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Une certaine idée de la discrimination positive

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      • Mot-clésFR Éditeur 34 articles 1 dossier,  
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        Mot-clésFR Éditeur 53 articles 2 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 9 articles
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        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 4 articles
        4 articles
      Texte

      Quand on crée des quotas pour les personnes handicapés, quand on légifère pour que 50% des femmes se trouvent sur les listes aux élections, quand on crée des zones franches ou des zones d’éducation prioritaire, qu’est-ce qu’on fait si ce n’est de la discrimination positive ? C’est en ces termes que cite Gwénaële Calvès dans le « Que sais-je? » qu’elle a consacré à ce sujet, que Monsieur Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’intérieur, lançait le débat sur la Discrimination positive en France.

      Nous sommes en 2003. Le constat se fait de plus en plus pressant qu’une partie de la population française, aujourd’hui appelée minorités visibles, devient soudain invisible quand elle se confronte à la dure épreuve de l’accès à l’emploi ou au logement. Les difficultés qu’elle rencontre ne sont pas dues à des problèmes économiques, mais au délit de faciès. Le constat fait, il convient de trouver des solutions pour remédier à cette injustice. Va-t-on continuer à faire aveuglement confiance au dogme de l’automaticité de l’intégration républicaine, dont on nous dit qu’elle a toujours réussi à faire entrer les courants migratoires dans le main stream français dès la deuxième génération, quand leur visibilité – ici généralement caractérisée par une maîtrise approximative de la langue française et un accent indubitablement étranger – disparaît ? Va-t-on faire semblant de croire que la coriace visibilité physique des nouveaux migrants – mélaninée ou basanée – qui contraste avec la blancheur des autres courants, va disparaître dès la deuxième génération ? N’est-il pas urgent de reconnaître que cette situation est nouvelle et qu’il convient de lui trouver des solutions adaptées ?

      Dans un premier temps, tout porte à penser que si le constat est globalement partagé, les solutions restent à trouver. Les propositions des uns – un préfet musulman, le CV anonyme – et les réticences des autres à étudier l’application, sinon l’adaptabilité de la discrimination positive à la situation française, montrent à quel point le chemin à parcourir reste long et périlleux, parce que c’est un chemin pavé d’ignorance, d’analyses sommaires ou de positionnements stratégiques, politiciens.

      Quelles que soient les raisons qui poussent le Ministre de l’Intérieur à brandir la solution surprenante du préfet musulman, provocation gratuite, inconsciente ou interpellative, analyse électoraliste et concomitant appel de pied au vote musulman, le résultat est le même. Peut-être le Ministre n’en est-il pas conscient, mais il nous ramène à l’ère coloniale et au syndrome de l’évolué 1 . Vu sous cet angle ministériel, les revendications des autres minorités visibles vaudouïstes, hindouistes, shintoïstes, animistes, kimbanguistes, bouddhistes, chrétiennes judaïques (en cherchant bien, on trouvera forcément un Falasha en France), pour la nomination d’au moins un sous-préfet confessionnel au sein de leur communauté religieuse, seraient parfaitement audibles.

      Quant au Curriculum Vitae anonyme, il est révélateur de l’impossibilité des décideurs à réfléchir à long terme. Il est révélateur du recours à des solutions simplistes, sinon démagogiques et en l’occurrence injurieuses. Il est évident que nous ne mettons nullement en doute la bonne volonté des concepteurs de l’idée du CV anonyme. Mais, on peut toujours espérer que cette ruse de chasseur pygmée, cette finesse d’attrapeur de serpents marocain, ce stratagème des Vercingétorix de l’antiracisme, ait des effets positifs pour l’embauche des minorités visibles.

