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L'organisation du vivant : émergence ou survenance

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      • Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
        211 articles 14 dossiers,  
      Texte

      Dans La logique du vivant, François Jacob nous propose une formule intéressante, mais problématique : « Pour le biologiste, affirme-t-il, le vivant ne commence qu’avec ce qui a pu constituer un programme génétique »  1 . Cette formule semble signifier que si l’on découvrait la structure moléculaire sous-jacente au code génétique, l’on détiendrait par le fait même la clé pour comprendre véritablement le vivant. La base moléculaire du programme génétique constituerait la raison suffisante des processus qui commandent l’organisation du vivant. On accéderait ainsi aux lois régissant la reproduction des organismes et aux lois expliquant leur développement individuel. Par ailleurs cette même clé, la structure moléculaire du code génétique, servirait à expliquer les transformations de l’organisation vitale au fil des générations en rendant compte de la transmission héréditaire des variations qui affectent le génome et se traduisent en adaptations : la dynamique de l’évolution de la vie s’en trouverait donc elle aussi éclairée. À partir du moment où nous détiendrions cette clé maîtresse, la compréhension de tout processus biologique nous deviendrait accessible dans sa racine causale même. Si l’on donne ce sens au propos de François Jacob, nul doute que la représentation du vivant qui s’en dégage n’apparaisse riche d’implications épistémologiques. Le concept du vivant qui est visé, apparaît unitaire, englobant, destiné à structurer l’analyse biologique en un système intégré. L’objectif est, pourrait-on dire, un objectif de type « cartésien ». Cette conception de l’organisation du vivant est-elle la seule possible aujourd’hui ? Et si l’on présumait qu’elle le soit, possèderait-elle le caractère unifiant, englobant et structurant qu’on lui prête ? Permettez-moi dans une premier moment d’expliciter cette double interrogation.

      1. La formulation du problème

      Depuis 1953 et le dévoilement dans Nature par Francis Crick et James Watson de la structure en double hélice de la molécule d’acide désoxyribonucléique (ADN)  2 , l’exploration structurale et fonctionnelle du matériel génétique de base n’a cessé de s’amplifier, par la quantité des données accumulées, mais aussi par la complexité et le raffinement des modèles explicatifs proposés.  3 L’analyse des multiples processus chimiques qui permettent aux molécules géniques de se reproduire avec variation et de déterminer par transcription les divers processus de biosynthèse de protéines, base de la construction des organismes, a consacré, pourrait-on dire, les droits de la nouvelle génétique au cœur de la biologique moléculaire. Au moment où s’ouvre de façon analogue et par extension, le champ de la protéomique, domaine nouveau axé sur l’étude de la biosynthèse des protéines, rien ne semble s’opposer à une dominance du programme d’analyse moléculaire : ce programme semble en définitive pouvoir intégrer l’ensemble des volets antérieurs ou collatéraux de la recherche biologique. C’est la capacité de la biologie moléculaire d’absorber ces autres volets de la représentation du vivant, d’en fournir apparemment le fondement, qui retient aujourd’hui l’attention du philosophe que je suis, attentif à la relativité des points de vue, à la disparité des approches et des méthodes, au chevauchement de théories et de modèles plus ou moins congruents, et surtout au caractère hautement pragmatique de la démarche de recherche en science. Dans cette tâche, le philosophe à mon sens ne saurait d’ailleurs prescrire : s’éloignant de toute ambition de type cartésien, il ne saurait définir les normes de la scientificité ; il n’est au mieux qu’un observateur de l’œuvre de science, apte à en analyser les processus d’invention et de preuve, plus ou moins rationnels d’ailleurs, par lesquels elle se forme et se formule. Son objectif serait plutôt de type « lockien ».

      Certains épistémologues, dont je suis, estiment qu’il convient à l’occasion de remonter aux sources historiques et épistémologiques des pratiques scientifiques. Par contraste, les praticiens de la science affichent souvent la conviction d’innover radicalement en matière d’explication et même d’engendrer de nouveaux paradigmes qui les affranchiraient des limitations qui ont grevé le savoir de leurs prédécesseurs ; ils affichent souvent la conviction d’avoir fait franchir aux connaissances un seuil supérieur de scientificité. Comme les historiens des sciences le savent bien, le discours justificateur des scientifiques en exercice tend même à effacer toute trace des incertitudes du passé, des demi-vérités et demi-faussetés qui ont naguère constitué la science ; cette tendance les incite même à oblitérer toute trace des corpus de connaissance qui ont servi d’assises antérieures à leur propre démarche.

      En revanche, pour qui examine le passé de la science et même son passé proche, la constante la plus générale de la science moderne, celle qui la rattache à son passé et dessine son orientation future, semble consister en un certain primat de l’analyse. Ceci ne veut certes pas dire qu’il y ait consensus parmi les scientifiques, ni parmi les philosophes, sur ce qu’il convient d’inscrire sous le terme d’« analyse ». Si le primat de l’analyse dans la constitution du savoir scientifique sous ses diverses formes semble acquis, la compréhension uniforme de ce qu’elle est ne l’est aucunement, ni du point de vue épistémologique, ni du point de vue des réflexions sur la méthode. Les philosophes des sciences ne savent pas identifier de façon univoque ce en quoi consiste l’analyse constitutive de la connaissance scientifique, que celle-ci soit considérée comme invention ou comme explication causale. Même les scientifiques ne sauraient rattacher leur démarche à une unique forme d’approche analytique considérée comme la norme. Reconnaissons qu’une étude d’ensemble de la méthode d’analyse dans la constitution de la science moderne nous manque.

      En considérant la biologie contemporaine, il semble toutefois indispensable de partir de ce que recèle la démarche d’analyse qui la fonde, et des promesses de résultat, donc de réussite qui s’y rattachent. À cet égard, comment ne pas constater que la cartographie de génomes d’organismes modèles, tels le nématode Cœnorhabditis elegans et d’autres, semble le produit d’une telle démarche d’analyse. Cette démarche tire d’un côté ses racines de travaux antérieurs d’orientation distincte ; elle s’ouvre de l’autre pour l’avenir sur des hypothèses de traitement déductif des données accumulées. Ainsi une fois la cartographie complétée du génome humain par exemple, le sens de l’analyse serait-il susceptible de s’inverser en des formes de synthèse déductive liant les connaissances accumulées à des applications pratiques diverses. De la cartographie des génomes, s’inférerait la dérivation potentielle de tous les effets structuraux, développementaux et fonctionnels par lesquels se caractérise, en son essence, la vie des organismes. Il s’agirait en particulier de dériver à partir des combinaisons structurales essentielles, de leurs permutations et de leurs interactions, enfin de leur expression en cheminements morphogénétiques, la connaissance d’effets normaux porteurs de vie et de santé, et d’effets anormaux, mais tout aussi essentiels, porteurs de maladie et de mort. Pourrait-on en effet ne pas souhaiter atteindre la raison déterminante ultime de ces effets de surface, c’est-à-dire les comprendre en les dérivant de la connaissance de leurs causes structurales premières et se donner par là-même les moyens, par inférence, par déduction, par synthèse, de modifier, d’infléchir la chaîne de dérivation causale afin d’en amplifier les effets désirables, d’en oblitérer, atténuer ou différer les effets estimés indésirables ?

