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L'expérience américaine des relations entre l'économie, la société et l'Etat

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      • Mot-clésFR Éditeur 53 articles
        53 articles
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        Mot-clésFR Éditeur 42 articles 1 dossier,  
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        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
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      Texte

      Le Président Coolidge, de l’État voisin de Vermont, a exprimé avec autant de lucidité que possible un point de vue très répandu dans les années 20, quand il a dit : "The chief business of the American people is business" (l’affaire principale du peuple américain, c’est les affaires). C’est ce que l’on pourrait croire aujourd’hui encore quand on regarde la télévision américaine, avec tant de programmes et d’émissions dédiés aux affaires. Mais ce n’est rien par rapport aux émissions des chaînes internationales, CNN surtout, universellement diffusées – en particulier dans les hôtels bien au-delà d’Amérique du Nord. Évidemment, une grande partie de la clientèle de ces hôtels est faite d’hommes d’affaires – américains bien sûr, mais aussi allemands, anglais, parfois japonais, canadiens, et ainsi de suite. Les émissions internationales du réseau CNN ne sont pas celles que l’on voit aux États-Unis même : elles sont en général plus sérieuses, avec plus d’informations mondiales. En même temps, elles sont très orientées vers les sujets économiques. Dire, comme on le fait souvent, que nous vivons tous sous une hégémonie globale américaine est un peu trop simpliste, même si elle est vraie en dernière analyse : s’il s’agit d’une hégémonie transnationale des grandes sociétés anonymes, elle dépend en grande partie du soutien à la fois militaire, policier, et économique qui provient des États-Unis comme assureur en dernière instance. Et cette situation renforce et se renforce par une espèce de "culture," si vous voulez, qui a reçu le nom de "Coca-Cola Culture" (dont je traite ici et là dans mes écrits), elle-même très hégémonique. Je crains que les événements tragiques et catastrophiques du 11 septembre aient pour effet le renforcement de cette hégémonie, malgré les intentions contraires des gens qui ont donné leurs vies, avec les vies de plus de 5000 autres, pour en exprimer leur haine.

      Je voudrais présenter une esquisse conceptuelle et historique du lien entre une économie dite capitaliste et les fondations constitutionnelles et théoriques des États-Unis. Puis, je mettrai en question l’image des États-Unis comme démocratie idéale ; je ne sais pas s’il y a beaucoup de gens hors de mon pays qui y croient, mais il y en a beaucoup chez nous qui croient que le monde entier y croit. Comme preuve de mon point de vue, je citerai brièvement notre système électoral et l’expérience actuelle dans plusieurs domaines de notre vie sociale. J’évoquerai la dynamique de l’État policier qui se développe depuis 2001, avant de conclure sur la question des stratégies possibles ou à souhaiter pour le reste du monde, à la lumière de cette situation.  

      Les Fondations constitutionnelles et théoriques des États-Unis et le capitalisme

      Je commence avec ce point parce que les formules le plus souvent déployées par le Département d’État et par les présidents américains pour exprimer les valeurs "officielles", pour ainsi dire, qu’ils veulent protéger et propager dans le monde entier comprennent non seulement la démocratie, ce qui va sans dire, mais aussi le marché dit "libre" et parfois même la privatisation. Malgré la citation du Président Coolidge avec laquelle j’ai commencé, qui date des années 20 du siècle dernier, j’ai l’impression que cette tendance s’est aggravée assez récemment. Au moins, on peut être certain que les références à la "privatisation" sont récents, car le mot même n’était pas courant – ne s’utilisait guère, ni en anglais ni en français – avant le régime du Premier Ministre britannique Margaret Thatcher, qui s’en est beaucoup servie (les dictionnaires français que j’ai consultés indiquent que les premiers usages du nom, "privatisation", datent de l’an 1960, plus ou moins, et du verbe "privatiser" de l’an 1965. Le Oxford English Dictionary établit une chronologie semblable pour les mots anglais. L’édition de 1981 du Webster’s, le dictionnaire américain, à la différence de l’édition précédente, accepte sans commentaire le verbe, "privatize", mais ne donne qu’une seule définition du nom, "privatization" – à savoir, la tendance d’un individu de se retirer de participer dans la vie sociale et surtout politique, habituellement à cause d’un sentiment d’insignifiance et d’un manque de compréhension des processus sociaux complexes. Cela donne à réfléchir non seulement sur l’évolution du concept, mais aussi, peut-être, sur la nature du mouvement de privatisation même et des gens qui l’ont préconisé !) Je voudrais souligner la portée de ce que je viens de dire, qui est le fait que l’on proclame comme politique officielle du gouvernement américain (et par conséquent, dans un langage dont nous nous servons tous beaucoup trop souvent, des États-Unis même, comme si la société américaine entière était complice de cette politique) une pratique, vue comme idéale, qui n’était guère nommée il y a 25 ans. Et, bien sûr, ce langage est utilisé d’une manière encore plus répétitive par les grandes organisations financières qui dépendent surtout des États-Unis pour leur existence et pour leurs pouvoirs extraordinaires et sans précédent historique, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International.  

