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Sartre et Derrida: les promesses du sujet

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Texte

Le plaisir de parler de Jacques Derrida, devant Jacques Derrida et, peut-être, bientôt, avec Derrida, s’accompagne, je vous l’assure, d’une grande angoisse. La témérité d’une telle entreprise me paraît inqualifiable. Pourtant, je vais m’y lancer, et de bon cœur, car l’un des soutiens que je ressens devant cette tâche intimidante c’est la gentillesse, l’encouragement et l’amitié généreuse de Jacques Derrida lui-même. Je n’oublierai jamais ses paroles en 1982 à Cerisy, quand je lui ai montré mon premier article sur ce sujet, « Sartre et Derrida : qui perd gagne », qui concernait, entre autres choses, la théologie négative. « C’est très beau », m’a-t-il dit. « Et aussi très vrai ? » ai-je demandé, en retenant mon souffle. « Sans doute », répondit-il, avec un petit sourire ironique et gentil.

Dès lors, je me suis efforcée de montrer que ma thèse était, en effet, vraie aussi bien que belle, et ce sera encore mon projet aujourd’hui. J’ai failli appeler cette intervention Fragments d’un discours amoureux tant je ressens comme acte d’amour le travail que j’essaie de mener à bien sur Sartre et Derrida. Je les aime tant, ces deux philosophes, et je voudrais qu’ils s’aiment et s’entendent, eux aussi. Mais mes amis ont trouvé que ce titre manquait de discrétion, et ils ont sans doute raison. Si je prend le risque, néanmoins, de vous le confier, c’est que je prise davantage le cœur ouvert que la réserve. De l’amour, ainsi que de l’amitié, on n’en a jamais assez.

Les premières allusions à Sartre qu’on trouve dans les textes de Derrida, datent, je crois, de 1962, dans L’Origine de la géométrie, où Derrida examine la conception phénoménologique de l’imagination chez Husserl. Husserl, dit-il, n’a jamais suffisamment interrogé l’imagination, qui garde chez lui un statut ambigu : « pouvoir reproducteur dérivé et fondé, d’une part, elle est, d’autre part, la manifestation d’une liberté théorétique radicale. » Sartre, par contre, est allé beaucoup plus loin. Et je cite :

« C’est en commençant par thématiser directement l’imagination comme un vécu original dans sa situation, à l’aide de l’imagination comme instrument opératoire de toute eidétique, c’est en décrivant librement les conditions phénoménologiques de la fiction, donc de la méthode phénoménologique, que la trouée sartrienne a si profondément déséquilibré, puis bouleversé le paysage de la phénoménologie husserlienne et abandonné son horizon. » 1

En 1962, donc, Sartre représente, selon Derrida, une force déstabilisante, une trouée dans le paysage phénoménologique, bouleversant les certitudes husserliennes, comme Derrida le fera bientôt lui-même. Mais quelques années plus tard, dans Les fins de l’homme, conférence que Derrida a prononcée à New York en 1968, Sartre est devenu selon lui métaphysicien humaniste, auteur d’une « ontologie phénoménologique » qui est censée être une « anthropologie philosophique » 2 . Sa démolition ironique de l’humanisme dans La Nausée est reléguée dans une note de bas de page :

« C’est dans l’entretien avec l’Autodidacte que Roquentin fait le plus terrible procès de l’humanisme, de tous les styles d’humanistes et, au moment ou la nausée monte lentement en lui, il se dit par exemple : "Je ne veux pas qu’on m’intègre, ni que mon beau sang rouge aille engraisser cette bête lymphatique : je ne commettrai pas la sottise de me dire ’anti-humaniste’. Je ne suis pas humaniste, voilà tout". » 3

