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La Revue Esprit à Lyon

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (6)
Texte

Présentation par Patrick Bazin : Cette soirée est la première d’un cycle qui durera peut-être plusieurs années. Nous l’intitulons « L’Intelligence d’une ville ». C’est une série de réflexions sur la vie culturelle et - n’omettons pas ce terme - intellectuelle, y compris scientifique, à Lyon entre 1945 et 1975. Ce cycle est un work in progress, nous allons progresser tout en réfléchissant, en étudiant les opportunités, les éventualités, en discutant avec vous. Avec vous, nous mènerons une réflexion sur l’histoire de cette ville. Cette idée est née en juin dernier lorsque nous avons organisé un colloque sur ce thème. Ce thème est apparu si riche, et nous avions tout de même, malgré la qualité des journées, oublié des thèmes tellement importants que nous avons voulu prolonger ces journées. Alors nous commençons par l’aventure d’Esprit.

A titre personnel, en tant qu’ancien khâgneux de la khâgne de Lyon, ayant inévitablement subi l’influence d’Esprit à travers cette khâgne, je suis vraiment très heureux que le cycle commence par ce thème qui est certainement l’un des plus importants pour comprendre l’histoire de cette ville. Je n’aime pas trop le terme « identité », mais il y a sûrement une identité lyonnaise - et pour la comprendre, il faut tenter de comprendre ce qu’a été cette aventure. Au passage, je ne peux m’empêcher de remercier les personnes qui, en juin dernier, nous ont permis d’organiser le colloque et d’avoir ensuite l’idée de continuer : Pierre Moulinier, Hubert Boulet ; parmi les organisateurs, les initiateurs, en voilà deux, en tout cas, qui ont fait un travail tout à fait remarquable. Je remercie ma collègue, Catherine Goffaux, qui s’occupera au fil des mois de ce beau programme. J’en profite quand même pour remercier les intervenants, mais c’est Bernard Comte qui va les présenter, beaucoup mieux que moi, et je remercie, par conséquent, Bernard Comte qui fut l’un des grands intervenants du colloque de juin, je crois que tout le monde se souvient de la qualité de vos interventions.

Catherine Goffaux-Hoepffner : J’ai peu de choses à ajouter si ce n’est présenter Bernard Comte, Maître de conférence émérite à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon. Je voulais remercier Françoise Dufournet, qui nous a signalé, avec insistance, le livre de Goulven Boudic. Elle s’occupe de La Revue des revues et donc, par ricochet, des éditions de l’Imec.

Bernard Comte (maître de conférences émérite en Histoire contemporaine à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon) : A mon tour de commencer par des remerciements. Je ne peux pas ne pas remercier la bibliothèque, le directeur Patrick Bazin que nous venons d’entendre, et ses collaborateurs de nous accueillir ce soir, et puis Madame Catherine Goffaux : elle a eu la première l’idée de cette soirée avant d’être la cheville ouvrière de toute l’organisation matérielle et intellectuelle. Nous sommes heureux d’avoir l’occasion de présenter ce qui est, d’un côté, un élément important de la vie culturelle à Lyon, dans la suite du colloque L’Intelligence d’une ville, vie culturelle et intellectuelle à Lyon entre 1945 et 1975, et, en même temps, l’occasion de revenir sur Esprit, revue, mouvement et courant de pensée qui, à Lyon, a été personnifié pendant quarante ans par Jean Lacroix. La présence à Lyon de Jean Lacroix a fait de cette ville un des foyers principaux, peut-être le principal, en province, de cette revue et du courant de pensée que représentait Esprit. Et Esprit est en même temps la seule des revues fondée dans les années trente, qui a appelé des jeunes intellectuels non-conformistes, et qui existe toujours aujourd’hui.

Présentation des intervenants par Bernard Comte

Robert Jourdan : professeur de lettres et ancien directeur du département des Humanités à l’INSA, c’est-à-dire un formateur à la communication des futurs ingénieurs. En même temps, il a joué un rôle important pendant les quarante ans du lendemain de la guerre dans la vie culturelle et politique lyonnaise depuis le moment où il était étudiant, et à travers le cercle Tocqueville, à l’époque de la guerre d’Algérie et la suite, et au groupe Esprit, successeur de Lacroix et représentant de la rédaction actuelle de la revue.

Goulven Boudic : Maître de conférences à l’université de Nantes où il enseigne la Science Politique. Thèse de science politique sur la revue Esprit de 1944 (lendemain de la libération) à 1982 (période où, successivement, Emmanuel Mounier, Albert Béguin et Jean-Marie Domenach dirigent puis animent la revue).

Denise Lallich-Domenach : Auteur de Demain il fera beau qui est le journal, qu’elle a retrouvé il y a une dizaine d’années, qu’elle écrivait étant jeune lycéenne puis étudiante et entrant de manière active dans la Résistance pendant la guerre. Ce journal date de 1939 à 1944, qui a été élu avec beaucoup d’intérêt et d’émotions par de nombreux lyonnais. Depuis, Denise Lallich-Domenach a été enseignante et formatrice d’éducateurs spécialisés avec l’association « Vie Nouvelle ». On se trouve donc dans le sillage de Mounier et d’Esprit, en dehors du lien de fraternité avec Jean-Marie Domenach. Aujourd’hui, elle est l’une des principales animatrices au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon, dans la réception et l’activité pédagogie des jeunes élèves, pour leur présenter le musée en tant que témoin.

Guy Coq : philosophe, professeur associé à l’IUFM de Versailles. Il intervient principalement sur les questions d’éducation, d’école, liées à la démocratie, au civisme et à l’apprentissage du civisme, et liées à la laïcité et aux valeurs républicaines. Président de l’association des « Amis d’Emmanuel Mounier », depuis la mort de Paul Fraisse qui était le dernier de la génération de Mounier à s’occuper de cette association, et il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit depuis une vingtaine d’années. Nous demanderons à Guy Coq comment la revue est devenue ce qu’elle est aujourd’hui à partir de ce qu’elle était précédemment à l’époque où l’esprit de Mounier, à travers Domenach, était encore l’essentiel de son « identité ».

Esprit pendant la guerre, à Lyon, en 1940-41 par Bernard Comte

Je me suis intéressé à la revue Esprit pendant la guerre, à Lyon, en 1940-1941. Je rappellerai le commencement d’Esprit et des intentions et de l’état d’esprit qui ont présidé à la fondation de cette revue en 1932, revue qui est devenue un mouvement, quelques années plus tard. Autour d’Emmanuel Mounier, que l’on charge d’être l’expression du groupe en dirigeant la revue, un groupe de jeunes intellectuels partage deux sentiments et convictions.

Le premier, c’est la révolte. Ce sont des jeunes gens en révolte, comme il y en a dans toutes les générations, devant la misère, l’injustice face à la grande crise économique de tout l’Occident capitaliste, l’insuffisance et l’impuissance des institutions libérales à y faire face et à proposer une solution. Ils vont être anti-capitalistes et anti-démocratie parlementaire car ils ont l’impression que c’est l’impuissance, le clientélisme, la domination d’une assemblée, de partis, sans qu’il y est de pensée politique qui permette une action face à cette situation de crise. Bien sûr, il y a derrière la révolution soviétique, et le fascisme qui est en train de produire le nazisme en Allemagne.

Le deuxième, c’est la conviction. La conviction, ce sont des hommes qui croient à ce qu’ils appellent les « valeurs spirituelles ». Pour un bon nombre d’entre eux, voire la majorité, qui sont chrétiens ou juifs, ces valeurs sont d’origine religieuse, ont un nom religieux, mais ils vont renoncer à leur donner leur nom religieux : ils ont le souci que ceux qui sont agnostiques ou athées, qui n’ont pas de religion, puissent s’exprimer à égalité au nom de valeurs que l’on va partager. C’est ce qu’ils appellent le « spirituel », un mot qui était très à la mode et un peu évident à ce moment-là, qui l’est moins aujourd’hui. Ce qu’ils appellent « valeurs spirituelles » ou « le spirituel », c’est à la fois ce pour quoi et par quoi l’homme se dépasse, ce qui lui donne l’énergie, l’envie, l’intention de se dépasser, c’est-à-dire de donner à sa vie une orientation qui sera liée avec l’affirmation d’un absolu. Alors, l’absolu peut être toutes sortes de causes, on peut lui donner toutes sortes de noms. La révolte, d’un côté, et l’affirmation du spirituel, de l’autre, sont étroitement liés et c’est en voulant les lier que Mounier - qui va élaborer ce qu’on ne peut pas appeler la « doctrine », mais l’esprit commun de ce groupe - va être amené à présenter la crise que vit l’Europe, à ce moment-là, comme une crise de civilisation. La civilisation européenne va mal parce qu’elle a fait, depuis plusieurs siècles, une erreur sur l’homme, à cause de l’individualisme libéral, ou, ce qu’appelle Mounier, le « désordre établi » sur les plans économiques, politique, culturel, moral et religieux. Dès le début, il élabore, avec Jean Lacroix auprès de lui, une vision de l’homme, de la société et de la civilisation souhaitable où le thème de la personne joue le rôle central. « La personne, c’est autre chose que l’individu », dit-il, et la personne ne s’épanouit que dans l’ensemble de ses relations avec le monde, le passé, l’avenir et avec autrui, d’où l’expression qu’il va forger de « personnalisme communautaire » et qui le spécifie. Notons que « communautaire » ne veut pas dire « communautarisme », et donc ne veut pas dire une certaine acception des communautés qui est la nôtre aujourd’hui. Il s’agit de préparer une refonte de la civilisation en attaquant très fortement, avec un talent polémique certain, et un talent percutant, pour une révolution totale qui mette la personne au centre. Et cette révolution concerne deux domaines dans lesquels on doit avancer ensemble. On ne doit pas lâcher l’un au profit de l’autre. Il y a d’abord le domaine des « structures », un mot que nous employons toujours aujourd’hui : les structures économiques et politiques qui doivent être transformées, anti-capitalisme, anti-libéralisme parlementaire, « anti-bourgeois » pourrait-on dire. Il tient cela de Péguy, cela demanderait toute une explication. Deuxième dimension : les hommes. Chacun doit avoir le souci de développer en lui la personne. La personne n’est pas quelque chose qui seraut « tout fait », c’est ce qu’on se fait, ce qu’on se donne à soi-même constamment. La personne authentique n’est pas l’ « individu » des individualistes : devenir une personne est une lutte perpétuelle contre les conformismes, les habitudes, le « tout fait » - on retrouve là un terme venu de Bergson à travers Péguy. Contre le « tout fait » pour le dynamisme, l’invention, la création par lequel on s’affirme comme un être libre et comme plus qu’un individu parce qu’on peut communiquer à égalité avec tous les autres. Alors le mouvement Esprit voudra désolidariser le spirituel, ces fameuses valeurs spirituelles, du conservatisme bourgeois qui les a accaparés depuis la Révolution française et depuis la République. Ce qui se réclame du spirituel, c’est la droite conservatrice. Et Mounier, dans sa lutte contre le désordre établi, prend d’abord comme cible ceux qui se disent « spiritualistes » et ne sont que des conservateurs, voire des réactionnaires. Et je vais vous donner une dernière formule : il a le souci de faire se rencontrer les « révolutionnaires » - c’est une expression qui revient très souvent chez lui - c’est-à-dire ceux qui souffrent de l’injustice, de l’exclusion, de l’oppression - et donc le mouvement ouvrier ne pourra pas être indifférent - et ils s’efforceront, eux, qui sont des intellectuels souvent d’origine bourgeoise, ils s’efforceront de rencontrer le mouvement ouvrier. Alors faire se rencontrer ces gens-là, ceux qui sont révolutionnaires, avec ceux qui se disent spirituels de manière authentique - ceux qui entendent témoigner pour ces fameuses valeurs supérieures - mais à cela, il faudra faire comprendre ce n’est que dans l’engagement concret, dans les luttes humaines, qu’on peut témoigner de manière juste du spirituel, sinon on risque de s’évader à la manière des idéalistes : s’évader soit dans le culte de la vie intérieure, soit dans la vertu individuelle, etc. Ce qu’ils vont reprocher très vigoureusement aux chrétiens, et notamment à l’éducation catholique de leur époque. Sur ces bases, une grande méfiance d’abord de la politique en France, puisque la politique, celle des partis, s’est corrompue par ce que j’ai appelé le « libéralisme parlementaire », pour faire vite, et puis à partir de 1935, et surtout 1936, un engagement politique croissant. En principe, il y a trois fronts à tenir - c’est pour cela que je préfère parler de « quatrième voie », pour la voie qu’ils essaient de tracer, plutôt que de « troisième » - contre le libéralisme qui n’est pas mort, qui agonise, mais qu’il faut détruire pour faire une révolution, mais aussi contre les deux révolutions qui se disent révolutionnaires, mais qui malheureusement n’ont pas donné sa place à la personne et donc aboutissent à des systèmes totalitaires. C’est le communisme devenu stalinien en U.R.S.S., et puis c’est le fascisme sous sa forme nazie tout particulièrement. Alors la lutte sur trois fronts, mais à partir de 1936, avec la guerre d’Espagne, la guerre d’Ethiopie, la lutte contre le fascisme, et surtout contre la menace hitlérienne, va devenir la priorité en 1938, Esprit sera un des rares courants de pensées en France qui va se déclarer contre Munich dès le début, à la fois sur un plan moral, mais aussi sur un plan géopolitique.