      Remarquez aussi que ce phénomène a lieu dans un pays qui se trouve toujours très schizophrénique à propos de sa propre histoire. On dit souvent que les États-Unis ne s’intéressent pas au passé, et c’est vrai, mais seulement à moitié. Il y a un autre côté aussi, un côté qui est fondamental pour comprendre ce pays : une certaine obsession historique. On pourrait mentionner, par exemple, l’intérêt produit par les films qui rappellent les guerres du passé, surtout la Seconde Guerre mondiale et la Guerre Civile des années 60 de l’avant-dernier siècle (il faut noter en passant que le Président Lincoln, dirigeant de ce qu’on appelait l’"Union" pendant cette guerre, n’a jamais proposé aucune valeur capitaliste, telle que la propriété privée, comme justification de son opposition à la Sécession, ainsi dite. Au contraire, il a effectué la plus grande annulation de la propriété privée dans l’histoire du pays quand il a décrété la libération des esclaves dans tous les États en rébellion !) Cette obsession avec la tradition historique se manifeste dans sa forme peut-être la plus efficace et de la plus grande importance pour la vie quotidienne quand il s’agit de décisions des cours fédérales et surtout de la Cour Suprême, qui sont censées être basées sur, ou au moins ne pas être en contradiction avec, la vieille Constitution de 1789 et les quelques modifications qui y ont été ajoutées depuis. 

      La première question qui se pose donc est celle de la relation entre l’emphase actuelle que les milieux américains officiels mettent sur l’élargissement du domaine privé par rapport au domaine communautaire et sur les joies du marché libre pur – surtout pour les autres pays moins heureux qui ne les ont pas assez goûtées – , d’un côté, et, de l’autre, la tradition historique selon laquelle les États-Unis peuvent agir, et agissent en réalité, d’une manière très étatiste quand ils le veulent. La Constitution de 1789 et les modifications subséquentes ne préconisent ni la privatisation, bien sûr, ni le marché libre, ni le capitalisme ipsis verbis. En même temps, cette Constitution donne au Congrès le pouvoir de régler le commerce avec les pays étrangers et les tribus indiennes et entre les États, ce qui veut dire, aujourd’hui, le pouvoir de restreindre et de canaliser presque tout le commerce important, parce qu’il y en a très peu qui a lieu strictement au-dedans d’un seul État. D’ailleurs, au grand regret des conservateurs conséquents, la liste de ses buts principaux qui se trouve dans le préambule de cette Constitution comprend la promotion du bien-être général – ce qui prévoit, évidemment, des activités gouvernementales qui pourraient aller bien au-delà de la défense commune à laquelle les conservateurs voudraient les limiter.

      En fait, la lutte entre l’idéologie du droit à la propriété privée vue comme presque absolu et un certain esprit communautaire qui sanctionne des initiatives entreprises par l’État pour le bien public est un trait permanent de notre histoire (je dis "presque" absolu parce qu’aucun idéologue sérieux ne le défend comme absolu sans phrase, pour des raisons qui sont résumées dans l’exemple très connu du propriétaire d’un terrain bordé par un fleuve qui n’a pas le droit d’y jeter n’importe quelle chose polluante qui nuirait aux terrains plus bas). Dans notre époque même – quand la Banque Mondiale insiste constamment sur une politique de privatisation des services les plus essentiels, tels que les eaux et l’éducation, comme condition obligatoire afin que les gouvernements des pays les plus pauvres du monde puissent obtenir des prêts, à des taux d’intérêts élevés, qui sont nécessaires à leur survivance dans une économie mondialisée – le gouvernement du plus grand État du pays, la Californie, qui est la source principale de l’ idéologie de cette Banque n’a pas hésité à adapter des mesures très étatistes pour combattre les mauvais résultats d’une politique de privatisation mal conçue dans le domaine des services électriques. En d’autres termes, privatisation sans exception pour vous, mais nous ferons exception pour nous-mêmes quand il nous plaira. Ou encore, capitalisme à visage barbare à l’étranger, capitalisme mou à l’intérieur. Si les choses n’étaient pas ainsi, comment nos grandes sociétés anonymes pourraient-elles obtenir tout le bien-être pour les riches, ce que nous appelons "corporate welfare", que le gouvernement, dominé par les mêmes gens à qui elles font des contributions extrêmement généreuses pour assurer leurs élections, leur donne ?