Qu’en est-il donc de la philosophie sartrienne ? Si Derrida permet à Roquentin de démonter l’humanisme, par contre il accuse Sartre d’en être profondément marqué, et de ne jamais questionner « l’histoire du concept d’homme ». Cela est faux. Non pas que Sartre ait questionné l’histoire de ce concept – l’histoire des concepts n’est pas son genre –, mais plutôt dans le sens où, précisément, c’est l’homme qui est en question pour Sartre, son unité qui n’existe pas, son essence qui n’est pas et ses contradictions qui font de lui une « passion inutile ». S’il est vrai, comme Derrida le constate en 1989, que mettre en question des concepts comme « homme », « démocratie », « responsabilité », ne revient pas à se montrer anti-humaniste, anti-démocrate ou irresponsable 4 , de même, et a fortiori, cette mise en question ne rend pas non plus son auteur défenseur des vieux concepts qu’il s’efforce d’interroger. Et Derrida en est fort conscient.

C’est sans doute dans ses propres textes que j’ai appris à faire ces jugements, que j’essaie maintenant d’utiliser pour démontrer que la pensée de Sartre n’est pas humaniste dans le sens métaphysique du terme. Car c’est dans ce même article, « Les fins de l’homme », que Derrida constate que le discours métaphysique est incontournable, même pour ceux, comme Heidegger, qui essaient de le déconstruire. Et Derrida reconnaît que l’effort de Sartre était bien d’opposer « la tentation substantialiste » et de « penser à nouveaux frais […] le sens de l’homme ». Pourtant, de son point de vue, Sartre n’a pas réussi à échapper à l’anthropologie classique : « malgré cette neutralisation prétendue des présuppositions métaphysiques, il faut bien reconnaitre que l’unité de l’homme n’est pas en elle-même interrogée. » 5

Regardons donc de plus près. Une des constatations les plus précises de Derrida, c’est que, pour Sartre, « l’être en-soi et l’être pour-soi étaient de l’être ». Ceci est sans doute vrai, mais Derrida ne prend pas vraiment au sérieux le fait que si le pour-soi est de l’être, c’est sur le mode de ne l’être pas. « Le Pour-soi n’a pas d’être parce que son être est toujours à distance » 6 . Il est vrai qu’une autre note de bas de page fait allusion à la non-identité à soi du sujet sartrien, mais aucune conséquence n’en est tirée. Tout cela peut étonner les amateurs des paradoxes sartriens. Déjà dans les premiers écrits de Sartre, telle La Transcendance de l’ego de 1936, la conscience est décrite comme impersonnelle ou, du moins, pré-personnelle. Le « Je », selon la description de Sartre, n’est pas une force unifiante ; au contraire, c’est l’acte réflexif qui confère son existence au « Je » : « Il n’y a pas de Je sur le plan irréfléchi ». Et le sujet lui-même est totalement absent, sauf pour un bref moment, où il apparait en filigrane rien que pour être tout de suite exclu : « cette conscience absolue, lorsqu’elle est purifiée du Je, n’a plus rien d’un sujet » 7 . J’ai promis de parler des promesses, des promesses du sujet. Je viendrai peut-être un moment à le faire. Pour l’instant je donne la parole à Derrida qui sait bien, lui, comment ne pas parler :

« Le discours sur la promesse est d’avance une promesse : dans la promesse […]. Dès que j’ouvre la bouche, j’ai déjà promis, ou, plutôt, plus tôt, la promesse a saisi le je qui promet de parler […]. Cette promesse est plus vieille que moi. » 8