Alors, un mot de Lyon, quand même, il ne faut pas oublier Lyon, c’est en 1935 que Mounier et ses amis ont voulu créer des « groupes Esprit », donc il y a la naissance d’un mouvement, dont Goulven Boudic nous parlera, et je dis simplement qu’en 1935, ce sont quelques professeurs universitaires à Lyon, ce n’est pas un groupe qui joue un rôle très important, à partir de 1937, Jean Lacroix est nommé en philosophie à la khâgne du Parc, et c’est donc autour de Lacroix, pour trente ans, qu’un groupe Esprit lyonnais va se développer avec constance. Jean Lacroix, qui est lyonnais de naissance, d’éducation, d’amitié, je ne citerai que ses amitiés avec les catholiques sociaux de la Chronique Sociale sur lesquels Mounier à tendance à tirer à boulet rouge, et Lacroix se trouve dans une situation où il fait le pont avec un certain succès, ou bien je citerais François Perroux, ami de jeunesse, et cette amitié va devenir une collaboration intellectuelle, notamment après la guerre, entre l’économiste et le philosophe. Lacroix a connu Mounier - il a passé l’Agrégation de Philosophie en 1927, Mounier la passe en 1928 - c’est cette année-là qu’ils se rencontrent, et désormais, ils vont naviguer de concert, on peut dire, pour représenter les intentions, le courant d’idée que j’ai défini rapidement. Alors Lacroix représente l’avantage d’être très inséré dans le milieu lyonnais, spécialement dans deux secteurs : le catholicisme, je l’ai dit, et le catholicisme social, il se présentera toujours très ouvertement comme un catholique tout à fait pratiquant et fidèle, et d’autre part, dans le milieu universitaire, notamment chez les philosophes avec une société lyonnaise de philosophie, donc il est un des adhérents - « animateur », c’est peut-être trop dire - tout à fait actif, aux côtés des autres philosophes, ceux des Facultés d’Etat, comme on disait à ce moment-là, et ceux des Facultés catholiques. Et tous les philosophes de métier se retrouvent là, dans cette société lyonnaise de philosophie. Là encore, Lacroix est un de ceux qui font le pont entre différents milieux. Et, en même temps, il scandalise. Il scandalise les gens, pas tellement les philosophes - les philosophes le trouvent peut-être trop politique, trop engagé - mais il scandalise en tout cas ses coreligionnaires catholiques par ses audaces et son non-conformisme sur le plan politique, puisqu’il est révolutionnaire comme je l’ai défini tout à l’heure.

Avec la défaite de 1940, Lacroix reçoit à Lyon Emmanuel Mounier qui décide, dès qu’il est démobilisé, au mois de juillet 1940, de passer dans la zone qu’on appelait « libre », en zone non occupée, de quitter Paris, où il avait travaillé constamment depuis dix ans, donc Mounier vient à Lyon, est accueilli par Lacroix, et, très vite, il forme le projet de reprendre la publication de la revue. Et cela donnera dix numéros qui paraîtront de novembre 1940 jusqu’à août 1941, quand le gouvernement de Vichy supprimera la revue qui cessera donc définitivement de paraître jusqu’à la Libération. Ces dix numéros ont fait question dès ce moment-là pour les amis de Mounier, et font toujours débat chez les historiens et pour tous ceux qui s’intéressent au passé des courants d’idées.

Première question : était-il bien indiqué de publier une revue dans ces conditions ? Pour un mouvement qui se disait révolutionnaire, lié, comme j’ai dit, contre le « désordre établi », rejoindre - alors je vais employer les termes de maintenant, que j’emploie maintenant, on ne peut pas ne pas les employer maintenant - ce régime de Vichy qui est un régime de dictature réactionnaire, au sens propre du mot, antisémite - le premier Statut des Juifs date d’octobre 1940, avant donc que Mounier fasse reparaître la revue - et qui prône, de plus, la Collaboration - l’entrevue du Maréchal Pétain à Montoire avec Adolf Hitler date aussi de la fin du même mois d’octobre. Dès ce moment, un certain nombre des amis de Mounier, notamment les démocrates chrétiens, lui ont dit qu’il donnait une caution à ce régime plutôt que de rester dans le silence en attendant d’avoir trouvé une forme d’action. Cela va donner, mais seulement un ou deux ans plus tard, la presse clandestine, d’abord, puis la formation progressive et l’agrégation des grands mouvements de résistance. Alors c’est une première question, pourquoi, comment Mounier a-t-il fait reparaître sa revue ?

Deuxième question, le contenu : qu’est-ce qu’il a écrit, qu’est-ce qu’il a raconté, quelles idées a-t-il voulu faire passer ? Est-ce qu’il a écrit pour soutenir le gouvernement de Vichy ou bien, au contraire, pour mettre en garde son public ? Il y a évidemment une évolution. Si on l’autorise en novembre 1940, et qu’on le supprime au mois d’août 1941, c’est qu’on s’est aperçu de certaines choses : soit que Mounier, lui-même, ait évolué, soit que la censure et le gouvernement soient devenus beaucoup plus attentifs et beaucoup plus sévères.

J’ai commis, il y a un an, le tiers, à peu près, de ce qu’il y a dans ce gros volume, la revue Esprit d’aujourd’hui, pour que les discussions sur les deux questions que je viens de poser ne soient pas des propos en l’air avec des affirmations simplistes et des a priori tout faits, en citant toujours les mêmes phrases - dans n’importe quel texte, on peut trouver quelques phrases qui apparaissent scandaleuses aujourd’hui ou au contraire, parfaites - la revue Esprit a donc voulu republier entièrement le contenu de ces dix numéros (cela fait 700 pages). Cela avait besoin évidemment d’une présentation, d’un commentaire explicatif pour informer et éclairer le lecteur. Quelque chose qui a paru il y a soixante ans, il y a constamment des allusions, des références, qui ont besoin d’explicitations. Au-delà, il s’agissait de mettre le lecteur sur la voie d’une interprétation, qui sera la sienne, mais qui soit fondée aussi bien que possible. « Interprétation » veut dire qu’on a, sous la censure, du langage codé, on a du non-dit. Alors qu’est-ce qui, dans une phrase qui semble avoir telle signification, qu’est-ce qui est important ? Est-ce que c’est ce qu’elle dit ? Ou bien tout ce qu’elle ne dit pas ? Et que disent d’autres (si on compare dans les revues, dans les journaux analogues qui font la louange continuelle de l’action gouvernementale) ? Il y a une interprétation difficile qui relève un petit peu de la conscience, des idées de chacun, mais on peut fournir au moins des éléments, c’est ce que j’ai essayé de faire en publiant ce livre Esprit 1940-1941 (Esprit, 2004), c’est la revue Esprit elle-même qui a publié ce volume. Je citerai simplement, pour expliquer dans quel esprit on peut aborder cela, quelques formules de Paul Ricœur, qui se situait, vous savez, dans la large mouvance d’Esprit, ceci est une formule admirable pour les historiens, pour une fois, un philosophe qui parle de leur discipline de manière tellement avertie et tellement profonde qui les amène à réfléchir : « La méthode historique consiste à savoir se situer face au passé en le rendant présent ».

En le rendant présent pour de bon, cela ne veut pas dire par l’anecdote « planter un décor », cela veut dire considérer que quand il était présent, mettons en 1940, quand Mounier publie sa revue, le présent de 1940 est ouvert sur 1941, 1942, 1943, 1944, 1945... 1960... 1980... un avenir totalement incertain. Pour nous, cet avenir est fait, est clos, bien sûr, c’est le passé, les événements sont survenus, nous savons la fin de l’histoire. Pierre Vidal-Naquet a dit un jour qu’il faudrait que les historiens lisent toujours le passé comme si on ne savait pas la fin de l’histoire. C’est assez austère. Une expression de Ricœur : « Il faut reconstituer ce qu’était l’horizon d’attente. » Quel était l’horizon d’attente de ces gens-là de 1940 ou 1942, alors que pour nous, c’est un horizon de fuite, c’est quelque chose qui est fait, qui est dépassé depuis longtemps, qui est déterminé. D’où on a une tendance à chercher le déterminisme de l’histoire, à penser que ce qui est arrivé après s’explique par ce qui était avant, je n’insiste pas davantage, je laisse pour la discussion les questions que vous pouvez poser pour préciser cela.

Et je dirai simplement, pour conclure, qu’Esprit supprimé en août 1941, la présence active de Mounier à Lyon ne s’arrête pas là : il travaille pour les premiers mouvements de résistance à Lyon, c’est en train de devenir Combat, il y a une fusion qui va donner le mouvement Combat à la fin de l’année. Mounier prend l’engagement, vis-à-vis des gens de Combat, de réunir un groupe de travail intellectuel, non pas pour préparer des attentats ou distribuer des journaux dans les boîtes aux lettres, mais pour travailler sur l’après et préparer, dans le cas de la défaite souhaitée de l’Allemagne, les fondements de la reconstruction de la France. Il sera arrêté dans un grand coup de filet où on arrête de très nombreux membres du mouvement Combat, y compris les chefs, sauf ceux qui sont en fuite. Le juge d’instruction et le procureur, ne connaissent que le nom de Mounier et le mettent en prison. Mounier est le seul nom connu. Le Capitaine Frenay n’est pas connu, c’est pourtant lui, le grand homme de l’affaire, les autres sont des gens de second rang dont aucun n’est connu. Donc on suppose que Mounier, après la suppression de sa revue, combat le gouvernement en dirigeant un mouvement qui prépare la subversion du gouvernement, donc l’atteinte à la sûreté de l’Etat. Donc, nombreux épisodes, dont le plus difficile sera une grève de la faim qu’il sera amené à faire pour obtenir, sous le gouvernement Laval, que l’instruction continue et que cela aboutisse à un procès et qu’on le juge. Le père de Maître Emma Gounot était l’avocat de Mounier, et elle-même a participé comme avocate à ce procès qui a abouti à l’acquittement de Mounier faute de preuves, avec de très fortes suspicions qu’il ait joué un rôle (et ces suspicions étaient justes) dans ce mouvement clandestin subversif, mais on n’a pas pu avoir de preuves. Il se réfugie alors à Dieulefit.

Je cède maintenant la parole à Goulven Boudic qui va prendre la suite de l’histoire de la revue et du mouvement.

Esprit : la fondation de la revue et le mouvement Esprit par Goulven Boudic

Bernard Comte a accompli un travail extraordinaire. La technique de réédition d’autant de numéros d’une revue de ces années 1940-1941 est d’abord une prouesse, et le travail critique qu’il a accompli dans ce cadre m’a laissé absolument sidéré. Je le lui ai déjà dit, donc ce n’est pas un compliment en l’air.

Je ne vais pas exactement prendre la suite de Bernard Comte, je vais revenir à une période que Bernard Comte a déjà évoqué, qui est, finalement, la période de fondation de la revue pour comprendre, parce que c’est l’objectif du court propos qui est le mien aujourd’hui, pourquoi la revue Esprit dispose de ce que l’on appelle le « mouvement Esprit », pourquoi cette revue est aussi un mouvement, donc il y a eu des groupes locaux, dont l’un des principaux et l’un des plus actifs fut donc le groupe lyonnais dont Robert Jourdan parlera probablement plus en détails.

Pour comprendre cela, il faut revenir en fait à la période que l’on appelle la « pré-histoire » ou la période de fondation de la revue. En gros, c’est 1930 à 1934, sachant que le lancement, la publication de l’objet revue lui-même, le premier numéro de la revue Esprit, c’est octobre 1932, donc deux années avant, deux années après. Pendant ces quatre années vont s’affronter, autour du projet qu’est la revue, deux logiques, deux projets, deux visions qui sont incarnées, portées donc par deux hommes.

Le premier d’entre eux est un jeune intellectuel, de cette génération des intellectuels non-conformistes, aujourd’hui méconnu parce qu’il est mort relativement jeune, en 1944 dans les combats contre les Allemands, il s’était engagé, c’est André Deléage. Il était un historien promis à un bel avenir, un élève de Marc Bloch, un médiéviste très célèbre déjà, dans le milieu des médiévistes avant-guerre, et André Deléage est à l’époque un jeune intellectuel révolté et il incarne, dans ce projet autour de la revue, un projet qui vise à constituer d’abord et avant tout un mouvement. Ce qui importe à André Deléage, et à quelques-uns qui appuient cette démarche, c’est la création d’une organisation, d’un mouvement, qu’il pense comme un mouvement extra-parlementaire, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas véritablement de fonder un parti politique, au sens contemporain du terme, c’est-à-dire un parti qui sélectionnerait des candidats, qui les enverrait devant les électeurs, et qui aurait pour vocation d’exercer le pouvoir. Non, ici il s’agit véritablement d’un mouvement qui préparerait donc la révolution, une sorte de mouvement d’avant-garde et, dans ce cadre, la revue n’intervient qu’en second lieu. La revue serait donc la revue de ce mouvement, comme une sorte d’organe de propagande, de journal du mouvement dont il est question.