      Pour mieux comprendre l’étendue de leur non-adhésion pratique à l’idéologie stricte du droit à la propriété privée dont nos dirigeants actuels font tant de louanges au niveau théorique et rhétorique, il faut considérer aussi le côté moins "généreux", ou – osons-nous le dire ? – noir. Une loi mise en vigueur il y a quelques années permet aux agents de police, dans ce pays qui, comme j’insisterai plus tard, devient de plus en plus un État policier, à confisquer des objets matériels – par exemple, des voitures, des bateaux, même des maisons – qui ont été utilisés, selon eux, dans la trafic des drogues ; ces prises de possession peuvent être dirigées même contre des propriétaires qui n’ont pas participé personnellement dans des activités criminelles (les parents d’un accusé, par exemple), mais qui resteront privés de leurs propriétés à moins qu’ils puissent prouver leur innocence. Cette loi a provoqué des protestations vigoureuses de la part de certainEs personnes habituellement liées avec la Droite, des conservateurs que j’ai appelés "conséquents", tels que le Cato Institute. Une contre-tendance, soutenue par de tels gens, qui a eu quelques succès dans les cours et qui sera probablement débattue bientôt devant la Cour Suprême, jette un défi aux pouvoirs traditionnels des gouvernements de saisir des propriétés privées dans l’intérêt public si les propriétaires reçoivent une compensation adéquate – le droit prétendu du domaine éminent. Un cas, particulièrement intéressant à cet égard, concerne un monsieur, de moyens assez modestes, qui s’oppose à la saisie et à la destruction éventuelle de sa maison pour faciliter la construction d’une grande entreprise privée, un centre commercial, qui est soutenue par les autorités municipales de sa ville assez vieillie et appauvrie (New London, Connecticut) dans l’espoir de la faire revivre. Ce n’est pas une histoire unique, bien sûr, mais je trouve très intéressant le fait que cette opposition entre les droits d’un petit propriétaire et les exigences d’un gouvernement puissant agissant dans l’intérêt d’un grand propriétaire qui va profiter de cette saisie mais qui se pose comme bienfaiteur au grand public, sera évaluée, probablement, au plus haut niveau juridique. 

      Ayant considéré brièvement la complexité de la relation entre le capitalisme au sens "pur" ou "idéal" – c’est-à-dire, une société avec un marché tout à fait libre, un droit presque absolu à la propriété privée, et un gouvernement qui n’aurait comme tâche que la défense nationale – et le droit constitutionnel et les pratiques historiques réelles des États-Unis, je voudrais même retourner plus brièvement à la question de notre idéologie originelle. En principe, bien sûr, il ne peut pas y en avoir une. Car ce pays est censé être libre et par conséquent ouvert à n’importe quelles pratiques sociales pourvu qu’elles soient compatibles avec la démocratie au sens large. On dit souvent que la tradition politique américaine est individualiste, dérivée de la philosophie politique de John Locke. Mais à cette constatation je dois répondre encore une fois avec un "oui et non." Oui, les pères fondateurs du pays ont connu les idées de Locke, mais celles de Montesquieu et d’autres écrivains les ont influencés aussi ; et, quand Jefferson dans sa Déclaration de l’Indépendance, qui a été étudiée et révisée par ses collègues, a voulu, dans une phrase très connue, énumérer les droits universels dits "inaliénables" les plus importants, il a écrit "la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur" au lieu de la triade lockéenne de "la vie, la liberté, et la propriété." Au dix-neuvième siècle il y avait plusieurs expériences socialistes aux États-Unis – par exemple, New Harmony, Indiana, dans les années 20 et Brook Farm en Nouvelle Angleterre, qui a attiré plusieurs écrivains très connus, au milieu du siècle. Tandis qu’elles ont eu leurs critiques, je crois qu’on peut dire que, en général, ces expériences ne sont pas traitées dans les livres d’histoire, comme si elles étaient étrangères à la tradition américaine.  