Pour tenir mes engagements, sinon mes promesses, je reviens donc au sujet. Et d’abord au sujet sartrien. Dans L’Être et le Néant Sartre définit pour la première fois ce qu’il entend par la subjectivité : elle est « la conscience (de) conscience » 9 et le « cogito instantané » 10 . C’est-à-dire que la subjectivité est la réflexivité de la conscience, non-positionnelle et non-thétique. C’est cette réflexivité de la conscience qui constitue le pour-soi et qui empêche la conscience de demeurer un « champ transcendantal sans sujet » 11 . Dans un certain sens, Derrida a donc raison quand il soutient que « le sujet comme conscience n’a jamais su s’annoncer autrement que comme présence à soi » 12 . Mais cette présence est elle-même paradoxale, car c’est elle qui empêche l’identité à soi. Le terme soi (du pour-soi) est, grammaticalement, un réflexif, il indique une relation du sujet à lui-même, mais le sujet ne peut pas être « soi », car dans ce cas il n’y aurait pas de réflexivité, et le soi lui-même disparaîtrait dans l’identité et la coïncidence 13 . Le soi ne peut habiter la conscience, il s’agit d’un idéal, d’une limite 14 . Aussi le pour-soi n’est soi que dans un sens irréalisable : « là-bas », « hors d’atteinte » 15 . Nous reviendrons à ce « là-bas » quand nous relirons les textes de Derrida. C’est une promesse. Serai-je capable de la tenir ? Je ne sais...

Restons, pour le moment, avec Sartre. Nous sommes maintenant tout près du nœud de la question, de son « ombilic ». Résistera-t-il à notre analyse ? Nous venons de voir que la présence à soi du pour-soi fondait la négation de sa propre identité : la présence à soi est une façon de ne pas être sa propre coïncidence, d’échapper à l’identité. S’il est présent à soi, c’est qu’il n’est pas tout à fait soi 16 . Comme je l’ai constaté ailleurs, l’analyse de Sartre de la présence à soi du pour-soi, et surtout la façon dont il utilise Husserl pour montrer l’impossibilité d’échapper à la division réflexive, préfigure la déconstruction par Derrida des Recherches Logiques de Husserl dans La Voix et le Phénomène. Derrida y démontre que les analyses de Husserl sapent sa propre insistance sur la notion d’identité à soi, à travers surtout les discussions concernant le temps et le monologue intérieur. C’est l’argument même de Sartre dans le premier chapitre de la deuxième partie de L’Être et le Néant. Derrida le savait, sans doute, lui aussi, car il connaissait bien le texte de Sartre. Mais l’avait-il en tête au moment d’écrire sa propre critique ? J’en doute fort, comme il l’a suggéré lui-même, très récemment, dans « Il courait mort », texte émouvant et riche où Derrida accepte de parler de Sartre pour le cinquantième anniversaire des Temps modernes. Se référant à la critique sartrienne de l’idéologie de la fraternité, « arme défensive » de la « démocratie bourgeoise » en tant que lien passif entre molécules distinctes, Derrida avoue :

« En multipliant récemment, dans Politiques de l’Amitié, les questions sur l’autorité de ce schème fraternaliste et surtout ce qu’il implique dans notre culture, j’avais oublié que de façon certes différente à tous égards, Sartre avait déjà mis en cause la rhétorique de la fraternité. Cet oubli, qui doit m’arriver plus souvent que je peux m’en rendre compte parfois, après coup, c’est au fond le thème de cette lettre : une étrange transaction entre l’amnésie et l’anamnèse dans l’héritage qui nous fait ce que nous sommes et nous a déjà donné à penser ce que nous n’avons pas encore pensé, comme si notre héritage était toujours un spectre à venir, un revenant qui court devant nous, après lequel nous nous essoufflons, courant à notre tour à mort, à la mort et à perte de souffle. » 17

Derrida revient à La Nausée pour faire la part de l’humanisme chez Sartre : tantôt l’anti-humaniste le plus féroce, tantôt sa cible la plus identifiable, tantôt le partisan de l’engagement, de la délivrance et du salut, tantôt celui qui nous rappelle que l’engagement est plutôt inévitable, incontournable, et qu’il faut parier sur fond d’indécidable. Rien ici d’un héroïsme décisoire de la volonté. Il n’y a donc pas à s’étonner si les sentiments de Derrida envers Sartre sont, pour le moins, ambigus : « Rien n’est plus instable, divisé, partagé, antinomique que mon amitié pour quoi que ce soit qu’on appelle Sartre et Les Temps Modernes » ; mais en même temps il parle d’une « passion de Sartre que, pour tout avouer, je partage encore – par moments » 18 . Et c’est bien le Sartre de la non-coïncidence qui attire Derrida, comme il m’attire moi aussi. « C’est à ce Sartre désaccordé de lui-même que je me sens le plus accordé » 19 . Et il cite un de ces moments merveilleux où Sartre peut paraître anticiper la déconstruction de la présence :

