas toute entière au nazisme, comme en témoigne Jaspers, et surtout le fait que Sartre a lu les penseurs allemands précisément au moment où leur inféodation au nazisme aurait pu être la plus marquante. Au lieu d’approximations et d’amalgames, Sartre revendique la complexité du travail de pensée : « Il y a eu toute une dialectique - et fort complexe - de Brentano à Husserl et de Husserl à Heidegger : influences, oppositions, accords, oppositions nouvelles, incompréhensions, malentendus, reniements, dépassements, etc. Tout cela compose, en somme, ce qu’on pourrait nommer une histoire régionale » (QM, 42). Cette polémique indique l’importance de la considération du "mouvement des idées" pour Sartre : les oppositions et malentendus lui paraissent en faire partie, et ne pas signifier des incompatibilités aussi tranchées que les mots employés pourraient le laisser croire.

  3.  C’est le programme de Was ist Metaphysik ?

  4.  Heidegger (291) s’embrouille dans les paradoxes dialectiques de la mauvaise et de la bonne conscience, dont il doit dénoncer les prétentions à une validité d’essence après avoir fondé sur elles ses descriptions. On est ici très loin de l’élégance de Sartre décrivant la mauvaise foi ou l’affirmation (de) soi sur le mode de la valeur et de l’en-soi...

Wormser Gérard
masculin
Wormser Gérard masculin
Phénoménologies : la relation de Jacques Derrida à Sartre et Heidegger
Wormser Gérard
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2004-09-14
Autour de Derrida

Est-il possible d'en finir avec l'humanisme ? Toute anthropologie est-elle vouée à l'obscurité quant à ses fondements ? Cette problématique anime le travail philosophique en Allemagne et en France, depuis Kant et Fichte. Il a connu un rebondissement accentué depuis que Husserl, après s'être élevé contre tout psychologisme, a semblé donner de son propre travail une interprétation centrée sur un ego qui paraît retenir, à l'état implicite, un idéal d'humanité. Le rationalisme husserlien s'est exprimé de manière toujours plus marquée en des termes renvoyant à l'expérience mondaine, et ses recherches pour la constitution vont de pair avec une préoccupation historique de plus en plus appuyée. La manière dont Heidegger s'en est démarqué n'a pas cessé d'alimenter le débat et de susciter la controverse. Cet article reprend le fil de cette histoire à travers les lectures de Sartre, Derrida et Heidegger.

Philosophie
Sartre, Jean-Paul (1905-1980)
Heidegger, Martin (1889-1976)
Derrida, Jacques (1930-2004)
Phénoménologie
Humanisme