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Retour de Kiev

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      • Mot-clésFR Éditeur 184 articles 4 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 35 articles
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        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 9 articles
        9 articles
      Texte

      I

      Nous allons étonner les gouvernements européens en leur apprenant une chose, c'est que les crimes sont des crimes, c'est qu'il n'est pas plus permis à un gouvernement qu'à un individu d'être assassin, c'est que l'Europe est solidaire, c'est que tout ce qui fait en Europe est fait par l'Europe, c'est que s'il existe un gouvernement bête fauve, il doit être traité en bête fauve...

      Victor Hugo

      Être européen ne consiste pas à nous fondre dans l’Europe, mais au contraire à devenir un de ses éléments, une partie spécifique et qui ne se laisse remplacer par rien d’autre. De plus : c’est seulement si nous savons nous opposer à l’Europe qui nous a formés que nous pourrons enfin devenir une réalité… une réalité vivant sa propre vie.

      Witold Gombrowicz

      Je me suis toujours intéressé à l'Ukraine et j'ai d'ailleurs tourné deux courts métrages Les Mains d'or et Dumka, sur les arts populaires, les sculptures sur bois, les broderies, les faïences, les céramiques et les vieux chants de l'Ukraine. Mais je voulais restituer cet univers dans sa beauté première, débarrasser la "vision" populaire de tous les fards du musée.

      Sergueï Paradjanov

      Vendredi 21 février 2014

      À l’heure où j’écris ces lignes, un pays qui m’est cher est au bord du chaos. Au bord de la guerre civile. Un peuple qui m’est cher – aussi cher que le peuple turc, son voisin de la mer Noire – est sur le point de s’entretuer. Je voudrais dire ici pourquoi l’Ukraine est un pays, comme la Turquie, qui a tant compté pour moi – pourquoi je suis chaque jour les événements de Maïdan, pourquoi il m’est impossible de m’arracher à l’écran où, tant bien que mal, grâce aux réseaux sociaux, j’essaie d’écouter le bruit du temps. De déchiffrer les signes – et de subir intérieurement les premières blessures – de ce siècle inquiet qui est le nôtre.

      Aujourd’hui, les pires scenarii sont envisageables pour l’Ukraine et même ceux que je n’osais pas imaginer, il y a quatre ans (dans une première version, Halte à Yaltadevait déboucher sur une bataille navale dans le port de Sébastopol et sur l’embrasement de toute l’Ukraine) sont à craindre. En 2014, les vieilles frontières rejouent, comme elles avaient rejoué en 1914, et le risque d’une balkanisation du conflit n’est pas à écarter.

      J’ai découvert l’Ukraine en 2006, à l’époque où, de retour d’un séjour d’un an dans les Pays baltes, je reprenais mes études. Ce jour-là, je sortais de l’Institut de géographie, rue Saint-Jacques. Toute la journée, j’avais cherché un sujet de thèse qui me permettrait de concilier la géographie, ma vieille passion, et la langue russe, qui était ma nouvelle tocade. Je n’avais pas encore pensé à l’Ukraine, à ce pays nouveau, à ce peuple inattendu qui venait de vivre une révolution inachevée. Ce jour-là, rue Saint-Jacques, attiré par l’affiche rouge écarlate d’un film où l’on voyait des chevaux se cabrer dans des flammes, je me suis engouffré au hasard dans une de ces salles sombres qui, dans le quartier latin, font la joie des âmes en peine. La séance avait commencé depuis un quart d’heure, mais j’ai insisté au guichet, et on m’a laissé entrer. C’était un film haut en couleurs. La langue ressemblait au russe mais avec des sons plus âpres, des accents plus rauques. Les femmes étaient belles, d’une beauté brutale et espiègle. Les hommes portaient tous des moustaches de Cosaques ou de Tatars. Il y avait de la neige, beaucoup de neige, des stalactites de glace, et puis venait le dégel, le printemps flamboyant, les hommes soufflaient dans des olifants géants, la verdure était intense, le soleil cruel. Dans les montagnes, il y avait à l’infini des forêts de hêtres et de bouleaux. Je ne savais pas si j’étais en Pologne ou en Slovaquie, en Hongrie ou en Roumanie, en Ukraine ou en Russie. J’étais peut-être aussi quelque part dans le Caucase – en Géorgie ou en Arménie car une seule chose était certaine : vu le nombre de croix et d’églises, c’était un pays chrétien, encore un peu païen, mais parfois des Juifs en habits noirs traversaient l’écran comme des ombres. Être ainsi plongé dans un pays dont on ne sait rien, dont on devine à peine la langue est un des plus beaux sentiments que je connaisse, tant j’ai horreur des nationalismes de tout poil et de toutes les revendications identitaires. Je suis resté jusqu’au bout du film en me persuadant qu’il s’agissait là d’un pays imaginaire.

      Ce n’est qu’en sortant de la salle que j’ai compris : je venais de voir un film culte du cinéma dissident de l'époque soviétique, inspiré d'un livre culte de la littérature ukrainienne : Les chevaux de feu(Тіні забутих предків, en ukrainien Les ombres des ancêtres disparus). C'était un film de Paradjanov, réalisateur géorgien qui avait tourné en 1964 ce chef d’œuvre dans les Carpates, avec le peuple houtzoul, contre le réalisme socialiste.

      Lorsque je me suis rendu en Ukraine, à plusieurs reprises, entre 2007 et 2010, j’ai cherché partout ce sentiment de merveilleux que j’avais éprouvé devant le film de Paradjanov. Je l’ai cherché à Kiev, à Lviv, à Odessa, en Crimée, dans les Carpates. Je me suis rendu sur les lieux du tournage. Je ne l’ai jamais trouvé, ce sentiment, car le monde que Paradjanov décrivait n’existait plus, car cette Ukraine de légende avait disparu – et disparu les Juifs, disparu les Houtzouls. Mais j’ai retrouvé des images, des sensations. Les héros du film n’étaient plus là mais j’ai trouvé d’autres héros. Ces héros se nommaient Yarik et Katia.

      Nous nous promenions ensemble parmi les hêtres de Transcarpathie, à la frontière occidentale de leur pays. Ils jouaient à cache-cache entre les troncs de hêtres, ils se couraient après, ils se hélaient à flanc de ravin. J’entends encore leurs cris entrecoupés : ho hé ! ho hé ! Ya – rik ! Ka – tia ! Nous marchions ensemble jusqu’à la frontière de l'Europe – moi j’aurais pu passer, avec mon passeport français ; eux n’auraient pas pu, avec leur passeport ukrainien.

      Ils étaient nés dans l’Union soviétique. Ils rêvaient de l’Union européenne. Ils étaient pleins d’une énergie que nous – vieux européens – n’avons plus. Ils étaient trop jeunes, en 2004, pour prendre vraiment part à la révolution orange. Ils seraient encore trop jeunes, aujourd’hui pour mourir sous les balles d’un sniper embusqué dans les parages de Maïdan. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Nous n’avons pas échangé la moindre lettre depuis mon départ d’Ukraine. Ils ne savent pas que mon premier roman se passe dans leur pays. Ils ne savent pas que je pense à eux aujourd’hui. Et c’est pour eux que j’écris ces lignes. C’est pour héler leur nom entre les hêtres de la nuit que j’écris ces lignes.

      Nous, les Européens, nous sommes tous des Ukrainiens. Nous sommes tous des hommes frontières. Car l’Europe est ce continent ou cet archipel, comme on voudra, ce petit cap de l’Asie qui n’est qu’un tissu de frontières. L’Europe aurait pu s’inventer de nouvelles frontières, l’Europe aurait pu repousser ses frontières orientales. Elle aurait pu, après 2004, après 2007, voir plus grand. Non pas pour être plus grande, ou plus forte, non pas pour conquérir, mais pour percer la brèche, ne pas laisser les murs – ceux même qu’elle a abattus en 1989, en 1991 – se hérisser de nouveau, quelques kilomètres plus loin. Au lieu de quoi elle a préféré se barricader. Au lieu de quoi elle a préféré tracer autour d’elle cette ligne des glaces entre une Europe tellurique, accrochée à la vieille rengaine des racines chrétiennes et une Europe gazeuse, encore un peu nomade, où l’orthodoxie a ses coupoles et l’Islam ses minarets. Car n’oublions pas que l’Union européenne, en superficie, n’est que la moitié du continent – je devrais dire de la galaxie – Europe. L’autre moitié, c’est la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, l’ex-Yougoslavie (et pas seulement la Slovénie et la Croatie), l’Albanie, le Caucase. Voire bien sûr la Turquie, qui, historiquement, appartient pleinement à l’Europe. C’était un risque à prendre. Se dissoudre pour renaître. Mais en traçant sa ligne des glaces à quelques kilomètres de l’ancien rideau de fer, l’Europe n’a rien fait d’autre que de ressusciter le spectre de la guerre froide. Et elle a laissé deux pays immenses, deux peuples immenses, pris en tenaille entre l’Islam radical, d’un côté, et l’obscurantisme néostalinien, de l’autre.

      Alors ne nous leurrons pas : les Ukrainiens ne se battent pas pour notre Europe, oh non ! les Turcs non plus ne se battaient pas pour notre Europe, il y a quelques mois. On ne va pas mourir à Maïdan, on ne risque pas sa vie à Taksim pour les commissaires de Bruxelles, les banquiers de Francfort, les députés de Strasbourg et les garde-chiourmes de l'agence Frontex ! Non ! On va se battre pour ce que l’Europe était – qu’elle n’est plus, qu’elle a oublié, qu’elle pourrait redevenir.

      Je sais qu’on m’objectera qu’il y a des groupuscules d’extrême-droite à Maïdan ou ailleurs à Kiev et en Ukraine, qui sont armés jusqu’aux dents, surentraînés, organisés en colonnes paramilitaires, qui cherchent le coup de poing, qui – nostalgiques de l’odeur de poudre – n’attendaient que le moment de faire parler leurs flingues. Mais tout indique qu’ils sont minoritaires, comme sont minoritaires, dans toutes les révolutions populaires, ceux qui agissent par ressentiment, qui se trompent de combat, qui rêvent de faire couler le sang.

      Je me contenterais de rappeler que l’extrême-droite sévit aussi dans notre Europe sous le double masque du rire sardonique et de la bêtise conservatrice, qu’un pays où le FN s’est enraciné et qui laisse défiler sur la place de la Bastille des slogans d’un autre siècle ferait mieux de se taire, que nous n’avons aucune leçon à donner. Qui veut se faire une idée de l'avenir de l'Europe de Schengen devrait méditer sur les affiches honteuses que les Suisses ont placardées sur leurs murs pour dire stop aux étrangers. Les extrémistes de l’espace postsoviétique sont à l’image de leur sociétés : crus, violents, sans fards ni langue de bois. Les nôtres sont à l’image de nos sociétés de confort : lâches, pleutres, hypocrites, camouflés.

      Je sais que le pire est toujours possible, que ces extrémistes peuvent un jour prendre le pouvoir et confisquer la révolution, comme les islamistes ont confisqué les printemps arabes. Mais j’ai besoin d’espérer. J’ai besoin de croire que ce pays martyr, que cette ville martyre (Kiev a été rasée deux fois au vingtième siècle et a été assiégée par les Allemands, les Russes blancs, les Polonais, l’armée Rouge, sans oublier l'armée de Petlioura) aura bientôt fini de souffrir.

      II

      « La mitrailleuse lourde, le mauser, l’arbalète, la sarbacane et la hache étaient tendres dans le fond, parce qu’ils étaient aveugles. Ce n’étaient que des armes. Mais la destruction dont je vous parle, elle, a des yeux. Son arme est totale. Son crime est continuel. »

      Le Clézio, La Guerre

      Vendredi 4 avril

      L’archaïsme est un des aspects les plus effrayants des événements survenus en Ukraine ces derniers temps. En l’espace de quelques jours, on a vu resurgir des formes de combats et un niveau de violence qu’on croyait révolus en Europe.

      On a même vu resurgir, dans les rues de Kiev, des armes qu’on croyait remisées dans des greniers, des musées, dans les fonds de tiroir de l’Histoire : haches, arcs, arbalètes, fléaux, massues, catapultes, etc.

      Ce qui a eu lieu à Kiev n’était ni une simple insurrection, ni même une révolution, ni bien sûr un putsch, comme on l’a entendu dans la bouche d’un tribun de foire dont les analyses géopolitiques, grossières, sont l’expression d’un esprit bloqué dans le temps, d’un homme d’hier.

      Ce qui a eu lieu à Kiev était une guérilla urbaine. Les plus déterminés des opposants au régime étaient armés comme ils le pouvaient, de façon hétéroclite. Ils luttaient face à des forces antiémeutes très vite dépassées. C’est alors que sont apparus les snipers. On a entendu toutes sortes de rumeurs autour de ces snipers. Qui étaient-ils ? D’où venaient-ils ?

      Je ne répondrai pas à cette question mais je tenterai de comprendre ce qui nous effraie dans le sniper.

      Comme tous ceux qui n’ont pas pu assister en direct aux événements, j’ai tremblé d’effroi au moment où sont apparus les premiers snipers, sur les toits de Kiev. Je me suis mis devant mon écran et j’ai essayé de ressentir, virtuellement, ce que pouvaient ressentir ces hommes qui se faisaient abattre dans la rue, qu’on pouvait voir ramper derrière leurs boucliers de fortune, entre des arbres calcinés et des barricades de pneus et de pavés.