      Au vingtième siècle, on ne peut pas éviter d’évoquer le nom de John Dewey si l’on veut considérer les penseurs les plus influents sur notre culture. Il a vécu très longtemps – 93 ans –, et il est mort dans une époque réactionnaire, celle du mac-carthysme, qui continue à peser sur nous malgré la période assez brève d’espoir que constituaient les années 60. Mais la mémoire de Dewey continue à être évoquée, et je pense qu’on peut dire que le pragmatisme a eu récemment une certaine renaissance. Alors, si on examine les œuvres de Dewey, par exemple sa morale, on voit qu’il essaie toujours d’atteindre un juste milieu, pour ainsi dire, entre l’individualisme et le collectivisme, se montrant très critique envers l’individualisme extrême. De même, dans la philosophie politique de John Rawls, qui a dominé les débats philosophiques dans ce domaine pendant le dernier quart du siècle dernier, on voit, bien sûr, une grande dépendance, que je trouve parfois pénible, sur certains aspects du modèle américain et une acceptation de la probabilité, que l’économie de sa société juste imaginaire ait beaucoup de ressemblances à la nôtre, mais il ne faut pas oublier qu’il insiste explicitement sur le fait que cette économie pourrait être aussi bien socialiste, pourvu qu’il y ait un marché, que capitaliste. À vrai dire, les idées de Rawls à propos de la structure idéale d’une économie moderne ont été très influencées par un professeur d’économie anglais, J. E. Meade, l’auteur d’un livre intitulé Efficiency, Equality and the Ownership of Property, qui accepte la propriété privée, mais sous la condition d’ une redistribution des biens et d’un fort égalitarisme démocratique, et qui ridiculise ce qu’il appelle "the Brave New Capitalists’ Paradise". Il est plutôt dans le livre beaucoup moins influent du collègue de Rawls, Robert Nozick (Anarchy, State, and Utopia), que l’on peut trouver une défense libertaire de cette espèce de capitalisme à outrance, une défense qui fait appel surtout à la philosophie de Locke. – Là, et dans les énoncés plus ou moins "officiels" de certaines autorités plus ou moins élues.

      La "démocratie" américaine

      Élues ? Encore une fois, je dois dire "oui et non" ou "à moitié". Je me permets maintenant d’aborder mon deuxième thème, qui consiste à la remise en question de l’idée selon laquelle les États-Unis sont le pays démocratique par excellence. En effet, je ne suis plus sûr jusqu’à quel point cette idée est encore acceptée parmi nous-mêmes. Quand j’étais en train de préparer cette communication il y a quelques semaines, je lisais un article dans le New York Times de dimanche, écrit par une de leurs écrivains réguliers, Maureen Dowd, avec qui je ne suis pas toujours d’accord. Mais cette fois je lisais avec intérêt parce que, tandis que très loin d’être originel, cet article a affirmé sans réserve l’idée que notre "président", Bush, ne se soucie que du monde corporatif. À la fin, en nous rappelant un film, "Network", des années 80, Dowd raconte le moment où le rapporteur principal d’un programme d’information, devenu fou, révèle à ses auditoires que sa chaîne de télévision a été achetée par un consortium mondial contrôlé ultimement par des Arabes ; après, le directeur de la chaîne lui explique que le monde est devenu une grande et vaste société anonyme et qu’il n’ y a plus d’Amérique, ni de démocratie, mais seulement IBM, ITT, Dow, Exxon, etc. L’écrivaine conclut : "combien tout à fait sain d’esprit le prophète fou s’est montré." ("How totally sane the mad prophet turned out to be.") New York Times, Week in Review, 9/9/01, 19.

