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Franchir les frontières avec "Elán"

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      Texte

      Histoire de la revue

      La revue Elán est fondée par Ján Èietek, jeune Slovaque, plus connu sous son nom de poète Ján Smrek, responsable, au moment de la création d’ Elán , de la Collection des jeunes auteurs slovaques (EMSA) chez l’éditeur pragois Leopold Mazáè. C’est donc à Prague et associée à la maison d’édition tchèque, qu’en septembre 1930 la première revue en slovaque de dimension européenne voit le jour. Elán paraît dans la capitale de la jeune république tchécoslovaque jusqu’en septembre 1939. À partir de cette date, la rédaction est transférée à Bratislava, chef-lieu de l’État slovaque, où la revue continue à sortir, avec une petite interruption, jusqu’en février 1947.

      Au cours des plusieurs régimes politiques qu’a connu la revue Elán en dix-sept ans d’existence (la première République tchécoslovaque fondée le 28 octobre 1918, l’État slovaque de Tiso proclamé le 14 mars 1939, le rétablissement de la République tchécoslovaque en 1944), différentes frontières étatiques, nationales, géopolitiques, historiques, idéologiques, religieuses, sociales, économiques, culturelles etc. étaient sensibles dans le pays : mentionnons par exemple les frontières géopolitiques mais également culturelles ou historiques entre la Tchécoslovaquie et les autres pays d’Europe, celles entre les Tchèques et les Slovaques dans le même État et/ou dans deux États différents etc. Cependant, au lieu de mettre l’accent sur ce type de frontières, souvent floues et mouvantes, dont l’analyse ne relève pas de notre compétence de littéraire, nous aimerions en premier lieu évoquer les frontières plus nettes et plus stables, typiques pour la Slovaquie de l’époque et visibles aussi à travers la revue.

      À l’issue de l’analyse de la revue il s’avère que la véritable frontière, évidente pour Elán et ses collaborateurs, est la frontière linguistique, c’est-à-dire la frontière entre la langue tchèque et la langue slovaque. Les articles publiés dans cette revue slovaque au moment de sa création soulignent la différence entre les deux langues, pourtant très proches, différence qui fixe les limites, marque les frontières entre les Tchèques et les Slovaques, c’est-à-dire entre l’identité, la culture, le tempérament, voire la « nation » tchèques et slovaques. (À cet égard il est à noter que Smrek semble partager l’idée dáErnst Renan de la nation qui est « le résultat d’un référendum tacite » (Elán, 8/VI, avril 1936).

      Contrairement à la politique officielle de la Première république tchécoslovaque – pour laquelle il n’existe en République tchécoslovaque qu’une seule nation tchécoslovaque avec une langue officielle parlée dans deux variantes, le tchèque, version savante et haute, et slovaque, version basse et vulgaire ou courant exotique du tchèque ou tchécoslovaque – la majorité de Slovaques rejette l’idée d’une seule langue tchécoslovaque. Plusieurs articles de la revue Elán reflètent la volonté des Slovaques de réformer leur langue pour l’émanciper, l’affranchir des influences étrangères. Les différentes codifications du slovaque (celle de 1931, puis celle de 1939 jugée trop puriste), souvent discutées dans la revue, rendent perceptibles les frontières qui séparent les « puristes » des « modérés », représentés par Smrek et sa revue. Car si Smrek, sensible à la beauté de la langue slovaque, veut cultiver le slovaque, il condamne en même temps tous les excès. Au lieu de bannir à tout prix toute trace du tchèque, au lieu de rejeter tout mot international, le poète et rédacteur en chef d’ Elán s’oppose surtout à la contamination du slovaque par « le sabir » des bureaucrates. Ainsi dans son article Boj so šim¾om (Elán 3/VI , novembre 1935) dénonce-t-il les « chinoiseries administratives » devenues modèle de bon usage. Les Tchèques considèrent le désir des Slovaques d’avoir une langue indépendante comme légitime, même si pas forcément nécessaire, car les Tchèques et les Slovaques arrivent à communiquer dans leurs langues respectives.