      Les diverses représentations du vivant qui ont caractérisé l’histoire des connaissances humaines dans les temps modernes ont toutes été liées aux processus d’analyse que l’on estimait à l’époque pouvoir ou devoir s’appliquer à cet objet pour en assurer la compréhension, donc la maîtrise. C’était là le principal enjeu dans le dessein de se rendre maître et possesseur de la nature.

      Or la représentation du vivant aujourd’hui semble dominée par les voies et méthodes d’analyse dont s’est dotée la biologie moléculaire. Même si le territoire heuristique et théorique de cette biologie excède considérablement le seul champ de la recherche génétique, c’est dans celui-ci que s’ancre le plus nettement l’ordre et l’organisation interne de notre représentation du vivant. Bien que le concept de gène moléculaire soit nettement sous-déterminé en raison d’une connaissance fort incomplète de ses caractéristiques de structure et de ses modes d’opération et qu’il recèle une dose certaine d’imprécision, voire de relativité en raison des significations en partie équivoques qu’il véhicule, il y a lieu de reconnaître que ce concept de gène moléculaire est sans doute devenu, comme concept théorique de base, le concept central de la biologie contemporaine. Si dans les premières décennies du XXe siècle, on pouvait encore imaginer une biologie qui se serait construite en premier lieu autour de l’analyse des processus de développement, c’est de fait la description des processus de réplication et de transmission des gènes, sous-tendant l’héritabilité des caractères phénotypiques, qui s’est imposée comme objectif principal de l’analyse et comme voie d’accès au noyau central d’une théorie biologique en gestation pour l’avenir. Avec la promotion de la représentation moléculaire des gènes depuis le milieu du XXe siècle, ce stade de la théorie semble désormais, sinon pleinement réalisé, du moins à portée d’atteinte, et le sentiment s’accroît parmi les biologistes et les philosophes d’une coupure par rapport au statut épistémologique antérieur de la biologie ; en même temps, l’unification possible de nombre de disciplines biologiques dans un même cadre semble se dessiner. La représentation moléculaire en génétique s’inscrit, nous le savons d’après les déclarations de ses principaux artisans, en solution de continuité par rapport à ce qui précède. Elle apparaît ainsi en rupture même par rapport à la représentation des processus génétiques par les effets de surface.

      La génétique moléculaire prend en effet la relève de programmes de recherche antérieurs. Les racines lointaines de ceux-ci remontaient aux travaux de Gregor Mendel (1822-1884) sur les rapports de ségrégation et de dominance affectant la transmission héréditaire des caractères dans les organismes à reproduction sexuelle. L’analyse mendélienne était « phénoménologique » et se fondait sur les conditions déterminantes présumées de réplication héréditaire et de variation des traits macroscopiques. Lorsque les travaux de Mendel sont redécouverts dans la première décennie du XXe siècle, ils donnent lieu à diverses formes d’intégration avec la théorie cellulaire de l’époque et avec les hypothèses transformistes selon les versions alors courantes. Le groupe de travail réuni autour de Thomas H. Morgan à l’Université Columbia à compter de 1909 et qui essaimera par la suite, assurera à la génétique dite mendélienne une immense expansion à la fois théorique et expérimentale. L’ouvrage de Morgan, Sturtevant et Bridges, The Mechanism of Mendelian Heredity (1915) détermine le nouveau programme de recherche en ses fondements méthodologiques  4 . De multiples variantes de ce premier programme se succéderont jusqu’aux plus récentes décennies, jusqu’à ce que se produise de fait une confrontation significative avec le programme de recherche distinct de la génétique moléculaire. Parmi les considérations historiques les plus fondamentales relatives à la génétique mendélienne - ou plus exactement néo-mendélienne - il convient sans doute de souligner le rôle déterminant qu’elle a joué dans la formulation de la synthèse évolutionniste néo-darwinienne, représentation aujourd’hui encore dominante de l’évolution des formes vitales.

      Cette représentation néo-mendélienne s’était construite sur l’analyse des effets émergents et sur des projections d’hypothèses pour expliquer les constantes et les anomalies observées, mais elle n’atteignait pas les micro-structures les plus profondes qui auraient recelé la véritable clé de l’explication. Cette représentation néo-mendélienne s’était progressivement intégrée à l’histologie et à la physiologie cellulaires d’une part, à la synthèse évolutionniste néo-darwinienne d’autre part. Par rapport à cette vision « phénoménologique », combinant de façon imparfaite, mais suffisante, une pluralité de points de vue et de modèles, l’avènement de la biologie moléculaire semble incontestablement constituer un moment critique de mutation. Ne peut-on parler, avec cet avènement et les développements de recherche qui en ont découlé, de révolution dans la représentation génétique du vivant ?

      L’épistémologie historique tend à concevoir les épisodes révolutionnaires comme des moments de transition abrupte et radicale entre des synthèses théoriques majeures. Ainsi en aurait-il été dans le domaine de la physique, lorsque la théorie de la relativité et la mécanique quantique ont supplanté les ultimes ajustements de la mécanique et de la théorie gravitationnelle héritées de Newton. Suivant ce modèle de supplantation d’une théorie par une autre, il semble de prime abord au philosophe des sciences que les lois plus générales de la théorie nouvelle englobent les lois plus spécifiques établies sous l’ancienne théorie, mais en les réduisant au statut de propositions de portée désormais plus restreinte ; il semblerait aussi au philosophe des sciences que les concepts de la théorie nouvelle déploient des significations plus raffinées et réfèrent à un ordre de réalité plus fondamental, que les concepts de l’ancienne théorie, dotés de connotations moins riches et de références plus superficielles à l’ordre des choses visées. Ce modèle philosophique est celui de la réduction inter-théorique : la nouvelle théorie absorberait la théorie antérieure qui s’y trouve réduite.