      Ce qui nous effraie dans le sniper, c’est qu’il nous ramène au vingtième siècle. Ce qui nous effraie dans le sniper, c’est qu’il nous rappelle qu’il n’est pas encore complètement passé, le vingtième siècle. Ce qui nous effraie dans le sniper, c’est qu’il fait resurgir le spectre d’une guerre à répétition que nous croyions avoir oubliée, mais qui hante la mémoire européenne : la guerre en ex-Yougoslavie. À l’heure où naissait l’Union européenne, suite à la ratification du traité de Maastricht, une autre union se désagrégeait : la Yougoslavie.

      J’avais alors une dizaine d’années et je me souviens que j’avais été effrayé par les images de ces hommes qui mouraient à Sarajevo, sous les balles des snipers. Quelques années plus tard, je serais de nouveau effrayé, mais par d’autres images. Des images de bombardement. En 1999, l’OTAN effectua contre la Serbie une guerre à zéro mort. C’était la première guerre sans risques menée par les airs. Mais cette guerre, qui n’était pas assez ciblée, faisait trop de victimes de l’autre côté, et rappelait d’autres bombardements vengeurs – ceux de Dresde ou de Tokyo.

      Les drones n’étaient pas encore assez bien rôdés, sinon, nul doute que nous les aurions utilisés dans cette première guerre menée sans intervention terrestre.

      Ce qui nous effraie dans le sniper, c’est que c’est encore un homme. Il tue lâchement, depuis un lieu surélevé, inaccessible, depuis son nid d’aigle ou son bunker. Il tue mais il respire. Il sue. Il suffoque. Il a peur d’être délogé, peur de la grenade qui fera sauter son poste de guetteur, peur du tir de roquette qui fera de son refuge un gruyère.  

      Le sniper est un violeur de vie. Il fait corps avec son fusil. Il a entre les mains un canon qui est le prolongement meurtrier de sa virilité.

      Il a beau se dire « je libère un chien de métal qui vient frapper un point de percussion qui enflamme une poudre qui propulse un projectile jusqu’à douze cents mètres et qui vous tue » (Mathias Enard, La perfection du tir, 2003, p. 9-10), il a beau tuer à distance, de sang froid, il sait que c’est lui qui tue. L’opérateur de drone au contraire ne sait pas, n’a pas conscience qu’il tue. Il ne fait qu’actionner un joystick devant un écran, dans la base de Creech au milieu du désert du Nevada. Et là-bas, à des milliers de kilomètres, dans les montagnes d’Afghanistan, au-dessus d’un autre désert, une machine aveugle tue à sa place. Contrairement au sniper, il n’est pas seul responsable de la tuerie. Il a des complices (pilotes, observateurs, coordonnateurs) qui partagent son crime et en divisent la responsabilité. 

      L’opérateur et le pilote actionnent la manette d’un engin fantôme, d’un « unmanned aerial vehicle » qui dévirilise leur pulsion prédatrice, leur appétit de tuer. Ils ne tuent pas comme on viole mais ils tuent comme on se branle : sans contact avec la chair, sans regard pervers, mais les yeux rivés sur un écran, un casque audio vissé sur les oreilles, dans la jouissance grasse et confortable d’un fauteuil de similicuir.

      Le sniper voit lui-même, de ses propres yeux, l’homme qu’il va tuer. Il le voit mal, mais il le voit, ou le devine, dans la lunette de son fusil. Il écoute les battements de son cœur à travers le sien.

      L’opérateur de drone, la plupart du temps, ne voit que des coordonnées et de gros pixels sur un écran. Il ne sait pas s’il a affaire à des hommes, des femmes ou des enfants. S’il tire sur un animal, ce n’est pas pour se détendre, ce n’est pas pour assouvir une pulsion sadique, mais par erreur – il ne sait plus la différence entre l’homme et l’animal. Car il ne sait plus s’il est lui-même, un homme, un animal ou un robot.

      En 2003, Mathias Enard a publié un roman, La perfection du tir, dont le narrateur est un sniper qui guette ses proies dans une ville imaginaire, au cours d’un conflit imaginaire, quelque part entre Beyrouth et Sarajevo. Le personnage du sniper, qui proclame en guise d’incipit, « le plus important, c’est le souffle » pouvait se lire comme la métaphore de l’écrivain à l’ère de la banalité du mal. Le tir visant la perfection se lisait comme la métaphore du style, de la phrase efficace, qui suit sa ligne de mire et va droit au but. La cible, ce qu’on appelle le sujet, peut-être ce fameux réel avec un grand R que certains croient atteindre en s’enfonçant dans la poussière du chemin. Enfin, le poste du guetteur – balcon sur la mer, toit d’immeuble en ruine ou bunker déglingué – avait un air de tour d’ivoire. Ce premier roman, qui avait alors valeur d’art poétique nous rappelait que l’écrivain est un veilleur, une âme-sentinelle, un roi pêcheur conscient que « c’est l’attente qui est magnifique ». Il nous offrait l’image d’un homme lâche mais pourvu d’une psyché torturée.

      Le sniper n’était plus un héros. Ni le combattant des tranchées, ni l’aviateur des grands romans guerriers du vingtième siècle. Ni même un kamikaze. Le sniper était un lâche qui pouvait encore se prendre pour un héros. Il y avait encore du romantisme dans cette métaphore. À noter d’ailleurs que le sniper de Mathias Enard lisaitTaras Boulba, le roman de Gogol qui garde encore l’empreinte du romantisme.

      L’opérateur de drone, lui, n’est rien d’autre qu’un lâche. Une âme morte, qui actionne une « arme sans corps », comme l’écrit Grégoire Chamayou. Quelle métaphore littéraire pourrait accoucher d’une humanité dronisée ? Quel écrivain pourrait nous traduire ce qui se passe dans la tête de ces assassins malgré eux qui bouffent des chips et boivent de la bière en pressant sur le bouton qui va anéantir un homme ?

      C’est la question que je me suis posée en lisant Théorie du drone. J’ai pensé à la figure du looser dans la littérature et le cinéma américain. Il faudrait décrire avec minutie ce monde où l’ennui a remplacé l’attente. Où le mal n’est plus seulement banal mais virtuel. Où la guerre est devenue fantôme et téléguidée. Où la mort est administrée en un seul clic sur un ton de franche rigolade. Mais le cynisme serait de mauvais goût dans cette histoire. Car l’indicible est là : nous ne voyons plus que nous sommes des meurtriers. Nous ne le savons plus. Nous avons tout fait pour l’oublier. Le drone est l’arme la plus perfectionnée de cette amnésie prédatrice. Nous voyons le sniper en embuscade dans le camp ennemi, nous ne voyons pas le drone qui bourdonne au-dessus de nos têtes.

      L’Europe et les États-Unis ont interdit la guerre mais légitimé la chasse à l’homme et le procès-monde. Ils ont interdit la guerre du soldat-citoyen, celle que la révolution française avait inventée. Ils l’ont remplacée par la guerre de l’opérateur-mercenaire, qui n’est plus un soldat ni un citoyen, qui assassine en notre nom mais qui nous interdit, à nous, prétendus citoyens, de combattre et de nous reconnaître dans ce militarisme prétendument démocratique.

      Des drones militaires – envoyés par l’OTAN – auraient pu intervenir, à Kiev, pour soutenir les manifestants, surveiller la police et menacer les snipers. Ils auraient pu, mais ils avaient mieux à faire, au-dessus des montagnes d’Afghanistan. Et personne ne voulait de troisième guerre mondiale, de même que personne ne voulut, quelques jours plus tard, de nouvelle guerre de Crimée.

      La guerre froide, on le sait, est un conflit idéologique entre deux blocs rivaux sans affrontement militaire direct impliquant les leaders des blocs qui visent à se partager le monde. Mais avec des affrontements militaires entre les pays situés sur la ligne de partage du monde : Corée, Vietnam, Angola, Mozambique, etc. Aujourd’hui, l’Ukraine déchirée se situe sur la nouvelle ligne de partage, et la guerre froide continue. Ou plutôt une guerre froide 2.0, asymétrique. D’un côté les drones, de l’autre les snipers. D’un côté une vieille puissance territoriale et revancharde dirigée par un homme autoritaire qui ne sait pas encore utiliser le jargon humanitaire, qui livre la guerre à ses propres citoyens et les mobilise, à coups de slogans chauvinistes et de rodomontades bellicistes, dans un combat d’arrière-garde. De l’autre un empire bien rôdé, qui se sert du smart power et se coupe de plus en plus de citoyens livrés au panem et circenses tandis qu’une armée de métier opère sa guerre téléguidée contre un ennemi fantôme.

      Toute comparaison entre Poutine et Hitler, entre la Crimée et les Sudètes a un enjeu : nous faire oublier qu’il y avait des croix gammées et des drapeaux rouges et noirs sur les barricades de Maïdan.

      Poutine aurait pu attendre les premiers morts en Crimée pour intervenir avec des prétentions humanitaires. Il aurait pu attendre l’étincelle de la guerre civile. Et venir étouffer le feu, pour jouer les pompiers pyromanes, comme les États-Unis en Irak et en Afghanistan, comme la France en Libye, au Mali, en Centrafrique. Mais, comme un sniper embusqué, comme un rapace qui guette sa proie, il était trop impatient de se mettre sous la dent cette Crimée perdue il y a soixante ans, trop impatient de prendre sa revanche sur cette première guerre froide perdue, trop impatient de faire oublier ce qu’il considère comme « la plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle. »

      Un des enseignements que nous pouvons retenir des événements de Kiev, c’est que les chefs d’États sauront, désormais, que des CRS, des snipers et même des tanks ne peuvent rien contre une guérilla urbaine. Et que seuls les drones civils et militaires, ou les robots tueurs, ou les hommes machinisés pourront, dans l’avenir, empêcher la révolution et poursuivre la « chasse à l’homme ».

      Les drones, écrit G. Chamayou, ont changé le visage de la guerre. Mais ils ont aussi changé le visage de la paix. Et ils révèlent, comme l’écrit Paul Audi dans Qui témoignera pour nous, « tout ce qui se joue de violent et de dangereux dans le procès-monde à l’âge du numérique ». Voici les six principes de ce procès tel que les a énoncés G. Chamayou :

      1. Principe de regard persistant ou de veille permanente = « démultiplication socialisée des pupilles humaines », « veille géospatiale constante du regard institutionnel », p. 58.
      2. Principe de totalisation des perspectives ou de vue synoptique = « voir tout, tout le temps » ; « on obtiendrait l’équivalent d’une image satellitaire de haute résolution, à l’échelle d’une ville ou d’une région, mais retransmise en vidéo et en direct » ; « le drone deviendrait omni-voyant », p. 59.
      3. Principe d’archivage total ou du film de toutes les vies = assurer la « traçabilité rétrospective de tous les itinéraires et de toutes les genèses », p. 60 ; « il faut s’imaginer à terme des machines-scribes, des greffiers volants et robotisés qui dresseraient en temps réel le procès-verbal des moindres activités du monde situé en contrebas », p. 62.
      4. Principe de fusion des données = « l’enjeu, à des fins d’archivage, consiste à fusionner ces différentes couches d’information, à les épingler les unes aux autres afin de combiner en un même item les diverses facettes informationnelles d’un même événement », p. 63.
      5. Principe de schématisation des formes de vie = détournement du projet de cartographie des vies qui est devenu « un des principaux socles épistémiques de la surveillance armée », p. 64 ; établir des pattern of life, des schémas de vie.
      6. Principe de détection des anomalies et d’anticipation préventive = « on prétend pouvoir à la fois prédire l’avenir et en modifier le cours par une action préemptive », p. 66.

      III

      Mardi 22 avril

      18h15. Vu depuis le hublot, le Dniepr, large comme une mer, miroite à l’horizon, sous les nuages ; la Desna le rejoint en serpentant ; Kiev s’annonce alors, ville-archipel éclatée entre ses collines et les bras du fleuve.

      Arrivée à l’aéroport de Kiev Borispil. Étonné par le nombre de Juifs israéliens qui attendent dans les files pour passer la douane. Un avion en provenance de Tel-Aviv a dû atterrir en même temps que le mien. Des Loubavitch qui portent de gros chapeaux noirs, des manteaux noirs, des barbes grises, vous donneraient plutôt l’impression d’avoir débarqué à Mea Shearim. Familles nombreuses. Poussettes, landaus. Enfants qui gambadent en tous sens sous leurs kipas et leurs papillotes, et jettent une joyeuse pagaille dans l’atmosphère un peu glaciale du hall d’aéroport, entre les talons aiguilles et les grosses galoches. J’imagine qu’ils sont venus en Ukraine pour fêter Pessah et peut-être se rendre sur la tombe du Rabbi Nachman à Ouman.

      Dans la navette qui assure la liaison entre l’aéroport et le centre-ville, et qui ne partira que bondée, mon voisin est un grand gaillard scandinave au crâne chauve qui lit un livre sur l’Ukraine, en danois, en suédois ou en norvégien, mais intitulé Україна – Ukraïnaet sous-titré :east of the west, west of the east. Il est venu comme moi, pour voir l’Ukraine d’après Maïdan et saluer le peuple qui a fait la révolution, mis son président en fuite et défié Poutine. Il ne parle ni russe ni ukrainien et s’entretient avec notre voisine de droite, laquelle arbore deux rubans aux couleurs de l’Ukraine et de l’Union européenne, fixés à la bandoulière de son sac à main.