      Nous pouvons admettre que certains patrons embaucheurs, pris au piège implacable du CV anonyme, battent honteusement leur coulpe discriminante et se convertissent brusquement au cours de l’entretien d’embauche, en de parfaits égalitaristes, et oublient comme par enchantement, toute cette charge éducative, ce formatage social, qui ont fait qu’inconsciemment, ils sont dans le complexe de supériorité du Blanc sur l’ancien colonisé « de couleur » et le relèguent à des emplois spécifiques. À ce propos, je ne connais pas un Blanc, quelque balaise qu’il soit, qui batte un Noir freluquet à l’embauche d’un vigile de supérette ED ou LIDL de banlieue. On peut aussi penser à pousser la logique jusqu’à imposer l’entretien d’embauche en chambres… noires. Il va sans dire – mais je le dirai quand même –, que ceux dont l’élocution plus ou moins académique est encore affublée d’un accent imprégné du martèlement bantou, du tintinnabulement soninko-bamabara ou encore des croassements ouediens, devront s’en débarrasser à la Diogène ou avec tout autre méthode de leur choix, ou alors s’abstenir. Parce que même dans l’obscurité, on les verra.

      À côté des efforts parfois maladroits des tenants de la discrimination positive, il y a les opposants. Écartons rapidement – il y a beaucoup à faire pour qu’on s’y intéresse longuement – les contorsions politiciennes de Paul qui, les yeux fixés sur la barre des échéances électorales – disons au hasard, 2007 – n’en veut pas parce que c’est Pierre qui a fait la proposition. Un avertissement cependant ; n’enterrons pas si vite Corne d’aurochs, ce personnage de Brassens qui, victime d’une indigestion critique, refusa le secours de la thérapeutique, parce que c’était à un Allemand, que l’on devait le médicament. Il en perdit la vie. Ici, c’est l’avenir des autres, des enfants français, que mettent en péril, nos Corne D’aurochs et autres Défense de Mammouth avec leurs positionnements politiciens.

      Évacuons les craintes de ceux qui pensent que l’on attribuera les postes nobles au faciès et que dans cette répartition, l’éboueur sera invité à occuper la chaire de prof de maths, pour respecter les quotas.

      Il y aussi ceux qui pensent à juste titre que la discrimination – accorder un avantage à l’un au détriment de l’autre – ne peut en aucune façon être positive. Et c’est ici que la terminologie revêt toute son importance. Elle dévoile – sinon dénonce – le mécanisme réflexionnel qui édulcore les mots pour faire accepter une idée, ou diabolise pour inspirer le rejet. Je parlais dans mon récent livre Je suis Noir et je n’aime pas le manioc, de ces édulcorations terminologiques qui font passer du Nègre au Noir, du Noir à l’homme de couleur, ensuite, au Black, au Kebla et au Renoi. Si le dernier terme paraît un moment plus acceptable, la problématique qu’il cache, reste entière. Et parce que la problématique n’évolue pas, quelques années après le terme acceptable ne l’est plus du tout et il faut le changer.

      C’est ainsi qu’a été inventé cet oxymoron de la discorde – discrimination positive –, cette juxtaposition des opposés, parce que le dispositif qui est arrivé dans le paysage sociopolitique français au moment où le dispositif social qu’il portait était non grata à cause de la conception républicaine égalitariste. La France n’acceptait pas la notion de groupe, de communauté, tous les individus étant égaux en droit. Les systèmes anglo-saxons, avec leurs ghettos, leur apartheid socio-spatial, paraissaient aux antipodes de la vertu française. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts qui essaient de relier toutes les races qui composent la France d’aujourd’hui. Nous avons été acculés à regarder cette nouvelle réalité multiraciale en face, à admettre qu’elle posait problème, que les ghettos se dressaient aux confins miséreux de nos cités, que de petits basanés et mélaninés étaient orientés vers les versants inhospitaliers d’une francité de (seconde) zone, que nous risquions d’être très vite plus perfides que l’Albion et donc, qu’il fallait, en tenant compte des spécificités historiques – les origines des nouveaux migrants et de leurs rapports passés avec la société française – et sociologiques – la France n’est pas terre d’apartheid, d’esclavage ou de castes – rechercher rapidement des solutions en s’inspirant de la démarche des précurseurs de l’Action affirmative ou positive. Que sont les États-Unis d’Amérique, l’Inde ou encore l’Afrique du Sud. 