Et puis, face à André Deléage, il y a un deuxième homme, qui s’appelle donc Emmanuel Mounier, qui s’agrège à cette démarche dont il n’est pas l’initiateur au départ. Il va s’intéresser à cette démarche, mais il va s’intéresser, lui, à l’aspect revue. Et par rapport à André Deléage qui plaide pour la priorité du mouvement sur la revue, Mounier, lui, va plaider la solution inverse, c’est-à-dire la priorité de la revue sur le mouvement ou, plus exactement, l’autonomie de la revue par rapport au mouvement. C’est-à-dire qu’il doit y avoir deux instruments différents dans ce projet de révolution qu’il baptisera, quelques mois plus tard, « personnalisme communautaire », et une organisation parlementaire, à la limite une organisation d’agitation politique, et puis, donc, une revue intellectuelle mais qui ne serait pas et n’est pas conçue par Mounier dès le début comme un instrument de propagande. Mounier ne veut pas faire de la propagande, ni celle d’un parti qu’il ne maîtriserait pas. Il faut savoir se rappeler que Mounier ne se sent pas du tout le caractère d’un homme d’action, mais le caractère d’un intellectuel, d’un homme de pensée, et bien éloigné de la propagande, de l’agitation politique. Alors cette querelle, parce qu’il va y avoir une querelle, va se dérouler entre 1930 et 1934. Mais Mounier va devenir de fait le directeur d’Esprit, dont le premier numéro paraît en octobre 1932, et, quelques mois après la publication du premier numéro d’Esprit, naît le mouvement porté essentiellement par Georges Izard, futur avocat, futur député, et André Deléage, et puis un troisième un peu moins connu qui s’appelle Louis-Emile Galey. Ce mouvement va s’appeler « Troisième Force ». Il naît au début de l’année 1933. Et les relations vont être très tendues entre Mounier, d’un côté, et les trois hommes de l’autre, même si, en gros, Georges Izard va tenter de jouer le rôle de conciliateur entre les hommes de la revue, Mounier essentiellement, et les hommes du mouvement, Deléage essentiellement. Mounier, lui, a une position sur le mouvement qui est assez révélatrice, il pense que ce mouvement, la Troisième Force, est voué à l’échec, car, selon lui, ce mouvement va céder à ce qui est de son point de vue une dérive, c’est-à-dire à la tentation parlementaire, à la tentation électorale. Et, de fait, la suite des événements donnera raison à Mounier, puisque la Troisième Force, Georges Izard, par exemple, va s’insérer progressivement dans le jeu des forces politiques traditionnelles, dans le jeu des partis parlementaires. Georges Izard deviendra d’ailleurs député au moment du Front Populaire, au titre d’une alliance entre, notamment, la SFIO et tout un ensemble de petites formations dont la Troisième Force. Mais au moment où Izard devient député en 1936, au moment où la Troisième Force devient un parti politique quasiment comme les autres, au point d’aller présenter des candidats aux élections, on peut dire que les relations entre Esprit et le mouvement de la Troisième Force sont déjà rompues depuis 1934, date à laquelle Georges Izard propose à Mounier une sorte d’Armistice : cessons les querelles sur les questions de priorités, d’articulations entre la revue et le mouvement, que chacun vive de sa propre vie. Et Mounier devient donc, à partir de ce moment-là, en 1934, un directeur de revue à part entière et autonome. Il n’a plus à combattre la tentation que pourraient avoir certains animateurs du mouvement de lui proposer, voire de lui imposer, une ligne éditoriale, des articles allant dans tel ou tel sens, etc. Il n’a plus cette menace. Mais le problème, c’est qu’il est un peu seul, parce que beaucoup de ceux qui étaient à ses côtés sont allés du côté du mouvement. Alors l’idée de Mounier est tout simplement de reconstituer un nouveau mouvement, mais un mouvement qui ne serait plus dans une concurrence avec la revue, mais qui serait le mouvement propre de la revue. Il s’est débarrassé de la Troisième Force en 1934, et en 1935, il va déposer, très officiellement, des statuts à la préfecture de la Seine, des statuts d’une association qui s’appelle « La Communauté des Amis d’Esprit » qui est le cadre juridique de cette association et qui va servir de dénomination pour ce que l’on va appeler le « mouvement Esprit ». Le « mouvement Esprit », c’est donc quelque chose que Mounier va maîtriser ou tenter de maîtriser le plus possible, et ce mouvement, d’emblée, va se fixer comme mission, comme tâche, de fonder des groupes provinciaux. Un petit point, ici, qui nous amène encore à revenir sur la période de fondation, lorsque Mounier fonde Esprit, il fait appel, avant même la publication de la revue, à une souscription. Et il va sillonner la France et faire jouer tout un ensemble de relations, et on peut dire qu’Esprit, d’emblée, est une revue provinciale. C’est une revue qui est écrite essentiellement, de fait, par des intellectuels parisiens, mais Mounier, à l’époque, lui-même, n’est pas parisien, il est bruxellois, il deviendra parisien plus tard, et ses lecteurs sont d’emblée des lecteurs provinciaux. Il y a un attachement de Mounier pour la province qui va se traduire donc à partir de 1935 par le fait que, dans le cadre du mouvement Esprit qu’il vient de relancer, il va s’attacher à la fondation, à la création de centres, de clubs, de groupes locaux du mouvement Esprit - c’est le terme de « groupe » qui va être le plus souvent retenu - dont on retrouve la trace dans les pages mêmes de la revue, puisque dans chaque numéro de la revue, le point est fait sur les activités de tel ou tel groupe, sur les invitations qui ont été faites, sur les conférences, sur les formes d’actions militantes, parfois, qui ont été menées par tel ou tel groupe. Mais il est vrai que, je le dis d’emblée, dans la géographie des groupes Esprit avant-guerre, on sent déjà l’importance de ce que j’ai appelé dans mon livre et dans ma thèse le Couloir rhodanien, c’est-à-dire Lyon, Grenoble, et cela va jusqu’à Aix, Marseille, Dijon également un petit peu. Dijon, où Jean Lacroix occupe l’un de ses premiers postes et il sera l’un des fondateurs actifs du groupe dijonnais, avant de devenir le fondateur et l’animateur du groupe lyonnais dont Robert Jourdan parlera. Le problème de ce mouvement dans l’entre-deux-guerres est que les groupes sont finalement moins actifs qu’espéré, et surtout que les groupes dépendent énormément de l’investissement d’une personnalité. On l’observe très bien à travers les archives : le dynamisme des groupes est très dépendant d’une personnalité qui est très souvent membre de la rédaction de la revue. Et s’il se trouve que cette personnalité déménage, on constate que la relève se fait souvent très difficilement, et donc on peut suivre en fait la géographie des groupes en suivant la géographie des mutations, et souvent des mutations universitaires ou professorales, ou des déménagements liés au déroulement des carrières. Par exemple, Jean Lacroix va être un animateur du groupe dijonnais dans l’entre-deux-guerres, mais le groupe de Dijon dépérit très rapidement dès que Jean Lacroix quitte Dijon. Et, en revanche, le groupe lyonnais, lui, deviendra un groupe très actif.

Il y a un point que j’aimerais souligner, c’est que les groupes vont donc tomber en désuétude pendant la guerre, pour des raisons qui sont évidentes, et lorsque Mounier refonde la revue Esprit en 1944 - puisque le numéro de la refondation, le premier numéro de l’après-guerre paraît en décembre 1944 - pour lui, la refondation d’un mouvement n’est pas une priorité. Et il faut attendre 1947 pour que Mounier se dise qu’il faut relancer les groupes, et la relance des groupes va s’opérer notamment à travers une petite publication, ronéotypé qui va circuler en marge d’Esprit, c’est Le Journal Intérieur qui est l’organe de communication des groupes, ensemble, forment donc le mouvement Esprit. 1947 : la date n’est pas innocente. Pourquoi Mounier refonde-t-il et relance-t-il le mouvement ? D’une part parce qu’il a un rédacteur, un collaborateur, de la revue, qui est prêt à y consacrer de l’énergie, c’est Paul Fraisse qui va être l’artisan de la relance du mouvement. Parce que Esprit se trouve traversé, comme d’autres revues, une période de crise. C’est l’une des premières étapes de la crise de la presse, qui va faire disparaître, en France, bon nombre des publications issues notamment de la Résistance, de la Libération, ce sont les premières crises au monde, des crises, évidemment, dans d’autres publications, France Soir, Combat, etc. Cette crise de la presse touche Esprit, les revues, le monde de l’édition, et notamment, pour une raison structurelle et économique, c’est l’augmentation pharaonique du prix du papier, cela coûte de plus en plus cher de faire une revue. Alors le problème, c’est que le pouvoir d’achat des Français baisse, et une revue coûte de plus en plus cher, donc il y a moins d’abonnés, et Esprit est une revue dont l’autonomie tient aussi au fait qu’elle est essentiellement une revue achetée, une revue d’abonnés, elle n’est pas adossée à une maison d’édition qui la subventionnerait, même si elle a des liens privilégiés avec Le Seuil, et donc il faut qu’elle trouve son budget, et son budget, ce sont ses ventes. La revue se vend moins bien, elle est en crise. Elle est menacée de disparaître, Mounier va lancer à nouveau un appel à souscription, et là, il y aura une mobilisation notamment de la rédaction, les rédacteurs vont mettre la main à la poche, mais Mounier va solliciter également les groupes dans le cadre de ce que j’ai appelé un « militantisme de revue ». Vendre la revue dans les régions, dans la province, devient un objectif en soi. Il y a une tactique qui est presque commerciale, finalement, et on observe d’ailleurs dans certains journaux intérieurs, il y a un classement des groupes locaux qui est un classement des meilleures ventes et de la meilleure progression d’abonnés. Alors on distingue Lyon : + 19, c’est formidable, Grenoble : + 16, etc. Donc on encourage, mais, vous voyez, le mouvement devient, finalement, une agence commerciale en un certain sens. Alors Mounier habille, malgré tout, cette stratégie, il y a aussi une conviction derrière, c’est qu’il faut sauver un organe, une revue, une publication qui se veut l’héritière de la Résistance, d’un certain nombre de valeurs, d’un idéal. Alors, les groupes locaux, à ce moment-là, sont affectés par, si je puis dire, une faiblesse de la revue elle-même ou en tout cas une de ses caractéristiques. La revue est donc une « revue mouvement », mais elle est aussi une « revue rassemblement » et Bernard Comte l’a très bien rappelé tout à l’heure, c’est une revue qui, d’emblée, est une revue qui s’ouvre à la diversité. C’est une revue-carrefour, une revue de rencontres, une revue qui intègre d’autres courants de pensées que le seul courant de pensées de ses fondateurs. Dans ce cadre, le mouvement est conçu, justement, à la fois comme le lieu d’expression d’une identité, mais également comme le lieu de construction d’une nouvelle identité à partir de ces rencontres. Les deux objectifs sont parfois contradictoires, parce qu’il y a ceux qui veulent, si vous m’autorisez l’expression, faire du Esprit, et puis il y a ceux qui viennent à Esprit mais qui ont d’autres appartenances. Il y a le problème de la double appartenance, et c’est parfois difficile d’être à la fois un carrefour et le lieu d’expression d’une identité particulière. Et entre ces deux objectifs, on va voir que toutes les années 1940 et toutes les années 1950 vont se dérouler, finalement, entre ces deux pôles, la revue mouvement est quelque chose d’homogène, et en même temps accueillir de la diversité. Deux objectifs contradictoires entre lesquels va osciller la vie des groupes.

Une vie des groupes qui, par ailleurs, et c’est la deuxième tension, est aussi tiraillée par sa relation à la revue elle-même. Et ici, je vais parler un peu plus précisément du groupe lyonnais parce que Jean Lacroix a joué, dans cette seconde tension, dans ce tiraillement, un rôle essentiel. Lorsque Mounier meurt en mars 1950, les rédacteurs d’Esprit se posent la question de savoir s’il convient de continuer ou pas la revue. Jean Lacroix a une position très ferme, et dit qu’il faut arrêter la revue Esprit, mais il ne faut pas arrêter le mouvement. Donc vous voyez que Lacroix s’inscrit finalement un petit peu aussi dans une lecture assez proche de celle d’André Deléage : le mouvement est prioritaire par rapport à la revue. La revue va toutefois continuer, parce que Lacroix est très minoritaire, avec un nouveau directeur qui s’appelle Albert Béghin. A l’héritage de Mounier, Albert Béghin a une relation particulière, il n’est pas orthodoxe. Et Lacroix va devenir, au contraire, au sein de la revue et de la rédaction, le représentant d’une certaine orthodoxie, d’une certaine interprétation de la pensée d’Emmanuel Mounier. Et c’est cette interprétation qu’il va défendre au sein de la rédaction contre Albert Béghin, et il va le faire essentiellement en mobilisant les groupes locaux, le mouvement, et notamment le groupe lyonnais qui est son assise, sa base. C’est une base qu’il instrumentalise, qu’il mobilise, dans ses relations à la rédaction. Parce qu’il n’est pas content d’un article de Béghin, Lacroix écrit une lettre à Béghin en disant qu’il en a parlé au groupe lyonnais, que cela ne va pas du tout. Notons qu’il n’est pas le seul à avoir cette stratégie, et qu’un autre rédacteur, Henri Bartoli, très important dans les années 1950 de la revue Esprit, à Grenoble, a également le même type d’attitude. Entre la rédaction et les groupes locaux, il y a un lieu qui permet l’affrontement public, en quelque sorte, de toutes ces conceptions différentes, à la fois sur la forme et aussi sur le fond, on parle de convictions, et ce lieu est le Congrès. L’un des intérêts de cette revue, c’est d’être plus qu’une revue. C’est une revue-mouvement, et cette revue a donc des congrès qui sont, à l’époque, des congrès quasi annuels, qui se réunissent généralement en banlieue parisienne, et dans le compte-rendu des congrès, on voit bien ces affrontements se dessiner. Ils se dessinent entre deux lignes, donc, Jean Lacroix, porte-parole du mouvement, et porte-parole également d’une lecture du personnalisme qui va plutôt incliner Jean Lacroix à incarner, si je puis dire très rapidement, l’aile gauche de la revue. On pourra en rediscuter, mais Jean Lacroix est l’un de ceux qui va privilégier au sein de la revue, notamment l’ouverture et le dialogue, avec l’extrême gauche communiste. Et de l’autre côté, on a les partisans d’une « société de pensée », selon l’expression qu’utilise Albert Béghin, conception donc formelle, qui se double d’une conviction selon laquelle le personnalisme n’a rien à voir avec le communisme, et le personnalisme doit au contraire s’ouvrir sur une attitude critique vis-à-vis du communisme.