      Le bus nous dépose à la gare centrale. C’est la troisième fois que je viens à Kiev mais les dimensions des boulevards et des avenues, des bâtiments officiels, encore une fois, m’étonnent. Et j’ai déjà la tête emplie de la mitraille des pneus sur les pavés. À première vue, très peu de changements depuis la dernière fois que je suis venu, il y a six ans. Gratte-ciel inachevés, sans doute à cause d’une affaire de corruption qui a mal tourné. Immenses portes en bois, majestueuses, de la gare centrale. Je demeure quelques minutes comme hypnotisé devant le panneau d’affichage des trains, en cristaux liquides, où l’on voit défiler en russe, en ukrainien et en anglais les noms de toutes les villes d’Ukraine. Je note sur mon calepin quelques horaires, au cas où j’aurais le temps de me rendre à l’est :

      Київ     Дніпропетровськ 17 :40     23 :51

      Київ     Харків     18 :08     23 :43

      Київ     Луганськ     19 :20     11 :15

      Київ     Донецьк     20 :07     8 :04

      Les trains desservant la Crimée sont toujours affichés ; leur terminus (Simferopol) semble inchangé. Rien n’indique s’ils vont plus loin que la nouvelle frontière tracée par Poutine et ses petits bonshommes verts.

      Dans le métro, dont les escalators descendent toujours aussi profondément sous terre, rien n’a changé non plus. Personne ne se tient au bord du quai, comme à Paris : ici, les trains déboulent toujours à fond de caisse, dans un sifflement effrayant, vous soufflant au visage un vent tiède et aride, qui vous ébouriffe et fait se soulever les minijupes. À bord, à part quelques jeunes habillés à l’européenne, la même foule uniforme – l’homme et la femme rouges ne sont pas morts, ils sont toujours là, dans leur tunnel interminable, bien cois sur leur banquette de cuir, accrochés à la tringle en acier, ballottés comme des pantins ; du tunnel communiste, ils ne voient pas le bout, et l’on se demande alors où s’est produite la révolution, en tout cas ce n’était pas ici, mais sans doute à la surface ; ici les gens vivent toujours au rythme infernal du métro, boulot, dodo, et ne sortent des ténèbres que pour regagner leur appartement sordide, dans une barre d’immeuble sordide, au fin fond d’une banlieue sordide – gros pixels façon Tetris qui se dessinaient depuis le hublot de l’avion ; façades ternes, identiques et délabrées qui s’élevaient de part et d’autre de l’autoroute.

      Pochtova plochtcha, au bord du Dniepr, est en travaux. Un de mes lieux préférés de Kiev n’est plus qu’un terrain vague défendu par des palissades et surveillé par des vigiles ; l’église est toujours là, avec ses coupoles dorées ; le sort du McDo, cerné de bulldozer, paraît scellé et la gare fluviale semble en sursis ; j’ai toujours aimé cet édifice blanc, avec ses airs moitié d’opéra, moitié de vaisseau de pierre sorti tout droit deFitzcarraldo ; et je me souviens d’avoir tenté de le dessiner, plusieurs fois, avec sa tour de contrôle cylindrique, son antenne, son radar, ses colonnades et les grosses lettres bleues Київ Ричковий Вокзал. Le Dniepr, déjà difficile d’accès, se retire encore un peu plus loin de la ville, en étranger, tandis qu’une nouvelle voie sur berge plonge là-bas sous les feux des lampadaires et les phares des bagnoles ; on aperçoit l’arc-en-ciel d’un pont qui vient à peine de naître et le liseré bleu glacé du fleuve.

      Bagages déposés en vitesse à l’auberge de jeunesse, au pied d’Andreievski uzviz (la descente Saint-André), je décide de me rendre sans plus tarder du côté de Maïdan. Je prends le raccourci qui passe sous le gros tertre vert de la kitschissime église Saint-André et m’engage entre les grands arbres de la butte Saint-Vladimir à la tombée de la nuit. Le parc est désert. Pas d’éclairage ici. Mon téléphone portable me sert de lampe torche. Petite frayeur à la vue d’un chien qui me fonce dessus : heureusement, son maître arrive en vélo, pédalant dans le halo jaune de sa dynamo.

      Sur Maïdan règne encore une odeur de brûlé. Sous les grandes façades calcinées qui agressent l’œil, on se souvient des immenses flammes vues en février à la télé.

      Des hommes en uniformes dépareillés montent la garde mais, contre toute attente, on me laisse passer sans même me regarder, malgré l’heure tardive.

      Amer sentiment d’arriver après la bataille. Oui mais, avais-je le choix ? Le jour où j’ai failli prendre mes billets a été celui de la grande tuerie et oui, j’ai reculé, je n’ai pas eu le courage – et je me suis demandé aussi quel romantisme idiot pouvait bien me pousser à retourner là-bas, dans une ville que je connais mal, embrasser la cause d’un autre peuple. Seulement, j’ai toujours eu le sentiment – peut-être à tort – que l’avenir de l’Europe se jouait là, dans cet entre-deux du continent.

      Cœur serré à la vue de la première tente où s’alignent les portraits des quatre-vingt-deux martyrs de la fameuse « centurie céleste ». Je regarde ces visages : le plus jeune a 17 ans ; le plus vieux 73 ans (le seul qui a connu la guerre) ; une femme d’une quarantaine d’années fait partie des martyrs. Certains posent avec leur attirail guerrier : casque de chantier, masque de ski, foulard palestinien, gilet pare-balles ; d’autres avec des éléments qui les identifient clairement comme des activistes ou des nationalistes : chemise traditionnelle, sur fond de drapeaux jaune et bleu ou rouge et noir. Par contre pas d’arme, aucun symbole fasciste ou nazi sur ces photos. Je reste longtemps interdit devant le portait d’un beau jeune homme à la barbe brune enveloppé dans un drapeau multicolore : Ukrainien d’origine arménienne, c’est l’un des rares, ici, qui ne soit pas venu d’un oblast de l’ouest ; avec son nom en –ian, son air de hipster et sa peau mate, il détonne, quand la plupart portent des cheveux courts et blonds, et un nom qui finit en –uk ou en –ko.

      Passe un cosaque en uniforme avec une toque en astrakan. Un homme en débardeur rayé se rase en tenant à la main un miroir. Un autre se recoiffe. Une femme touille la soupe et repose le couvercle sur la marmite. Le souper est terminé. C’est l’heure de la toilette avant de retourner se coucher sous la tente. Je fais un petit tour entre les tentes et m’éloigne en sachant que je reviendrai.

      IV

      Là, nous étant libérés des grandes personnes, nous allions établir notre place forte, proclamer une république des jeunes. Là, nous allions promulguer des lois nouvelles, une nouvelle hiérarchie de critères et de valeurs, mener une vie placée sous le signe de la poésie et de l’aventure, des éblouissements et des étonnements continuels.

      (Bruno Schulz, « La République des rêves » (Les boutiques de cannelles, trad. Thérèse Douchy).

      Mercredi 23 avril

      Ciel bleu pâle, chaleur estivale, soleil éblouissant. On se croirait en juillet. Errer dans les rues de Podol (la ville basse, au bord du Dniepr, peuplée autrefois d’artisans et de petits commerçants) me rappelle la première fois que je suis venu ici, à Kiev, il y a huit ans. C’était deux ans seulement après la Révolution orange ; je ne savais rien de ce pays sinon qu’il s’éloignait chaque jour un peu plus de la Russie, coupant peu à peu le cordon ombilical avec le grand frère eurasiatique...

      Aujourd’hui, ce qui me plaît à Podol et m’émeut encore, c’est le côtéLittle Odessa. Comme je n’ai pas le temps de prendre un train pour la grande ville du sud, je me contente de sa version miniature et fluviale. Quadrillage de rues rectilignes qui filent vers le Dniepr ou vers les zones industrielles et les cités ouvrières du nord. Cheminées d’usines désaffectées. Façades multicolores et recouvertes de lierre. Cours pavées. Balcons de fer forgé, glycines qui s’entortillent autour des balustrades et font des guirlandes autour des gouttières, figuiers dont les racines surgissent des murs… Et les vérandas… Partout ces vérandas de bois, chacune plus charmante que sa voisine au point de me donner envie d’habiter toutes ces maisons à la fois.

      Je commence à prendre en photo des ruines et me rappelle soudain qu’il faut que je me détourne de ce romantisme morbide, de cette attirance pour la pourriture européenne. Ce que je suis venu observer, ce n’est pas la mort mais la vie. Ici la vie continue comme avant, avec ses petites affaires quotidiennes, et personne ne semble se soucier de la menace qui pèse à l’est.

      Au cinéma Jovten’ (« octobre »), un de mes lieux préférés où j’aimais venir avec Yarik, où j’ai découvert Paradjanov et Dovjenko, j’entre et demande le programme. Une dame d’une cinquantaine d’année, avec un fichu à fleurs sur la tête et un sac plastique à la main, est entrée en même temps que moi, qui demande s’il y a des films en russe. On lui explique que la plupart des films sont sous-titrés.Grand Budapest Hotel ,que je n’ai pas eu le temps de voir en France, est à l’affiche, mais au mois de juin… Dommage…

      Au pied d’un immeuble, un homme entre deux âges, débraillé, en short et claquettes, s’assoit avec une bière sur un banc, fait sauter la capsule de sa bière en tapant d’un coup sec sur le banc.

      Lorsqu’on arrive de Berlin, ce qui frappe, à Kiev et plus encore dans les faubourgs comme Podol, c’est l’à vau-l’eau généralisé : ici ce n’est pas le bordel organisé, le bordel affecté, le bordel-pour-faire-bien mais le bordel tout court, sans préméditation, parce qu’on n’a pas le choix, pas de fric pour remplacer les pavés qui font tituber tout le monde comme des ivrognes, pas de fric pour changer les rails qui font pencher le tramway comme un bobsleigh et sautiller les gros seins de la conductrice ; on se demande d’ailleurs comment il peut bien continuer à fonctionner, ce tramway qui vous fait sursauter, parfois, lorsqu’une étincelle foudroie le ciel au passage d’une caténaire.

      Les rues ont beau être rectilignes, on bute toujours contre un obstacle, alors tout le monde marche les yeux rivés au sol, aux aguets, histoire d’éviter la racine qui boursoufle le bitume ou le pavé descellé qui ne manquera pas de vous faire trébucher.

      Le réel c’est cela : ce qui vous fait trébucher. Ce qui vous fait piétiner. Voici vingt-cinq ans que tout le monde en Ukraine passe son temps à piétiner, à trébucher contre des embûches appelés l’histoire, le passé, la Russie, le communisme, le fascisme. Ces spectres, ici, sont bien réels. Mais on voit parfois passer une grande fille ou un grand gaillard qui regarde en l’air et se laisse guider par le jeu de cache-cache des coupoles entre les nuages.

      L’orage qui menaçait a fini par gronder ; en quelques minutes, la cour de l’hôtel est inondée par une pluie diluvienne. La température a chuté de dix degrés.

      Aucune nouvelle des différentes personnes que j’ai contactées avant mon départ. Mon voyage tourne au fiasco. L’après-midi, je décide de me rendre à l’Institut français dans l’espoir de rencontrer quelqu’un qui pourrait me racontercomment les choses se sont passées. 

      L’Institut est quasi vide. Je me réfugie dans les livres de Yuri Andrukhovytch, qui est, parmi les écrivains ukrainiens contemporains, un de mes préférés. Je lis et recopie dans mon carnet ce qu’il écrit à propos de Bruno Schulz, un de mes maîtres en géographie imaginaire. Il parle de ce « besoin obsessionnel de rendre la réalité exotique, étrange, complexe […] Schulz aime l’exotisme, et Drohobytch [la ville natale de Schulz, aujourd’hui à l’extrême-ouest de l’Ukraine, en Galicie] ne lui suffit pas, au point d’en grimacer de douleur. S’il en parle, c’est d’un Drohobytch en quelque sorte plus grand que nature : le mot grand, ici, ne concerne pas, bien évidemment, l’espace physique. Lire Schulz, c’est découvrir un Drohobytch plus grand (profond ? secret ? raffiné ?) »

      Chaque fois que je viens en Ukraine, je me mets à rêver d’une Europe qui serait plus grande, plus diverse, plus complexe, peut-être plus exotique. Chaque fois que je viens à Kiev je me mets à rêver d’une ville plus grande et plus aérée, plus secrète et plus raffinée, d’une Seine aussi large et profonde que le Dniepr, d’un ciel aussi bleu que celui-ci, je vois des plages à la place de nos quais (et pas de Pariplage s’il-vous-plaît), je vois nos banlieues qui s’ouvrent sur un horizon de steppe et d’aventure…

      Si l’on excepte la Russie et la Turquie, qui ne sont qu’à moitié européennes, l’Ukraine, on le sait, est le plus grand pays d’Europe. Mais ce n’est pas une question de superficie. C’est une question de potentiel. L’Ukraine était un des plus grands potentiels de l’Europe. L’Ukraine des Carpates au Don et de Tchernobyl à la Crimée… j’espère que nous n’écrirons pas un jour des livres qui commenceront ainsi : « Il était une fois le plus grand pays d’Europe… ». C’est cela qui me fait pencher du côté de l’Ukraine, dans le bras de fer qui l’oppose à la Russie : une Ukraine sans Crimée, une Ukraine sans Donbass, est une Ukraine diminuée, une Ukraine au rabais ; non parce qu’il s’agirait d’une Ukraine moins forte, moins grande, ou moins riche, mais parce qu’il s’agirait d’une Ukraine moins complexe, moins variée, moins hybride ; nous ne pouvons accepter une Ukraine réduite à la dimension stricto sensu ukrainienne, voire ruthénienne ; nous ne pouvons laisser les Russes à l’est et les nationalistes à l’ouest grignoter le plus grand pays d’Europe et le partager comme on le fit ailleurs et en d’autre temps en une multitude de grands-duchés, de seigneuries ou de grandes-baronnies, voire de cantons helvétiques qui ressusciteront les vielles haines et s’inventeront des langues ennemies.