      Néanmoins, la partie minoritaire de notre population qui continue à voter dans nos élections et qui participe ainsi dans ce qu’on appelle la vie publique se comporte comme si nous vivions dans une démocratie réelle. Même après les élections présidentielles volées, résolues d’une manière extraordinaire et sans précédent, la plupart d’entre nous continue à faire référence au "Président Bush," sans qualification. Il y en a qui disent, "Que faire d’autre ?" et ils ont raison en quelque sorte, surtout à la suite de la capitulation des candidats perdants, Gore et Lieberman. Au niveau local, c’est-à-dire dans les élections des conseillers municipaux ainsi de suite, un élément démocratique reste, tandis que la grande majorité des gens ne s’y intéresse que très rarement. Mais au-dessus de ce niveau l’argent commence à l’emporter sur toute autre chose, et les donateurs d’argent les plus influents sont les grandes sociétés anonymes (les syndicats donnent eux aussi beaucoup d’argent, mais tout le monde est d’accord en disant que leur influence décroît presque constamment). Il y a trois quarts de siècle le grand comédien Will Rogers a remarqué que nous avons le meilleur Congrès que l’argent peut acheter, mais ce n’était rien dans son époque par rapport à la situation d’aujourd’hui, quand les sommes dépensées pour assurer la création des lois et des institutions les plus favorables que possible au monde corporatif sont maintes fois plus grandes, même si on les mesure selon des dollars constants. On est très, très loin des idéaux démocratiques de Rousseau, par exemple, qui a voulu exclure au maximum possible l’influence des intérêts particuliers dans l’expression de la "volonté générale’ : si je ne me trompe pas, il y a parmi nous beaucoup de gens qui, étant vraiment confus, demanderaient pourquoi Rousseau a voulu faire ça – s’ils savaient de qui il s’agissait, ce qui est peu probable dans les circonstances actuelles de notre système pédagogique épouvantable. Ils trouveraient plus normale une société comme la nôtre où tout est à vendre – y compris les monopoles pour les boissons non-alcolisées dans les écoles publiques qui nourissent ce même système pédagogique épouvantable, une pratique qui est devenue presque universelle maintenant, et y compris, bien sûr, les voix électorales.

      Un livre qui me semble avoir été prophétique – aussi prophétique que le film, "Network" ! – est celui d’Anthony Downs, An Economic Theory of Democracy (1957). Dans cet ouvrage, aussi bien que dans plusieurs autres de la même époque, on propose que la démocratie soit regardée comme un système commercial, les voix individuelles étant tant d’achats pour obtenir les objets des désirs prépondérants des acheteurs. De plus en plus, nos dirigeants politiques et les commentateurs qui s’occupent de notre vie politique prennent pour acquis cette même conception. En réalité, faire référence à une "théorie" de la démocratie devrait nous sembler un peu bizarre : la démocratie n’est pas un système naturel donné, mais plutôt quelque chose de construit – ou, pour parler de manière plus simple, la démocratie, c’est ce que nous en faisons. Le mot grec d’où notre mot moderne est dérivé vient, comme nous savons tous, d’une base qui veut dire le peuple ordinaire ; c’est ainsi que Périclès, dans le discours funèbre fameux que Thémistocles lui attribue, dit qu’Athènes est une démocratie, c’est-à-dire que ses lois sont favorables au grand nombre, plutôt qu’à des minorités. Je n’insiste pas sur le fait que le sens étymologique d’un mot doive toujours gouverner son utilisation contemporaine, mais je crois que cette quasi-définition péricléenne se trouverait acceptée par la plupart des gens qui se regardent aujourd’hui comme des démocrates, avec, sans doute, une clause supplémentaire à l’égard de la protection des droits minoritaires. Mais si j’ai raison en supposant ceci, alors on ne peut pas dire que les États-Unis actuels tombent bien sous cette définition.

      Dans ce pays, un assez petit nombre de gens possède, tout le monde le sait, un pourcentage énorme de l’argent et des biens. Avec l’"élection", ainsi dite, de leur champion, George Bush, ils ont même réussi à réduire davantage les impôts qu’ils paient, qui n’ont jamais été proportionnels à leurs revenus. Ce même groupe a accès aux meilleurs traitements médicaux, car le système des services médicaux, assez compliqué et extrèmement bureaucratique, est en grande partie privé, donc très couteux pour les gens ordinaires. Un cinquième de la population n’a aucune assurance médicale, parce qu’aux États-Unis on n’y a pas droit – au moins, pas de droit automatique. Que les droits en général des groupes minoritaires, surtout des Noirs, restent peu respectés se démontre par les statistiques éblouissantes à propos des prisonniers – des statistiques telles que celle selon laquelle 30% des mâles noirs entre 20 et 30 ans sont des détenus, soit en prison soit sous surveillance officielle. Ils sont saisis beaucoup plus souvent que les autres pour des délits, et il y a beaucoup de recherches qui établissent le fait d’un traitement tout à fait inégal, dicté par des distinctions raciales, pour des comportements semblables ou identiques.