      Un peu d’histoire

      C’est au début des années 1980 que l’expression « Discrimination positive » apparaît dans le vocabulaire français. Selon la juriste Gwénaële Calvès, « dès 1981, l’important rapport Schwartz avait recommandé d’opérer des discriminations positives au profit de trois catégories : les jeunes sans qualification, les jeunes filles et les enfants d’immigrés » 2 .

      C’est encore au début des années 1980 que les enfants du regroupement familial initié au milieu des années 1970, cessent peu à peu d’être des enfants mignons qui suscitent l’admiration extatique et les oh, qu’il est adorable des petites vieilles et des travailleuses sociales en tous genres, pour devenir des adolescents grognons au grand désespoir des institutions.

      C’est toujours au début des années 1980 que ceci entraînant cela, cette jeunesse descend dans les rues et ensuite parcourt les routes de France en une longue marche des beurs, pour protester contre la montée des comportements discriminatoires. Cette jeunesse qui descend des migrants africains, hommes et femmes occupant des fonctions subalternes, et copieusement infériorisés par la population autochtone, ne veut point hériter de cette situation. Elle le fait savoir bruyamment.

      On peut penser que cette évolution ait conduit certaines personnes à rechercher des solutions pour éviter que la situation ne s’envenime. On commence alors à parler de discrimination positive. 

      Un peu de sociologie

      La France est l’un des rares pays dont le recours à l’immigration de main d’œuvre a toujours volontairement privilégié des populations subalternes. Que cette immigration soit interne – les Bretons et les Auvergnats qui affluent vers Paris – ou qu’elle soit de provenance étrangère – les Polonais des villes (minières), les Italiens des champs, les Portugais des chantiers, ou encore les Arabes des chaînes et les Noirs des rues – elle est presque toujours composée de personnes pauvres, illettrées, d’origine rurale.

      Les logiques économiques ont toujours été à la base des choix des patrons français pour une main d’œuvre subalterne. Cependant cette logique a été aggravée pour les derniers courants migratoires composés de minorités ethniques – Arabes et Noirs –, par une situation coloniale passée. Cette situation coloniale a institutionnalisé des rapports de dominant et dominé entre le Blanc et l’homme de couleur, avec pour les Noirs, une condition encore plus aggravante que sera la Traite négrière. La fin de la Traite et de la colonisation, loin de normaliser les relations, va ajouter une pesanteur supplémentaire avec le sentiment de culpabilité du Blanc, ce sanglot permanent agaçant et infécond dont parle Pascal Bruckner 3 . Cette institutionnalisation de la subalternité du nouveau migrant va freiner la désaliénation des enfants d’immigrés – ici le terme alien est à prendre dans son sens anglo-saxon, c’est-à-dire l’étranger. La recherche des solutions extraordinaires, exorbitantes du droit commun ou des mœurs habituelles, va donc s’imposer pour combattre cette situation tout aussi inhabituelle. Il conviendra alors de rechercher des modèles auprès des peuples où la discrimination est institutionnelle.

      Les Américains, les Indiens et les Sud-Africains sont des peuples où les discriminations sont institutionnelles. Aux États-Unis, cette institutionnalisation est due à l’esclavage des Noirs et à la place qui a été réservée à ceux-ci dans le paysage social américain. En Afrique du Sud, c’était l’apartheid – évolution séparée des races – et en Inde, le système des castes codifiait la société et conduisait à une évolution séparée des groupes, système comparable à l’apartheid. Même si en France l’institutionnalisation de la discrimination existe bien dans les faits – et non dans le droit comme dans les pays cités plus haut – les situations diffèrent sensiblement.

      La spécificité de la France réside dans un élément essentiel. Dans les autres pays, l’institutionnalisation de droit des discriminations s’accompagne d’une imperméabilité totale des frontières entre différents groupes. Les mariages intergroupes étaient interdits et les simples rapports sexuels pouvaient être sanctionnés par la condamnation à mort du subalterne contrevenant. La fréquentation des espaces de socialisation, d’éducation, de sport et de divertissement – écoles, stades, bistrots, églises – s’organisait sur la base raciale. Même la fin des discriminations institutionnalisées n’a pas sonné le glas de ce tabou. Et sa transgression devient souvent le premier acte de bravoure de l’ancien dominé. Les exemples tirés du cinéma américain illustrent cette situation de manière caricaturale.