      Toutefois la bonne compréhension linguistique mutuelle n’est pas toujours assurée à cent pour cent. Par exemple Karel Èapek, écrivain tchèque connu, admet que les Tchèques ont du mal à lire la littérature slovaque ( Elán 7/ I mars 1931). Cette affirmation est d’autant plus intéressante voire cocasse que d’après Èapek ce n’est pas la langue, car très proche, mais « la nature » qui constitue la frontière entre les Tchèques et les Slovaques. La « frontière naturelle » (« la nature slovaque », caractérisée par le « savoir vivre » – en français dans le texte – est d’après Èapek un atout) est en rapport avec la « frontière culturelle » : l’écrivain tchèque considère la culture tchèque comme civilisatrice, contrairement à la culture slovaque, sociale ou sociable (Èapek souligne la convivialité slovaque) etc. Les propos de l’écrivain tchèque sous-entendent ainsi l’existence d’un slovaque soutenu, littéraire, écrit, différent du parlé, « basic » ou « ligth », et par la suite, la présence d’une frontière linguistique nette entre les Tchèques et les Slovaques.

      Le caractère tolérant et ouvert de la revue Elán est confirmé par l’absence et l’ignorance, dans la revue, de frontières liées au contexte de l’époque, caractérisée par de véritables frontières idéologiques imperméables. L’origine des frontières idéologiques et étanches tient dans la manière dont sont perçus deux événements dans l’histoire des Slovaques : la question de láÉtat slovaque de Tiso, fondé le 14 mars 1939, et celle du Soulèvement national slovaque du 29 août 1944. Les deux thèmes constituent les objets de litiges et deviennent enjeux politiques, surtout à l’époque. La perception différente des événements délimite les frontières, sépare et divise en deux camps opposés la communauté slovaque : d’une part les nationalistes, séparatistes, contents d’avoir gagné « l’indépendance » slovaque, qui voient dans láÉtat slovaque de Tiso la « réalisation d’un rêve millénaire » et jugent la présence allemande ainsi que les lois anti-juives en Slovaquie comme anecdotiques, d’autre part les démocrates et libéraux considérant láÉtat slovaque de Tiso comme fasciste, totalitaire, qui voient l’avenir des Slovaques dans l’union avec les Tchèques. Or, en dépit de cette réalité historique indéniable, constitutive des frontières infranchissables, nous n’avons décelé aucune trace flagrante, aucun signe manifeste de telle frontière dans la revue Elán .

      Pourtant en 1939 la rédaction déménage : Smrek et sa revue quittent Prague pour Bratislava, devenue capitale de l’État slovaque de Tiso où Elán , malgré des temps difficiles, continue à paraitre toujours sous la direction de son fondateur, directeur et rédacteur en chef. Ainsi, contrairement à sa soeur ainée, la N.R.F. , sous tutelle allemande pendant l’Occupation, et aussi étonnant que cela puisse paraitre, Elán sait résister à la politisation et reste, tout le temps de sa parution, c’est-à-dire pendant dix-sept ans, une revue exceptionnelle au niveau esthétique élevé.