      2. La position anti-réductionniste

      Les quelques repères historiques que je vous ai donnés ne peuvent que souligner l’intérêt capital de l’interrogation philosophique sur le passage de la génétique mendélienne à la génétique moléculaire. S’agit-il de réduction ou d’approfondissement théorique ? Quels sont les procédés de construction et de validation de l’explication dans les deux cas ? Quel statut convient-il d’accorder aux entités théoriques - à commencer par la notion de « gène » - qui forment les éléments d’analyse et d’explication en génétique ? Les relations génotype/phénotype ont-elles une signification causale ? En quel sens peut-on parler de niveaux d’organisation dans l’analyse génétique ?

      La découverte de Watson et Crick et les développements subséquents établissant les bases de la génétique moléculaire ont suscité des attentes considérables en matière de réduction éventuelle des explications relevant de la génétique mendélienne  5 . Les relations gouvernant les phénomènes génétiques dans la postérité de Mendel - à commencer par les prétendues lois de la ségrégation et de l’assortiment indépendant des gènes, ou leurs variantes ultérieures - se référaient essentiellement à des entités théoriques présumées, les gènes, définies selon un comportement fonctionnel correspondant aux effets émergents. Avec l’avènement de la biologie moléculaire appliquée aux structures géniques, il semblait désormais possible d’atteindre les causes structurales premières de la reproduction et du développement des organismes. À la limite, l’espoir se profilait de fournir une explication de type biochimique pour des effets précédemment attribués à des entités élémentaires caractéristiques du vivant et non décomposables par l’analyse. Il est manifeste qu’une interprétation comme celle de J. Monod dans Le hasard et la nécessité (1970)  6 relevait à maints égards de cette ambition méthodologique, et surtout épistémologique.

      Plusieurs analyses de la transition de la génétique mendélienne à la génétique moléculaire se sont inspirées du modèle de la réduction inter-théorique. Ces analyses se sont heurtées à de nombreux obstacles. Au premier rang de ces obstacles, figuraient : 1) le caractère régional des lois de part et d’autre : ces lois n’apparaissent jamais comme proprement universelles, puisqu’elles dépendent d’une condition contingente de base, l’émergence évolutive des formes vitales, leur production dans une histoire particulière ; par ailleurs, les explications obtenues de part et d’autres, ne vaudraient que dans des contextes particuliers, compte tenu des organismes modèles choisis et compte tenu des méthodes d’analyse utilisées ; 2) l’incommensurabilité de part et d’autre des termes théoriques dans leur signification comme dans leur dénotation : somme toute, on ne parlerait pas de part et d’autre tout à fait des mêmes choses et on ne se les représenterait pas du même point de vue ; 3) l’absence de supplantation effective de l’ancienne théorie par la nouvelle. Les programmes de recherche respectifs continueraient en effet de cohabiter sur des territoires plus ou moins juxtaposés, voire même parfois complémentaires, la prégnance de la synthèse évolutionniste néo-darwinienne semblant garantir un cadre général vaguement théorique de ces divers programmes.

      Devant de telles difficultés, les positions anti-réductionnistes ont vite émergé parmi les philosophes des sciences. Ce sont ces positions qu’il nous importe particulièrement d’analyser, puisqu’elles reflètent la volonté de développer une représentation « pluraliste » du vivant : au contraire d’une représentation de type cartésien, ce serait une représentation empirique répondant à des exigences pragmatiques ; qualifions-la de « lockienne » pour les besoins de la cause. Cette représentation, si elle doit prévaloir, imposerait l’intégration de modèles divers. La représentation du vivant ne serait jamais en effet que le reflet de l’ensemble des approches analytiques estimées compatibles par rapport à l’objet visé par la stratégie de recherche. Et si ces approches sont à la fois diverses et relatives, la représentation qu’elles commandent l’est aussi.

      Déjà une vingtaine années après la découverte du mécanisme fondamental de combinaison et de réplication de l’ADN, certains constats avaient commencé à se faire jour sur les limites de la réduction possible. Ces constats étaient sans doute en partie motivés par une mise en cause des modèles du réductionnisme à la lumière des problèmes que soulevait l’application de tels modèles. Le principal de ces problèmes paraissait être celui de l’incommensurabilité des termes théoriques de base : cette propriété des termes semblait entraver de façon plus ou moins irrémédiable la « déduction » de la théorie réduite par rapport à la théorie réductrice. Certes, de telles considérations avait suscité les thèses incompatibilistes de Thomas Kuhn et de Paul Feyerabend, mais, même en contexte néo-positiviste, l’épistémologue ne pouvait s’abstenir de présumer l’existence de seuils d’intelligibilité traduisant la discontinuité historique des structures d’explication au fur et à mesure que s’approfondissait la recherche des causes présumées  7 .

      L’interrogation épistémologique surgissait également des difficultés propres à la mise en correspondance des termes prétendument parallèles dans les formules explicatives qui relevaient d’une part de la génétique néo-mendélienne ou phénoménologique, d’autre part de la génétique moléculaire ou structurale. Au sujet de cette absence de correspondance, la première analyse significative fut sans doute celle de David Hull dans Philosophy of the Biological Science (1974)  8 . Depuis lors, pourrait-on dire, le scepticisme à l’égard des possibilités de réduction théorique n’a sans doute fait qu’étendre son empire, comme en témoignent les prises de position de plus en plus prudentes et réservées des philosophes de la biologie, sinon des biologistes eux-mêmes.