      Dans le film Devine qui vient dîner, chef-d’œuvre du plaidoyer contre le racisme, le fiancé sémillant et éperdu d’amour n’embrasse pas une seule fois sa dulcinée parce qu’il est noir et elle blanche. Il est vrai que nous assistons comme dans le théâtre classique français, à un respect assez rigoureux de la règle des trois unités. En effet, presque en un seul lieu, et en seul jour, un seul fait accompli, tient jusqu’à la fin, le spectateur ravi. Oui mais en un jour, même dans la maison des parents de leur bien aimée, Rodrigue et Curiace auraient étouffé Chimène et la belle Horace dans des étreintes enflammées. Ici, pas le moindre bécot volé, à peine un effleurement des mains. Par contre, quand apparaît l’intrépide Shaft dans le film Shaft et les trafiquants d’hommes, l’occasion est trop belle pour être ratée.

      En effet, la filmographie de Shaft représente ce moment de la lutte pour les droits civiques où le Noir américain décide de s’émanciper en déclarant la guerre à l’ancien maître, de sortir des rôles subalternes réservés aux Noirs, que récusait Sydney Poitier, le héros de Devine qui vient dîner. Le Noir décide de se créer des héros symboliques dans cette lutte qui l’oppose au Blanc. Et Shaft, c’est le Noir fort en muscles à la dégaine stéréotypée de l’invincible cow-boy/shérif et de son successeur le détective privé, personnages qui restaient encore l’espace interdit aux Noirs. Ainsi, dans sa course héroïque et victorieuse – le shérif ne meurt jamais – qui l’oppose au Blanc pour sauver ses frères Noirs, Shaft, John de son prénom, trouvera temps et moyen, sans rien faire d’autre que d’être Shaft, de faire craquer la maîtresse – il est vrai, quelque peu nymphomane – du chef des méchants. Après moult suppliques voluptueuses de celle-ci il condescendra à lui faire grâce d’une couchaillerie, bien sûr comme aucun Blanc n’en est capable. Et la dame comblée, comme dans tous les bons films, lui offrira sa vie en acceptant d’aller au ciel pour sauver celui qui l’a fait monter au septième ciel.

      En France, championne du monde des mariages mixtes, les frontières raciales sont tellement imperméables qu’aujourd’hui, une union sur quatre est interraciale. L’été venu, les couples dominos investissent les rues et les plages et on voit souvent se suspendre au bras d’un ébénique mari, des belles caucasiennes, sans que cela cause des torticolis, des attroupements, des émeutes ou des lynchages dans les rues de France, même si cela fait parfois jaser dans les Caraïbes. En France aucun espace n’est interdit aux Noirs et aux chiens, ni aux Noirs et aux Arabes, encore moins aux Noirs et pas aux chiens, même si certains tenanciers de boîtes de jour (les entreprises) et de nuit essayent de déroger à la règle. En France, bien que les mentalités aient essayé de forcer à penser autrement, la subordination des minorités n’est pas héréditaire et les jeunes se donnent les moyens pour le faire comprendre et accepter bon gré, mal gré. En France, la durée des discriminations n’est pas séculaire. Elle est plus courte que dans les autres pays et l’on peut donc espérer que, conscience prise, son éradication peut se faire assez rapidement.

      Une certaine approche pessimiste et pessimisante s’entête à juger mitigés ou tout simplement négatifs, les résultats des politiques de discrimination positive. Mais je pense que le constat est mal fait. La question qu’il convient de se poser c’est de savoir ce qui se serait passé aux États-Unis sans la discrimination positive. Question subsidiaire, quel autre dispositif aurait-on pu mettre en place ? Nous choisissons les États-Unis qui vont désormais servir de base à notre approche comparative.