      Alors oui, Andrukhovytch écrit quelque part « ce pays est trop grand, trop arriéré, trop lourdaud » ; il plaide ailleurs pour un retour de la frontière au Zbroutch (rivière qui séparait dans l’entre-deux-guerres l’Ukraine polonaise de l’Ukraine soviétique) et se dit un homme des montagnes ; il n’a pas besoin de la Grande Ukraine qui se délite sous nos yeux mais il témoigne lui-même, par ses livres, qui continuent de tracer le sillage loufoque et tortueux de Gogol et de Chevtchenko, de Schulz et de Babel, de Boulgakov et d’Antonytch, que les pays imaginaires sont plus grands que les pays réels et que l’Europe a besoin d’esquisser des utopies sur ses marges plutôt que d’y tracer des frontières.

      V

      Ah, quel terrible pays que l'Ukraine ! Car enfin cette révolution... Non, voyez-vous, avec de pareils pourceaux, il est impossible de faire la moindre révolution...

      Boulgakov, la Garde blanche, 1925 (phrases censurées en URSS jusqu'en 1989)

      Jeudi 24 avril

      Temps printanier, ciel bleu cobalt, vent tiède. Ce matin je décide de retourner sur Maïdan, où je n’ai pas vu grand'chose le soir de mon arrivée.

      Cette fois, je m’y rends en métro. En sortant de la station, mon œil remonte le long de la colonne de l’indépendance qui ne me rappelle pas tant la Bastille que la colonne du Tiergarten, à Berlin. Alors je pense à ce qu’un Wim Wenders pourrait saisir de ce qui se joue ici.

      Imaginez un observateur candide et mal informé – imaginez un ange ou un génie wendersien parachuté comme par miracle, ici, sur la colonne de l’indépendance, là où l’est et l’ouest, encore une fois, se sont affrontés. Imaginez un ange qui ne verrait pas les choses en noir et blanc – l’achromatopsie est le meilleur alibi du manichéen – mais qui verrait bien les couleurs, toutes les couleurs. Décrivons ce drôle de panorama. Tentons d’épuiser à la manière de Perec ce lieu clé de l’histoire vive.

      L’ange ou le génie ailé sentirait d’abord l’odeur de brûlé qui grimpe encore des barricades et humerait la fumée qui s’élève de toutes les cheminées improvisées dans les tentes militaires. C’est l’heure du déjeuner. Il verrait ces murets de pneus, de pavés, de sacs de sable, ces palissades et ces barbelés, il verrait partout ces boucliers pris aux forces anti-émeute, qui ont rouillé et paraissent avoir été abandonnés par quelque légion romaine. Il verrait des décombres et des détritus, des barres de fer, des mortiers, des carcasses de bagnoles et de camionnettes calcinées, rouillées, taguées ; il verrait les prises de guerre des insurgés, ces véhicules blindés de la police, aux pneus crevés, aux calandres et aux pare-chocs défoncés.

      Notre ange pereco-wendersien commencerait par se demander quelle est ce peuple : s’agit-il d’un campement nomade ou d’un village de Gaulois irréductibles ? Dans quel pays le bon dieu l’a-t-il parachuté ? Toutes sortes de drapeaux se hissent sur ce champ de bataille. Quel est le drapeau de ce pays ? S’agit-il des douze étoiles sur fond bleu nuit qu’on voit plantées là-bas, à main gauche, au sommet d’une tente ? S’agit-il du drapeau jaune et bleu qui flotte ici partout ou du drapeau rouge et noir qui s’agite ici et là, et, longue banderole vindicative, couvre là-bas la passerelle qui enjambe la rue rebaptisée à la mémoire des « héros de la centurie céleste » ? Et qui sont ces hommes en brodequins et en uniforme dépareillé qui patrouillent un peu partout, avec des bonnets d’astrakan ou des bérets sur la tête, des brassards aux emblèmes bizarres, des kalachnikovs en bandoulière, des matraques à la main, qui chantent de leurs belles voix viriles un hymne patriotique auquel on ne comprend rien sinon les mots Slava Ukraini, Slava geroiam : gloire à l’Ukraine, gloire aux héros. D’où viennent-ils ? Pourquoi ont-ils pour la plupart le crâne rasé, duquel dépasse un toupet de cheveux blonds ? Que signifient ces moustaches fourchues et ces tatouages sur leurs gros bras nus ? Qui est cette femme qui va et vient entre les tentes, comme une âme en peine, vêtue d’un costume traditionnel, un fichu à fleur noué sur la tête, de grandes bottes rouges qui remontent jusqu’aux genoux ? Voici qu’elle se poste devant la tribune vide ; voici qu’elle chante à son tour ce cri de guerre qui résonne ici sans cesse,Slava Ukraini, Slava geroiam ; elle se prosterne, elle lève les mains au ciel ; son refrain est repris en écho aux quatre coins de la place.

      Voici venu le temps de nous demander ce qu’il est venu faire ici, notre ange tombé du ciel. Il est venu chercher sur ce champ de bataille des traces de son ami Yarik, qui a eu le malheur d’être parachuté quelques semaines plus tôt, quand la fumée planait sur la ville assiégée, quand les flammes faisaient vingt mètres de haut et vous brûlaient les ailes. Sur toutes les tombes improvisées, signalées par des croix à la mémoire de ceux qui ont été tués, il cherche le nom de son ami.

      Il voudrait bien leur demander, aux hommes, où est passé son ami, mais il ne peut pas leur adresser la parole. Il ne sait pas lire dans les pensées des hommes mais – les anges ont ce pouvoir – il sait déchiffrer le cyrillique. Alors les inscriptions de la ville se gravent dans son cerveau candide :

      Nous aimons les Russes mais nous haïssons Poutine !

      Tous ensemble contre Poutine !

      Russie, réveille-toi ! Poutler dehors !

      Le Christ est ressuscité ! l’Ukraine est ressuscitée !

      L’Ukraine est un seul pays !

      Caucase libre ! Centurie tchétchène !

      Et sur toutes les tentes des noms d’oblasts et de villes, comme le puzzle éparpillé d’un pays qui a tenté de se rassembler ici et qu’on démantèle ailleurs : Donetsk, Marioupol, Kramatorsk, Odessa, Kolomya, Lviv, Ternopil, Rivne, Vinnitsa, Tchernihiv, Tchernovtsy, Zaporijjia, etc.

      Je ne suis pas cet ange. Je ne suis pas ce génie ailé. Personne ne m’a parachuté ici. Je me suis embarqué tout seul dans cette galère. Je n’ai pas le pouvoir de voir les choses sub specie aeterni. Je ne connais pas de raisons objectives en histoire. Je ne vais pas comme certains de nos illustres agitateurs publics, là où souffle le vent de la révolte, dans l’espoir qu’il me mettra dans le bon sens de l’Histoire. Je suis empêtré dans l’existence quotidienne et je dois me contenter de miettes. Me contenter de prendre des photos et de gratter dans mon carnet des croquis, des notes, ce que je vois. Et, de temps à autre, je regarde à mes pieds pour ne pas trébucher sur les pavés descellés. Et c’est là que je vois ce que les pavés multicolores écrivent sur le sol de Maïdan, au pied de la colonne de l’indépendance : « Halte à la propagande, ici il n'y a pas de fascisme »

      Mais alors je me retourne et je vois un portrait de Stepan Bandera de plus de cinq mètres de haut, sur fond rouge et noir, dressé par le Congrès des nationalistes ukrainiens... En face se tient une tente de la légion ukrainienne bien barricadée derrière ses pneus, ses palissades et ses panneaux « attention méchant Maïdaner ».

      Je ne suis pas un ange ou un génie, j’ai le sens de l’humour, même noir, et de l'autodérision ; cela dit, j’évite un clown qui veut absolument m'immortaliser pour cinquante grivnas dans ce décor qui tient à la fois du cimetière du rêve européen et du musée du vingtième siècle. Je m’avance entre les tentes de Praviy Sektor, sous les drapeaux rouges et noirs qui claquent au vent, et me dirige vers la place Tolstoï. Devant le centre de recrutement de Praviy Sektor, un pilori est dressé pour Ianoukovitch, au cas où il reviendrait dans un hélicoptère russe. Toute l’avenue est occupée par des tentes militaires et des échoppes improvisées où l’on vous vend des souvenirs, des babioles, des chemises brodées, des paillassons à l'effigie du Führer, de Poutler (Poutine + Hitler) ou de Ianoukovitch, lesquels vous invitent à vous essuyer les pieds sur leur sale gueule de dictateur barrée d’une petite moustache noire... Occupée, la mairie de Kiev est bien gardée par des hommes en uniforme. L’un d’eux s’approche de moi et me refile un ruban de « Spilna Sprava » – traduisez « cause commune », qui est un parti d’extrême-droite ; son emblème montre deux poings qui se serrent sur les couleurs de l’Ukraine.

      Sur un panneau, devant la mairie, je cherche, parmi les cent-quarante six disparus des derniers mois, le visage de Yarik, dont je n’ai toujours pas de nouvelles. Je fais demi-tour et commence à voir ce que je n’avais pas vu – ou pas voulu voir – le soir de mon arrivée. Qu’ils sont partout, les drapeaux rouges et noirs. Partout, les slogansSlava Ukraini, Slava geroiam.Partout des croix, des fleurs, des bougies, des casques, des glaives – partout ce blason (glaive au milieu du trident) qui est celui de la branche armée de l’OUN (l’organisation des nationalistes ukrainiens). Je cherche sur les brassards les croix gammées et les têtes de mort ailées dont on m’a parlé, que j’ai vues dans nos journaux, que j’ai vues à la télé – mais les croix gammées et les têtes de mort ne sont plus de mode ou s’en sont allées. Peut-être à l’est où la colère s’est déplacée, où des hommes sont sur le pied de guerre et parlent de Stalingrad et de troisième guerre mondiale.

      Je retourne sur Maïdan. L’ombre est tombée depuis les grands immeubles calcinés qui entourent la place ; le vent du Nord souffle plus fort ; il commence à faire froid. Les bouquinistes sont arrivés et déballent leur marchandise, qu’ils disposent sur des étals. Je les reconnais : ce sont les mêmes bouquinistes qu’il y a six ans. Qui vous vendent toujours la même marchandise : à côté du Kobzar de Chevtchenko ou des livres de Lesa Oukraïnka, Alfred Rosenberg, bras droit d’Adolf Hitler, ancien chef du Reichskommissariat Ostland et théoricien de la lutte des races est en bonne place… Un vieillard me montre en clignant de l’œil, comme s’il s’agissait d’un trésor de librairie, lesMémoires et leMythe du vingtième siècle en russe… Je feuillette le premier ouvrage : pas de nom d’éditeur sur la couverture, mais, au verso de la page de garde on peut lire : Kharkov, 2005…

      Faim, fatigue, écœurement. Je me presse vers un kiosque géorgien, demande un tchebourek, on me le tend dans un sac en papier, le gras déborde de toutes parts et la viande, mal cuite, mal épicée, a un goût douteux – en m’éloignant de la place, j’en avale la moitié et jette le reste avec l’impression d’être un cannibale ou un nécrophage ; une jeune tsigane qui fouille les poubelles et s’approche de moi la main tendue, me dit : « il n’était pas bon votre tchebourek, ça se sent » ; je vois briller sa dent en or ; je fourrage dans mes poches, lui lâche quelques piécettes, me retiens de toutes mes forces et m’enfuis vers un bosquet, là-bas, pour ne pas dégobiller sur sa belle robe à fleurs…

      VI

      Avec l'Ukraine, ce sera extraordinairement douloureux. […] Nous sommes obligés de remettre la décision entre leurs mains : fédéralistes, sécessionnistes, à chacun d'essayer de convaincre l'autre. […] Qu'ils vivent leur vie, qu'ils fassent l'expérience. Ils ressentiront vite que tous les problèmes ne sont pas résolus par la sécession.

      Soljenitsyne, L'archipel du Goulag, t. 3, 1976.

      Vendredi 25 avril

      Toute la nuit j’ai repensé aux images de la veille. Ce matin je n’ai qu’une seule idée en tête : filer à l’Institut français et me renseigner sur les emblèmes, les slogans, les effigies, les icônes qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé, sur Maïdan.

      Je commence par Bandera. Qui est celui qui a droit à un portrait plus grand que tous ceux à la gloire des martyrs de la « centurie céleste », plus grand que ceux de Chevtchenko, le barde ukrainien dont les vers sont ici connus de tous ? Bandera qui ne semble pas déranger les hommes parvenus au pouvoir, Bandera qui sert encore d’insulte dans la bouche des prorusses et qui alimente encore, cinquante-cinq ans après sa mort, la propagande infatigable du Kremlin, Bandera le démon des uns et le héros des autres est-il un fasciste ? Autrement dit les pavés de Maïdan nous disent-ils la vérité ou se foutent-ils allègrement de notre gueule lorsqu’ils proclament « Halte à la propagande, ici il n’y a pas de fascisme » ?