      Signalons l’importance cruciale de cette problématique épistémologique. L’orientation analytique des programmes fondamentaux de la biologie contemporaine s’explique selon un projet de rapprochement par rapport aux normes méthodologiques et à la structure des sciences physiques. Certes, avec les phénomènes vitaux, l’on aurait affaire à une physico-chimie du complexe, pour laquelle les moyens d’analyse des phénomènes semblent irrémédiablement tributaires d’une sorte de synthèse conceptuelle préalable relative à l’engendrement et au fonctionnement de l’organisme. Dans ce contexte, les phénomènes de la génération, alors même qu’on recourrait à des procédés analytiques pour en rendre compte, sembleraient traduire la disparité des effets émergents par rapport aux causes sous-jacentes. Les mécanismes génétiques seraient alors appréhendés de façon indirecte sous le schème heuristique d’un potentiel d’expression organique immanent à la combinaison vitale des gènes. Déjà, la tendance générale des programmes de recherche en biologie cellulaire portait au raffinement des modèles analytiques servant à interpréter les effets, modèles qui devaient répondre à la conformité la plus étroite possible par rapport aux normes de l’analyse physique et chimique. Mais en même temps se manifestait une réserve méthodologique au sujet du cadre même de telles analyses. Ce cadre devait être tracé selon les exigences d’une compréhension proprement biologique des rapports d’ordre complexe liant les effets à leurs causes présumées. La représentation de ces causes présumées, constitutive des diverses formes de la théorie biologique, ne pouvait relever que d’hypothèses spécifiques, répondant aux caractéristiques fonctionnelles des phénomènes décrits. L’analyse réductionniste en biologie cellulaire présumait, somme toute, d’une vision globale non réductionniste de l’organisation du vivant et du fonctionnement vital. La génétique moléculaire, par contraste, semblait pouvoir légitimer une mise à l’écart de ce style d’argumentation, dans la mesure où des combinaisons structurales d’élément chimiques prétendaient fournir l’équivalent causal des principes architectoniques cachés de la reproduction et de la morphogenèse que reflétaient les termes théoriques et la vision du fonctionnement vital caractéristiques de la biologie antérieure. C’est cette ambition particulière qu’incarnait le projet d’une réduction moléculaire intégrale des schèmes partiellement analytiques et partiellement synthétiques de la génétique de type mendélien ou phénoménologique, schèmes qui correspondaient plus généralement à ceux de la biologie cellulaire.

      Mise à part la complexité croissante des relations et des mécanismes structuro-fonctionnels analysés, les principes originaux de la génétique moléculaire permettent d’éclairer cette divergence programmatique par rapport à la génétique mendélienne. Il s’agit désormais d’analyser les structures moléculaires qui servent de vecteurs à la réplication et à la mutation des « gènes » et qui, à partir de là, permettent les biosynthèses responsables de la formation des composés protéiniques. À travers la production des protéines structurales, catalytiques et régulatrices, l’explication vise de ce fait les processus initiateurs et régulateurs de la construction et du fonctionnement organiques. Mais le terme de « gène » convient-il encore dans ce contexte ? Certes, le gène mendélien apparaissait surtout comme une structure élémentaire présumée immanente au chromosome à laquelle il était loisible de rattacher des caractères observables suffisamment discrets et sujets à répartition différentielle lors d’expériences de croisement et d’hybridation. Par contraste, le gène moléculaire se caractérise de façon opératoire par l’identification d’unités chimiques qui fournissent par combinaison le code de fabrication des éléments intégrants de la morphogenèse et des processus physiologiques. Mais si les unités de base et les formes de combinaison surgissent à l’analyse, il paraît néanmoins plus problématique d’assigner de façon rigoureuse les conditions à la fois nécessaires et suffisantes responsables terme à terme des processus émergents au plan de l’organisme intégral et de leurs variations différentielles dans la réplication des organismes. Somme toute, si l’on se réfère aux effets de surface objets de l’analyse mendélienne, la complexité des causes géniques interprétées en termes moléculaires rend difficile d’identifier un niveau structural spécifique correspondant aux gènes discrets conçus comme autant de conditions sine qua non des caractères phénotypiques transmis qui émergent à un autre niveau, nettement plus global. L’analyse se concentre désormais sur les voies de biosynthèse (biosynthetic pathways) par lesquelles se réalisent des chaînes protéiniques, lesquelles assument les fonctions productrices, catalytiques ou régulatrices, qui sous-tendent les divers processus organiques. L’actualisation du potentiel représenté par de tels dispositifs de biosynthèse suppose des mécanismes de réplication des combinaisons organiques responsables de ces fonctions, réplication qui fait d’ailleurs place à la variation aléatoire, aux mutations et aux adaptations consécutives. D’où l’importance stratégique des recherches portant sur les structures moléculaires relatives à l’ADN et à l’ARN, et révélant les mécanismes du code génétique, cette matrice des multiples opérations constitutives de la chimie organique.

      Or, dans un tel programme de recherche, le découpage des gènes risque de faire problème dans la mesure où tout processus global suppose l’intégration fonctionnelle d’une multitude de déterminants. Il s’ensuit une difficulté particulière d’assigner des structures élémentaires indécomposables comme conditions à la fois nécessaires et suffisantes d’effets phénotypiques donnés. Hull résume adéquatement la disparité qui en découle du point de vue moléculaire par rapport au projet de la génétique mendélienne et qu’il caractérise comme une asymétrie :

      La génétique mendélienne se limite à l’analyse du matériel héréditaire en gènes au moyen d’études portant sur la transmission, études qui caractérisent les gènes en termes de ratios mendéliens résultants ; par contre, la génétique moléculaire se développe de façon à intégrer les mécanismes moléculaires qui interviennent entre l’ADN et les protéines produites. Il n’y a pas d’autre issue. Idéalement, il faudrait comparer deux théories de la transmission ou deux théories du développement, mais c’est impossible. On pourrait comparer les gènes mendéliens aux gènes moléculaires, mais une telle comparaison omettrait la plus grande partie tant de la génétique mendélienne que de la génétique moléculaire  9 .

      Hull avance alors l’idée que si une équivalence était possible dans la traduction d’une théorie à l’autre, il faudrait la chercher non dans la correspondance d’un gène mendélien dominant et d’une séquence fragmentaire d’ADN, mais dans celle d’un tel gène et d’un mécanisme moléculaire sous-tendant l’effet fonctionnel émergent, mécanisme que l’on pourrait attribuer à une pluralité de dispositifs structuraux. Corrélativement, tel dispositif structural déterminé en termes moléculaires peut engendrer une variété d’effets possibles, compte tenu des diverses voies de biosynthèse et des conditions prévalant à leur actualisation. D’où la thèse que la relation d’un gène mendélien à un ingrédient moléculaire susceptible de combinaison génique ne saurait se réduire à une relation d’unité à unité : il s’agirait plutôt d’une relation de pluralité à pluralité. Dans le cas le plus favorable, sans doute pourrait-on soutenir que le lien de gène mendélien à gène moléculaire figure une implication biconditionnelle où l’antécédent représente une série disjonctive de facteurs et où le conséquent se présente de même manière. Même si formellement, on obtient ainsi une forme d’équivalence fonctionnelle, elle ne se saurait se révéler très éclairante dans la perspective de l’une comme de l’autre théorie  10 . En outre, ce type de formulation représente un type d’exercice que le biologiste semble peu pratiquer, dans la mesure où celui-ci opère, de façon relativement disjointe, suivant l’une ou l’autre des approches théoriques possibles et sans se préoccuper outre mesure de cohérence systématique entre ces approches.