      La discrimination positive a obtenu des résultats fort appréciables dans les domaines institutionnels. Aux États-Unis, le Noir s’est vu imposé un régime d’oppression particulièrement long, qui a couru sur plusieurs siècles. Aux États-Unis, on accédait à la condition de discriminé par la naissance et on n’en sortait que par la mort. Grâce à la discrimination positive, beaucoup de Noirs se sont libérés de cet atavisme, de cette prédestination. Dans les années 1960, l’Oncle Sam est au bord de la guerre civile entre les Noirs et les Blancs. Le combat que les Noirs ont initié pour les droits civiques, arrive à son apogée. Noirs et Blancs s’affrontent, chacun avec ses moyens : d’un côté, la guérilla urbaine du pauvre, de l’autre la répression brutale du plus fort.

      Il fut un temps où le rêve du retour en Afrique faisait rire sous cape l’Amérique blanche devant l’égarement idéologico-affectif des Noirs qui se représentaient une Afrique terre promise. On les y a encouragés, on les y a aidés, on a affrété des bateaux. On a applaudi le sentimentalisme bon enfant de ces Américains qui cédaient si gentiment leur part de gâteau, une fois leur tâche achevée. Aujourd’hui le rêve du retour est remplacé par le rêve luthérien d’une Amérique dont les montagnes et les vallées de la discorde, de la discrimination, de la récrimination et de la haine, seront aplanies, même si une partie de l’Amérique noire, incarnée par Malcolm X raillera longtemps la naïveté du pasteur noir en disant que pour le Noir, il n’y a pas de rêve américain, il y a plutôt le cauchemar américain. Ces deux personnage clefs de la lutte pour les droits civiques des Noirs américains me font penser aux oncles Martin et Gaston de la chanson de Brassens, dont l’un aimait les Tommy et l’autre les Teutons. Comme les deux oncles de la chanson, les frères longtemps ennemis – l’approche de Malcolm X est devenue moins radicale vers la fin de sa vie – sont morts comme à la guerre, tués par des balles tirées par d’autres frères. Aujourd’hui, l’histoire a donné raison au Pasteur mythique devenu héros national.

      Aujourd’hui, on peut parler de la réussite du rêve américain pour les Noirs, et faute de mieux, faute de croire que c’est l’action du Saint Esprit qui a permis l’évolution de la situation, et en attendant que l’on nous prouve réellement le contraire, on peut attribuer ce succès, même relatif, à la lutte pour les Droits Civiques et au dispositif qui en a résulté, la discrimination positive.

      Aux États-Unis, de façon institutionnelle « les destins individuels étaient totalement dépendants du destin collectif. » 4 . Mais qui peut encore penser que les destins de Colin Powell ou de Condoleeza Rice sont redevables à leur groupe et non a leurs seuls mérites. Qu’importe, si la discrimination positive, comme l’en accusent ses détracteurs, a créé deux Amériques noires, là où il n’y en avait qu’une. Seulement aujourd’hui, l’une de ces Amérique a connu l’ascension sociale dont on peut penser fort logiquement qu’elle serve de modèle à l’autre tôt ou tard. Elle a fait aussi comprendre que le rêve américain n’est plus cauchemar pour le Noir. Qu’importe si « en précipitant l’avènement d’une bourgeoisie noire intégrée à la société globale, elle a poussé ces nouveaux notables à quitter les quartiers noirs traditionnels et a privé le groupe de ses élites naturelles. » 5 . On ne peut pas à la fois promouvoir l’émergence des individus au détriment du groupe et reprocher à ces individus de devenir indépendants du groupe. Désormais, ce n’est plus aux « élites naturelles » de veiller sur leur groupe. Cette tâche doit être fort logiquement rendue à l’État qui est seul garant de la cohésion et de la sérénité des individus.