      Un texte de l’historien britannique Timothy Snyder, qu’il est difficile de considérer comme un suppôt de Poutine, tant il est critiqué pour son révisionnisme et loué pour son opposition au régime en place à Moscou, répond à nos questions. Né en 1909 dans un village d’Autriche-Hongrie aujourd’hui situé en Ukraine, mort assassiné à Munich en 1959 par un espion du KGB, Stepan Bandera est regardé par la plupart des nationalistes comme un martyr. L’homme grandit dans une Ukraine colonisée, passe la majeure partie de la guerre dans des prisons et des camps de concentration nazis et le reste de sa vie en exil. À sa manière, il résume le destin de bien des Ukrainiens. Mais Bandera ne fut pas un Ukrainien comme les autres, et c’est pour cela que certains veulent voir dans ce martyr ou ce looser, un héros. Bandera, écrit Snyder, « souhaitait faire de l’Ukraine une dictature fasciste débarrassée de minorités ethniques » : tel était bien le but de l’organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), parti fasciste créé à Vienne en 1929 par Yevhen Konovalets (tué en 1938 à Rotterdam dans un attentat à la bombe), qui engagea une série d’attentats meurtriers, dans les années 30, aussi bien contre les autorités polonaises que contre les partisans d’un dialogue entre Ukrainiens et Polonais. Le parti fut ensuite dirigé par Andrii Melnyk avec lequel Bandera entama une longue passe d’armes, en février 1940, qui mena à une scission de l’OUN à Cracovie entre modérés melnykistes (OUNm) et radicaux banderistes (OUNb) ; devait s’ensuivre une lutte fratricide qui empêcha les nationalistes de s’entendre dans la manière de donner un sens à leurs aspirations. Avant même le lancement de l’opération Barbarossa, l’OUNb de Bandera constitua deux unités militaires pour appuyer les Nazis dans leur conquête de l’Est : les bataillons Nachtigall & Rolland. Le 30 juin 1941, à Lviv, l’OUNb de Bandera proclame la création d’un État ukrainien et forme un gouvernement qui est interdit en juillet par les autorités nazies ; le 5 juillet Bandera le trublion est arrêté, transféré dans une prison berlinoise puis au camp de Sachsenhausen jusqu’en septembre 1944.

      Bandera ne peut donc pas prendre part au grand nettoyage ethnique qui se joue alors en Ukraine et qu’il a pourtant voulu, théorisé, préparé. Il n’est pas directement responsable du massacre par balles de 850 000 Juifs d’Ukraine à l’automne 41. Il n’est pas présent à Babi Yar ou ailleurs, là où des supplétifs ukrainiens prêtent volontiers leurs services aux SS, débordés dans leur travail de boucherie. Il ne participe pas, en avril 1943, à la création de la division SS Galicia, unité de volontaires ukrainiens au sein de l’armée allemande. Il n’est pas complice de la déportation de deux millions d’Ukrainiens comme Ostarbeiter. Il n’assiste pas, en 1942, à la naissance de l’UPA (armée insurrectionnelle ukrainienne) qui nomme à sa tête un de ses anciens frères d’armes, Roman Choukhevytch (lequel sera tué dans un affrontement contre le NKVD en 1950). Il ne fait pas partie de ceux qui orchestrent le massacre de centaines de milliers de Polonais par cette armée forte de 40 000 hommes.

      C’est seulement à l’automne 1944, alors que l’Armée Rouge reconquiert l’Ukraine que les Nazis décident de le libérer avec d’autres nationalistes internés entre temps (Melnyk, Stetsko, Borovets) pour lâcher un peu de lest et contrer l’offensive. Mais il n’a guère le temps de se battre au côté de ses bourreaux et retourne vivre dans cette Allemagne qui l’a retenu trois ans captif pendant que ses partisans continuent de se battre, en Pologne contre le régime communiste, en URSS contre Staline (jusqu’en 1956 en Volhynie), avec parfois l’appui des services secrets américains et britanniques qui parachutent des combattants sur ce front méconnu et particulièrement sanglant de la guerre froide.

      Bref, d’une certaine manière, Bandera,« the man who was not there », pour reprendre le titre d’un film des frères Coen, n’a participé que de très loin aux pages les plus sombres de l’histoire d’un pays qui n’existait pas encore – et c’est peut-être la raison pour laquelle on a voulu faire de ce looser et de ce martyr d’une cause perdue un héros. Mais Snyder rappelle que jusqu’à sa mort, l’homme est resté « fidèle à l’idée d’une Ukraine fasciste ». Depuis 1991, quatorze rues, en Ukraine, portent son nom, vingt-cinq statues ont été dressées à sa mémoire, et l’on trouve même six musées qui lui vouent un véritable culte. À Drohobytch, la ville natale de Bruno Schulz, il n’y a pas de statue à la mémoire de l’écrivain et dessinateur qui fut abattu par un SS d’une balle dans la nuque, mais il y a une statue à la mémoire de Bandera. En 2007, la ville de Lviv – la grande métropole de l’ouest – a consacré un immense monument à la gloire de l’enfant du pays. En 2009, des timbres ont été imprimés à son effigie pour célébrer le centenaire de sa naissance. En 2010, le président Iouchtchenko a élevé Bandera à la dignité de « héros national ». Cela pour répondre à une logique politique binaire, comme l’écrit Snyder : « glorifier Bandera sert à rejeter Staline et toute prétention de Moscou sur l’Ukraine » mais ce faisant, ajoute Snyder, « Iouchtchenko a jeté une ombre sur son propre héritage politique ». Mais il y a une autre logique binaire dans ce geste : la cérémonie a eu lieu le 27 janvier 2010, qui est la Journée internationale de commémoration des victimes de l'Holocauste. En Ukraine, glorifier Bandera sert à oublier Babi Yar. 

      En 2012, le président Ianoukovitch – l’homme chassé de son pays par l’insurrection de Maïdan – a cassé la décision de son prédécesseur pour apaiser la colère de l’Est et de la minorité juive.

      En dressant cet immense portrait de Bandera sur la place principale de Kiev après avoir déboulonné la statue de Lénine située place Tolstoï, les hommes de Praviy Sektor et de Svoboda ont décidé d’assumer cet héritage fasciste et nationaliste ; ce faisant, ils ont jeté une ombre sur l’insurrection citoyenne et montré leur volonté de confisquer le futur au profit du passé.

      L’Ukraine – qui a besoin d’icônes, comme toute nation récente, un besoin renforcé sans doute par le poids des Églises orthodoxes et uniates – avait pourtant l’embarras du choix en matière de martyrs. Je ne reviendrai pas sur l’Holodomor, la grande famine orchestrée par Staline, qui a tué entre trois et huit millions de paysans ukrainiens en 1932-33 et qui a entraîné la désertification des campagnes du centre et de l’est du pays – la plupart des Russes qui vivent là-bas aujourd’hui et attendent Poutine comme le grand libérateur sont venus, on le sait, combler ce grand vide. Je parlerai d’un autre type de purge. Une purge plus ciblée, mais peut-être tout aussi efficace. Avant mon départ, je consultais un site consacré à la littérature ukrainienne. Une date revenait sans cesse dans la biographie des écrivains cités : 1937 1937 1937. Pourquoi cette date ? Que signifiait-elle ? La mort. La mort de tout un pan de la vie intellectuelle d’un pays. Imaginez, dans les années trente, à Paris, à la fin d’un congrès, des hommes en armes qui surgissent, qui enlèvent Camus, Sartre, Aragon, Breton, Malraux, Gide, Giono, Cendrars, Bachelard et Bergson et qui les mènent manu militari au peloton d’exécution. C’est un peu ce qui s’est passé pour l’Ukraine et la langue ukrainienne à la fin des années 30. Une génération non pas perdue – une génération fusillée. Ce que certains spécialistes appellent la renaissance assassinée

      J’aurais aimé voir une de ces figures ressuscitée ici. L’Ukraine de Maïdan a fait un autre choix : elle a fait le choix de Bandera, qui suscitait depuis longtemps la division. Derrière un vernis pro-européen et pro-atlantiste, elle a fait le choix du passé et du pire passé : celui des nations réarmées. Comme si l’Ouest était venu prendre ici sa revanche sur les mauvaises guerres perdues.

      L’Ukraine a passé le vingtième siècle entre le marteau du communisme et l’enclume du fascisme ; elle est aujourd’hui prise entre le marteau du poutinisme et l’enclume d’un fascisme soft ou smart : celui du Reich américain, décomplexé, conquérant, vindicatif et tartuffe qui ose dire « nous n’avons pas besoin d’envahir un pays pour établir une bonne relation avec lui » (Barack Obama), quand il ne se contente pas d’envahir (l’Irak, l’Afghanistan), mais surveille (le monde entier), espionne (l’Europe), bombarde (des villages), torture (à Guantanamo) et exécute (ses propres citoyens) à coups d’injection létale et de décharge électrique.

      Pour ma part, de même que je n’oublierai jamais le regard d’airain de Bandera sur la place de Lviv, un jour d’août 2008, il me sera difficile d’oublier son portrait en noir et blanc sur la place de l’indépendance, ni que les drapeaux rouge et noir claquent encore ici parmi les drapeaux de l’Europe et de l’OTAN, qui sont de plus en plus blanc bonnet bonnet blanc ; je n’oublierai pas qu’il n’y avait pas de tente militaire sous laquelle m’abriter, à Maïdan, et pas de secteur gauche auquel me joindre dans les rues de Kiev.

      Chers amis ukrainiens, il est temps de libérer l’avenir du passé. Il est temps de libérer l’Europe du vingtième et du dix-neuvième siècle enchaînés l’un à l’autre par l’imaginaire mortifère des nations.

      Aujourd’hui, je sais pourquoi je ne suis pas allé sur Maïdan, en février. Je ne veux pas crever pour cette Europe-là. L’Europe pour laquelle je suis prêt à risquer ma vie n’est pas l’Europe des traités et des trahisons.

      Je sais que je suis arrivé trop tard et que ce que j’aurais voulu voir et vivre, à Maïdan, a peut-être eu lieu, en décembre, à l’heure de la révolte citoyenne. Je suis un témoin de l’après, un témoin du désenchantement. Les écrivains arrivent toujours après la bataille. Ils voudraient écouter les vivants mais ils n’entendent parler que les morts. Ils habitent les ruines de la carte et décrivent le monde d’hier. Ils sont rongés par la mélancolie et se bercent de nostalgie. Mais où sont passés les écrivains de l’avant ? Où sont passés les visionnaires, les grands prophètes, les hérésiarques, les devins de l’élan vital ? Où sont passés Cendrars, Apollinaire, Benjamin Fondane ? Où sont passés les Kafka, les Nabokov et les Koestler ? Où est passé Zamiatine ? Dans l’avion je lisais Maïakovski : peu importe au fond qu’il ait embrassé la cause bolchevique ; peu importe au fond qu’il ait chanté la gloire de Lénine ; ce qui reste aujourd’hui, de ses poèmes, c'est cette énergie foudroyante, c’est ce formidable appétit de dire l’Histoire au moment même où elle se fait, sans calcul, sans fétichisme, sans préméditation ; il vit, il pense, il chante, il écrit, tout cela en même temps, à voix haute, à vive allure, à brûle-pourpoint, il y laisse sa peau... 

      VII

      Ils ont peur de perdre leur passé. Nous avons peur de perdre notre futur.

      Serhiy Jadan
      Vendredi 25 avril

      Après-midi derrière l’ordinateur. Ça barde de plus en plus à l’est, du côté de Slaviansk, après l’assaut lancé par l’armée contre les séparatistes, qualifiés de terroristes par le nouveau gouvernement, qui manie déjà à la perfection la novlangue du vingt-et-unième siècle.

      Ici, les rumeurs vont bon train. On parle de seize étrangers enlevés à l’est. Sur des photos qui montrent les portraits de jeunes hommes disparus du jour au lendemain, dont on a retrouvés les cadavres torturés dans la forêt, je cherche encore le visage de Yarik. Là-bas, de l’autre côté de cette frontière qui se secoue comme une vieille faille longtemps restée dormante, la propagande fait son travail de sape. Ukraine et Russie se livrent à une véritable guerre verbale. Moscou accuse Kiev de vouloir provoquer une catastrophe humanitaire. Kiev accuse Moscou de violer son espace aérien. Le président Tourtchinov apparaît sur l'écran en uniforme, avec sur la tête un képi militaire frappé d'un trident noir. De nouveaux drapeaux voient le jour à l'est, qui sont noir bleu rouge, avec pour emblème un glaive ou l'aigle russe. Il n'y a pas une Ukraine de l'Est et une Ukraine de l'Ouest. Il y a une Ukraine du passé et une Ukraine de l'avenir. D'un côté, des jeunes gens fuyant ce pays trop grand qui avance en claudicant, un pas en arrière, un pas en avant. De l'autre ceux qui ont la nostalgie de l'odeur de poudre et du bruit des armes, ceux qui n'ont jamais pu se faire à l'idée de la paix, ceux qui ont continué de vivre dans cette ambiance guerrière, avec pour idoles Tupolev et Kalachnikov, ne quittant jamais le treillis qui a remplacé le bleu de travail à la chute de l'URSS.