      Mais la mentalité anti-démocratique officielle s’étend sur la population entière, non seulement sur les minorités, en ce qui concerne le système juridique. Nos prisons sont remplies au maximum ; on en construit toujours davantage, et nous avons le plus haut pourcentage de prisonniers dans le monde entier. Quand des référendums ont été approuvés par les électorats de deux États, l’Arizona et la Californie, pour modifier les lois anti-cannabis, qui sont en partie la cause de ces chiffres impardonnables, le gouvernement fédéral, sous Clinton, a trouvé des moyens judiciaires pour les annuler. Nos juges ont des pouvoirs presque sans freins dans leurs propres juridictions. Récemment, j’ai vu personnellement un épisode extraordinaire où un juge, craignant qu’il n’y aurait pas assez de jurés pour un cas très contesté qui commençait, a commandé aux agents de police la saisie de tous les gens qu’ils pouvaient trouver sur la rue autour du bâtiment de la cour, afin de les scruter comme candidats possibles.

      Plusieurs États se servent des services d’emprisonnement privés, qui profitent davantage, bien sûr, s’ils gardent autant de prisonniers que possible pour aussi longtemps que possible. Ainsi le capitalisme commence à l’emporter même dans ce domaine qui appartient traditionnellment à l’État seul ; et il l’emporte, encore une fois, avec l’appui total, ou totalitaire, de l’État (quand le procureur dans le cas que j’ai mentionné m’a demandé pourquoi, sur une fiche que j’avais dû remplir d’avance comme candidat, j’avais écrit que notre système juridique est un "désastre", et je lui ai expliqué que c’était ma manière brève de faire référence à tant d’injustices officiellement acceptées telles que les faits scandaleux que je raconte ici, il m’a laissé m’en aller comme juré, sans doute parce qu’il croyait que je ne serais pas assez sympathique à son côté. Néanmoins, en fin de compte, les jurés ont trouvé l’accusé non coupable).

      Ce qui doit être répété sans cesse quand on parle du rapport entre la démocratie et le capitalisme, c’est que ces deux choses deviennent contradictoires si l’on pousse la logique capitaliste jusqu’au bout. Car si on respecte surtout la notion d’un marché dit "libre" sans aucun règlement externe, alors on ne peut pas accepter la possibilité d’une décision politique – démocratique ou autoritaire ou entre les deux – selon laquelle ce qu’on appelle les "lois" de ce marché serait modifiées ou même contrevenues. Bien sûr, elles le sont, en réalité, tout le temps, par tous les pays du monde. Mais les loueurs du capitalisme refusent d’admettre cette réalité sauf quand, comme dans la conjoncture historique actuelle, les grandes entreprises capitalistes sont menacées par des forces économiques adversaires. Dans ces circonstances, ils exigent, comme si c’était leur droit sacré, des subventions de l’État (le cas des lignes aériennes américaines est un exemple très contemporain de ce phénomène). D’ailleurs, personne ne prétend que les grandes sociétés anonymes sont des institutions démocratiques ; au contraire, elles se vantent de ne pas être démocratiques et d’être surtout au service des intérêts financiers de leurs actionnaires. La dominance de ces institutions sur la vie américaine actuelle est la meilleure garantie que les idéaux démocratiques ne peuvent se réaliser que très faiblement là-bas.

      L’État policier triomphal

      Personne n’attend d’autres aboutissements des événements du 11 septembre 2001 et des réactions qu’ils sont en train de provoquer. Déjà, des mesures de sécurité ont été renforcées aux États-Unis et ailleurs dans le monde, et la logique de ce développement est presque inévitable à la lumière de l’espèce de force hostile qui s’est déployée pour achever les résultats spectaculaires que l’on a vus à New-York et à Washington : de petits groupuscules qui ont fabriqué leurs projets dans une manière très clandestine. Les seuls moyens de les combattre avec plus d’ efficacité que dans le passé semblent donc être ceux d’une surveillance policière beaucoup plus totalitaire qu’auparavant. Quand mes amis me disent que nous commençons à vivre dans un État policier, je leur réponds, pour des raisons que j’ai déjà expliquées, qu’il ne faut pas dire que cela commence maintenant, parce que cette tendance s’accelère depuis longtemps déjà – surtout, au moins aux États-Unis, à cause de la grande "guerre" dans laquelle les autorités disent que nous sommes en train de lutter, la guerre contre les drogues, qui est en train d’être remplacée, dans la hiérarchie des guerres, par la "guerre" contre le terrorisme. En guerre, comme tout le monde sait, le langage même devient victime – y compris le mot de "guerre" ! Mais la victime principale, bien sûr, c’est la liberté humaine.