      Aujourd’hui, « dans les séries policières, neuf fois sur dix, le violeur est blond aux yeux bleus, pour qu’on ne donne pas l’impression de dépeindre les minorités de manière négative ; et lorsque le délinquant est noir, et que le détective qui le pourchasse est blanc, on s’arrange pour que le chef de police soit noir, lui aussi. Agaçant ? Peut-être. Mais quand on se souvient des vieux films de cow-boys et d’Indiens, où ces derniers étaient fauchés par vagues entières sous les applaudissements frénétiques des gamins, on se dit que l’attitude actuelle était un moindre mal. » 6

      Amin Maalouf a raison. De toutes les façons, puisque les minorités ne pouvaient plus accepter le vieux cliché de la justesse du combat du cow-boy, de son infaillibilité et de son invincibilité, c’était soit Men in Black, et L’arme fatale où le Noir et le Blanc sauvent l’Oncle Sam, ou alors Shaft défiant et terrassant le nouveau cow-boy désormais affublé, dans la nouvelle mythologie négro- américaine, des oripeaux du méchant. L’Amérique a fait le choix et le bon : ce sera Men in black et compagnie.

      Et c’est ici que l’affirmative action américaine prend toute sa valeur. C’est dans cette approche symbolique qu’elle prend tout son sens En quarante ans, on est passé d’un rêve racial, d’une mythologie raciale qui a été dominée par le Blanc sinon le WASP pendant quatre cents ans, à une mythologie nationale, où toutes les races trouvent leur place. Plus que les résultats de l’action politique sans cesse ballottée et ralentie par les alternances, c’est cette ambiance générale à laquelle les Américains sont arrivés qui importe ; où chaque citoyen – et surtout les minorités – dans la télévision, au cinéma et même dans l’espace politique, retrouve des visages qui ressemblent au sien, ne se sent plus exclu et peut reprendre espoir.

      Et c’est cet espace mythologique que la France doit conquérir. Les débats sur la discrimination positive française ont très peu exploité cet aspect symbolique. Les débats sur la discrimination positive française ont toujours négligé deux aspects fondamentaux des discriminations et des minorités.

      Les discriminations dont sont victimes les minorités en France sont assez récentes. Elles sont apparues après le regroupement familial et avec les jeunes générations. En effet, on ne peut pas parler de discrimination pour le Soninke analphabète qui est éboueur comme il l’aurait été dans n’importe quelle partie du globe, même dans son propre pays d’origine. Qu’on ne l’ait pas aidé à évoluer est une autre chose qu’il ne faut pas confondre avec le débat qui nous intéresse. L’Espingoin, le Rital, le Porto, le Polack ou même l’Auvergnat et le Breton, ont été logés avant lui à la même enseigne. Là où aux USA on a l’ancien esclave, où la situation d’esclavage était héréditaire – les castes le sont aussi en Inde, tout comme le déterminisme racial qu’engendra l’apartheid en Afrique du Sud – en France on est en présence d’hommes libres, pouvant aspirer à l’évolution même si celle-ci est freinée par les discriminations. Ici, la discrimination positive va donc être un accélérateur, une réparation plutôt que l’invention d’un système neuf.

      Aux États-Unis, l’institution et la société civile sont toutes les deux les sièges des discriminations. En France, de l’accès au logement ou à l’emploi, aux errements discriminants des acteurs scolaires, sanitaires ou sociaux qui confondent minorité avec étranger, seule l’institution est porteuse de cette discrimination, de cette infériorisation, héritées de la colonisation et de ses politiques d’indigénat et d’assimilation. Il appartient donc exclusivement à l’institution d’évoluer et de rejoindre l’état de sérénité raciale assez avancée au sein de la société. En France plus qu’ailleurs, les institutions ont donc le devoir de créer une mythologie nationale dans laquelle se reconnaîtront les minorités. Et c’est en cela que l’expérience de l’Institut d’Études Politiques de Paris – prestigieuse institution s’il en est – est innovante.