      Certes, de telles conditions font obstacle à une réduction effective de la perspective mendélienne et globale à l’approche structuro-fonctionnelle intégrée que traduit le programme d’analyse moléculaire. Mais la force du nouveau programme ressort néanmoins dans la façon dont il suggère la résorption d’anomalies que le modèle spécifié par les lois de Mendel semblait ne pouvoir adéquatement surmonter  11 . Parce que la génétique moléculaire tente d’identifier les enchaînements de processus correspondant à la biosynthèse, elle peut aisément concevoir de façon schématique comment des déterminants géniques peuvent se commander mutuellement et obéir au dessein d’un ordre hiérarchique et fonctionnel. Autrement dit, il devient possible de se représenter selon quelle régulation complexe des éléments d’ADN et d’ARN peuvent coder la production de composants chimiques dotés de dispositions spécifiques, particulièrement catalytiques et régulatrices. Par exemple, l’épistasie avec la subordination séquentielle qu’elle suppose entre les gènes du fait de leur manifestations phénotypiques, apparaît concevable suivant les séquences de réactions chimiques propres à une voie de biosynthèse. Et l’effet de position, si manifestement rebelle à la logique de l’analyse mendélienne, peut s’expliquer par la présence et l’efficace d’unités de contrôle, tels les opérons, exerçant leur action sur une pluralité de gènes, à partir de fragments spécifiques de la molécule d’ADN. De façon significative, un gène peut, par catalyse d’un enzyme particulier, produire une protéine donnée, qui à son tour suscite l’intervention d’un second gène dont l’effet permet la production de nouvelle substances, et ainsi de suite par séquences de processus imbriqués les uns dans les autres. En parallèle, il est attesté qu’une pluralité de mécanismes divers peuvent engendrer les effets moléculaires auxquels s’identifieront des fonctions particulières. D’où un potentiel d’adaptation évolutive considérable pour des organismes où les mécanismes de biosynthèse peuvent se substituer les uns aux autres dans le maintien d’activités vitales.

      Le lien de réduction présumée de la génétique mendélienne à la génétique moléculaire était traité par Hull d’après un modèle global de réduction inter-théorique conforme à celui qu’Ernest Nagel avait proposé dans The Structure of Science (1961). Hull a été de ce fait amené à contester qu’une telle réduction fût possible  12 . Mais, dans le même temps, il a attiré notre attention sur le fait qu’il ne faut pas confondre dans l’analyse deux théories reconstruites schématiquement et logiquement simplifiées, et deux traditions de recherche dont les éléments se sont historiquement imbriqués les uns dans les autres : le développement effectif de ces programmes ne saurait traduire de recoupement dont la délimitation soit suffisamment nette pour justifier une réduction inter-théorique rigoureuse, mais, dans le même temps, il y a lieu de reconnaître une certaine symbiose de ces programmes de recherche, et un chevauchement des modèles déployés de part et d’autre, même si la corrélation terme à terme des explications est impossible.

      3. La corrélation des niveaux d’analyse par survenance

      Au total, il semble donc que l’on ne puisse accréditer aucune forme de réduction inter-théorique qui suffise à justifier la continuité logique ou déductive des propositions articulant les théories de part et d’autre. Au mieux, le lien de progression dans l’explication permet de concevoir une corrélation générale entre les principes du programme classique et les arguments sous-tendant l’explication dans le programme moléculaire. Mais il s’en faut de beaucoup qu’une simple transposition en termes de gènes moléculaires puisse, dans tous les cas, voire dans la plupart des cas, fournir des raisons suffisantes pleinement adéquates des effets phénotypiques et globaux. D’où la conclusion sans doute obligée : l’extension explicative moléculaire ne peut fournir de motif rigoureux en faveur de la réduction « linéaire » de la génétique classique à la génétique moléculaire. Tel est le constat de Kitcher au terme d’une mise en forme initiale du problème :

      J’ai indiqué la possibilité que la génétique moléculaire puisse être considérée comme fournissant une extension explicative de la génétique classique parce qu’elle dériverait la proposition schématique qui assigne les phénotypes aux génotypes d’une argumentation de type moléculaire. Cette possibilité apparente échoue de façon instructive. […] Même si les réductionnistes se rabattent sur l’affirmation modeste que, bien qu’il y ait des paliers autonomes de l’explication biologique, les descriptions de cellules et de constituants cellulaires s’expliquent toujours en termes de descriptions de gènes, les descriptions de géométrie histologique en termes de descriptions de cellules, etc., les antiréductionnistes peuvent s’opposer à l’image d’un flux unidirectionnel de l’explication. Comprendre la manifestation phénotypique d’un gène, soutiendront-ils, requiert que l’on se déplace constamment entre les paliers tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Parce que les processus développementaux sont complexes et que les changements affectant la séquence temporelle des événements embryologiques peuvent produire des effets en cascade à plusieurs niveaux, il arrive que l’on se serve de descriptions des niveaux supérieurs pour expliquer ce qui se déroule à un niveau plus fondamental […]  13 .

      Ainsi, alors même qu’il rejette toute possibilité de réduction linéaire effective entre les concepts des théories impliquées, Kitcher semble insister sur l’idée d’une explication se déployant à plusieurs niveaux et intégrant des ensembles de données appartenant aux analyses pré-moléculaires et moléculaires. Il y aurait, somme toute, filiation phylogénétique d’une théorie à l’autre.

      En réponse à diverses critiques, Kitcher a tenté d’expliquer sa conception antiréductionniste de la transition entre génétique classique et génétique moléculaire dans le cadre épistémologique plus large d’un modèle proposé en vue de représenter l’unification explicative en science  14 . Le modèle ainsi conçu fait valoir que les explications avancées, tant sous forme de lois générales ou de conséquences déduites de telles lois que sous forme de descriptions empiriques, se produisent et se justifient en fonction d’un arsenal particulier de formules et de modèles explicatifs (explanatory store). Cet arsenal fournit les formes particulières de dérivation caractéristiques d’une science à un moment donné de son évolution ; la scientificité de ces formes particulières tient à leur capacité de systématiser les représentations possibles de l’ordre naturel pour les phénomènes concernés  15 . L’explication scientifique se caractérise alors comme recherche d’unification des phénomènes par le biais de schèmes de dérivation qui assurent la systématisation des données. Suivant l’expression de Kitcher :

      La science accroît notre compréhension de la nature en nous montrant comment dériver la description de maints phénomènes, en utilisant les mêmes modèles de dérivation encore et encore ; et en le démontrant, elle nous apprend comment réduire le nombre de types de faits que nous devons accepter comme ultimes (ou bruts)  16 .