Voilà quelques-uns des enjeux. Ce que l’on peut dire, c’est que les groupes vont disparaître progressivement, tout en continuant à exister pour certains d’entre eux. Ce que je vais dire n’est pas contradictoire, ce qui va disparaître en fait, ce sont les groupes en tant que démembrement, base d’un mouvement. Ce qui disparaît, c’est l’idée même de mouvement. Cette idée va s’essouffler notamment à partir des années 1960 parce que la nécessité du mouvement est bien moindre. Tous les gens qui étaient dans les groupes Esprit, lieux de rencontres, vont trouver un débouché à leurs engagements. Ce débouché sera très largement des organisations liées à la nouvelle gauche, c’est-à-dire, à partir de 1957-1958, le PSA, puis le PSU, et puis, autour du PSU, tout un ensemble de formations, de clubs, d’associations, on a parlé de « Vie Nouvelle », « Vie Nouvelle » fait partie de cette constellation, de cette galaxie, de cette série de groupes et de clubs, et c’est la nouvelle gauche qui va être le pôle d’attraction de ces engagements, et évidemment, la gauche va très largement se substituer au groupe dont la plupart vont tomber en désuétude, et il en restera quelques-uns à Lyon, à Strasbourg, à Rennes, mais ces groupes ne constituent plus la base d’un mouvement, et d’ailleurs, les congrès ne se réunissent plus à intervalles aussi réguliers, ils s’espacent tous les deux ans, tous les trois ans, jusqu’à ce qu’on cesse, finalement, de les convoquer, mais là, ce sera les années 1970.

Bernard Comte : Merci. Nous avons tous pu nous rendre compte que l’exposé de Goulven Boudic nous renvoie à un problème historiographique, problème que rencontrent tous les historiens, qu’ils soient jeunes ou vieux : comment rendre compte de phénomènes de pensées où il y a à la fois des personnes en même temps que des idées dans leurs complexités ? Et moi, je peux témoigner, ce n’est pas parce qu’il a dit du bien de ce que j’ai fait que je vais lui renvoyer la balle, mais je peux témoigner du sérieux historique certain de son travail sur les archives d’Esprit avec des correspondances, avec beaucoup de choses, et il est un spécialiste de Sciences Politiques, mais il a travaillé vraiment en historien. Et en même temps - moi, j’en ai fait des expériences dans des domaines où j’ai été historien - ceux qui ont connu personnellement, par exemple, Jean Lacroix et le fonctionnement de son groupe, diront que oui, tout cela est sans doute vrai, mais il y a aussi autre chose, il y a aussi un autre aspect. Alors c’est l’intérêt, je crois, de la réunion de ce soir, d’associer, comme on le fait souvent aujourd’hui, des historiens avec des gens qui ont été des témoins, et le premier témoin va être Denise Lallich-Domenach à qui je donne la parole.

Témoignage: Jean-Marie Domenach par Denise Lallich-Domenach

Alors, évidemment, vous n’attendez pas de moi un discours objectif. Je ne suis pas l’historienne de mon frère, je suis sa sœur, et mon discours n’aura pas la hauteur intellectuelle des deux qui ont précédé et des deux qui vont suivre, cela vous reposera, ce sera la mi-temps.

Jean-Marie est né en février 1922. Il était le fils aîné d’une famille qui a compté neuf enfants. Il a été suivi très rapidement d’un frère, et puis je suis arrivée en 1924. Très jeune, c’était déjà un intellectuel, alors que mon second frère, au contraire, était un actif. Et moi, je naviguais un peu entre les deux suivant mes besoins : Jean-Marie pour les thèmes latins, et René pour les questions pratiques. Mes parents nous élevaient dans une confiance réciproque et nous laissaient une certaine liberté d’action et de pensée, ce qui était peu commun à l’époque. Mon père disait toujours qu’il nous éduquait pour nous rendre capables de se passer de lui. Il y avait, dans la famille, des rites, qui me donnent un peu envie de rire aujourd’hui, mais qu’à l’époque, nous n’avons jamais remis en question. Chaque semaine, le samedi, quand nous rentrons de classe, mon père était derrière son bureau et l’un après l’autre, nous passions avec le carnet de notes. Quand nous avions réussi le baccalauréat de rhétorique, qui était, à l’époque, le plus important, nous avions le droit de rejoindre nos parents au salon après le déjeuner du dimanche, de s’asseoir dans un fauteuil et de boire une tasse de café. C’était un rite de passage à l’âge adulte et, ma foi, cela a bien marché, à la queue leu leu, les neufs ont passé leur baccalauréat. Alors les garçons faisaient leurs études au collège des Jésuites de la rue Saint-Hélène, et quand Jean-Marie est entré en philosophie, il a commencé à se prendre un peu au sérieux, et il exigeait que nous frappions pour entrer dans la chambre qu’il partageait avec son cadet. Et par moment, moi j’avais envie de l’agacer un petit peu, et j’avais trouvé un moyen remarquable, c’était d’aller jouer du pipeau derrière sa porte. Je ne sais pas si vous avez jamais écouté le son du pipeau, c’est assez terrible. Alors j’étais ravie de le voir sortir en fureur, la main levée, mais cela n’est jamais allé jusqu’à l’affrontement parce qu’il n’aimait pas et ne savait pas se battre. Je pense qu’il était assez naïf dans la vie quotidienne, et nous en profitions un peu. C’était un travailleur passionné, nous avions souvent recours à lui, les uns et les autres, pour le latin, mais il ne nous écrasait pas du tout de son savoir. Je crois sincèrement que nous n’avons jamais été jaloux de sa réussite intellectuelle. Admiratifs, parfois. Je me rappelle - il n’y a que les Jésuites pour faire un truc pareil - l’avoir vu, dans le théâtre du collège de la rue Saint-Hélène, jouer Antigone en grec. J’avais trouvé cela très fort. Mon père aimait beaucoup aussi que le soir, nous récitions des poèmes, et je le vois encore, accoudé à la cheminée, et récitant « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. » (« Recueillement » de Charles Baudelaire, dans Les Fleurs du mal, 1857). Je trouvais cela très beau, et j’avais envie d’en faire autant. Et puis mon père chantait beaucoup - pas très bien, mais enfin il aimait chanter - et nous chantions souvent des chants un peu rebelles. Je me souviens très bien, par exemple, du chant au soldat du 17ème qui avait levé la crosse en l’air pour ne pas tirer sur les vignerons. Je me souviens du refrain : « Vous auriez, en tirant sur nous, assassiner la République ». Cela me paraissait superbe. C’est une éducation comme une autre. Et puis la légende familiale voulait que Dumnacus, qui était un guerrier gaulois, qui avait vaincu, à Angers, les Romains, soit notre ancêtre. J’ai d’ailleurs là une photo de sa statue parce qu’elle a été déboulonnée en 1940 pour faire des canons, et reconstruite, je ne sais plus en quelle année, et mon frère aîné, Jean-Marie, a trouvé le moyen de se faire inviter comme descendant à l’inauguration de la statue. César parle de Dumnacus dans la guerre des Gaules, je vous y renvoie. Donc vous imaginez, descendants de Dumnacus, l’effet qu’a pu nous faire la défaite et l’Armistice de juin 1940. Alors cela a été vraiment, et là, cette fois, sans plaisanter, une claque et une honte parce que nous étions élevés dans un patriotisme affectif, presque. Alors Jean-Marie est monté de classe en classe, depuis la 6ème, avec son ami Gilbert Dru, ils faisaient tous deux parties de la Jeunesse Etudiante Chrétienne (JEC), et il m’a dit plusieurs fois que le principe était « Voir, juger, agir » et que cela avait été important pour lui, que cela l’avait aidé à réfléchir et à se former. Dès 1938, il lisait Esprit, que Gilbert lui passait, et j’ai un mot où il dit que c’est quand même un peu trop « abstrait ». Gilbert Dru avait dix-huit ans, lui n’en avait que seize - il était en avance de deux ans dans ses études - et la revue lui paraissait quand même un peu difficile à avaler. Il a été en khâgne pendant la guerre de 1939-1940, et la khâgne est partie à Clermont-Ferrand, et il a eu comme maître Jean Guéhenno, dont il gardait un souvenir important, et puis, revenant à Lyon, il a eu le philosophe Jean Lacroix et l’historien Joseph Hours qui ont été pour lui des maîtres au sens le plus noble du mot. Mon père allait chaque année en Allemagne, il parlait l’Allemand et l’usine où il était ingénieur l’envoyait pour des raisons commerciales. Il a donc vu la montée du nazisme, et nous avait mis en garde très tôt. Je me souviens qu’au moment de Munich, il nous avait dit que c’était reculer pour mieux sauter, et cela le rendait furieux. Dès octobre 1940, cela a été, pour toute la famille, la révolte. Révolte contre le nazisme, puisque nous savions, nous. Il ne faut pas croire que toutes les familles françaises de l’époque savaient ce qu’était le nazisme. Ils voyaient ces garçons courageux, sportifs, disciplinés, etc., et ils admiraient, sans bien comprendre les fondements de la chose. Alors, nous, nous savions ce qu’était le nazisme, et nous n’en voulions pas, donc nous nous sommes révoltés très vite contre l’occupation, contre Pétain et contre le nazisme. Cela veut dire qu’il écrivait avec Gilbert des tracts assez simplets, que je recopiais, et nous en mettions dans les boîtes aux lettres, nous en laissions, enfin, nous savions bien que ce n’était pas comme cela que nous allions gagner la guerre, mais c’était une révolte. Puis, il a fondé, avec Georges Lecèvre, le Comité de Résistance Inter-Fac Lyon - Grenoble. Enfin, il est parti, à cause du STO, dans le maquis du Vercors en 1943. Il était passé par l’école d’Uriage, et ils ont fait une équipe qu’ils appelaient « Les Equipes Volantes du Vercors », ils passaient de maquis en maquis pour faire de la formation. Il a fait les batailles de la Libération dans un maquis du Tarn, sous les ordres du Marquis d’Aragon, dont il gardait un excellent souvenir. Il avait été admissible à Normale Supérieure Lettres et il avait loupé l’oral, et comptait bien le repasser. Et, au lieu de faire l’Ecole Normale, il a fait l’Ecole du maquis. Je ne sais pas s’il faut le regretter. Pendant les deux premières années de la guerre, il y eut, à Lyon, un vrai bouillonnement culturel. Jean-Marie et Gilbert Dru, avec d’autres camarades, ont fondé Les Cahiers de notre jeunesse dans lesquels ils essayaient, avec humour, comme vous l’avez dit tout à l’heure, et le plus adroitement possible, de faire passer leurs idées. Les Cahiers ont pris position contre le service du travail obligatoire, et ils furent interdits en juin 1943. Je me souviens que Jean-Marie, quelques temps auparavant, était allé avec Gilbert à l’Archevêché pour discuter du départ au STO : fallait-il partir, fallait-il se cacher, fallait-il aller au maquis ? Il était revenu très déçu et révolté contre ce qu’il avait vécu pendant cette réunion parce qu’on les avait poussés très fort à partir en leur disant que c’était un devoir de charité chrétienne envers les ouvriers qui partaient. Entre nous, par sécurité, évidemment, nous savions ce que chacun faisait, mais nous ne parlions pas de nos actions de résistance de peur d’une arrestation, sauf en cas de nécessité, bien sûr. Et j’ai appris avec stupéfaction, cinquante ans après la Libération, que nous avions choisi, pour mettre sur nos fausses cartes d’identité, le même nom. Et ce nom, c’était Duplessi / Duplessy, avec un i pour mon frère et un y pour moi - je trouvais que c’était plus joli dans l’écriture - et ce Du Plessis était un aviateur - je ne sais pas si les plus âgés d’entre vous se souviennent - que mon père admirait beaucoup. Et magie de l’imprégnation familiale, mon frère a choisi ce nom, alors qu’il adorait contredire mon père dans les discussions. Je crois que je peux dire que toute la vie de mon frère a été marquée par la défaite d’abord, et par la Résistance, comme celle de mon père avait été marquée par l’Affaire Dreyfus pour la révision du procès pour lequel il avait manifesté quand il était étudiant.

Pendant les deux premières années de guerre, j’ai vu passer à la maison des gens importants : Emmanuel Mounier, par exemple, mais ces gens étaient si simples et si gentils que je ne me suis pas douté, à l’époque, de leur notoriété. Un seul qui ne leur ressemblait pas et qui m’avait fortement déplu, c’est le philosophe Gustave Thibon qui était venu pour convertir mon frère à la révolution nationale. Nous, on avait souvent le droit d’écouter quand il y avait des gens intéressants, j’étais donc présente, et la discussion dans le salon avec mon père et Jean-Marie m’a laissé un souvenir d’ironie et de violence contenue. Gustave Thibon avait l’air fort bien nourri et il était assez plein de lui-même, et cela avait été assez pénible. Alors après la Libération, de retour à Lyon fin 1944, Jean-Marie s’est marié puis a dirigé la revue des forces françaises de l’intérieur, Aux Armes, qui avait été lancée par le Général Descours. En 1946, il est parti à Paris, et a rejoint Emmanuel Mounier et la revue Esprit. Si je veux essayer de le dépeindre un peu, je dirais qu’il était prêt à s’indigner devant tout manquement au respect de l’homme, prêt à relever les défis, d’où son engagement contre la torture en Algérie - qui a été difficile et qui lui a valu beaucoup de reproches - et contre l’inhumanité des prisons. Je crois qu’il avançait dans la vie avec beaucoup d’honnêteté, un peu de naïveté (c’est mon point de vue), et un certain sens de l’avenir. J’ai souvent pensé que ce frère qui fut très proche de moi avait parfois eu raison trop tôt et qu’il en avait souffert. Après son départ de la revue pour laquelle il avait travaillé pendant vingt ans, il a fallu s’adapter à une forme de vie qu’il n’avait jamais connue, et cela lui a été difficile. Depuis la Résistance, c’est-à-dire depuis ses dix-huit ans, il avait vécu, non pas dans la facilité, mais dans une forme de communauté de projets, et c’était porteur, même si cela n’empêchait pas les difficultés et les luttes. Il a été assez désorienté par cette nouvelle situation, puis il s’est adapté, et il a éprouvé un grand plaisir, après, à préparer ses cours pour l’école Polytechnique. Ses dernières années n’ont pas été faciles, il les a vécues dans une grande anxiété, et même sa mort lui a été dérobé, puisque, parti à l’hôpital parce qu’il se sentait vraiment très mal, un quart d’heure avant sa mort, le cardiologue et le neurologue lui ont dit qu’il n’avait rien et de ce rien, il est mort un quart d’heure après.