      Le métro parisien est bourré d’informations sociologiques d’un intérêt exceptionnel. L’inconscient collectif de la société française s’y dénude comme une stripteaseuse, un Turc sans moustache ou un Sikh sans turban. Dans cet institut démographique souterrain, chaque station a sa population et chaque groupe est facilement identifiable à ses rituels, à ses comportements. Ainsi, il y a d’un côté les resquilleurs et de l’autre les contrôleurs. En Angleterre, de manière générale, le contrôleur se positionne de manière à ce que le resquilleur n’ait aucune chance de commettre son forfait. Soit parce que dans le bus, il demande systématiquement le titre de transport à tous les passagers, soit parce que dans le métro, il se tient devant le portillon. En France le contrôleur joue au chat et à la souris avec le resquilleur. La station des Halles est l’arène mère, le Bercy, le Madison Square Garden de ce combat. Les contrôleurs se cachent derrière les piliers, dans les guérites aux glaces sans tain, usent du talkie, communiquent par SOS, sémaphore et morse pour chasser du suspect. On a l’impression qu’ils sont payés à la tâche et qu’en plus ils prennent un immense plaisir à jouer aux gendarmes, aux redresseurs de tort, à culpabiliser, à acculer, à accuser, à punir, à créer un univers de bons et de méchants.

      On a souvent l’impression qu’en France, les notions de culpabilité et de châtiment l’emportent sur celles de prévention, de pédagogie et de récompense du mérite. À la politique américaine du dollar et du gros bâton, expérimentée aussi pour la discrimination positive, on oppose la seule répression. Dans cette optique, le testing – piège tendu aux portiers des boîtes de nuit pour le flagrant délit de discrimination au faciès – est apparu comme la panacée qui allait diaboliser et clouer dans la honte ces infâmes tenanciers qui osent pratiquer le choix de la clientèle au faciès, comme s’il existait dans ce pays une seule institution qui ne pratique pas ce modèle de choix. La contre-productivité et les effets pervers de cette méthode culpabilisatrice sont immédiats. Le propriétaire agressé ne comprend pas ce qu’on lui reproche alors qu’il ne fait que s’aligner sur le modèle ambiant. Dès lors, plutôt que de l’aider à comprendre que le critère ethno-racial est un mauvais critère, on va l’aigrir, l’humilier. Résultat : on va l’amener à affiner ses comportements discriminatoires pour devenir incollable. Le Curriculum Vitae anonyme correspond à la même logique du piège implacable.

      À côté de ces dispositifs qui se fondent sur la diabolisation de l’autre, la seule réelle innovation dans le débat sur la discrimination positive, vient de l’expérience de l’Institut d’Études Politiques de Paris avec sa passerelle pour un accueil spécifique réservé aux enfants des quartiers défavorisés.

      Certes il y a eu la loi sur la parité entre les sexes sur les listes électorales. Mais peut-on dire qu’aujourd’hui les personnes concernées, les femmes sont prêtes à assumer cette parité ? Combien de femmes s’intéressent réellement à la politique. Un sondage laissait entendre qu’elle seraient 11%. Ce qui correspond exactement au taux de femmes à l’Assemblée nationale. Prédispositions naturelles ou formatage social ? La deuxième hypothèse est certainement la bonne. Dès lors, fallait-il imposer la parité au risque de rechercher une parité au forceps et de légitimer les craintes de ceux qui parleraient de la dévalorisation des mandats électoraux et de l’incompétence des personnes élues grâce à ce dispositif ? Fallait-il entreprendre avant toute chose – même la parité –, une campagne pédagogique volontariste pour amener de plus en plus de filles à s’intéresser à la politique ? Chacun peut se faire son opinion. Cependant, en attendant que l’éducation conduise l’homme, comme les hippocampes, à paterner le bébé que la mère a porté, les jeunes mamans seront encore pour un certain temps, handicapées dans leur évolution professionnelle, au bénéfice de la noble tâche de materner le bébé, tâche que l’homme lui enviera longtemps, sans espoir.

      Certes il y a eu les dispositifs de parrainage pour les jeunes demandeurs d’emploi des quartiers défavorisés. Mais nous nous retrouvons dans cette diagonale de l’échec qui semble de toute éternité réservées à des jeunes dont le profil est généralement typé. Certes il y a eu des politiques territoriales de discrimination positive, comme les zones franches ou les zones d’éducation prioritaire. Vous avez bien dit zone !?