      Pour qu’une dérivation explicative soit considérée valide pour un ensemble d’énoncés empiriques K admis par la communauté scientifique à un stade donné de la recherche, cette dérivation doit appartenir à l’arsenal explicatif applicable à cet ensemble K, [désigné par E(K),] arsenal qui représente l’ensemble des modèles et des systèmes de représentation susceptibles de fournir l’unification visée. Kitcher entreprend de systématiser la structure argumentative d’un corps scientifique à un moment donné de son évolution en distinguant comme types de composantes : 1/ des propositions schématiques dont tous les termes non logiques sont susceptibles d’instantiation suivant des constats empiriques correspondants ; 2/ des instructions pour effectuer cette substitution d’entités aux termes non logiques ; 3/ une classification permettant d’établir l’architecture des rapports d’inférence dans le modèle d’argumentation en vigueur. La mise en œuvre de la structure argumentative dans son application à des cas particuliers d’analyse et d’explication implique un degré de tolérance pour les variations relatives tant à la structure logique représentée par la classification qu’à la substitution d’entités particulières aux variables non logiques des énoncés schématiques. Ce degré de tolérance fixe la rigueur des instantiations empiriques de la structure argumentative ; mais il doit permettre une ouverture à des schèmes de causalité qui impliquent un dépassement des dérivations strictement comprises dans la structure. Il convient donc de concevoir des extensions possibles des formules applicables à l’ensemble K d’énoncés empiriques, car les pratiques explicatives sont appelées à promouvoir l’évolution et l’ajustement des modèles en vue d’une systématisation plus poussée du domaine  17 . En outre, la structure argumentative permettrait de comprendre la subordination des relations causales aux schémas et modèles de dérivation, puisque ceux-ci insèrent les constats empiriques de connexion causale sous un système de raisons déterminantes aussi conforme que possible à l’exigence d’unification explicative. Enfin, toute théorie deviendrait compréhensible à partir de l’ensemble des structures argumentatives qui président à sa construction en en dessinant en quelque sorte le modèle d’intégration. Cette formule d’analyse présenterait le considérable avantage d’éclairer de façon plus adéquate que ne le faisait l’approche de la réduction inter-théorique, le mode de développement de théories dont la structure axiomatique paraît difficile, voire impossible à assigner, alors même qu’elles constituent des programmes de recherche féconds.

      Tel serait en particulier le cas de la génétique classique : on y serait même en peine d’assigner de véritables lois générales de transmission des gènes en fonction desquelles on pût établir ce qui ressemblerait à une représentation axiomatique. Les lois dites de Mendel sur la ségrégation et l’assortiment indépendant des éléments géniques semblent surtout avoir constitué des schèmes provisoires d’analyse par rapport auxquels les phénomènes étudiés ont manifesté des divergences croissantes. En fait, ces déviances typiques - linkage, effet de position, épistasie, absence de disjonction, etc. - comprises comme autant de processus influant sur la reproduction et la transmission des caractères phénotypiques montrent la théorie en sa dynamique de transformation. Kitcher voit dans la succession des théories des variantes de modèles analytiques pour la solution de problèmes dits de pedigree : il s’agit toujours de fixer un fondement génique pour rendre compte des effets phénotypiques à analyser et de leur distribution au fil des générations d’individus relevant du pedigree. En dessinant les ensembles de structures argumentatives qui se sont relayés dans la génétique au XXe siècle, Kitcher entend surtout montrer comment l’unification d’un champ de recherche empirique implique des modifications et des ajustements progressifs des modèles, alors même que la réduction linéaire des phases ultérieures aux antérieures apparaîtrait irréalisable.

      La propre du modèle kitchérien est de faire concevoir la parenté « phylogénétique » qui unit les versions successives du programme de recherche génétique. Des combinaisons en quelque sorte modulaires d’éléments dessinent un pattern d’ensemble, un schéma des variantes théoriques, en même temps qu’elles déterminent des discontinuités relatives dans la façon de concevoir la grille d’interprétation des phénomènes.

      Sous l’inspiration de ce modèle, Alexander Rosenberg a soutenu la possibilité d’une réduction qui interviendrait à la limite entre génétique moléculaire et génétique mendélienne et qui se fonderait sur la relation de survenance (supervenience) entre propriétés moléculaires et propriétés mendéliennes constitutives des objets d’analyse de part et d’autre  18 . Il part d’une définition de la survenance qui se fonde sur deux propositions :

      1/ Si un ensemble de propriétés A résulte par survenance (supervenes) d’un autre ensemble plus fondamental de propriétés B, alors deux objets qui partagent des propriétés identiques de l’ensemble plus fondamental B ne peuvent différer dans les propriétés qu’ils partagent avec l’ensemble A.

      2/ Si l’ensemble des propriétés A résulte par survenance de l’ensemble B, alors il se peut qu’aucune propriété de l’ensemble A ne puisse être définie ou reliée pratiquement (manageably) à aucun ensemble de propriétés de l’ensemble B  19 .

      Dans le fond, le modèle de la survenance permet de postuler que les bases structurales consistant en un ensemble de propriétés physico-chimiques sous-jacentes déterminent de façon univoque les propriétés formant l’ensemble global émergent. Tout se passerait comme si le biologiste adhérait à la thèse que si tel trait phénotypique se produit nécessairement du fait que le système génique moléculaire présente telle constellation de propriétés données, chaque fois que la constellation se trouve de nouveau réalisée, la propriété phénotypique s’ensuivra. Cette thèse de co-variation implique toutefois qu’il n’est pas possible de dériver par l’analyse la propriété survenante en tant que telle à partir des propriétés physico-chimiques qui en conditionnent l’apparition, puisqu’elle se situe en quelque sorte à un autre niveau d’intelligibilité. Mais la parfaite détermination des conditions sous-jacentes fait figure de condition à la fois nécessaire et suffisante pour rendre compte de la propriété survenante. Or, dans le cas des mécanismes moléculaires sous-tendant les phénomènes génétiques, une pluralité quasi infinie de constellations de propriétés sous-jacentes - incluant des conditions de détermination en réseau et de rétroaction fonctionnelle - peut conditionner suivant diverses alternatives possibles le surgissement de l’effet de surface. Certes, en vertu de la règle de correspondance liée à l’uniformité des lois de la nature et fondée sur le principe de déterminisme, la propriété survenante ne pourrait pas ne pas se produire si l’un ou l’autre des membres de l’alternative en termes de constellations de propriétés moléculaires est actualisé. Soit R le trait phénotypique et les déterminations mendéliennes s’y rattachant, soit P1, P2, P3... Pn les diverses propriétés moléculaires sous-jacentes constituant respectivement les conditions nécessaires et suffisantes d’apparition du trait émergent. On pourrait alors caractériser la relation d’émergence de la façon suivante :

      R ”] P1 ou P2 ou P3 ou ... Pn

      Dans ces conditions, la réduction prendrait l’allure d’une compatibilité des registres de données d’analyse incorporées en P et en R. Certes, pour Rosenberg, il ne saurait aucunement être question d’admettre l’indépendance du niveau survenant R par rapport au niveau déterminant P, comme le requerrait un tenant de l’antiréductionniste radical. Mais il s’agit de reconnaître que spécifier la série complète des ensembles de conditions déterminantes figurant en P peut dépasser toute capacité pratique de réaliser l’analyse en raison d’une multitude de microvariables qu’il conviendrait de prendre en compte.