Alors nous lisions tous, dans la famille, évidemment, la revue Esprit, et nous en discutions beaucoup. Je me souviens d’un numéro audacieux qui était paru en 1947, et qui osait déjà poser des questions difficiles comme : l’Allemagne est-elle coupable ? Ou bien : que savaient les Allemands ? Mon mari et moi, dès 1947, nous allions aux rencontres du groupe Esprit avec Jean Lacroix où les discussions étaient toujours sérieuses, passionnées et enrichissantes. Et je suis restée une fidèle abonnée de la revue jusqu’au début des années 1980. A cette époque, Esprit était lue par des étudiants de formations très diverses, et moi, j’utilisais les articles pour travailler avec les éducateurs spécialisés ou des assistants sociaux. Puis la revue est devenue trop difficile à lire, trop loin de nos préoccupations, d’abord pour les étudiants, puis ensuite même pour moi. J’ai écrit à Paul Thibaut, j’ai essayé d’en parler avec lui, mais en vain. Il pensait que c’était moi, à cause de mai 1968, qui avais perdu l’habitude de lire des choses sérieuses, et nous n’avons pas pu aller plus loin. Alors très rares sont ceux qui, aujourd’hui, ont connaissance de cette revue. Au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation, je rencontre des professeurs, d’histoire en particulier, et quand je parle de la revue Esprit ou de Mounier, ils ouvrent des grands yeux, ils ne savent pas de quoi je parle. Alors je le regrette, et mon plaisir est grand aujourd’hui de renouer avec cette revue et ceux qui s’en occupent, parce qu’elle a été pour moi vraiment une source de réflexion profonde et importante dans ma vie.

Bernard Comte : Tout le monde a apprécié la mi-temps souriante et pleine d’enseignement en même temps, comme vous savez toujours faire. Alors, on reste à Lyon, avec Robert Jourdan et le groupe Esprit du lendemain de la guerre.

Le groupe Esprit lyonnais par Robert Jourdan

Pour reprendre une distinction qui est aujourd’hui à la mode, ce que je puis dire sur le groupe Esprit relève, pour moi aussi, non de l’histoire mais de la mémoire, et d’une mémoire qui est très chargée affectivement, parce qu’établir une histoire sur des témoignages, on a que cela. Il n’y a pas d’archives du groupe Esprit de Lyon, n’est-ce pas. Alors il y a quelques survivants dans mon genre, qui essaient de se remémorer, de retrouver un peu l’élan qui nous emportait dans ce sens. Et probablement certains des auditeurs qui sont ici aideront cette mémoire, l’élargiront tout à l’heure. J’ai participé aux groupes Esprit, et je le mets au pluriel, parce que cela s’est fait en deux phases : quand j’étais étudiant, dans les années 1948-1952 environ, et puis plus tard, quand je suis revenu m’établir à Lyon, j’étais enseignant dans les années 1956, 1970-1980.

Etudiant, j’avais été élève de Jean Lacroix en khâgne, en première supérieure, et j’étais resté en liaison assez étroite avec lui et avec le groupe auquel je participais aussi, et nous avions fondé, à quelques-uns, un groupe universitaire d’étudiants qui travaillaient un peu de la même façon, mais avec une certaine autonomie, une autonomie de fonctionnement considérable, notamment sur la Fac de Lettres (en lettres, philosophie, histoire), on avait des gens. Et on débattait là, avant tout, de problèmes politiques dans un contexte qu’il faut se remémorer un petit peu, un contexte de guerre froide, et un contexte de bi-partisans ou tri-partisans (MRP, PC, Gaullistes). Nous étions proches, en général, des idéologies de type communistes, et le groupe Esprit nous permettait de penser cela, de réfléchir là-dessus, et de nous en libérer, comme on l’a vu plus tard. En même temps, il nourrissait de militants et de responsables le syndicalisme étudiant. Déjà auparavant, le groupe Esprit, il faut bien insister, Jean Lacroix en a été véritablement le pilier, le point de convergence, le point d’attraction et d’émanation. Et il y a, près de lui, quelques fidèles qui l’ont secondé, qui l’ont accompagné au cours d’un itinéraire qu’on nous décrivait tout à l’heure peut-être d’une façon un petit peu sévère en ce qui concerne les relations avec la revue, et l’activité du groupe Esprit, autour de Lacroix, c’était essentiellement des réunions, des discussions qui regroupaient trente, quarante, soixante personnes - une fois, on est monté à cent dix, cent vingt, on a dit qu’on arrêtait parce que cela devenait vraiment quelque chose de public, alors que là, cela gardait un caractère réservé, marginal, si l’on veut, et de ce fait, autonome. On donnait des nouvelles des activités des uns et des autres, quand cela valait la peine, évidemment, on revenait sur les articles de la revue, et puis on recevait des personnalités qui étaient porteuses de questions intéressantes. Je voudrais en citer quelques-unes quand même : du côté philosophique, par exemple Paul Ricoeur, bien sûr, mais aussi Eric Weil, Louis Althusser, Emmanuel Mounier ; du côté de l’économie, et c’est là que je dirai le plus, Christian Perroux, Henri Bartoli, et si l’on veut aussi, Milton Friedman ; et puis, du côté littéraire, Roland Barthes, Jean Pâris ; et du côté pensée religieuse, le pasteur Roland de Pury ; du côté sciences politiques, Georges Lavau, André Mandouze, pour dessiner un petit peu ces gens que l’on retrouvait chez Lacroix et avec qui l’on pouvait parler. Mais il pouvait s’agir aussi bien de membres du groupe qui faisaient part d’expériences intéressantes, quelqu’un qui revenait d’Algérie ou d’Espagne (l’Espagne était alors franquiste), et qui avait quelque chose à dire sur la question, quelqu’un qui était en analyse et qui pouvait en parler, quelqu’un qui venait d’éditer un livre ou simplement un article dans la revue, voilà ce sur quoi le groupe Esprit réfléchissait.

Donc vous voyez à peu près ce qui constituait la matière de la réflexion de ces groupes-là. De quel public s’agissait-il ? Comment était-il constitué ? Il y avait bien sûr pas mal d’intellectuels : des professeurs, des étudiants, mais aussi des gens qui étaient engagés dans des professions par exemple d’assistance sociale, de santé, des éducateurs au sens large, il y avait des gens qui étaient engagés dans des formations politiques, syndicales, sociales, donc c’était finalement très varié, très bigarré, et numériquement très variable d’une séance, à un mois déterminé, à l’autre, au mois suivant, on ne retrouvait pas nécessairement les mêmes personnes sinon, évidemment, Jean Lacroix et une partie de son assistance proche. De quoi profitions-nous dans ce groupe ? Je crois que pour en mesurer l’intérêt, il faut rappeler, au moins sommairement, l’état des opinions, des savoirs, des réflexions à cette époque déjà lointaine. Dans les années 1940, 1950 et même 1960, on était largement dans le flou. On était dans l’incertain, tiraillés entre des positions, des certitudes qui, pour certaines, depuis, se sont révélées illusoires, et qui, pour d’autres, se sont au contraire affirmées. Je prendrai le cas, par exemple, de l’économie. Quand j’étais jeune, au groupe Esprit, on avait en principe le choix entre une économie de type marxiste, on nous faisait lire Karl Marx, ou une économie à la Adam Smith, une économie de type capitaliste. Et tout à coup, on voyait arriver Henri Bartoli et Christian Perroux, avec une pratique de l’économie qui reléguait ces économies dans le passé, ailleurs, qui nous mettait en prise sur le réel. La politique, c’était Lavau, Mandouze, Edgar Morin, et évidemment Jean-Marie Domenach : je me souviens, par exemple, du choc qu’a été, pour beaucoup d’entre nous, à ce moment-là, ce que Domenach a pensé et a publié sur le titisme, sur le moment où est l’activité par laquelle Tito s’est affranchi de Moscou. C’était énorme. Il y avait quelqu’un qui pouvait faire le destin d’une nation qui ne relevait plus de ces gouvernements, de ces idéologies de l’Est. La psyché pareillement : c’était le Docteur Balvet, la psychanalyse qu’on connaissait très peu. Beaucoup de ces choses-là aujourd’hui sont acquises et sont devenues communes, mais, à l’époque, elles avaient besoin d’être signalées, affirmées, proposées à l’examen et à la réflexion critique, parce que c’était cela, avant tout, que l’on trouvait au groupe Esprit. On trouvait des gens avec qui parler et avec qui apprendre : apprendre à comment s’y prendre avec la psychanalyse, la politique, comment la penser. Ce n’était pas tellement les thèses qui nous intéressaient, je me souviens, c’était avant tout les méthodes, les démarches, dont ces gens étaient porteurs, et qui ne déteignaient pas sur nous, mais nous éclairaient sur des possibles, qui restaient ouverts, des gens engagés dans des activités.

Est-ce que l’on peut très bien parler de l’influence de l’activité du groupe sur le paysage lyonnais ? C’est très difficile, et c’est en même temps évident. Il est évident que, par exemple, les gens qui se sont retrouvés dans ce qu’on a appelé les « clubs » venaient pour une très grande part d’Esprit. Les « clubs », vous savez de quoi je parle, c’est-à-dire du Cercle Tocqueville à Lyon qui a une certaine importance dans le renouvellement de la pensée de gauche à Lyon, et également le club Jean Moulin à Paris qui publiait aussi, des livres qui procédaient à peu près directement de la pensée Esprit. Et il s’est constitué peu à peu, en marge du groupe Esprit, des « lieux de rencontres intellectuelles », comme ceux qu’a animé, à une certaine période, Jean-Marie Auzias, qu’étaient beaucoup plus braqués sur les problèmes d’ordre purement intellectuels et qui procédaient du groupe Esprit. Et je crois d’ailleurs qu’il y a là un phénomène qui est assez lyonnais, cette manière qu’ont les gens de se rencontrer pour discuter de chroniques sociales, du cercle pour la liberté de la culture, qui avait été animé par Robert Vial, ce sont des gens que nous connaissions, avec qui nous étions en contact, mais au contact de qui nous maintenions notre originalité.

Voilà, c’est à peu près ce que je puis dire, à des choses auxquelles j’ai été mêlé, et je me sens peu en mesure d’évaluer exactement l’impact, l’étendue, la profondeur de ce qui en a résulté à Lyon, mais je le sens, je n’ai jamais pu vivre que là-dedans. Je vous remercie.

Bernard Comte : Il est inutile d’insister sur le prix que représente une intervention comme celle de Robert Jourdan, puisque l’on a le témoignage depuis l’époque de la jeunesse, jusqu’à l’époque où lui-même a joué un rôle, il ne l’a pas dit beaucoup : il a assisté Lacroix dans les dix dernières années. Il a été le second de Lacroix pour la vie du groupe. Robert Jourdan est témoin, acteur, et puis maintenant distancier : il dit faire un travail de mémoire, mais c’est un travail de mémoire qui est déjà sur la pente de l’histoire avec une vision distanciée et critique.

Alors il nous reste à parler de la revue Esprit après Domenach et Lacroix, ce que va faire pour nous Guy Coq.

La revue Esprit après Domenach et Lacroix par Guy Coq

Merci Bernard, bonsoir à tous. J’espère que je passe pour philosophe, que je ne vais pas faire pleurer les historiens ou les témoins qui m’entourent. C’est étrange parce que la revue Esprit, au fond, est plus que septuagénaire, et pour ma part, je peux dire que j’ai cinquante ans de compagnonnage, à des titres divers, d’abord jeune lecteur, et c’est vrai que j’ai des souvenirs très émus de Domenach pendant la guerre d’Algérie, venant parler à des groupes d’étudiants en province. J’aimerais, avant de recadrer les choses, donner le salut d’Olivier Mongin qui est le directeur de la revue depuis fin 1988, ce qui fait un long bail maintenant que nous sommes en 2006. Il n’est pas encore au niveau de Jean-Marie Domenach, qui a fait 1957-1977, vingt ans, et entre les deux, il y a quelqu’un que l’on oublie un petit peu quand même, pour l’instant, c’est Paul Thibaud, de 1977 à 1988, donc, lui, a fait un bail plus court, ce qui a peut-être facilité sa vie après. Parce que le problème est quand même réel : quand Mounier est décédé, après Béghin aussi, on pourrait parler de l’histoire de la revue, il y a eu des passages difficiles, par exemple, de Domenach à Thibaud. Cela a été plus facile de Thibaud à Mongin. Mongin tient la revue de manière, à mon avis, remarquable, compte tenu des difficultés de cette période que je vais évoquer. Je voudrais aussi mentionner, parce que c’est vrai que nous sommes encore dans le centenaire d’Emmanuel Mounier, 1905-2005, et où, au titre de l’association « les Amis de Mounier », j’ai essayé de faire des choses. Au fond, notre gros problème, c’est que Mounier ne soit pas tout simplement oublié et soit de nouveau étudié dans nos écoles et universités, dans des lieux de formation comme une lecture possible, constructrice, pour des humains. Pour cela, mettre en circulation ses oeuvres. A la tête de cette association, j’ai appris qu’un auteur pouvait mourir, une seconde mort : quand on voit quelquefois des choses remarquables faites sur des auteurs, il y a souvent derrière un petit groupe de gens dévoués qui n’apparaissent pas, mais qui ont fait le travail. Dans un premier temps, je vais essayer de ne pas trop faire de l’histoire, et puis je reviendrai sur les temps forts de la revue dans la période récente.