      Pour se mettre à l’abri de la censure, Elán devient organe de l’Association des écrivains slovaques. À la demande des représentants politiques slovaques exilés à Londres, Smrek accepte même d’entretenir les relations officielles mais formelles avec le Bureau de propagande (dirigé par l’écrivain Tido Gašpar, ex-collaborateur de Smrek). C’est probablement grâce à lá autorité de sa personnalité exceptionnelle que Smrek réussit à préserver Elán de l’asservissement à « l’intérêt national ». Ján Smrek n’est pas seulement un homme respecté mais également aimé, apprécié. Doux, très ouvert et tolérant, cet épicurien entouré d’amis, chantant dans sa poésie la vie, le vin, les femmes, ne connait ni envie ni jalousie. S’il ne s’en prend pas ouvertement et directement aux tendances nationalistes, c’est peut-être justement à cause de son tempérament, de son caractère d’homme d’esprit qui fuit les conflits et les confrontations et préfère le ton léger de badinage et de taquinage aux discours politiques. Cependant cet homme de dialogue accepte les compromis susceptibles d’assurer la parution de sa revue. Par exemple pendant la guerre, il publie les numéros spéciaux d’ Elán consacrés à la culture italienne, ( Elán 3-4/ XII, novembre-décembre 1941) et allemande ( Elán 6/XIV, février 1944), en explicitant que c’est l’Allemagne de Gœthe qui l’intéresse. Car loin de croire à l’idéologie du moment, Smrek croit à la valeur universelle de la culture. Slovaque et Européen, (Tchéco) Slovaque et citoyen du monde, Smrek s’oppose systématiquement à tout engagement en faveur d’une idéologie, à tout asservissement de la culture et de l’art. À cet égard il faut noter qu’ Elán est la seule revue slovaque de l’époque qui ignore les frontières religieuses, pourtant très étanches dans la société slovaque à cause de son importante majorité catholique. Or, publient également dans Elán les luthériens minoritaires dont Smretk, fait qui lui sera reproché plus tard, comme est reproché aux dirigeants de La N.R.F la judaïté de ses auteurs.

      Ján Smrek, cet artiste et intellectuel, ne connait qu’une seule frontière infranchissable, c’est la frontière esthétique. Considérant que l’art est fond et forme, le mot mis dans le poème à la fois sens et son, Smrek ne cède jamais au gout médiocre de ceux qui sont momentanément au pouvoir. Ainsi sa revue encourage-t-elle les écrivains slovaques qui restent imperméables au diktat du « ždanovisme » et celui du « réalisme socialiste » et trouvent l’inspiration du côté des grands auteurs français (p. ex. Vámoš etc.). La critique slovaque pense souvent que c’est grâce à Elán que la peinture slovaque de l’époque (Galanda, Fulla, Benko etc.), d’ailleurs beaucoup plus européenne que la littérature slovaque, réussit à faire face à láesthétique kitch des fascistes. Bien sûr, avec le durcissement du régime, Smrek affronte souvent de grosses difficultés et parfois évite tout juste les représailles : par exemple lorsqu’en décembre 1943 il publie son poème intitulé en français «  Paris aujourd’hui » (Elán 4/ XIV), l’attaché allemand en poste en Slovaquie proteste vivement contre « cette provocation ». Cependant si Smrek résiste pendant la guerre à l’idéologie étrangère imposée, après la Libération il ne peut plus lutter contre les frontières idéologiques dressées par les communistes, soutenues de surcroit par de nombreux confrères (p.ex. T. Gašpar, D. Okáli qui dans la revue Nové slovo du 18 janvier 1974 insiste sur la nécessité d’une ligne générale dans l’art etc.). C’est pour cela qu’en février 1947, date-frontière symbolique, un an avant la prise de pouvoir en Tchécoslovaquie par les communistes, le fondateur-directeur d’ Elán , véritable chef, fidèle à lui-même (comme Jacques Rivière, directeur entre 1919 et 1925 de La N.R.F.), refuse de devenir une sorte de marionnette et décide d’arrêter la publication de sa revue. Smrek évite ainsi très certainement une nouvelle interdiction d’ Elán qui a cessé de paraître entre novembre 1944 et janvier 1945. Sa décision est un geste d’intégrité, de fidélité et d’amour de la part d’un homme qui préfère mettre fin à son entreprise que de la voir censurée, enrôlée dans le service de la politique, contrainte de respecter des frontières autres qu’exclusivement esthétiques. Ainsi contrairement à La N. R.F. et aux nombreux périodiques slovaques de l’époque devenus collaborationnistes, comme p.ex. Slovenské pohl’ady,(Les regards slovaques), Elán reste le temps de sa parution une revue affranchie de toute contingence politique, idéologique, religieuse.