      Les premiers sondages pour les élections présidentielles du 25 mai donnent peu d'espoir. Ils placent largement en tête Petro Porochenko, oligarque, expert en voltige politique et en revirement de bord, qui a été ministre aussi bien de Iouchtchenko que de Ianoukovitch, et qui est venu faire un petit tour sur Maïdan, au bon moment, pour se placer dans le sens du vent.

      Sur un site d’information en ligne (Kyivpost), je regarde une vidéo dans laquelle Arseniy Yatseniouk, président de la fondation Open Ukraine et premier ministre par intérim, dévoile pièce après pièce son appartement, pour montrer qu’il ne vit pas dans la débauche de luxe et la vulgarité de ses prédécesseurs. La transparence est le premier critère de l’euronormalité. Yatseniouk a l’air sympathique et je réalise à quel point, malgré son crâne chauve, il est jeune. Je repense à sa déclaration de la veille, à la télé ukrainienne : « la Russie veut lancer une troisième guerre mondiale » ; à quoi il a ajouté : « nous n’avons pas oublié la deuxième guerre mondiale ». Qui est ce « nous » ? Au nom de qui parle-t-il, lui qui est né trente ans après la fin de la guerre ? Au nom de l’Occident ? de l’Europe ? de l’OTAN ? Au nom de ses concitoyens ? Il est évident qu’en Ukraine, personne n’a oublié la deuxième guerre mondiale, sauf les énormes détails qui fâchent tout le monde et font frémir d’horreur. Mais chacun se souvient de la version qui lui convient. L’annexion soviétique, l’occupation nazie et le génocide des Juifs ont façonné des mémoires et des valeurs impartageables.

      L’Europe s’est construite en 1945 sur la réconciliation entre la France et l’Allemagne. Elle aurait dû se construire, après 1989, après 1991, sur la réconciliation entre la Russie et les alliés de l’Allemagne nazie que Staline avait occupés puis satellisés voire annexés. Cela aurait nécessité, de la part des autres peuples qui ont constitué l’URSS, de reconnaître qu’ils avaient collaboré autant d’un côté que de l’autre, qu’ils avaient eux-mêmes contribué à Auschwitz et au Goulag ; au lieu de quoi ils ont préféré nier le Goulag et refouler Auschwitz.

      La fin du pacte de Varsovie devait avoir pour corollaire la fin de l’OTAN ; mais la guerre froide a été une victoire occidentale, elle a donc eu pour conséquence immédiate l’humiliation du vaincu, le partage de l’URSS et l’agrandissement de l’OTAN.

      En 2004, avec l’élargissement à l’Est, l’UE et l’OTAN se sont mis à fusionner bizarrement. Ils avaient déjà la même capitale, le même centre, à Bruxelles ; ils auraient désormais la même frontière, la même périphérie (cette ligne des glaces que traça pour la première fois Alexandre Nevski contre les chevaliers teutoniques, en 1242) ; ils auraient le même ennemi : la Russie. Car l’OTAN, comme toute coalition militaire, a besoin d’un ennemi. Du grand ennemi communiste, elle n’avait plus que des confettis : Cuba, Corée du Nord, Venezuela. Alors il a fallu trouver de nouveaux ennemis : Iran, Syrie, Russie. Et de nouveaux alliés qui serviraient tour-à-tour de fer de lance et de bouclier : Pologne, Ukraine, Géorgie, etc.

      La frontière de l’Europe future doit se dissocier de celle de l’OTAN ; le centre de l’Europe future doit se déplacer vers l'est, quelque part sur le tracé de l’ancien rideau de fer, à Vienne, à Trieste ou à Berlin ; l’Europe future ne doit pas s’arrêter à Kiev, elle doit aller plus loin, gagner Sarajevo, Belgrade, Istanbul, Ankara, Tbilissi, Erevan, Bakou, peut-être Moscou ; mieux, la frontière doit s’oublier, devenir à la fois franchissable – par les hommes – et inatteignable – par les idées d'hier ; infinie, fractale au lieu d’être fortifiée : l’Europe future ne doit plus avoir de frontières qu'imaginaires ; ce n’est qu’à ce prix que l’Europe survivra à un vingt-et-unième siècle en passe de l’oublier ; ce n’est qu’à ce prix que nous, Européens, peuple rendu chimérique par une mémoire qui nous étouffe et des traités qui nous bâillonnent, pourrons encore habiter l’archipel sidéral que nos ancêtres ont rêvé pour nous et ne pas mourir de froid sur ce petit cap gelé de l’Asie, cette péninsule démarrée, cette presqu’île barbelée, américanisée par la ruse et suissifiée par la peur. 

      VIII

      … Elle était là encore la Terre, elle était ferme,

      et pourtant j’entendais ses craquements futurs

      – et il ne faut pas s’y attarder

      – il ne faut pas lui faire confiance,

      Quelque chose aura lieu. Quelque chose, mais Quoi ?

      Benjamin Fondane, Ulysse, 1933

      Vendredi 25 avril

      Passé le début de la soirée à monter et descendre comme un yoyo grisé par les rayons du soleil la rue Saint-André, qui ne désemplit jamais, tandis que les vendeurs de souvenirs replient leurs étals. Je me demande ce que je suis venu faire dans cette ville étrangère où la liesse populaire de la révolution a tourné à la gueule de bois des aurores meurtrières ; la colère s’est déplacée à l’est mais il est désormais trop tard pour me rendre là-bas : il me faudrait passer deux nuits sur les trois qui me restent dans un train direction Kharkov ou Donetsk.

      En retournant vers l’hôtel, je tombe sur un bouquiniste en train d’étaler ses livres sur le trottoir en pente raide, à l’heure où la plupart des vendeurs ambulants remballent leur marchandise. Il m’alpague en russe, mégot à la bouche, casquette sur la tête, odeur un peu forte, grands ongles noirs, et me fait l’article de ses vieilleries. Voici les prix de la littérature russe à Kiev en 2014 : Blok (je précise qu’il s’agit des élégies, pas des poèmes guerriers et révolutionnaires) vaut très cher (70 grivnas), Pouchkine un peu moins (50 grivnas) ; Maïakovski est bradé à 20 grivnas et les récits de Gorki, dans une très belle édition bilingue, russe-français, de 1981, avec une couverture rouge cartonnée – sans doute à destination des militants du PCF qui désiraient se frotter à la langue du Kremlin – valent 5 grivnas, soit moins de 50 centimes d’euro. Nous parlons de Maïdan, de la crise, de la guerre. Petro – c’est son nom – a compris la faillite du communisme et la folie soviétique le jour où, tankiste dans l’Armée rouge, il s’est retrouvé aux commandes de son engin, sur la route de Prague. C’était en 1968 ; il avait vingt ans ; on lui donnait l’ordre d’aller écraser la révolution de tout un peuple. C’est ce jour-là, me dit-il, qu’il a compris qu’il était Ukrainien et qu’il n’avait rien à faire dans cette histoire : les Tchèques et les Slovaques étaient nos frères, des Slaves comme nous, tout autant que les Russes et moi je devais aller me battre contre eux ! Pas question !

      J’emporte le petit Gorki, le fourre dans mon sac à dos avec deux bières et mon carnet à dessin, remonte la rue gagnée par l’ombre et les fêtards qui ont remplacé les touristes, grimpe un escalier de fer forgé qui mène sur les hauteurs, là-bas, où le soleil éclaire encore les feuillages, les troncs d’arbre et la terre ocre dont la poussière s’élève dans l’air ambré. Ce sont de drôles de terrains vagues perchés au beau milieu de la ville, couronnés de bosquets, cernés de ravins ; la pente y est si forte et si fréquents les risques d’éboulement, de glissements de terrains, que la marée urbaine, s’est arrêtée là, tranchée nette, au pied de ces monticules restés sauvages qui attirent toute la jeunesse kiévienne, à l’heure où le soleil se couche, à l’heure où des envies vous viennent, et pas seulement de boire des bières ou de fumer des joints, entre les ronces et les fougères.

      Épiant les différents groupes de jeunes qui se donnent rendez-vous sur ces hauteurs, écartant les branches de bouleaux qui se dressent sur mon passage et dont les yeux noirs me dévisagent, j’erre à la recherche de Yarik – espérant le retrouver dans les bras d’une belle blonde ou bras-dessus bras-dessous avec un pote de beuverie. Mais Yarik était un solitaire acharné, qui pouvait passer des heures à arpenter la ville guidé par son ombre et le pressentiment me gagne – à mesure que je m’enfonce dans cette forêt miniature, voyant surgir de la verdure les premières tombes déchaussées – que je ne le retrouverais que mort. Je sais qu’il aimait dériver vers ces cimetières à l’abandon, d’où l’on pouvait contempler toute sa ville et d’où l’on pourrait aujourd’hui guetter l’avenir inquiet de son pays. Je m’adosse à un tronc d’arbre et observe les changements dans la physionomie de Kiev.

      À l’ouest, l’espèce de gated community d’un kitsch absolu, avec ses clochetons et ses frontons multicolores qui sortait de terre il y a six ans est encore inachevée, sans doute à cause d’une de ces affaires de pot-de-vin qui régissent ici le trafic immobilier : mais bon sang, qui aurait envie de venir s’enterrer dans ce Disneyland des ravins, cerné de grillages et contrôlé par des caméras qui vous toisent comme des gargouilles de leur œil noir ?

      À l’est, je regarde le pont inachevé, là-bas, qui traverse le Dniepr ; il dessine un arc-en-ciel de béton, reprend la forme de l’arche élevée en 1954 pour célébrer les trois cents ans de l’amitié russo-ukrainienne (traité de Pereiaslav) ; je pense aussi à l’arche de Saint-Louis, au bord du Mississippi qui symbolise le seuil du Far West ; l’inachèvement de ce pont, en avril 2014, est comme le symbole de la faillite et de l’écartèlement d’un pays suspendu entre un Far East qui le menace toujours et ne veut pas lui lâcher la bride et un Far West qui veut l’absorber coûte que coûte… De ce côté-ci de la colline, la nuit vient plus tôt, l’ombre se répand partout, des nappes de brouillard se détachent du fleuve, s’élèvent, planent sur la ville basse et s’immiscent entre les ravins, vous font frissonner, et, boutonnant ma veste, je ne sais pas ce qui me prend, je réalise que je suis toujours venu dans cette ville en été, au printemps, que je ne connais pas le terrible hiver ; Yarik, dans ses lettres de Maïdan, me le décrivait, me disait cher ami, il faut que tu voies un jour le Dniepr en hiver, il faut le voir pour le croire, il faut entendre les glaces qui crépitent et c’est alors que je l’imagine, le Dniepr en hiver, cet hiver dont je viens moi-même, à Berlin il gelait encore la nuit, et j’ai erré pendant cinq jours au bord de la Spree, où le vent du Nord soufflait si fort, je vois se dessiner la ligne des glaces, ce nouveau rideau de fer qui descend de la Baltique à la Mer Noire mais qui reste ici encore à l’état d’esquisse ou d’ébauche, tracé sur papier par les uns, gommé par les autres, retracé, embrouillé de repentirs et de fioritures, et soudain je vois les pans d’un mur se dresser comme des pierres tombales, les miradors pointer leur crâne hérissé d’antennes, je vois toute la zone devenir un noman’s land, on dynamiterait les vieilles églises encombrantes, on maçonnerait les fenêtres des immeubles, des gens tenteraient de s’échapper, défieraient le vide pendant que des soldats les mettraient en joue, mais je sais aussi que l’histoire, la farce tragi-comique de l’histoire ne se répète jamais tout à fait – que le nouveau partage de l’Europe n’aura pas lieu, ou aura lieu d’une manière totalement inédite, imprévisible, je déteste les comparaisons historiques, les simplifications, les réductionnismes, le fantasme du retour des années trente, les Poutine = Hitler, Sudètes = Crimée et autres billevesées, Kiev ne sera pas le Berlin de demain, être visionnaire ne signifie pas quêter dans le passé des présages du futur, ce besoin maladif de nos sociétés postmodernes ; non, être visionnaire ou plutôt se faire clairvoyant,

      c'est être sans cesse aux aguets,

      sur le qui-

      vive,

      appartenir de plain-pied au présent,

      scruter le noir de l’horizon,

      écouter ce que dit

      la nuit

      quand la terre craque et que le monde

      meurt dans le fatras

      des vieilles légendes.

      Alors s’assoir, quelques instants, au chevet de la ville, sortir de son sac

      un carnet à dessins,

      un feutre noir

      et se contenter d’inscrire, noir sur blanc

      le visage inquiet d’une ville

      qui tremble au couchant.

      IX

      Et déjà commençait à m’étreindre une angoisse encore inconnue : de retour à Paris, que saurais-je dire ? Comment répondre aux questions que je pressentais ? L’on attendait de moi certainement des jugements tout d’une pièce. Comment expliquer que, tour à tour, en URSS, j’avais eu (moralement) si chaud et si froid ?

      André Gide

      Vendredi 25 avril

      En regagnant la ville basse à la nuit tombée, j’entre dans une superette, achète une bouteille de horilka (de la vodka ukrainienne) tandis qu’un homme passablement saoul s’embrouille avec une caissière qui le chasse en criant « Moskal, Moskal », le mot pour désigner l’envahisseur moscovite.