      Ce n’est probablement pas la peine de discuter plus longtemps ici de ces tendances évidentes. Mais je voudrais en indiquer un aspect dialectique qui me semble intéressant et qui porte sur le thème principal de notre conférence. En particulier, l’État capitaliste n’est plus un État capitaliste quand il pousse sa militarisation interne jusqu’au bout : à mon avis, l’exemple de l’Allemagne sous les Nazis est bon à cet égard, tandis qu’il y en a sans doute qui diraient que l’Allemagne nazie, où les grandes sociétés anonymes telles que Krupp ont pu vivre et profiter, restait capitaliste malgré certaines déviances évidentes, surtout l’utilisation des travailleurs esclaves. Mais il y a des tensions beaucoup plus immédiates qui se voient dans la situation américaine actuelle. J’ai déjà mentionné les exigences des compagnies aériennes, qui vont être subventionnées. Une des explications les plus répandues de la grande faillite du système de sécurité qui a permis la saisie simultanée de quatre avions, c’est que les gardiens aux aéroports américains, à la différence de l’Europe et ailleurs, ont été très mal payés et très mal préparés à cause de la logique capitaliste qui favorise les profits au-dessus de toute autre chose, liée avec une décision prise il y a longtemps en faveur de la privatisation des corps de gardiens. Cela veut dire que ces gardiens ont été, et sont toujours, les employés soit des lignes individuelles soit des aéroports individuels. Maintenant, on commence à entendre des critiques amères de ce système, qui sera probablement changé – trop tard, hélas ! –, et dans ces critiques on fait des concessions explicites à l’idée que la privatisation est allée trop loin et qu’il y a des domaines qui devraient rester sous la direction de l’État. Ce petit fait montre que l’esprit objectif, pour me servir de l’expression hégelienne, de notre monde, grâce aux événements du 11 septembre, est vraiment en train de changer beaucoup par rapport au monde tel qu’il existait quand j’ai commencé à préparer cette communication. Personne ne peut encore voir clairement la direction précise de ce changement, mais nous pouvons déjà être assez sûrs à propos de certains de ses éléments, et l’apothéose de l’État policier en est un.

      Que faire ?

      En répondant à un appel fait sur l’Internet par un de mes anciens étudiants, un appel dirigé vers un dialogue qui essaierait de combattre les voix revanchistes et même psychotiques que l’on entendait aux États-Unis après les événements, j’ai écrit : "Je regrette de ne pas être capable de te communiquer tout à fait la profondeur ni de mon cynisme ni de mon pessimisme". À vrai dire, je suis maintenant un peu moins pessimiste à propos des États-Unis comme cas unique, en partie à cause de la prudence relative qu’ont montrée les milieux gouvernementaux américains pendant les deux ou trois semaines depuis – au moins jusqu’au début des bombardements – et en partie parce que, ayant été entre temps en France, j’y ai vu une rage pour la "sécurité" ainsi dite, de la part des autorités, qui dépasse celle qui se trouve chez nous. Si on est en train de devenir fou, il est peut-être un peu réconfortant de voir que d’autres sont dans le même état.