      Toutefois il faudrait souligner que même si l’orientation politique des auteurs n’apparaît jamais ouvertement et directement dans les articles publiés dans Elán , de nombreux clins d’œil, de fréquentes allusions donnent à voir l’engagement pro-européen, antimilitariste, humaniste des auteurs. (Ainsi p.ex. le numéro du 15 janvier 1946 d’ Elán publie une caricature intitulée « toujours avec Europe »). Il est bien connu que les intellectuels slovaque réunis autour de cette revue à première vue purement culturelle et esthétique désapprouvent tacitement la politique de l’État slovaque de Tiso et sympathisent avec les résistants. (Certains critiques slovaques considérent Elán comme un organe non officiel des intellectuels slovaques ayant soutenu le Soulèvement national slovaque du 29 aout 1944).

      Quel est donc l’objectif d’Elán ?

      On peut dire que la revue, qui garde toujours le même format (47 sur 32 cm) et pratiquement la même structure, veut franchir les frontières en informant et en s’informant. En publiant les auteurs slovaques mais aussi étrangers, Elán veut, comme précise Smrek dans l’éditorial du premier numéro (Elán 1/I, septembre 1939), stimuler la renaissance des arts et inciter à la réflexion. Ni manifeste, ni déclaration d’un programme esthétique ou artistique, encore moins une tour d’ivoire ou un club d’élus caractérisé par un esprit de chapelle, la revue Elán est un lieu ouvert de discussion, de rencontres et d’échanges d’intellectuels sans frontières, liés par l’ouverture d’esprit, l’écoute les autres, la vitalité, la créativité c’est-à-dire « láélan », « élan vital ». Revue et institution, Elán , tout comme son pendant hongrois Nyugat, La N.R.F. , veut ouvrir les différentes frontières dressées parmi les intellectuels et artistes européens ainsi qu’entre tous ceux qui sont sensibles à l’art et à la culture. Ce souci de transgression ou d’abolition des frontières trouve sa traduction également dans le langage utilisé dans la revue, clair et sobre et pourtant riche, nuancé et pluriel, langage qui n’a rien à voir avec le jargon hermétique des spécialistes. Smrek insiste souvent sur la nécessité de recourir au langage clair sans cacher ses sympathies pour la tradition française : par exemple dans Elán n°5/I du janvier 1931 il donne pour modèle « un style simple, semblable à la clarté blanche et pourtant complexe, même s’il ne le paraît pas », salué par A. France.

      La volonté d’abolir les frontières se voit aussi dans le nom de la revue. Choisi intentionnellement, car « compréhensible partout en Europe », « ce mot court » qui renvoie à l’élan vital de H. Bergson, désigne en français « un grand cerf du Nord ». ( Elán 1-2/XVI, septembre-octobre 1946, éditorial). Dans le titre s’inscrit le programme de la revue, explicité dans l’éditorial du premier numéro – « que l’élan vital soit notre programme, devenons la génération créatrice caractérisée par l’élan vital ». L’élan – cerf, l’élan – enthousiasme, l’élan libre et créateur, le dynamisme vital de Bergson, opposé au système statique de Taine caractérisent pour Smrek la « génération créatrice“ » Cette génération veut « agir comme une force motrice », « faire face à la léthargie », œuvrer ensemble en toute liberté d’esprit, pour la promotion de la culture, pour la libre circulation de l’art sans frontières.

      Pour mieux illustrer la volonté d’ Elán de franchir les frontières, présentons brièvement le premier numéro de la revue du septembre 1939.