      Goulot de ma bouteille vissé aux lèvres, je décide de me bourrer la gueule sur la place Kontraktova en espérant m’approvisionner de récits, de choses vues, voire d’aventures. Je me laisse tomber sur un banc, tandis que des groupes de jeunes descendus comme moi des hauteurs jouent du tam-tam, que d’autres picolent des bières, mangent des chawarmas, bavardent, s’agitent, se disputent en profitant de la douceur revenue. Une meute de chiens errants traverse la place ; les jeunes les excitent, les chiens aboient, montrent les crocs, se battent, roulent dans la poussière, s’ébrouent, font la course autour d’un kiosque puis vont se tapir là-bas, derrière un grand sapin solitaire.

      Sachant que griffonner est toujours un bon moyen d’attirer l’attention, je sors mon carnet à dessins, m’attaque à la statue à cheval du cosaque Petro Sahaidachnyi qui règne sur le bordel ambiant, sa massue brandie en l’air comme le foudre d’un Zeus éclair. On se presse autour de moi, on me demande d’où je viens, on me propose de la bière. Ce sont les gars du banc d’à côté : trois mecs d’une vingtaine d’année, une jeune fille, un type entre deux âges qui sirote une bouteille de vin géorgien et une vieille clocharde en jupe à fleurs qui arrête les passants, mendie à gauche, mendie à droite, et papillonne de banc en banc, en quête d’alcool ou de tabac. On me parle dans un mélange de russe et d’anglais… Viktoria, d’abord, petite blonde aux bras potelés qui veut savoir ce que je suis venu faire seul à Kiev, à part me bourrer la gueule sur un banc. Comme toutes les jeunes filles de son âge, elle rêve de Paris. Je lui dis que c’est justement Paris que j’ai fui, que ça me prend tous les ans, au mois d’avril, ce besoin de fuir, de guérir, de revivre ; je lui parle de mon ami Yarik, qui aurait à peu près son âge, et qui faisait des études de médecine, comme elle. Je lui décris ses yeux verts, son visage, ses cheveux blonds, la cicatrice à son arcade sourcilière, mais ça ne lui dit rien, le seul Yarik qu’elle connaît, il est brun. Nous parlons un peu littérature, car elle adore, me dit-elle, la littérature française, Alexandre Dumas,les Trois mousquetaires, moi je lui parle de la littérature ukrainienne, mais tous les noms que j’énumère lui sont inconnus, à part celui de Serhiy Jadan, que je n’ai pas encore lu mais qui s’est rendu célèbre pour avoir défié des séparatistes, à Kharkov : les types l’ont fait s’agenouiller, l’ont aspergé d’un produit vert, lazelenka, et l’ont tabassé à coups de batte de base-ball. Je lui dis que moi aussi j’écris des livres, que mon premier roman se passait en Ukraine, imaginait une énième guerre de Crimée qui a fini par avoir lieu et que je suis venu à Kiev après Maïdan pour prendre le pouls de la ville. Elle esquisse une moue suspicieuse : elle ne comprend pas ce qui peut bien m’intéresser dans son pays ; elle n’a qu’une seule envie, foutre le camp d’ici. Je lui dis qu’à Paris j’ai l’impression de tourner en rond parmi les âmes mortes : chacun ne pense qu’à son petit confort intime, à se divertir, à la série américaine qu’il regardera le soir sur l’écran de son ordi ; à l’Ouest, personne ne serait prêt à mourir pour des idées, et pour cause : toutes les idées ont dépassé leur phase critique, toutes les idées sont mortes. Alors qu’ici, je suis toujours fasciné par cette jeunesse débordante de vie, prête à tout risquer, prête à crever sous cette bannière étoilée de l’Europe qui a trahi nos rêves. Je leur demande s’ils sont allés sur Maïdan. Oui, ils y sont allés, me disent-ils, comme tout le monde ici. Mais au début, quand la révolte était encore pacifique. Ils apportaient des provisions aux insurgés, des clopes, des médocs, des fruits et des légumes, de la bière et de la vodka… Parfois ils montaient la garde près des barricades. Après ça a mal tourné, les premiers coups de feu, les premiers snipers et puis le sang s’est mis à couler, ils me disent ça en anglais, avec de grands gestes épouvantés :there was so much blood, blood, blood, evrywhere… Et ils ont eu peur, et ils se sont repliés ici, à Podol, où la vie continuait comme avant tandis qu’on entendait, là-haut, le bruit des armes et qu’on voyait les flammes s’élever au-dessus de la colline, et qu’on sentait partout l'odeur de la fumée.

      Roman, cheveux bruns et longs, intervient dans la conversation : il n’est pas d’accord avec moi, d’après lui, c’est à l’est, en Russie, que les âmes sont mortes ; tuées par la propagande et le totalitarisme, dit-il, qui sévit encore sous Poutine. Roman fait des études de cinéma et a bien l’intention de venir tenter sa chance en France, on lui a dit qu’il y a là-bas des écoles de cinéma réputées. Je lui dis que c’est vrai. Je lui demande ce qu’il pense du cinéma ukrainien. Il me dit ici il n’y a rien, que ça ne vaut rien. Je lui demande de me citer des cinéastes ukrainiens mais il préfère me parler de nos fausses gloires occidentales. Je lui dis que je suis étonné, Kiev était pourtant une grande ville du cinéma dans le passé, il doit bien rester quelque chose de cette tradition, je lui parle de Paradjanov, de Dovjenko. Mais il ne veut pas entendre parler de Dovjenko : Dovjenko, me dit-il, était payé par Moscou… Et là je me dis, intérieurement, l’espace d’un instant : le jour où l’on dira, de tel ou tel cinéaste européen, mais il était payé par Hollywood, on aura fait peut-être un pas vers la décolonisation des esprits…

      Sacha, cheveux blonds et longs, visage pâle et maigrichon, petites lunettes rondes sur un nez pointu, sort alors d’un étui son violon, et se met à jouer, en mon honneur, dit-il, en l’honneur de la France – prenant des airs très romantiques, secouant sa mèche à la cadence de son archet ; je pense à Liszt ou à Chopin mais c’est du Bizet qu’il joue, un petit arrangement perso sur l’air du Toréador. La vieille clocharde s’approche, elle ramasse un mégot par terre, le fourre dans sa grande bouche édentée, me demande mon briquet, allume le mégot, m’arrache des mains la bouteille de horilka, se contorsionne au son du violon, elle rit, elle rougit, elle chiale, elle revit, se caresse les seins, soulève ses jupes, et le petit point brasillant du mégot qu’elle tient au bec virevolte dans la nuit comme une luciole, son visage passe par toutes les couleurs de l’ivresse et de la joie, elle entre dans une région frénétique que nous avons perdue depuis l’enfance, une sorte d’extase et d’oubli de soi, de folie peut-être, c’est la Gorgone, c’est la Carmen de Bizet qui agite sa jupe à fleurs et défie la mort Toréador, et lorsque Sacha s’arrête et nous salue comme un soliste, avec le sourire embarrassé du jeune premier, elle l’applaudit, nous embrasse tour à tour comme une mamma romaine, et s’écroule sur le banc, ivre morte.

      Roman et Viktoria tentent de la réveiller mais elle ne répond pas ; Sacha se penche vers elle, soulève sa main gauche qui pendouille, lui prend le pouls, puis, il la retourne et colle son oreille à sa poitrine dénudée : tout va bien, dit-il, elle roupille comme un bébé.

      Il est temps pour eux de partir : Roman doit rentrer chez ses parents, de l’autre côté du Dniepr ; Sacha doit prendre un train de nuit pour Vinnitsia et Viktoria retrouver son mec qui est allé picoler au bord du fleuve avec des potes.

      C’est alors qu’Andreï – le trentenaire resté jusque-là un peu à l’écart – me tend sa bouteille de vin géorgien et me propose de finir la soirée en sa compagnie. Nous nous rendons dans un bar désert où il commande deux cafés, deux cognacs et deux glaces. Il vient de Zaporijjia, le pays de la steppe et des cosaques, et je suis le bienvenu chez lui si je passe un jour dans les parages, dit-il en me tendant une carte de visite. Sur son portable, il fait défiler des photos de Maïdan, les derniers jours, pour me prouver qu’il y était lui aussi, qu’il a eu le droit à son baptême du feu. Les photos sont floues, la fatigue ou l’alcool me font cligner des yeux, mais je crois distinguer, sur un fond de flammes et de fumée, des hommes en cottes de maille, des massues, des gourdins, des sabres et des étendards, comme s’il me montrait les images d’un film de cape et d’épée. Il a une petite théorie à propos de son pays : la théorie de la tenaille ; ici, dit-il, nous avons toujours été pris en tenaille entre les Russes et les Allemands, entre les Turcs et les Autrichiens, entre les Polonais et les Tatars, c’est notre destin. Il s’enfonce dans son délire obsidional et me dit : aujourd'hui, la Russie veut nous entraîner dans la guerre et les États-Unis dans la crise. Si je devais choisir entre la crise et la guerre, dit-il encore, je n’hésiterais pas un seul instant, je préfère la guerre : la crise, tu es pauvre, tu dors dans la rue, tu n’as rien à bouffer et tu meurs d’ennui, petit à petit. La guerre, tu es pauvre, tu dors dans la rue, tu n’as rien à bouffer mais tu ne t’en rends pas compte, parce que tu n’as pas le temps d’y penser, et si tu crèves ce n’est pas d’ennui, mais d’une balle dans la tête ; et disant cela, il se lève, nous sortons du bar ; mordant à moitié sur le trottoir l’attend sa bagnole, un vieille Volga noire aux vitres teintées ; il me propose de monter et de me raccompagner ; je décline l’invitation, je préfère marcher ; lorsqu’il claque la portière et que la Volga démarre sur les chapeaux de roue, je remarque sur la plage arrière cet immense autocollant : entre les lettres AK et le chiffre 47, il y a le dessin d’une kalachnikov. 

      X

      Après Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde n’existe plus. Mais l’homme n’a pas envie de penser à cela, car il n’y a jamais réfléchi. Il a été pris de court.

      (…)

      Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de noter le futur.

      Svetlana Alexievitch, La supplication

      Samedi 26 avril

      Ce matin, visite du musée de Tchernobyl dès son ouverture. Entrée gratuite. Je monte les marches entre les panneaux bleu nuit des villages de la zone, aujourd’hui vidés de leur habitants. Ce n’est que devant une maquette animée qui reconstitue heure par heure le déroulement de l’événement que je réalise, en regardant ma montre, que je suis tombé par hasard le jour anniversaire de la catastrophe. Et pourtant, le musée est à-demi désert. Ambiance sépulcrale et poussiéreuse dans cette immense boite noire qui est un vrai bric-à-brac. Derrière des centaines de vitrines, sans ordre apparent, on trouve toutes sortes d’objets rescapés de l’apocalypse : pelles, casques, dosimètres, slips de plomb, cercueils de zinc, rameaux arrachés à la fameuse forêt rousse, et des quantités de cartes, de photos, de maquettes et d’articles de journaux qui rappellent l’infernale épopée des liquidateurs. Tout est en ukrainien, aucune traduction, ni en russe ni en anglais. Je suis condamné à regarder sans comprendre, à deviner ce que je vois, à interpréter, à imaginer. Nombreux écrans qui passent en boucle des images d’archive et des documentaires sur les habitants de la région, sur les personnes évacuées, ou sur le risque nucléaire.

      Je demeure quelques minutes devant une carte des radiations et je pense à cette phrase lue dans La supplication de Svetlana Alexievitch : « les journaux ont écrit que le vent, heureusement, soufflait dans l’autre sens. Pas sur la ville… Pas sur Kiev ». J’ai toujours trouvé bizarre le fait que sur toutes les cartes, la zone contaminée s’arrête en bordure de la ville, comme si Kiev, la Ville sainte, la mère des villes russe, ne pouvait pas, ne devait pas être touchée par l’apocalypse. Quelques vitrines plus loin, c’est autre chose qui aimante mon regard : un animal empaillé, inidentifiable, sorte de rat-araignée, à huit pattes. Un de ces nombreux monstres dont Tchernobyl a accouché. Au moment où je décide de partir, débute une cérémonie commémorative : des élèves venus de plusieurs lycées de Kiev sont invités à rencontrer un survivant et un réalisateur, qui leur présente son film. Ils prennent place docilement, silencieusement, dans une salle réservée à ce genre d’événements pendant que je descends les marches, sous les panneaux barrés des villes et des villages interdits.

      Après-midi au musée Boulgakov. La joie de découvrir le décor d’un de mes romans préférés, la Garde blanche, laisse rapidement la place à la déception, à la nausée, au sentiment que l’âme des lieux s’en est allée, ne laissant derrière elle qu’un petit monde étriqué, embaumé, naphtaliné, peuplé de spectres à l’odeur de camphre. Mon guide est une dame d’une cinquantaine d’années qui parle dans un russe de manuel – très châtié, très livresque – et s’avère un brin obséquieuse. Sont peints en blanc tous les objets qui ne sont pas d’origine, que Boulgakov n’a pas connus : bienvenue au pays des fantômes ! D’ailleurs, nous dit la dame, Boulgakov, comme Victor Hugo, s’adonnait au spiritisme. Et de nous dévoiler, derrière un rideau de théâtre, un miroir magique qui fait remuer les tables et dédouble les visages.