« L’époque […] se dépasse perpétuellement, en elle coïncide rigoureusement le présent concret et l’avenir vivant de tous les hommes qui la composent […] même s’il est vrai que ce futur n’est jamais devenu un présent. » 20

Et Derrida de commenter :

« Voilà une contradiction ou une non-coïncidence (car quand Sartre dit "coïncidence rigoureuse", il désigne étrangement la rigueur d’une non-coïncidence du "présent" et de l’avenir, et du présent à soi en tant qu’il doit "revenir à lui à partir de cet avenir"), voilà une déhiscence ou une discordance à laquelle je me sens plus "accordé", aujourd’hui encore, précisément parce qu’il y va d’une disjonction dans l’identité à soi de l’époque ou du présent. » 21

Ce « futur qui n’est jamais devenu un présent », dont parle Sartre, il a, on va le voir, la structure d’une promesse, il est marqué par la déhiscence qui, pour Derrida, pourrait constituer, peut-être, un « sujet qui ne serait pas pré-déconstructif ». Car à ce sujet-là, Derrida s’intéresse d’une façon intime. Si en 1968 Derrida a défini le sujet par une négation de la souveraineté et comme « un système de rapports entre les couches » 22 , en 1980 il insistait plutôt sur l’importance éthique de repenser la notion d’homme, non plus ontologiquement (« qu’est-ce que l’homme ? »), mais plutôt en utilisant les termes de la reformulation heideggerienne de la question : « Qui est l’homme ? ». Et dix ans plus tard, en 1989, il défend explicitement les travaux en cours sur le sujet comme susceptibles de faire partie d’une entreprise de déconstruction :

« Nous parlions de la déhiscence, de la dislocation intrinsèque, de la différance, de la destinerrance, etc. Certains pourraient dire : mais justement, ce que nous appelons « sujet », ce n’est pas l’origine absolue, la volonté pure, l’identité à soi ou la présence à soi d’une conscience mais bien cette non-coïncidence avec soi. […] Je pense à ceux qui voudraient reconstruire aujourd’hui un discours sur le sujet qui ne soit pas pré-déconstructif, sur un sujet qui n’ait plus la figure de la maîtrise de soi, de l’adéquation à soi, centre et origine du monde etc., mais définirait plutôt le sujet comme l’expérience finie de la non-identité à soi, de l’interpellation indérivable en tant qu’elle vient de l’autre. » 23

Je ne sais pas à qui Derrida pensait quand il parlait de ces efforts pour reconstruire un sujet aujourd’hui -à Levinas peut-être, ou à Philippe Lacoue-Labarthe, ou à Jean-Luc Nancy lui-même, avec qui il discutait- mais je sais que ce n’était pas à Sartre. Pourtant, tout ce qu’il dit sur ce sujet non-identique à soi pourrait très bien s’appliquer au sujet sartrien. Dans un certain sens, on peut dire que Derrida en est fort conscient.