      Sur la couverture une caricature de Ludmila Rambouská représente les écrivains slovaques Ján Hrušovský et Tido Gašpar, visiblement égayés et discutant dans une cave à vin à Bratislava au nom révélateur « Fantaisie dáor ». Une caricature à la place dáune photo officielle, basée sur le raccourci, l’ellipse, la démesure, l’exagération, ne veut-elle pas insinuer qu’une certaine légèreté dans l’expression, dans la forme n’est pas incompatible avec la pensée sérieuse ? Cette hyperbole amusante ne veut-elle pas impliquer que l’on peut s’amuser en travaillant, que le ludique n’exclut pas le polémique ? Ne traduit-elle pas la volonté dáabolir les frontières entre différentes attitudes face à la vie et au travail créateur, le désir d’ouvrir les frontières entre différents modes de représentation, comme caricature versus photographie, approche romanesque, fictionnelle versus approche historique, documentaire etc. ? Surtout avant que de véritables frontières infranchissables ne séparent les deux écrivains caricaturés...

      (D’abord amis, attirés par la prose ornementale, Hrušovský écrit plus tard des romans historiques aux importants motifs éthiques, tandis que Gašpar continue à cultiver une littérature d’évasion jusqu’à la guerre, où devenu chef du Bureau de propagande, il signe l’interdiction de la revue).

      Le poème de Martin Rázus, intitulé Notre Élan , qui salue la création de la revue, montre aussi la volonté de Smrek d’éviter tout sectarisme, d’entrouvrir les frontières entre différents types d’écritures poétiques. La parution de ce poème trop explicite au langage dénotatif et singulier (Rázus parle des Slovaques « pendant longtemps muets face à la terre et au ciel » qui « quittent les montagnes oubliées » pour « prendre la parole dans le grand monde » que ce soient « Prague, Londres, Moscou ou Paris ») montre la tolérance de Smrek qui ne ferme pas la porte devant cette poésie didactique, même s’il est clair qu’il privilégie les poètes aux langages pluriels, connotatifs, imagés.

      Non seulement le sous-titre de la revue, « mensuel pour la littérature et l’art », mais aussi les articles publiés dans le premier numéro témoignent de la volonté d’ Elán d’ouvrir les frontières séparant les différents créateurs, hommes de lettres, peintres, sculpteurs, hommes de théâtre, dessinateurs, etc. mais aussi les « praticiens » et les « théoriciens ». Mis à part les caricatures et p. ex. le portrait de J. Smrek, peint par M. Benko, même les œuvres de Modigliani, de Picasso, de Léger sont reproduits dans ce premier numéro qui évoque entre autres aussi « les propagateurs de láart nouveau » les peintres Galanda et Fulla, à láépoque à Paris etc. Le premier numéro donne aussi à voir les premières tentatives des femmes de transgresser les frontières et d’empiéter sur un territoire réservé traditionnellement aux hommes : à part les caricatures de la dessinatrice Rambouská, la publicité faite pour la traduction tchèque d’un roman d’une certaine Raymonde Marchand, un article de Viera Szatmáry-Vlèeková sá’nterroge sur le rôle de la femme dans la société et dans la littérature.

      Elán transgresse aussi les frontières entre différentes cultures européennes : en premier lieu tchèque (à part le poème en tchèque d’Emanuel de Lešehrad, le premier numéro publie également un article sur la nécessité de garder les contacts entre les Tchèques et les Slovaques), mais aussi polonaise, hongroise. Mais c’est avant tout l’inspiration française de la revue, déjà insinuée, qui est flagrante, frappante et permanente. La culture française sert de référence dans les articles de première importance parus dans Elán . Souvent les auteurs slovaques s’appuient sur une position idéologique ou une tendance artistique française pour soutenir ou combattre une idée, une pratique artistique ou littéraire, (con)testée, discutée en Slovaquie. Importante source d’inspiration pour les Slovaques à l’époque d’ Elán , la culture française n’est toutefois ni adoptée à l’unanimité, ni admirée en bloc. Imitée voire plagiée, elle est également critiquée : ainsi, l’écrivain slovaque Dobroslav Chrobák (qui dáailleurs copie Un des Baumugnes de J. Giono) dans son article sur la fonction de l’art ( Elán 1/I septembre 1939) évoque la crise de forme liée à l’ébranlement des valeurs, crise particulièrement forte chez Proust et Giraudoux. S’appuyant sur les œuvres d’H. Taine, H. Bergson et A. Sabatier, il rejette l’idée de la gratuité de l’art, « ce souffle dáidées porteuses de láépoque ». Son article ouvre dans Elán un débat sur la tradition et la modernité, essentiel pour la littérature slovaque naissant dans le chaos de la décomposition de la monarchie des Habsbourg. Version slovaque de la « Querelle des Anciens et des Modernes », ce débat se poursuit dans le périodique de Smrek pendant de longues années. Il est à l’origine des frontières, mouvantes et non-hermétiques, opposant les jeunes auteurs et théoriciens ouverts sur le monde et désireux de rendre la littérature slovaque plus moderne, « plus européenne » (voir p. ex. l’article de S. Meèiar La graphomanie slovaque publié dans Elán 1/VI du septembre 1935) aux passéistes, défenseurs de la tradition « spécifiquement slovaque ».