      Retour le soir à l’auberge de jeunesse : j’ai besoin de fuir le bruit de la ville et de trouver un endroit calme, où je pourrais écrire, un peu comme la véranda de Boulgakov, aujourd’hui transformée en salon de thé pour touristes. Dans ma chambre ont débarqué quatre immenses gaillards aux gueules de cosaque et une jeune fille pas très jolie mais un peu délurée : ils viennent de Donetsk et de Lougansk, pour le marathon de Kiev, qui se tiendra le lendemain. Impossible de pianoter en paix dans mon plumard, pendant qu’ils sont en train de descendre leurs dernières bières en provision des quelques heures de sobriété qu’il leur faudra affronter. Ils me proposent de me joindre à eux ; je boirais bien un coup, moi aussi, histoire de secouer mes souvenirs et de noter le plus rapidement possible et sans ordre préalable tout ce que j’ai vu, vécu, entendu ces dernières heures ; oui, je boirais bien un coup mais seul, enveloppé de fumée, face à mon écran. Je prends congé, dévale les escaliers, m’installe avec une bière sur la terrasse de l’auberge, qui n’est pas encore prise d’assaut par les autres pensionnaires, allume un cigarillo, commence à me sentir d’aplomb pour écrire, mais une serveuse qui doit trouver l’air un peu trop mou branche les enceintes à fond et m’injecte dans les oreilles la soupe à vomir de la pop ukrainienne à deux balles – en globish s’il vous plaît, « you still love me », « i’m your baby », « never let me go », and so and so. C’est l’eurovision qui attaque, porté par le vent d’ouest acidulé qui souffle ici depuis quelques jours. Je fuis de nouveau, mon portable en veille glissé sous le bras, le fourre dans mon sac à dos, quitte la cour pavée, me mêle à la foule de la rue Saint-André, marche à grands pas dans l’avenue inondée de soleil, me dirige vers les berges, saute par-dessus une palissade, ignore le vigile qui fronce les sourcils et s’apprête à me barrer la route, traverse le terrain vague qu’est devenue la place Pochtova, gagne enfin les bords du Dniepr, où je retrouve les chiens errants de la veille, grimpe les marches qui mènent à la passerelle Troukhanov, franchit le fleuve, porté par cette jeunesse qui salue le printemps retrouvé et défie le vide en se balançant au bout d’un élastique. Les jeunes ukrainiens aiment le vertige, habitués qu’ils sont à marcher sur un fil, à jouer les acrobates, à jongler entre les langues et à faire le grand écart entre l’est et l’ouest.

      De l’autre côté, sur la plage de l’île Troukhanov, je retrouve la ferveur joyeuse des week-ends ukrainiens, je retrouve les immenses bouleaux de Sibérie, je retrouve les graffitis que Yarik taillait dans leur écorce poivre-et-sel. Le Dniepr est presque bleu mais trop froid pour s’y baigner ; quel bonheur, cela dit, de retrousser son jean et d’y tremper ne serait-ce que les pieds. Je m’allonge sur le sable avec un bouquin, pensant aux jours d’été que je venais passer ici avec Yarik, sur cette plage au cœur de la ville, quand nous nous baignions sans penser que c’était dans l’eau de Tchernobyl, sans penser que le sable qui nous brûlait la plante des pieds, c’était le sable de Tchernobyl. Des pêcheurs sont là, fermement plantés sur leurs jambes, dos musculeux, épaules déjà bronzées au mois d’avril, attendant que ça morde. Ils se moquent bien de Tchernobyl, de l’Europe, de la Russie, de la troisième guerre mondiale et du rideau de fer qui retombe du ciel trop bleu. J’ai ma manière de les imiter, de lancer moi aussi mes lignes, de tirer mes filets : je sors mon carnet à dessin, un calame, un flacon d’encre de chine et, profitant des dernières heures de soleil, je griffonne l’horizon zébré d’ombres noires.

      XI

      Le cosaque est le défenseur et le bandit, il est le gardien de la Sainte Russie contre le Tartare, mais il est aussi le Tartare ; jusqu’au seizième siècle, écrit doctement Klaus J. Gröpper, le mot cosaque – qui signifie à l’origine sentinelle – désignait le Tartare, même si peu après les cosaques allaient devenir les ennemis légendaires des Tartares, tout en partageant avec eux les mêmes us et coutumes,

      Claudio Magris, Enquête sur un sabre

      En dessinant le large dos tatoué d’un pêcheur au crâne rasé, je pense à l’adage de Levasseur de Beauplan, que Yarik, pour faire le cuistre, aimait souvent me répéter : Ucrainia est terra cossacorum. L’Ukraine est la terre des Cosaques. D’où me vient ce mélange d’horreur et de fascination que m’inspirent les Cosaques ?

      L’Ukraine est la terre du doute. Tiraillée entre tant d’aspirations. Tant de sentiments contradictoires affleurent ici, de l’écœurement à la béatitude. Ici, je comprends peu à peu mon scepticisme et mon enthousiasme, mon inquiétude et mon insouciance, mes petits effondrements et mes rebondissements permanents. L’Ukraine m’a inspiré mon premier roman,Halte à Yalta, dans lequel un jeune homme qui n’est pas Tatar pour un sou se fait passer pour tel ; d’une certaine manière je me considère comme un écrivain ukrainien, c’est-à-dire un écrivain de la marche-frontière (u-kraïna), un romancier des lisières ; en jouant sur les mots je pourrais dire aussi que je suis un écrivain zaporogue (mot-à-mot un écrivain d’outre-chutes,za-porogui, c’est-à-dire d’après la chute du mur de Berlin, d’après la chute des Tours jumelles) ; je me rends compte aussi que je suis un écrivain non pas voyageur mais vagabond (c’est le sens premier du mot cosaque), et qui tente de rester le plus vigilant possible dans son vagabondage, un cœur sismographe, une âme sentinelle (autre sens du mot cosaque), sensible aux moindres secousses, toujours aux aguets, sur le qui-vive. Au fond, un écrivain n’a aucune personnalité : il faut être à la fois tous les hommes et toutes les femmes, être perméable à tous les possibles, à toutes les influences, ne pas seulement être un « petit peuple à soi tout seul », selon la belle formule de Novalis, mais être plusieurs peuples à la fois, parler plusieurs langues, mêler plusieurs styles, n’avoir ni famille ni maison, n’avoir pas d’intériorité sinon cette chambre obscure où tout se grave et s’écrit – cette caisse de résonnance qui vous rend fou le soir, quand ça ne peut plus se vider, quand le papier ou l’écran ne suffisent plus à étancher cette soif d’un esprit insatiable, irréconciliable, inconsolable, qui « se transforme en tout ce qu’il voit et tout ce qu’il veut être », pour citer encore Novalis.

      Mais chaque fois que je viens ici, je sais que je pourrais mourir heureux au bord du Dniepr, qui est ce fleuve frontière aux eaux paisibles et aux sables mouvants – oui, je pourrais crever ici, sur cette ligne de partage, cette marge fertile, en attendant les Russes ou les Américains, peu importe, et pourquoi pas les Turcs, les Vikings, les Chinois ou les Inuit…

      Alors que je m'égare dans ce genre de pensées morbides, une jeune fille restée jusque-là dans les bras de son mec, derrière une dune, vient se planter dans mon champ de vision.

      – Ça ne vous dérange pas si je vous prends en photo ?... Vous êtes si haut en couleurs (je ne trouve rien de mieux pour traduire le mot qu’elle a dit en anglais, et qui doit se vérifier puisque je rougis illico : colourfull).

      Elle ne semble pas se douter que c’est elle, que ce sont eux, les jeunes ukrainiens, qui sont « hauts en couleurs ». Elle s’appelle Daria, cette belle brune aux grands yeux verts, grand sourire, grands sourcils, pommettes saillantes, teint mat. Sa poitrine haut-perchée se soulève sous son t-shirt orange pendant qu’elle presse, accroupie, la détente de son appareil. Elle tient à me photographier dans le feu de l’action, alors, bien sûr je perds complètement le peu de concentration que j’avais et mes mains tremblent autant que le reflet des coupoles dans l’eau glacée.

      La conversation reprend, tandis que son mec ne nous lâche pas des yeux. Elle veut savoir d’où je viens, ce que je fais à Kiev.

      – Mais vous n’avez pas peur ?

      – Il y a des raisons d’avoir peur ?  

      – Beaucoup de gens ont peur de se rendre en Ukraine, aujourd’hui ; j’ai des amis qui vivent à l’étranger ; je leur dis de venir, qu’ici ça ne craint rien mais ils ont la trouille, à cause de la télé : la télé c’est une machine à fabriquer la frousse, à empêcher les gens de sortir, de quitter leur pays, sauf pour faire du tourisme.

      – Et toi, Daria, tu viens d’où ?

      – J’habite à Kiev mais j’ai grandi en Crimée. Mes parents vivent encore là-bas.

      – Des Tatars ?

      – À quoi vous le voyez ?

      – …

      – Et ils vivent où, tes parents, en Crimée ?

      – Foros. La ville la plus méridionale d’Ukraine. Enfin, aujourd’hui c’est la Russie.

      (Sourire embarrassé.) Vous savez ce que m’a dit mon père au téléphone, le matin du 12 mars : hier, tu sais quoi, Daria, on s’est couchés en Ukraine, maman et moi et on s’est réveillés en Russie. Comme quoi les miracles sont encore possibles dans ce putain de pays ! Et puis il a éclaté de rire. Mais je savais, je sentais, dans le combiné, que c’était nerveux, qu’il ne riait pas pour de vrai. Il ne voulait pas me dire la vérité. Cette fois-ci, a-t-il ajouté, les Russes sont arrivés à nous déporter sans train, sans wagons ; ils nous ont même emportés avec notre terre, comme quoi ils ont fait des progrès du point de vue humanitaire. Et pour cela il leur a suffi de larguer quelques petits hommes verts (ici on les appelle les Martiens) aux quatre coins de la péninsule. Après quoi ils ont dressé des barrages routiers, tranché le cordon de Perekop à coups de barbelés ; on dit même qu’ils ont déjà prévu de construire un pont pour traverser le détroit de Kertch….

      Un temps. Puis Daria reprend : J’aimerais bien leur rendre visite, à mes parents, mais maintenant, c’est trop tard. Je voulais y aller pendant les vacances de février, et puis les Russes sont arrivés. Je savais que ça se produirait un jour mais pas si vite, pas comme ça, du jour au lendemain, sans guerre ni rien.

      Daria continue à me parler tandis que son mec, un grand brun torse nu, visage mal rasé, muet comme une taupe, s’est rapproché pour l’enlacer et lui faire comprendre qu’il est temps d’y aller. Elle me dit qu’elle tient les gouvernements successifs responsables de ce qui s’est passé : si l’Ukraine a perdu la Crimée, dit-elle, ce n’est pas tant la faute à la Russie mais à l’incurie des autorités, incapables d’ukrainiser le territoire, de répandre la langue, la culture, et d’intégrer vraiment les Russes et les Tatars à une nation ukrainienne. Là-bas ils ne parlent pas ukrainien. Vous imaginez toute une région en France où on ne parlerait pas français ?

      Le soleil s’est couché sur Kiev. Daria et son mec se dirigent vers la passerelle, m’enjoignent de les suivre, je marche à distance dans leur sillage, je regarde les traces que leurs pieds nus laissent sur la rive, je grimpe les marches derrière eux, ils se perdent dans la foule bariolée de la passerelle, là où toute une frange de la jeunesse kiévienne, qui n’a plus peur de rien, se réunit le samedi pour jouer de la musique, parler politique, fumer des joints, boire des bières, contempler le Dniepr et dompter le vertige pour épater la galerie, impressionner son mec ou sa copine, faire le plein d’adrénaline. Daria fait signe à son mec qu’elle veut sauter elle aussi, tenter le grand plongeon, non elle n’a pas peur, il lui dit tu es folle ou quoi, c'est du suicide, elle retrousse son jean jusqu’aux genoux, retrousse les manches de son t-shirt, secoue ses cheveux noirs, son collier craque, les perles se répandent sur le tartan de la passerelle, son mec se baisse pour les ramasser, Daria attache ses cheveux, enfile un casque de vélo et un baudrier d’alpiniste, le coach lui donne les instructions, l'harnache comme une jument, elle répète les gestes en tremblant un peu, son dos se cambre, on voit saillir ses seins, son t-shirt se soulève et découvre le piercing de son nombril, sa queue de cheval fouette le visage du coach ; elle enjambe le parapet, elle est sur les starting-blocks, elle aspire un grand bol d’air, gonfle ses poumons, prend mentalement son élan, le coach se met à compter raz                       dva        tri                  

      elle

                                         saute

                                                                                   hurle

                                                        ouaaaaaaaaaaaaaaaaAAAAAAAHHH

                         tout son corps arqué comme un boomerang au bout de la spirale qui

      la retient au réel

      se vrille dans l'air

      rebondit

      ne lui appartient plus

      aspiré vers le bas, recraché vers le haut,

      yoyo humain balotté par le vent

      et puis enfin, elle ouvre les bras,dessine leVde la vie,

                                                               ses jambes font des vagues

                                                                                                                 ses doigts écartés griffent le bleu du ciel

      elle danse, elle vole, elle se balance à fleur d'eau,

      elle crie

                                            ribiata eta prikraaaasna ("les gars c’est génial")

      (et moi je pense à la fin des Ailes du désir...)

      Ruben Emmanuel
      Vitali-Rosati Marcello masculin
      Retour de Kiev
      Ruben Emmanuel
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2014-08-21
      Politique et société
      Europe
      Récit, voyage