Dans l’entretien avec Nancy il insiste sur la non-homogénéité du « sujet classique », et sur le fait que même au cœur de l’idéalisme transcendantal de Husserl, par exemple, il existe « un horizon de questionnement qui n’est pas commandé par la forme égologique de la subjectivité ou de l’intersubjectivité » 24 . Pourtant, tout en reconnaissant les complexités et les contradictions à l’intérieur même du sujet classique, soit cartésien, soit husserlien ; et tout en admettant que les précurseurs de la déconstruction du sujet, tel Nietzsche ou Heidegger, dans leur méfiance pour la métaphysique substantialiste ou subjectiviste, ne sont pas allés jusqu’au bout de leur questionnement, et sont restés attachés à la question « qui ? », qu’ils ont soustraite à la déconstruction ; tout en examinant donc très sérieusement la possibilité de reconstituer ou de reconstruire le sujet aujourd’hui, Derrida ne fait jamais une seule allusion à Sartre. Le sujet sartrien est pourtant si peu « adéquat à soi » que Sartre peut en parler comme d’un monstre. À propos de ses réflexions sur Genet, Sartre écrit par exemple : « Aujourd’hui il s’agit de faire apparaître le sujet, le coupable, cette bête monstrueuse et misérable que nous risquons à tout moment de devenir » 25 . L’absence chez Derrida d’une discussion du sujet sartrien, si éloigné de la maîtrise de soi du mythique sujet classique, s’explique sans doute par tout ce qu’il dit dans « Il courait mort » sur ses réticences envers Sartre et son amitié divisée et antinomique pour lui.

Mais l’explication n’empêche pas l’analyse, et j’ai promis de la poursuivre, tout en me sentant de plus en plus gênée par le fait de parler devant Jacques Derrida ; dans la crainte même qu’il ne se lève tout d’un coup pour m’interrompre et pour dire que s’il ne parlait pas de Sartre, c’est qu’il ne voulait pas en parler, voilà tout, et qu’il s’en est déjà expliqué, et qu’il n’y a donc plus rien à en dire. Je comprends mieux maintenant pourquoi je n’ai jamais voulu rencontrer Sartre (je le regrette aujourd’hui mais j’y tenais fort pendant sa vie) : ce n’était sans doute pas la modestie, ni la discrétion de ne pas vouloir le déranger, ni même le refus du « vedettariat » qu’il détestait tant lui-même. Non, c’était, me paraît-il maintenant, face à mon angoisse actuelle, la simple peur devant celui qui se trouvait à l’origine de tout mon travail, même si une des leçons de la dissémination est que tout ne revient pas au père, car pour le fils (ou plutôt la fille) c’est tout comme si... Mais je dois poursuivre...

C’est bien le moment de passer plus directement à Derrida, et à ses promesses. Déjà en 1964 Derrida s’efforçait de s’expliquer sur l’importance sans bornes de la question philosophique, et sur la communauté de la question et de la décision qu’il fallait fonder : « là se réfugient et se résument aujourd’hui une dignité et un devoir inentamable de décision. Une inentamable décision » 26 . Et plus de vingt-cinq ans plus tard, en 1990, Derrida revient encore à cette communauté, pour dire cette fois que sans être « intersubjective » elle a néanmoins « une mémoire, une généalogie et un projet : un "projet" avant le "sujet" » 27 . Un projet avant le sujet. Qu’est-ce que cela peut signifier ? C’est bien ici qu’il nous faut revenir à la promesse, car c’est la structure de la promesse qui explique ces paradoxes apparents. Écoutons Derrida :

« Le soi, l’autos de l’autofondation légitimée reste à venir, non pas comme une réalité future mais comme ce qui gardera toujours la structure essentielle d’une promesse et ne peut arriver que comme telle, comme à venir. » 28

Le soi, donc, reste à venir. C’est-à-dire qu’il n’arrivera jamais. Mais ceci n’est pas un échec. Au contraire, c’est cette structure qui rend possible la décision et la responsabilité. « Le rapport à soi ne peut être […] que de différance […]. Non seulement l’obligation ne s’y atténue pas mais elle y trouve au contraire sa seule possibilité […]. » 29

Nous nous demandions alors ce qu’est une décision et qui décide. Et si une décision est, comme on nous le dit, « active, libre, consciente et volontaire, souveraine. Que se passerait-il si nous gardions ce mot et ce concept mais en changions ces dernières déterminations ? » 30

Ce que Derrida veut démontrer, c’est que le concept classique du sujet est strictement incompatible avec la responsabilité et la décision, car l’identité à soi d’un sujet rend impossible le changement nécessaire à toute vraie décision : la décision devient « impossible et accessoire dès qu’un sujet est ce qu’il est, indivisible et identique à lui-même, sujet à tout sauf à ce que quelque chose vraiment lui arrive et l’affecte jamais. » 31

Sans doute la subjectivité d’un sujet, déjà, ne décide-t-elle jamais de rien : son identité à soi et sa permanence calculable font de toute décision un accident qui laisse le sujet indifférent. Une théorie du sujet est incapable de rendre compte de la moindre décision 32 .