      J’admets que l’on peut comprendre un peu l’état d’esprit de la France officielle, car ce pays a eu une histoire pleine d’attentats dans son passé récent, tandis qu’il n’y a rien eu de comparable aux attentats de New-York. Et les mesures de sécurité que j’ai vues cette fois n’allaient pas aussi loin que celles qui étaient en vigueur pendant la guerre d’Algérie, quand la France métropolitaine luttait contre une partie de son propre territoire, selon les formules menteuses officielles. Ce qui est plus inquiétant, à mon avis, c’est l’insistance que l’on entend partout sur la nécessité de s’unir derrière le gounvernement américain dans sa politique de guerre infinie, de justice infinie, de prétendu pouvoir infini, etc., selon le slogan du jour. Un journaliste français dit, par exemple, que les événements ont abouti à un renouvellement des valeurs du patriotisme et du courage, et que le courage veut dire être d’accord avec la politique de Bush. Selon lui, le courage s’exprime par la fameuse phrase bushienne – qu’il n’était pas le premier à prononcer, d’ailleurs ! – que ceux qui ne sont pas avec lui sont contre lui. En réalité, il s’agit de l’illogique poussée à l’extrême. Le patriotisme français démissionne quand il se fie à un leader étranger qui, quelques semaines avant, avait été traité d’imbécile, ou presque, par une grande partie de la presse européenne, et l’idée que le courage peut se manifester par la simple acceptation de tout ce qu’affirme une autre personne, charismatique ou non, imbécile ou génie, se trouve niée par maintes expériences des cent dernières années, telles que les cas des suivants d’Hitler – ou d’Oussama ben Laden.  

      Malheureusement, d’une perspective plus lointaine, dans la situation actuelle et pour le moment, la majorité des anges semble se ranger du côté de Bush. Le régime des Talibans a été un régime extrêmement réactionnaire à presque tous les égards, surtout à l’égard du statut des femmes assujetties, et le meurtre violent d’environ 5 000 personnes ne s’excuse pas par le fait qu’elles se trouvaient dans un bâtiment qui symbolisait l’oppression capitaliste et occidentale. Mais, dans l’histoire comme dans la loi, les cas faciles créent de mauvais précédents. Si le cosmopolitisme devait l’emporter éventuellement sur les nationalismes particuliers, comme l’ont voulu les Stoïciens, Kant et beaucoup d’autres penseurs jusqu’à notre époque, ça ne doit pas avoir lieu dans le sens d’un renforcement de l’hégémonie d’un seul pays ou d’une seule "culture", quelle qu’elle soit, ou bien ce n’est pas un vrai cosmopolitisme. Actuellement, les leaders de plusieurs États qui pourraient, théoriquement, s’opposer à l’hégémonie qui se renforce et qui s’endurcit, notamment Blair, Jospin et Berlusconi, sont devenus au contraire les cheerleaders du mouvement en faveur de la domination américaine. En réalité, il n’y a de courage nulle part au niveau gouvernemental en ce qui concerne le thème de notre conférence et de ma communication, les relations entre l’économie, la société, et l’État, pour coordonner une opposition signifiante à cette domination et à la domination du système capitaliste qui, malgré les contre-indications théoriques et histonriques que j’ai citées, reste inéluctablement lié, pour le moment, au le régime américain.

      S’il n’y a rien de bon qui vienne du désastre du 11 septembre et de ce qui s’est ensuivi, c’est le fait que l’intervention de l’État dans beaucoup de domaines – par exemple, dans le domaine des services de santé, pour prévenir les attaques biologiques, et dans le domaine monétaire, qui a toujours été regardé comme important mais sans admettre, d’habitude, que de telles interventions ne vont pas ensemble avec un marché vraiment libre – vient d’être reconnue comme positive, voire la voie du salut. On peut espérer que cette reconnaissance mènera à un nouveau paradigme de la philosophie sociale et politique, selon lequel les États-nations seraient regardés en même temps comme des formations historiquement provisoires sur la voie vers un régime mondial non-étatique d’une espèce ou d’une autre, mais nécessaires pour le moment afin d’empêcher l’hégémonie prématurée d’un seul État-nation tout-puissant, et selon lequel les présupposés de l’économie capitaliste seraient traités comme des règles plus ou moins cohérentes mais disponibles dans le cadre d’une formation socio-économique moins primitive. Dans une telle formation, tous les habitants du monde pourraient profiter également, selon leurs besoins, de l’abondance des richesses matérielles et spirituelles qui auraient été découvertes et déployées au service de l’humanité plutôt qu’au service de quelques individus. On peut toujours espérer, aussi longtemps qu’on est en vie... Que faire, donc ? Promouvoir ce paradigme alternatif.

      Mac Bride William
      Wormser Gérard masculin
      L'expérience américaine des relations entre l'économie, la société et l'Etat
      Mac Bride William
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2005-02-25
      Politique et société
      États-Unis
      Milieu politique
      Mondialisation
      Démocratie
      Capitalisme
      Économie