Le premier accent important de la revue dans son présent - un présent qui est un peu à élastique quant à la durée - c’est une interrogation sur l’énigme de la démocratie. Avant de venir, j’ai revu certains compte-rendus de conseils de rédaction, etc., de ces années récentes : l’inquiétude sur la démocratie est constante. Il faut bien remarquer que 1989 met un terme à l’alternative de société globale d’une part et fait cesser le positionnement exclusif de la démocratie par rapport au totalitarisme. Et la démocratie devient un questionnement sur nous-mêmes. C’est ce qui apparaît dans les grands thèmes des animateurs principaux de la revue. Il s’agit au fond aussi de concilier la souveraineté, les droits de l’homme, l’état de droit et la démocratie. Et d’être lucide devant l’usure du jeu démocratique lui-même. Et, au fond, bien souvent, d’ailleurs, c’est assez étrange, pour moi, que le mandat de Mongin qui est, d’une certaine manière, le plus loin de Mounier, j’y reviendrai, est aussi celui où on entend le plus souvent l’écho comme d’une mémoire amie de Mounier. Car ce thème de l’usure démocratique, vous le savez, était un thème mounieriste très important. Et puis les contradictions de l’individu enfermé : l’individualisme sera-t-il plus responsable enfermé dans des intérêts particuliers. Avec Mongin, c’est aussi le thème du scepticisme qu’il faut dépasser. Le premier grand dossier qu’il a animé en janvier 1989 comme directeur s’appelait « Contre le scepticisme ». Il nous avait fait travailler à toute vitesse pour essayer d’argumenter ce thème, et le dossier comme très significatif de la marque de Mongin sur la revue qui, très vite après, bataillait avec Gilles Lipovetsky, L’Ere du vide : Essais sur l’individualisme contemporain (Gallimard, 1989), et Mounier et Mongin lui-même écrivant sur ce thème du vide, justement, contre le vide. Le sens de la communauté aussi : il y a, chez Mongin, l’inquiétude de la communauté politique, en quelque sorte, une société qui ne soit pas uniquement une gamme d’individus, mais qui ait du corps. Il y a chez lui le thème de la « désincorporation » que pourrait produire la démocratie, thème emprunté à Claude Lefort, mais à travers Lefort, venant de Maurice Merleau-Ponty, et à travers Merleau-Ponty, venant de Mounier. Voilà les choses telles qu’elles peuvent se dire du point de vue de l’histoire des idées. Depuis 2001, la question est celle d’un réveil de l’histoire, c’est le thème de l’ « après 11 septembre » où, fidèle d’ailleurs à l’idée de Mounier, l’événement comme maître, la revue a su, à mon avis, être aussi interpellée par les grands événements qui ébranlaient l’histoire du monde. « La question de la dynamique de civilisation, je cite Mongin, qui a structuré progressivement l’institution historique des démocraties est redevenue d’actualité ». Et puis aussi l’interrogation sur le socle des valeurs démocratiques car, dit Mongin, « il s’agit de valoriser la démocratie, une valorisation historique post-totalitaire ». Mais en même temps, alors, chez lui et plusieurs des personnalités importantes qui l’entourent, l’interrogation sur les maux de l’homme démocratique et la réaction contre la peur du vide, justement, où Mongin questionne les passions démocratiques car, explique-t-il, bien sûr, les valeurs de la démocratie politique sont reconnues, révérées, etc., mais on oublie que l’homme concret de la démocratie peut être dans des situations pas forcément faciles à vivre, d’où les passions démocratives, peut-être les souffrances. Et la difficulté de cet homme de la démocratie et des mœurs démocratiques de reconstruire de l’espace politique. Deux formules de Mongin, citées à propos de son livre, La Peur du vide, tome 1 : Essai sur les passions démocratiques (Seuil 2003), comme vous le savez, il parle beaucoup des images, parce qu’il y a chez lui l’insistance sur le corps et l’incarnation : « passer de la peur de l’autre à la peur pour l’autre », formule forte me semble-t-il comme un mot d’ordre de son livre sur la peur du vide, « ne pas succomber à la tentation de désespérer du monde ». Dans un grand entretien avec Gérard Lurol, au début de son mandat, Mongin insistait bien sur ces passions démocratiques, il y a un tragique de l’histoire au plan individuel qui a un prix psychique difficile des libertés démocratiques. Etre l’homme de la démocratie n’est pas évident, il faut donc refuser de le mépriser, ne pas méconnaître nos mythologies contemporaines, même les plus méprisables, pour les examiner, d’où l’importance des images dans la réflexion de Mongin. On n’a pas remarqué que du point de vue de la réflexion sur le cinéma, il avait parfois des analyses qui étaient du niveau de grandeur de Roland Barthes.

Donc voilà le lien difficile entre les mœurs de la démocratie et les valeurs politiques de la démocratie. C’était un premier axe. Je vais faire plus vite les autres, parce que celui-ci me paraît très important.

Deuxième axe, c’est la mondialisation toujours en arrière-plan. J’interrogeais Mongin ces jours-ci, la mondialisation derrière l’Europe, penser l’Europe mais avec l’arrière-plan de la mondialisation, et c’est quelque chose d’important, mais ne pas oublier non plus la nouvelle question nord-sud dans ces problèmes de mondialisation et questionner la montée d’un monde multipolaire, tout cela fait allusion à des choses très importantes qui ont parues dans la revue ces dix dernières années pour ne pas remonter plus loin.

Troisième axe, la société incertaine. Je crois qu’autour de l’incertitude de l’individu démocratique très bien illustré par les travaux d’Alain Ehrenberg qui est un fidèle dans le groupe très inspirateur de la revue, il y a l’idée que l’individu démocratique peut-être met en crise la société, mais il est en crise en quelque sorte, et donc ce thème de la désincorporation démocratique de la société. Quel corps social ? Bien sûr, c’est une société plurielle, mais il ne faut pas qu’elle se désintègre, thème de la fragmentation reprise de Taylor, toutes les réflexions sur la banlieue, et aussi l’accueil considérable fait à des penseurs, à des intellectuels musulmans ou d’origine musulmane, je pense à Abdel Wahab Medeb, et à quelques autres qui ont un rôle important dans la revue, ou aussi le grand compagnonnage avec l’un des meilleurs penseurs sur l’Islam, Olivier Roy. Donc l’avenir du travail et la montée du droit sont aussi des thèmes autour de la société.

Il y a un quatrième axe, c’est la revue dans sa durée. Parce que l’on peut dire la chose suivante, et j’ai été témoin de la réconciliation de Mongin et de l’équipe et de nous tous à travers lui avec Paulette Mounier. Il est indiscutable que l’ère Mongin, sans du tout que ce soit une critique sur Thibaud dont j’ai souvent salué le travail formidable, est une ère de l’apaisement des relations avec Châtenay-Malabry. Comme dit Mongin, « de toute façon, il n’y avait pas de mérite, parce que moi, je n’ai pas été formé par Mounier, et je n’ai pas de compte à rendre avec le passé », écrivait-il en 1990, dans un grand entretien où il disait vraiment ce qu’il avait dans le ventre, enfin ce qu’il voulait faire à Esprit. Donc il n’y avait plus du tout avec lui de relations crispées. Et, du coup, une relation aussi apaisée avec Mounier est quasiment un intérêt neuf. C’est lui qui a invité à travailler sur la mémoire de la revue, au sens vivant, c’est-à-dire, se maintienne dans la mouvance d’Esprit la mémoire de Mounier. L’association, à cause de Mongin, se trouve, au fond, avoir un gros soutien de la revue Esprit, même si cela n’apparaît pas à toutes les pages de la revue Esprit, mais sans l’appui de la revue, beaucoup des choses que nous avons réussies, nous ne les aurions pas réussies. Et, écrivait Mongin à ce moment-là, « les gens de ma génération sont prêts à se confronter avec [Mounier] ». D’autres formules me paraissent tout à fait étonnantes, d’ailleurs en proximité avec Paul Ricoeur, il faut bien le dire, Ricoeur le savait, traitant des nouvelles approches de la personne dans la revue. Le thème même de la communauté est intéressant pour Mongin. Quand il invite à un retour sur Mounier, il invite à relire Mounier, je le cite, « il faudrait l’inscrire dans nos débats contemporains », mais en le dégageant d’une lecture superficielle qui était celle, peut-être, de certains mouvements, et je ne veux choquer personne, mais c’est vrai que, quelquefois, dans les mouvements, on instrumentalise un auteur, on fait une sorte de vulgate, moi-même j’ai plongé dans ce genre de vulgates aussi bien du côté de Mounier que du marxisme, donc cette espèce de nécessité de revenir à l’œuvre même, et Mongin a beaucoup aidé à la réédition des textes de Mounier, notamment les deux volumes en « Point Seuil » (correspondant partiellement au premier tome des Œuvres complètes), qui ont été à la fois l’acte immensément positif du Seuil, et malheureusement, un acte final, et après, le désert. Du côté du spirituel, car il est indiscutable qu’il y a eu d’ailleurs, dans ses dernières années, même du côté du christianisme, et à cause de Mongin aussi, une sorte de relation apaisée. Domenach n’était pas à l’aise car il avait quasiment été agressé par l’Eglise catholique, il a eu des périodes très difficiles. Thibaud n’osait pas aller plus loin, puis c’était une période très difficile, de ce point de vue, Mongin, marqué par tous ces retours aussi, était beaucoup plus décontracté sur ces affaires, et, de fait, on peut dire que son mandat représente une sorte de relation amicale, au fond, de l’esprit, avec le christianisme des fondateurs.

Après avoir marqué ces quelques étapes je conclurai pour dire qu’Esprit reste une revue indépendante. Je suis chaque fois furieux, et encore il y a deux jours, dans Le Monde, quand je ne sais quel plumitif écrit que « la revue est dans le sillage du Seuil ». Il n’y a rien de plus faux. Moi qui suis au Comité de la gestion de la revue, le Seuil n’a pas plus d’actions dans la revue que n’importe lequel d’entre nous, et d’autre part, j’ai envie de dire, mais je laisserai la parole à Goulven Boudic, que c’est le contraire, que c’est le Seuil qui a pressuré Esprit et les auteurs issus du mouvement Esprit pour ensuite l’assassiner, pour ensuite le trahir et le rejeter comme une vieille peau qui n’avait plus d’intérêt. Je sais que je parle publiquement. (rires) Donc il y a une sorte d’agacement devant ces gens du Monde qui doivent tout à la revue Esprit derrière leur fondateur Hubert Beuve-Méry, ces gens du Seuil qui devaient tout aussi au mouvement globalement, y compris leurs principaux responsables parfois, et qui, à un moment donné, ont simplement honte de leur passé. Alors je dis cela parce que, en même temps, je vois que dans la revue actuelle, ce n’est pas du tout la mentalité. La revue veut rester artisanale, elle est strictement indépendante sur le plan financier, c’est probablement la seule revue française dans ce cas, qui vit sur ses quatre ou cinq mille abonnés et sur ses dix mille exemplaires tirés chaque année. Elle reste une revue qui veut être généraliste. On peut discuter sur la difficulté, c’est un leitmotiv des lecteurs depuis toujours, et je suis d’accord d’ailleurs avec certaines critiques, mais la revue, c’est ce besoin d’orchestrer des savoirs différents sur le plan de la connaissance.

Je m’arrêterai là. Je ne fais pas le récit, dans le débat on pourra peut-être voir cela, des apparitions publiques dans la revue. Il y a toute une tradition d’engagement à la revue Esprit. J’ai eu le privilège, dans une longue période, de me trouver en consonance avec de grands engagements que prenait la revue ; à d’autres moments, il m’est arrivé d’être personnellement moins en consonance avec ces engagements, l’essentiel étant que le droit à la parole publique de chacun des membres du groupe soit respecté. Merci.

Bernard Comte : Merci pour le parcours historique et pour la vigueur courageuse des prises de position. Peut-être, pour ne pas perdre de temps et ne pas trop s’égarer dans le débat, je pourrai tenter de relever d’abord les questions auxquelles vous pensez, que vous souhaitez poser afin de les regrouper et répartir le temps de parole réduit que l’on a pour tout le monde.

Questions de la salle :

Personne 1 : Est-ce qu’il n’y aurait pas mieux de parler des ennemis d’Esprit ? Est-ce que Esprit a eu, ou a encore peut-être des ennemis ?

Guy Coq : Oui, je suis tout à fait d’accord, mais je ne sais pas si votre question est adressée à moi.

Bernard Comte : Au cours d’une longue histoire de plus de soixante dix ans maintenant, il y a eu beaucoup d’ennemis successifs... qui ont changé, je ne sais pas.

Guy Coq : Je voudrais parler des ennemis récents.

Bernard Comte : C’est aujourd’hui que vous pensiez, monsieur, surtout ? Aujourd’hui ou bien...?

Personne 1 : Je pense en particulier aux accusations dont Esprit a été l’objet, dans les années 1980, lors de la parution du livre intitulé L’Idéologie française dont je ne citerai pas l’auteur (de Bernard Henry-Lévi - NdR).