Ces paradoxes ne nous choquent pas. Nous y sommes déjà préparés. C’est Sartre qui nous y a préparés. Lui non plus n’est volontariste :

« La délibération volontaire est toujours truquée. Comment, en effet, apprécier des motifs et des mobiles auxquels précisément je confère leur valeur avant toute délibération et par le choix que je fais de moi-même ? Quand je délibère, les jeux sont faits. » 33

« Lorsque […] nous montrions […] que mes possibles étaient angoissants parce qu’il dépendait de moi seul de les soutenir dans leur existence, cela ne voulait pas dire qu’ils dérivaient d’un moi qui, lui au moins, serait donné d’abord et passerait, dans le flux temporel, d’une conscience à une autre conscience. » 34

Comme le maintient Derrida :

« À un certain point, la promesse et la décision, c’est-à-dire la responsabilité, doivent leur possibilité à l’épreuve d’indécidabilité qui en restera toujours la condition. » 35

Les paradoxes de la promesse derridienne ont été aussi, d’une certaine manière, devancés par les paradoxes de la temporalité chez Sartre : « Être là n’est pas être présent » ; « Le Présent n’est pas » ; « Le futur est ce que j’ai à être en tant que je peux ne pas l’être » ; « Le futur est le point idéal » 36 .

« C’est la nature même du Pour-soi que de devoir être "un creux toujours futur". De ce fait il ne sera jamais devenu, au Présent, ce qu’il avait à être, au Futur. Le futur tout entier du Pour-soi présent tombe au Passé comme futur avec ce Pour-soi lui-même. Il sera futur passé d’un certain Pour-soi ou futur antérieur. Ce futur ne se réalise pas. […] le futur ne se laisse pas rejoindre […]. De là cette déception ontologique qui attend le Pour-soi à chaque débouché dans le futur : "Que la République était belle sous l’Empire" » 37 .

Ce que Derrida a retrouvé en lisant Qu’est-ce que la littérature ? à propos d’un futur qui n’est jamais devenu un présent n’est donc ni unique ni a-typique. Au contraire, toute la philosophie de L’Être et le Néant repose sur la double impossibilité de la coïncidence et de l’identité au présent comme au futur. Les paradoxes d’un futur qui reste toujours à venir, et d’un sujet qui, lui non plus, ne coïncide jamais avec soi au présent, ni, a fortiori, au futur, ces paradoxes ont aussi un aspect éthique antinomique : ils ont la structure de la promesse, ainsi que Derrida la décrit. « The time is out of joint », « hors ses gonds », « inadéquat à soi », « c’est la non-contemporanéité à soi du présent vivant » qui rend possible la question 38 . « Il faut la disjonction, l’interruption, l’hétérogène... » 39 . « La disjointure nécessaire […] c’est bien ici celle du présent. » 40

« Être out of joint, que ce soit là l’être ou le temps présents, cela peut faire mal et faire le mal, c’est sans doute la possibilité même du mal. Mais sans l’ouverture de cette possibilité, il ne reste, peut-être, au-delà du bien et du mal, que la nécessité du pire. » 41

Le mal nous sauve donc du pire. Comme Sartre aussi l’a bien vu :

« En cas d’impossibilité le choix du Bien conduit à renforcer l’impossible, il faut choisir le Mal pour trouver le Bien. » 42

« Le Bien sans le Mal c’est l’Être parménidien, c’est-à-dire la Mort. » 43

Le sujet a la structure d’une promesse, d’accord, mais ce qu’on essayait jusqu’à maintenant de se cacher, c’est que la promesse est promesse du mal. Le mal, l’inadéquation, la disjointure, il nous les faut. Je vous le promets.