      Dans cette constellation de dispositifs tous plus généreux les uns que les autres, seule l’expérience de Sciences Po réunit deux critères essentiels. Elle s’adresse à des jeunes au niveau intellectuel qui n’a pas besoin d’être soutenu. Elle permet une ascension sociale appréciable, ce qui nous sort d’un misérabilisme devenu de règle dans le traitement des problématiques des minorités. À la différence du parrainage, elle n’est pas confiée à des âmes charitables bénévoles, mais est prise en charge par l’institution à qui incombe la charge de s’occuper des problématiques sociales. La dimension symbolique ici est grandiose. D’abord, l’élitisme s’ouvre enfin aux damnés de la société. Ensuite pour la première fois, une institution passe à l’acte pour s’exorciser de ses propres comportements discriminants, cette maladie nationale qui mine les institutions, là où, nous l’avons dit, les individus n’ont plus rien – n’exagérons rien et disons modestement plus grand chose – à se reprocher. 

      Que toutes les institutions, à l’exemple de Sciences Po, se donnent la tâche de trouver un mode d’ouverture et d’attractivité aux minorités discriminées. Puisque aujourd’hui, il serait difficile de trouver des musiciens et des danseurs classiques noirs, non parce que les Noirs n’aiment pas la musique – classique ou non – mais parce que la société inexorablement les cantonne à une musique tribale, il faudra que les institutions de ce secteur deviennent attractives pour les enfants Noirs. Puisqu’aujourd’hui, le cinéma, la télé et les médias cantonnent le Noir à des rôles spécifiques, que l’on face preuve de pédagogie pour que ces espaces découvrent la mine de créativité et de talents qui couvent au sein de ce groupe. Puisque aujourd’hui l’école croit accueillir « vingt cinq nationalités », formons les enseignants à savoir que tous ces enfants sont des Français et non des faciès aux nationalités indélébiles. Puisque cet étudiant se plaint à juste titre qu’à côté de Charlemagne, Louis XIV et bien d’autres, l’histoire des Noirs dans les programmes scolaires se réduit à quatre cents ans d’oppression, introduisons-y l’étude des empires africains, maghrébins et asiatiques.

      La discrimination positive est une politique de rattrapage fondée sur la notion de groupe. Cette caractéristique la rend rébarbative auprès de l’opinion française nourrie à l’objectif – que l’on croit réalité – de l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine de race ou de religion. La réalité c’est que la discrimination se fonde sur des groupes ayant des caractéristiques visibles et accessoires communes. En attendant le jour où tous les individus seront jugés, chacun pour ce qu’il fait et non pour ce qu’il est, la discrimination positive, avec sa prise en compte du groupe, est un mal nécessaire. La prise en compte du groupe est la seule solution aujourd’hui, et pour en finir avec le racisme, nous n’avons d’autre solution que de prendre la race en compte pour permettre l’émergence de l’individu.

      Je souhaite que la visibilité des minorités visibles devienne positive, pour que cette exemplarité nouvelle – après le misérabilisme des cités qui nous est servi en boucle dans les grand-messes cathodiques – pour permettre aux jeunes de s’y identifier et de croire en leurs chances. Il est vrai que les services de l’État n’ont pas vocation à être des mosaïques de représentativité raciale. Je voudrais que la discrimination positive soit une vaste campagne pédagogique à l’école au niveau de l’État, des médias, de toutes les institutions qui en ont bien besoin, car seul le changement des mentalités permettra d’inverser le regard posé sur les minorités.


      1. L’évolué c’est l’indigène au destin exceptionnel, qui est jugé apte par le maître à devenir son supplétif, son représentant au sein de ses frères ou de ses coreligionnaires.

      2. Gwénaële Calvès, La discrimination positive, Puf, Que sais-je, Paris 2004, p. 68.

      3. Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc.

      4. Gwénaële Calvès, op. Cit., p. 19

      5. Ibid.

      6. Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, Le Livre de Poche, 2004, p. 141.

      Kelman Gaston
      Wormser Gérard masculin
      Une certaine idée de la discrimination positive
      Kelman Gaston
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2005-03-05
      Politique et société
      Espace public
      Travail et emploi
      Diversité culturelle
      Minorités