Guy Coq : Mais bien entendu, mais vous savez que quand Jacques Delors est allé au Monde pour demander que Le Monde soutienne au moins par un article signé de lui, de Delors, le colloque du cinquantenaire de la mort de Mounier, il en est revenu horrifié. C’était en 2000, et il m’a dit qu’au Monde, la loi et les prophètes sur Mounier, c’est Bernard Henri-Lévy, point final. Bernard Henry-Lévy était lui-même, non pas un chercheur, mais un épigone d’autres chercheurs sur des thèses que Bernard connaît. Donc c’est sûr, cela a fait beaucoup de tort à la revue, et il faut saluer, non seulement le travail de Bernard Comte, mais aussi le courage de la revue de publier le gros dossier qui était l’objet de la source de beaucoup de ces critiques.

Bernard Comte : Si c’est de cela que vous voulez parler, je pourrais essayer de résumer ce sur quoi j’ai pas mal travaillé depuis vingt ans maintenant au sujet de l’attitude de Mounier à l’époque de Vichy. Premièrement, il a voulu continuer à publier sa revue parce que c’était son métier et sa vocation en même temps. C’était ce qu’il savait faire, et il n’envisageait pas de rester silencieux devant les développements de l’actualité, à tort ou à raison. Et il jugeait que le phénomène Vichy, et même le phénomène Hitler, contre lequel il fallait lutter, et dont il fallait se débarrasser. Il a écrit que c’était « une corvée nécessaire ». Ce sont des moyens, des médiations, parce que son but reste de préparer la France et les Français à entrer sur la voie de ce qu’il appelle la « révolution personnaliste » et la « civilisation à refaire ». Il minore donc l’importance de la Seconde Guerre Mondiale, celle des opérations militaires, du succès des Américains et des Soviétiques, parce qu’il pense que tout cela n’est qu’un moment, un épisode, un élément de la révolution qu’il faudrait réussir au vingtième siècle. Les communistes ont cru réussir à leur manière, ils ne l’ont pas fait ; les fascistes se sont complètement égarés, alors il reste cette révolution à faire. Vous voyez la différence de point de vue, entre lui et nous qui savons, après coup. Alors après coup, on peut dire qu’il a fait une erreur d’appréciation et, Lacroix avec lui, ils ont fait ce que nous, aujourd’hui, nous pouvons appeler, parce que nous connaissons la suite, justement, une « erreur d’appréciation sur l’avenir » en pensant que l’Europe était entrée dans une phase durable de régimes autoritaires. L’Europe a forgé, a mis cinquante, quatre-vingts ou cent ans à forger des régimes libéraux qui ont donné de très grands droits et libertés que les marxistes appellent « formels », aujourd’hui, on retrouve l’autorité au service d’une vision de la communauté. C’est vrai que, aussi bien dans le système communiste que dans le système fasciste et même nazi, il y a une réhabilitation de la communauté, mais une communauté mutilée qui devient finalement monstrueuse, c’est ce que Mounier dit constamment. Alors là, par rapport à la guerre, aux enjeux des opérations militaires, il y a une appréciation de Mounier. Il voit trop loin, si vous voulez, pour juger exactement, c’est ce que je dirais en résumé, de ce qu’est la tâche des années immédiates à venir. Un peu plus tard, il se rallie à la Résistance : il reconnaît que le préalable Hitler est quand même un préalable tout à fait essentiel, qu’il vaut la peine de mettre toutes ses forces là-dedans. On verra ensuite la révolution personnaliste...

Et enfin, je dirai qu’il a eu un moment particulier, pendant deux mois de l’hiver 1940-1941, que j’ai tâché d’analyser cela d’un peu plus près. Quand Pétain a dégommé Laval et l’a même fait arrêter, Mounier, comme beaucoup d’autres, ont cru qu’il y avait une chance que ce soit fini de la collaboration, des aspects les plus autoritaires et les plus pénibles du régime de Vichy, notamment l’antisémitisme, et qu’il avait donc une carte à jouer. Il a cru cela pendant deux mois, et beaucoup d’autres l’ont cru comme lui. Et pendant ces deux mois, il a lié alliance, amitié, confiance avec l’école d’Uriage d’un côté, avec le mouvement Jeune France à Lyon, de l’autre, qui était un mouvement d’artistes, ces deux groupes se sont orientés ensuite vers la Résistance. Beaucoup de leurs membres ont adopté un peu la vision que l’on peut appeler « personnaliste », la vision de Mounier, et après la guerre, vont se retrouver autour de lui, dans son influence. Donc Mounier n’a pas complètement perdu son pari. Il l’a perdu dans la mesure où il a cru influencer la politique de Vichy, c’était complètement manqué, mais il ne l’a pas perdu dans la mesure où il a transmis le flambeau, si vous voulez, il a intéressé à sa cause des gens plus jeunes que lui. S’il est suspendu en août 1941, c’est qu’après ces deux mois que je situe, janvier-février 1941, en gros, peut-être trois mois, en tous cas à partir de mars-avril 1941, il prend ses distances avec Vichy : il utilise de plus en plus le système de la censure avec les discussions pied à pied avec les censeurs - on en a le témoignage dans ses carnets - pour faire passer de plus en plus, en utilisant au besoin les mots de la révolution nationale, quelque chose qui est tout à fait différent. Beuve-Méry, par exemple, écrit un grand article, très bref, quatre pages, mais grand par la prise de position qu’il signifie, qui est intitulé « Révolutions nationales, révolutions humaines ». Notons le pluriel de « révolutions nationales », il y a des révolutions nationales dans tous les pays, dans le sens fasciste en général, y compris en Espagne. « Révolutions humaines » consiste à dire que la France est en train d’entreprendre une révolution nationale, est-ce que cela va être une révolution humaine, elle peut peut-être l’être à certaines conditions. A mes yeux, ce sont les conditions qui sont importantes. Mais Zeev Sternhell, le politologue israélien, ne veut pas voir les intentions des gens mais juge d’après sa grille conceptuelle des catégories qu’ils occupent. Pour lui, « révolution nationale » veut dire l’expression du ralliement de Beuve-Méry et de Mounier.

Je m’arrête là, je vous ai donné les éléments de réponse à ceux qui prennent Bernard Henry-Lévy pour quelqu’un de sérieux sur ce plan-là, il ne l’est absolument pas.

Personne 2 : Ce n’est pas une question mais une information qui peut être utile et qui vient à point après l’exposé de Monsieur Comte. Il y a actuellement à Lyon une exposition à la Galerie des Terreaux qui est intitulée « Lyon, reflet de la mémoire judiciaire ». Cette exposition relate les grands procès qui ont eu lieu à Lyon au vingtième siècle, et il y a un panneau consacré au procès Mounier de 1942. Et je pense que ce serait intéressant, pour tous ceux qui s’intéressent à Mounier, que vous alliez à cette exposition et vous pourriez lire un mémoire de son avocat, Emmanuel Gounot, vous trouverez des correspondances d’Emmanuel Mounier au lendemain de son acquittement ainsi qu’une correspondance de Jean-Marie Domenach qui était dans le public comme jeune étudiant. Je pense que ces éléments complètent ce que vous avez dit, et il y a également un témoignage audiovisuel de Mademoiselle Gounot, dont vous regrettiez l’absence, et qui est un dernier acteur de ce procès, puisqu’elle a plaidé comme jeune avocate aux côtés de son père qui défendait Emmanuel Mounier.

Bernard Comte : J’ai le document ici, merci pour ces informations.

Personne 3 : J’avais un commentaire et une question. S’agissant des idées maîtresses des fondateurs d’Esprit, on peut dire que ces idées-là sont vraiment d’actualité, quand on pense, notamment, à l’anti-démocratie parlementaire, où on entend des parlementaires de tous bords critiquer la Chambre en disant que c’était simplement une Chambre d’enregistrement, et on veut passer à la sixième République. S’agissant des valeurs spirituelles, on a connu, il y a peu, une polémique où les hautes autorités de l’Etat ont refusé d’inscrire dans la Constitution européenne toutes références aux valeurs spirituelles. Alors ma question était de savoir : est-ce qu’à la création d’Esprit, on parlait déjà d’une ébauche européenne ou quelque chose qui y ressemble ?

Bernard Comte : Ce serait compliqué parce qu’il y a toute une évolution : l’Europe de 1932 n’est pas celle de 1939. Mais disons que leur révolte, c’était aussi contre le Traité de Versailles, contre l’injustice qui, à leurs yeux, avait été commise vis-à-vis de l’Allemagne. Donc, sous la République de Weimar, ils sont pour une révision des traités, c’est-à-dire la politique d’Aristide Briand contre la politique de force, de contention contre l’Allemagne que Raymond Poincaré et Georges Clemenceau avaient initiée, et que toute la droite souhaitait continuer. Et puis lorsque Hitler s’avère être un impérialisme qui menace la paix et la liberté des peuples, le thème d’un fédéralisme européen, effectivement, est très présent dans la revue, à l’époque de Munich, et y compris une fois que la guerre est déclarée, avec le thème que notre ennemi, ce n’est pas le peuple allemand, mais nous souhaitons gagner la guerre pour le peuple allemand, autant que pour les Français, les Tchèques et tous les autres, parce qu’il faudra enfin décider, lorsque Hitler sera battu, à construire une Europe fédérale. Seulement, après la guerre, lorsque le fédéralisme européen se trouve lié à la politique américaine, dans le cadre des blocs et de la Guerre Froide, Esprit se sépare du fédéralisme européen en y voyant, à tort ou à raison, surtout les inconvénients, pour l’indépendance de l’Europe, de se lier complètement au navire américain et d’en devenir dépendant. Parce que c’était une Europe fédérale, certes, unie, mais en même temps autonome par rapport aux deux blocs qu’ils souhaitaient. C’est un schéma que je rappelle.

Guy Coq : J’aimerais revenir sur les considérants de la question parce que je suis totalement d’accord, il y a une nouvelle actualité de la pensée de Mounier. Certes, nous ne sommes pas dans les années 1930 et il ne faut pas faire cette analogie. Mais quand on revient au texte même, et je m’occupe beaucoup en ce moment des rééditions des textes de Mounier, ceci est indubitable. Il y a une jeunesse de la notion de personne, c’est indiscutable. Il y a dans la pensée de Mounier, avec Paul-Louis Landsberg d’ailleurs, toute une réflexion, toute une véritable philosophie sur la question des valeurs qui est quelque chose de parfaitement moderne, qui est bien sûr refoulée par une certaine intellectualité d’aujourd’hui, mais qui est quelque chose de parfaitement intéressant. Il y a la question du rapport au politique. Mounier est une véritable philosophie du citoyen. Il est beaucoup plus proche de Etienne de la Boétie que de Nicolas Machiavel. C’est le point de vue de l’homme d’en bas, du membre de la société. Il y a une pensée de la pratique politique du citoyen, c’est donc la grande philosophie de la citoyenneté. Pourquoi ne veut-on pas le reconnaître ? A chaque thème, il faut parler d’un scandale. Les utopies sont mortes, alors évidemment, il n’y a plus d’alternatives globales, mais du coup, la pensée de Mounier, qui était faible sur le plan du sens de l’histoire et de la vision finale de l’histoire, devient une force, parce que c’est une pensée qui porte les éléments, l’argumentation, la pensée du refus du monde tel qu’il va. Un monde sans utopie, mais dans lequel il faut ancrer de l’espérance, c’est encore un autre point. Donc le refus du « désordre établi », l’espèce de force de refus du monde tel qu’il va est, chez Mounier, quelque chose de totalement vivant.

Et sur le thème du spirituel, contrairement à ce que vous dites, que l’on a voulu mettre dans la Constitution européenne à la place de la reconnaissance des héritages religieux, et j’ajouterai que, de toute façon, ni religieux ni spirituel n’était bon, il aurait fallu parler des héritages multiples de l’Europe, notamment chrétien, païen et greco-latin, sans citer d’autres exemples. Sur ce plan-là, Mounier est aussi très prémonitoire car cette revue multiple qu’il pose au départ veut trouver une dimension à un certain niveau du spirituel. Il fait se rencontrer des gens qui ont des options métaphysiques ultimes très différentes, et des athées ont pu se retrouver dans la pensée de Mounier. Bernard Comte a fort bien définit le spirituel tout à l’heure. Il y a donc, en effet, dans la pensée de Mounier énormément de points d’appui, et quand on le présente à des jeunes de seize ou dix-huit ans, cela marche très bien. Seulement voilà, nous sommes devant une génération d’avant qui a ignoré Mounier, et la génération qui l’a connu l’a largement refoulé. Alors nous sommes là devant quelque chose presque impossible à surmonter. Le seul conseil serait de dire d’essayer d’acheter les livres de Mounier disponibles et de les offrir à de jeunes collégiens ou lycéens.

Personne 4 : Y a-t-il eu des contacts entre Mounier et Marc Sangnier, c’est-à-dire Le Sillon et les héritiers du Sillon ?

Bernard Comte : Non, pour deux raisons. L’analyse politique de Mounier jugeait que Marc Sangier et ses disciples s’attardaient sur des questions qui étaient résolues. Il faut que les chrétiens entrent dans la République, eh bien, c’est fait, disait Mounier, mais maintenant, le problème est de savoir quelle République, qu’est-ce que l’on va en faire ? Et puis la deuxième raison est plus prosaïque et moins noble, c’est que je crois que Mounier et Jean Lacroix, en 1932, sont dans la génération juste après celle de la guerre de 1914, ils ont besoin de se faire la place, et donc ils sont sans respect et sans pitié pour leurs prédécesseurs qui ont ouvert des voies, qui ont cassé des barrières, mais eux se posent de nouveaux problèmes et ils ont tendance à tenir pour non-actuel ce que Sangnier et ses amis continuent à défendre dans les années 1930 et 1940.

Guy Coq : Sauf Péguy, quand même, Bernard. Péguy est un grand prédécesseur...