  1.  Husserl, L’Origine de la géométrie, traduction et introduction par J. Derrida, Paris, PUF, 1935, p. 135.

  2.  Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 137.

  3.  Ibid. Cette citation de La Nausée renvoie à J.-P. Sartre, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, p. 140.

  4.  Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 224.

  5.  Ibid., pp. 136-137.

  6.  Sartre, L’Être et le néant [1943], Paris, Gallimard, 1970, p. 167.

  7.  Sartre, La Transcendance de l’égo, Paris, Vrin, 1966, p. 78.

  8.  Derrida, Psyché, Paris, Galilée, 1987, p. 547.

  9.  Sartre, L’Être et le néant, p. 29.

  10.  Ibid., p. 83.

  11.  Ibid., p. 291.

  12.  Derrida, Marges, op. cit., p. 17.

  13.  Sartre, L’Être et le néant, op. cit., p. 119.

  14.  Ibid., p. 148.

  15.  Ibid.

  16.  Ibid. p. 119-120 .

  17.  Derrida, « Il courait mort », in Les Temps modernes, n°584, Paris, Gallimard, sept.-oct. 1995, p. 11 (ce texte a été réédité dans le n°629 de mars 2005 en hommage à Jacques Derrida).

  18.  Ibid. p. 14.

  19.  Ibid. p. 32.

  20.  Ibid.

  21.  Ibid.

  22.  Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 335.

  23.  Derrida, « Il faut bien manger ou le calcul du sujet », entretien avec Jean-Luc Nancy paru dans Confrontations, n°20, 1989, p. 98.

  24.  Ibid., p. 97.

  25.  Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 662.

  26.  Derrida, L’Écriture et la différence, op. cit., p. 118.

  27.  Derrida, Du Droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 28.

  28.  Ibid. p. 41.

  29.  « Il faut bien manger ou le calcul du sujet », op. cit., p. 95.

  30.  Derrida, Du Droit à la philosophie, op. cit., pp. 15-16.

  31.  Ibid., p. 268.

  32.  Ibid. p. 87.

  33.  Sartre, L’Être et le néant, op. cit., p. 527.

  34.  Ibid. p. 72.

  35.  Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1996, p. 126.

  36.  Ibid. Voir les sous-parties intitulées « Le Présent » et « Le Futur ».

  37.  Ibid. p. 173.

  38.  Derrida, Spectres, op. cit., p. 16.

  39.  Ibid. p. 65.

  40.  Ibid. p. 56.

  41.  Ibid. 57

  42.  Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 420.

  43.  Sartre, Saint-Genet, op. cit., p. 211.

Howells Christina
masculin
Wormser Gérard masculin
Sartre et Derrida: les promesses du sujet
Howells Christina
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2005-03-05
Sartre: philosophie, littérature, politique...

Dans cet article issu d'une conférence tenue en juin 1999 lors du Colloque du Groupe d'études sartriennes en présence de Jacques Derrida, Christina Howells confronte les conceptions du sujet chez Sartre et Derrida tout en relisant, à la lumière de Sartre, la lecture critique de Sartre faite par Derrida. En 1962, Sartre représentait, selon Derrida, une force déstabilisante, une trouée dans le paysage phénoménologique, bouleversant les certitudes husserliennes, comme Derrida le fera bientôt lui-même. Mais quelques années plus tard, dans la conférence « Les fins de l'homme », que Derrida a prononcée à New York en 1968, Sartre devenait le métaphysicien humaniste, auteur d'une ontologie phénoménologique censée être une anthropologie philosophique...

Philosophie
Sartre, Jean-Paul (1905-1980)
Arts et lettres
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