      Ce modèle n’échappe pas à la critique. Il est manifeste en premier lieu que la pluralité des niveaux d’intégration permet difficilement de retranscrire les relations de détermination suivant un schéma aussi simple de correspondance univoque, impliquant la stricte équivalence et la transitivité dans le passage d’un niveau à l’autre. Par ailleurs, est-il possible de détailler des constellations de propriétés sous-jacentes de façon telle qu’elles puissent former les branches équivalentes d’alternatives multiples ? La décomposition analytique en systèmes de propriétés discrètes ne tient guère compte des propriétés en quelque sorte synthétiques et dynamiques liées à la présence et à l’activation de boucles de rétroaction, typiques de l’intégration organique et de l’organisation vitale. Tout porte également à croire que l’on ne saurait être confronté à des équivalences parfaites en termes de séquences de processus biosynthétiques ou régulateurs. N’y aurait-il pas lieu de présumer que certains facteurs propres aux phénomènes de niveau supérieur interfèrent avec l’ordre de détermination des processus subordonnés, l’infléchissant dans certains cas ? Cela semble en effet se produire pour tout système organique soumis à des déterminations évolutives d’où résultent des adaptations subséquentes. Ernst Mayr s’objectait ainsi au réductionnisme moléculaire en récusant que les effets biologiques émergents et complexes puissent dériver strictement des mécanismes biochimiques élémentaires sous-tendant les phénomènes génétiques. Mayr soutient que « les processus de niveau supérieur sont souvent largement indépendants de ceux que l’on trouve à des niveaux inférieurs […] »  20 . Mais on ne saurait concéder, du point de vue méthodologique, que le niveau survenant implique des processus novateurs dont les conditions déterminantes non seulement ne résulteraient pas des structures et des processus sous-jacents, mais encore surgiraient de façon totalement indépendante par rapport à ces structures et à ces processus. Il serait sans doute plus exact et suffisant d’admettre que les conditions déterminantes seraient indéchiffrables si l’on se privait de la référence aux caractéristiques fonctionnelles et globales. Ce sont ces caractéristiques que révèle l’analyse même des phénomènes survenants issus de l’intégration complexe des structures et des processus moléculaires. Les relations inhérentes à l’ordre biologique surgissent précisément des conditions qui instituent cette intégration, parmi lesquelles figurent les mécanismes d’interaction représentant la sélection naturelle. Telle est sans doute la façon positive de réinterpréter une position antiréductionniste. La question à trancher est celle de savoir si la nécessité de recourir à des analyses axées sur les paliers supérieurs d’intégration par delà toute dérivation génétique à partir des mécanismes moléculaires est purement due à une limitation fonctionnelle de nos moyens de connaissance pour le présent ou s’il s’agit d’une contrainte issue de la nature spécifique des objets à connaître, qui impliquent eux-mêmes des formes d’intégration hypercomplexes. Contrairement à Rosenberg, Mayr se situait plutôt du côté de la seconde branche de l’alternative - position selon laquelle les réalités biologiques ne sauraient être conçues comme intégralement réductibles aux processus des parties que l’on y distingue par l’analyse. Nous avons sur cette question tendance à accréditer une position comme celle Rosenberg. Certes, les arguments invoqués par Mayr consacraient une érosion majeure du réductionnisme méthodologique. Mais le modèle épistémologique de la survenance s’impose lorsqu’il faut rendre compte des relations causales qui articulent les processus génétiques. Même s’il paraît difficile d’en retracer le mode complexe d’opération dans le développement des organismes, les propriétés et dispositions des gènes ne peuvent sans doute se concevoir qu’en termes de combinaisons de structures et d’interactions biochimiques. Ainsi se définit l’orientation analytique du programme de recherche hautement composite que constitue la génétique aujourd’hui.

      4. La rétroaction des structures émergentes dans l’explication

      Revenons toutefois, à ce stade de l’analyse, sur la nécessité d’insérer la rétroaction des structures et des processus émergents dans l’explication biologique. Il est aisé de se représenter le corps comme une mécanique complexe dont le développement serait entièrement commandé par des gènes moléculaires, ordonnés à leur propre réplication et agissant comme des éléments de détermination stricte des constructions organiques émergentes. La vision qui se dégage alors de la description visée est celle d’une parcellisation extrême des structures vitales et d’une dérivation rigide des fonctions résultantes. Contre cette vision radicalement réductionniste, se développe la tendance à prendre en compte le point de vue de l’intégration. Suivant cette perspective, l’analyse doit se fonder sur la représentation des systèmes de développement de l’organisme intégré et sur leur dynamique variable : ce qui ressort alors, c’est le caractère changeant et ajustable des processus et des combinaisons de structures élémentaires qui déterminent la construction organique et par suite l’organisation vitale. La construction organique repose en effet sur les interactions multiples entre les gènes moléculaires et d’autres composantes non géniques, à la fois internes et externes aux organisations cellulaires. La notion même de gène moléculaire devient alors relative à la combinatoire de ces interactions. À la limite, le gène moléculaire n’apparaît même plus comme une structure circonscrite de triplets d’acide aminés, constitutive des divers allèles à un locus chromosomique donné et sous-tendant de façon causale les réactions chimiques du développement organique. Outre la pluralité des types de segment génique moléculaire en cause et outre la fréquente pluri-fonctionnalité de ces segments, les mécanismes de transmission, eux-mêmes divers, altèrent en effet fréquemment l’ordre de segmentation des molécules géniques. À l’autre bout de la chaîne, ce sont des contextes contingents et variables qui déterminent et affectent les processus morphogénétiques en agissant sur la base moléculaire et sur les mécanismes de transcription des éléments géniques.