Bernard Comte : Ah bien sûr, oui, mais lui, il n’est plus vivant, il n’est pas gênant... (rires)

Goulven Boudic : Je voulais répondre juste sur deux points : sur la question de l’Europe par rapport à ce que disait Bernard Comte. Esprit se conçoit comme une revue internationale. Les groupes ne sont pas seulement des groupes provinciaux, ce sont aussi des groupes internationaux, et il y a un pays qui, dans l’entre-deux-guerres, est un pays de référence, c’est la Suisse, pays fédéral, parce que le fédéralisme consonne avec le projet global de la revue qui puise notamment dans l’oeuvre de Bakounine Proudhon qui est revendiqué comme une référence par Mounier dans l’entre-deux-guerres. C’est vrai que dans l’après-guerre, à partir du moment où le fédéralisme européen se structure, Congrès de La Haye notamment, avec les initiatives de Winston Churchill, Esprit va se distinguer du fédéralisme et va donc se distinguer de certains personnalistes qui, eux, vont maintenir cette référence, je pense ici à des gens comme Marc Alexandre et d’autres. Et ce qui est assez étonnant, c’est qu’à l’intérieur de la revue, Mounier et Domenach, par exemple, vont écrire des papiers très critiques sur le fédéralisme, mais qu’en même temps, certains des rédacteurs participent très concrètement et très quotidiennement à la construction communautaire, notamment à la création de la CECA. Deux collaborateurs, Jean Rippeur et Jacques-René Rabier sont de hauts fonctionnaires qui écrivent très régulièrement dans la revue, et vont y écrire d’ailleurs de plus en plus : Jean Rippeur devient responsable du groupe politique à partir 1957, et l’un des bras droits de Jean-Marie Domenach. Donc il y a une ambivalence, il y a une participation à la construction communautaire telle qu’elle est voulue dans le sillage de Jean Monnet, et en même temps, il y a une certaine critique. Alors cela fait des débats, et des conflits d’ailleurs, même parfois à l’intérieur de la revue, un ensemble de conflits que j’essaie de retracer dans mon livre.

Par ailleurs, sur la question de Marc Sangnier, il y a des liens, pas avec Marc Sangnier, mais avec la Jeune République. Ils se produisent essentiellement dans l’après seconde guerre mondiale. Et Jean-Marie Domenach, par exemple, va être l’un des éditorialistes, par exemple, du journal de la Jeune République. Et Georges Lavau, lorsqu’il quitte les Messageries lyonnaises de presse (MLP), va trouver un point de chute à la Jeune République qu’il va progressivement intégrer à la nouvelle gauche aux côtés de Jacques Delors, puisque Lavau et Delors, signent la motion qui va entraîner la Jeune République au PSU. Donc il y a des liens, mais qui sont postérieurs. Puisqu’à l’époque, Sangnier, lui, avait le titre de Président d’Honneur, on l’avait mis sur une estrade et on lui avait gentiment dit de se taire. Mais c’était déjà plus la période. Le lien existe, mais il est postérieur à la seconde guerre.

Personne 5 : Est-ce que je peux compléter en vous demandant si la revue avait pris position éditoriale à l’égard de la théologie de la Libération ?

Guy Coq : Il me semble qu’il y a eu quelques textes, mais là, j’avoue qu’il faudrait que nous consultions des documents. Mais il y a eu de la communication, oui. Maintenant, il faudrait que je regarde si Leonardo Boff, quelquefois, a eu un papier, ce ne serait pas trop étonnant. Ce qui se passe, si vous voulez, c’est que quand on voit l’évolution des choses, par exemple, dans un pays comme le Brésil, la gauche brésilienne chrétienne suivait d’abord Jacques Maritain, et puis elle est devenue mounieriste pendant une grande période, et ensuite elle est passée à la théologie de la Libération. Il y a une sorte de passage, les Brésiliens écrivent cela très bien, d’ailleurs l’un d’eux écrit cela prochainement dans une petite revue qui s’appelle Incroyance et Foi. Il y a quelques dossiers quand même en 2005 sur la commémoration de Mounier. Celui-là n’est pas encore sorti, mais il va sortir. Et je le souligne parce que c’est un ami, Alino Lorenzon, un grand défenseur de Mounier au Brésil, à Rio de Janeiro, qui est l’auteur d’un des textes là, où il décrit justement cela. Mais la revue s’est toujours tenue, même dans la période post-1968, à une certaine distance vis-à-vis du gauchisme. Je peux même dire, je l’ai vécu personnellement, mais en même temps, il y avait de Certeau, il y avait Ivan Illich... La revue a mis Illich en circulation, a ouvert ses colonnes à l’autogestion, soit à tout ce qu’il y avait de recherche intellectuelle dans la période positive, dans le sens du mouvement, voire de son utopie, la revue l’a beaucoup soutenue. Et puis après, au début des années 1980, avec le dossier que j’avais fait avec Paul Thibaud sur les problèmes de l’Ecole, « Enseigner quand même », nous commencions à comprendre qu’un certain nombre d’idée de mai 1968 étaient peut-être bien dans le sens de l’utopie, mais qui avaient des responsabilités à tenir par rapport à la société réelle et aux institutions concrètes. Evidemment, ce qui serait intéressant, ce serait d’énumérer les grands moments d’engagement, par exemple, les années d’engagement sur l’Ex-Yougoslavie, c’est un moment extrêmement intéressant qui dure six ou sept ans, de 1992 à 1997 (à Dayton), la revue fait un immense travail. Alors, évidemment, d’un certain côté, cela ne faisait pas du tout l’unanimité, je dois l’avouer, à la fois sur la Bosnie et le Kosovo. Il y a eu, par exemple, le compagnonnage avec la Confédération française démocratique du travail (CFDT), et jusque et y compris le ralliement de la CFDT plus récente à l’idée de réforme. Il ne faut pas oublier qu’en 1995, la revue avait soutenu la réforme qui a fait tomber Alain Juppé, et là, il y a eu la cassure entre la gauche et l’ultra-gauche, et dont on voit aujourd’hui, d’ailleurs, dix ans après, le développement, en quelque sorte, et ce moment-là a bien sûr fait l’objet de divergences dans la revue. Bon ensuite, il a eu l’accolée quand même au mandat Lionel Jospin, mais sans être socialiste, parce que cela est la tradition Mounier, toujours, la revue, que rappelait bien Goulven Boudic, a un engagement par rapport aux réalités politiques, elle ne se retire pas sur l’Aventin, mais elle n’a pas un engagement vraiment partidaire, au sens qu’elle n’a jamais été la revue du parti socialiste, même quand elle avait, parmi les gens qui la fréquentait, la future plume de Lionel Jospin, Aquilino Morelle.

Personne 6 : C’est une question qui porte sur le concept de « personnalisme communautaire », qu’il ne faut pas confondre, comme vous l’avez dit, avec le « communautarisme ». Est-ce que ce n’est pas un thème tout à fait d’actualité ? Je pense que la « communauté », ce n’est pas du tout le « communautarisme ». Le communautarisme annihile la personne, tandis que la communauté est plutôt un épanouissement pour la personne. J’aurais aimé entendre un développement sur ces thèmes qui paraissent d’actualité.

Guy Coq : La communauté selon Mounier est contre les groupes en « Nous Autres », il dénonce ces groupes fermés, et, à la limite, la communauté est à l’échelle de l’humanité puisqu’elle est fondée. La communauté chez Mounier n’est jamais un anonyme, elle est toujours fondée sur l’entrecroisement, je parle sous le contrôle de Bernard Comte, de relations interpersonnelles fortes. Car la personne, chez Mounier, il ne faut pas l’oublier. Ce n’est pas simplement l’anti-thèse de l’individu, c’est quand même l’idée que la relation avec l’autre homme - on est très proche d’Emmanuel Levinas qui reprendra tout cela - dit la qualité de la relation de la personne avec les autres humains, et dit sa qualité comme personne. C’est certain, je l’ai écrit plusieurs fois dans les annales de l’association, la notion de communauté chez Mounier est le principal argument contre les communautarismes.

Bernard Comte : D’une certaine manière, quand on parle de « pluralisme » aujourd’hui, c’est au même mouvement que l’on fait allusion. Quoi qu’on peut dire la communauté chez Mounier est plurielle en deux sens : d’abord, parce que cela veut dire que je ne suis que « moi » que si je dis « toi » à un autre, pour que nous puissions dire « nous » ensuite, donc la relation est consubstantielle à l’identité de la personne ; et la communauté plurielle dans l’autre sens, au pluriel alors, « les communautés » sont forcément plurielles parce qu’aucune personne ne peut affirmer de lien avec une seule communauté, sinon ce serait la communauté close, celle du « Nous Autres ». Et donc chacun de nous appartient à plusieurs groupes dont il a la tâche de faire qu’ils deviennent des communautés interpersonnelles, en même temps que lui-même s’efforce de développer sa propre personne.

Personne 7 : C’est une petite question naïve : je n’ai pas bien compris l’ « orientation spirituelle ».

Bernard Comte : Je vous renvoie à ce que Mounier a écrit.

Guy Coq : Si vous voulez, il est un fait que pour lui, la démarche philosophique est d’un ordre strictement rationnel. C’est vrai, tout philosophe est rationalisme. Ce que Mounier fait, c’est que dans sa perspective qu’il veut définir avec son personnalisme communautaire, bien sûr il y a le niveau philosophique. Dans son oeuvre, il est toujours indiscutable sur ce plan, il est techniquement toujours très fort. Mais il ouvre sur un domaine, un domaine de l’être humain, de tout ce qui est de l’ordre de l’amour, du sens ultime, des choses, du dépassement, comme l’a fort bien dit Bernard Comte tout à l’heure, là, nous sommes ailleurs que dans du rationalisable pur. Et l’être humain n’est pas fait que de rationalisable pur, là, il articule le champ du philosophé avec un champ de l’expérience spirituelle, de l’engagement spirituel. Non pas en opposant le spirituel à la raison, parce que, justement, chez Mounier, ce spirituel qu’il dégage et qu’il reconnaît, il veut aussi le penser autant que possible, mais en reconnaissant qu’à un moment donné, bon cela a un côté pascalien, il y a quelque chose qui n’est plus de l’ordre de simplement des argumentaires, des théories complètement rationalisées et conceptualisées. Cela est une force chez lui, et c’est absolument moderne, en quelque sorte, puisque, depuis aujourd’hui, beaucoup de gens qui ne sont plus dans les religions diront qu’ils ont aussi une expérience spirituelle. J’ai dirigé, il y a quelques années, un dossier sur le thème « Vous avez dit spiritualité, qu’entendez-vous par-là ? » pour une revue, il y avait des agnosties, etc. La notion de spiritualité est devenue, aujourd’hui, quelque chose qui est devenue le bien commun, avec le reflux du grand pouvoir des religions traditionnelles. Alors là, la pensée de Mounier est formidablement productrice, et c’est parce que, d’ailleurs, le spirituel est chez lui très fort que, quand j’ai vu la querelle sur « religieux » ou « spirituel », cela me paraissait presque ridicule. En fait, j’aurai préféré que l’on déclarât les sources religieuses multiples de l’Europe philosophique multiple, que l’on nomme aussi le Moyen-Age avec le dialogue des monothéismes, etc., que l’on donne une carte d’identité de l’Europe fondée sur sept ou huit points très forts des événements fondateurs éventuellement, parce que définir l’Europe sans histoire, sans du récit, cela devient un truc purement abstrait, sans grand intérêt et qui ne peut pas soulever quelque sentiment d’appartenance que ce soit.

Bernard Comte : Et je crois que l’on peut recommander, pour la pensée de Mounier, le livre que Guy Coq a préfacé cette année, qu’est la réédition de morceaux d’une anthologie de Mounier, qui avait été réalisée par sa femme, il y a une trentaine d’années, sous le titre L’Engagement de la foi. Et «la foi », ce n’est pas la foi chrétienne pour ceux qui sont chrétiens, mais il y a aussi une autre foi, et c’est le spirituel. Et là, l’anthropologie, la vision spirituelle, et la politique de Mounier se retrouvent regroupées dans un ensemble, dans ce livre tout à fait bien fait, à mon avis. Ce livre montre la cohérence de la pensée de Mounier dans tous ces aspects-là : L’Engagement de la foi, aux éditions Parole & Silence (2005). Je n’ai pas d’actions dans la maison, mais je vous le recommande vivement.

Guy Coq : Merci aux personnes qui peuvent aider, parce que nous en sommes à nous dire chaque fois que l’on a un acheteur de plus, on a une chance d’en éditer encore. Pour certains livres, on est en dessous de la barre, et je ne peux pas ruiner mes chers éditeurs quand même. Mais là, L’Engagement de la foi, il faut reconnaître qu’il y avait une préface remarquable de Pierre Ganne, qui est un lyonnais, je crois.

Bernard Comte : Le Jésuite lyonnais, Pierre Ganne, avait fait la préface de la première édition qui se trouve dans la deuxième aussi. Alors il nous reste à vous remercier de votre attention patiente, puisque nous avons été longs, mais votre intérêt montre peut-être que cela pourrait continuer ou se reprendre sous d’autres formes. Merci.

BM Lyon
Wormser Gérard masculin
La Revue Esprit à Lyon
BM Lyon
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2006-09-20

Table ronde du cycle "L’intelligence d’une ville" de la Bibliothèque municipale de Lyon (20 janvier 2006) : Patrick Bazin et Catherine Goffaux-Hoepffner ont réuni Bernard Comte, Robert Jourdan, Goulven Boudic, Denise Lallich-Domenach et Guy Coq ; transcription par Anne Mouyart

Histoire
Barthes, Roland (1915-1980)
Merleau-Ponty, Maurice (1908-1961)
Politique et société
Guerre et conflit
Édition, presse et médias