      C’est surtout le roman slovaque, rural qui est trop attaché à la tradition, contrairement à la poésie slovaque de láépoque qui se développe rapidement. Notamment, les poètes réunis autour de la revue Elán sont de véritables transgresseurs de frontières et passeurs de culture étrangère. Les sources françaises d’inspiration sont très variées, riches et souvent contradictoires : certains poètes (Brezina, Fábry, Krasko, Novomeský) franchissent les frontières entre la tradition nationale et le surréalisme français, d’autres entre la tradition slovaque et les avant-gardes françaises (Roy, Krasko, Smrek, Lukáè). Les poètes « catholiques modernes » (Hlbina, Strmeò , Silan, Ušák-Oliva, Dilong) essaient dáabolir les frontières entre la poésie et la prière, la création et la méditation, en adoptant les théories de láabbé Bremond développées dans sa « Poésie pure ». Que ce soient les contributions des Slovaques ou les textes théoriques ou critiques traduits en slovaque (comme ceux de Clément Haraoui représentant de la tradition académique et publiant régulièrement sur la culture française), de nombreux articles publiés dans Elán soulèvent les questions générales et essentielles inhérentes à l’art et à la littérature qui résonnent à cette époque aussi en France (la responsabilité des intellectuels, le rôle de l’écrivain dans la société, l’attitude de l’artiste face à la réalité et à l’Histoire, la fonction de l’art, le problème de l’intentionnalité dans la littérature etc.).

      Les différentes positions et programmes artistiques et esthétiques présentés dans la revue montrent la volonté du périodique de présenter la situation culturelle dans toute sa complexité. De même, l’ouverture et la tolérance concernent le choix des collaborateurs slovaques de la revue, venant, surtout dans les années quarante, de camps opposés. C’est peut-être justement cette grande tolérance, ce refus de fermer les frontières qui constituent la force et la faiblesse d’ Elán .

      D’abord très bien accueilli par la critique de láépoque, tchèque et slovaque, Elán subit de plus en plus dáattaques de la part de ceux qui veulent sous différents prétextes rappeler à l’ordre les créateurs les plus audacieux et les plus autonomes. Ce sont surtout les catholiques slovaques qui mènent de véritables offensives contre Smrek, protestant, qui, épuisé et déçu, arrête la publication. Il cède ainsi la place à ceux qui, pour mettre l’accent sur « láélan de travailleur-garant de la bonne littérature », « scalpent la littérature contemporaine slovaque » (voir éditorial de Smrek dans Elán 5/XVI du janvier 1947).

      Périodique ouvert, slovaque et européen, transgressant toute sorte de frontières, « revue unique » au « niveau esthétique très élevé » que « les Slovaques náavaient jamais eu avant », (Š.Drug à l’occasion du colloque sur Smrek. In : Zborník FF UK, 2000, p. 131) Elán de Smrek, ce projet culturel très large, attend une nouvelle évaluation affranchie de toute frontière idéologique.

      Malinovska-Salamonova Zuzana
      Wormser Gérard masculin
      Franchir les frontières avec "Elán"
      Malinovska-Salamonova Zuzana
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2006-04-19