      La critique ne peut que s’exercer à l’encontre d’une génétique moléculaire qui supposerait que l’ADN contient sous formes de segments géniques parfaitement discrets l’ébauche préformée de toute expression sous forme de séquences de polypeptides indépendamment du système organique dans lequel cette expression se manifeste, que ce soit une cellule ou l’organisme tout entier. Certes, personne ne nie que le contexte morphogénétique puisse avoir une influence sur le mécanisme d’expression, mais la tendance réductionniste voudrait que l’on considère cette influence comme méthodologiquement accessoire, donc non strictement requise pour expliquer l’organisation résultant de l’expression génique. C’est d’ailleurs sur ce point que la métaphore du programme ou du code régissant la transcription est le plus susceptible de troubler la compréhension des processus en les rabattant sur un système de préformation déterminante, plutôt que sur un système qui laisse place à l’épigenèse dans la mise en œuvre des prédispositions géniques et de leur infrastructure moléculaire type. Il ne s’agit certes pas de dénier aux gènes moléculairescommesegments types d’ADN un rôle causal essentiel dans l’explication des traits phénotypiques de l’organisme, mais de contester que l’on puisse décomposer analytiquement les propriétés structurales et fonctionnelles des cellules et des organismes globaux en des raisons déterminantes strictes au plan des combinaisons moléculaires, sans tenir compte des déterminations qui dépendent du contexte cellulaire et organismique. Pour citer Griffiths et Gray :

      Les gènes ne sont qu’une des ressources disponibles pour les processus de développement. Il y a symétrie fondamentale entre le rôle des gènes et celui du cytoplasme maternel ou celui de l’apprentissage du langage par l’enfant. La gamme complète des ressources de développement représente le système complexe qui est reproduit dans le développement. Il y a fort à dire sur le rôle spécifique des ressources particulières. Mais rien ne permet de les distinguer en deux espèces fondamentalement distinctes. Le rôle des gènes n’est pas plus unique que le rôle de maint autre facteur  21 .

      Le présupposé tacite d’un tel antiréductionnisme consiste dans le refus d’imaginer qu’il soit possible de parvenir un jour à traiter analytiquement tous et chacun des éléments du système de développement sur la base de leurs équivalents moléculaires. Pour le présent, la plupart des éléments de ce système ne sont considérés qu’à travers les effets globaux qui semblent en émerger et que l’on ne parvient à décrire pour l’instant qu’en termes de processus fonctionnels. Des anti-réductionnistes radicaux vont sans doute plus loin et tiennent cette impossibilité provisoire de tout transcrire dans le registre moléculaire pour une impossibilité fondamentale de la connaissance biologique, ce qui me semble épistémologiquement insoutenable. Compte tenu des spécificités de cette connaissance, la détermination des phénomènes et particulièrement des processus en jeu relèverait des propriétés du système, en tant que celles-ci dépasseraient celles de ses éléments composants.

      Dans un article récent, Eva Neumann-Held expose les principes de ce type d’interprétation anti-réductionniste en un résumé éloquent  22 . 1) Les gènes et le contexte de développement déterminent les phénotypes conjointement. 2) Les effets découlant des variations géniques et contextuelles se conditionnent réciproquement dans le temps. 3) Les facteurs internes et externes intervenant dans le développement, les premiers assujettis aux gènes moléculaires, les seconds aux conditions contextuelles, s’impliquent mutuellement dans la production causale des phénotypes émergents : d’où un processus de co-définition des gènes et des facteurs contextuels de développement. 4) L’information programmée au fondement de l’organisation émergente ne découle ni seulement du gène, ni seulement de l’environnement, mais de leur interrelation. 5) La régulation des processus de construction organique ne réside pas exclusivement dans les séquences moléculaires géniques, mais elle résulte du système organique intégré à ses divers stades de développement. 6) Ce qui fait l’objet de transmission héréditaire ne se réduit pas aux gènes seuls, mais correspond à la capacité du système d’organisation vitale que les gènes co-déterminent. Bref, le gène fonctionnel excèderait dans son mode d’opération et ses propriétés les limites d’une séquence génique moléculaire donnée.

      Certes, Neumann-Held entend prolonger l’argumentation en soutenant que, même du point de vue structural, le gène moléculaire ne saurait se définir sans référence au contexte d’émergence morphogénétique qui en module la discrimination par rapport aux structures connexes. Et cela commence avec le processus même de transcription.

      Le processus de transcription, affirme-t-elle, lie l’ADN à un contexte de système plus large dans lequel des parties du système interprètent des parties de l’ADN comme structure de façon contingente par rapport au contexte développemental. De façon constante, l’ADN, les enzymes et d’autres facteurs environnementaux qui participent causalement à la régulation de ces processus interagissent. Qu’est-ce qui crée cette constance dans tels organismes de telle espèce dans telle situation ? L’explication ne se trouve visiblement pas dans le ’programme’ de l’ADN comme on l’a soutenu traditionnellement, puisque, indépendamment du contexte du système, l’ADN n’a ni structure, ni fonction, ni programme, ni information. Plutôt, la constance du processus de transcription doit être attribuée à la constance des patterns d’interaction entre les composantes participantes  23 .

      Ainsi s’expliquerait en particulier la relative mutabilité contextuelle des zones codantes et des zones régulatrices de la molécule d’ADN. Les mêmes considérations vaudraient aussi pour les processus de transcriptions de l’ARNm de façon à constituer les séquences linéaires de polypeptides. Une contingence certaine affecte ces processus suivant le traitement accordé aux introns et aux exons et suivant les séquences d’acides aminés résultantes. Gray comparait la molécule d’ADN à un texte littéraire composé de séries de lettres reliées en unités de signification plus ou moins longues  24 . La signification de ces unités apparaîtrait lorsqu’un lecteur possédant la culture et l’expérience appropriées les parcourt du regard. Ce serait le rôle du contexte développemental d’effectuer une lecture analogue des segments d’ADN en vue d’en assurer la transcription et l’expression en synthèses de protéines suivant les séquences de polypeptides correspondantes. La position extrême de Neumann-Held consiste à filer la même métaphore, en présumant toutefois que le texte n’est pas d’emblée constitué d’ensembles signifiants de signes, mais qu’il devient tel par le seul effet du déchiffrement qu’opère le lecteur : celui-ci représente ici le contexte développemental interagissant avec les structures géniques de façon à les révéler. « Indépendamment du système développemental, il n’y a pas de flux d’information provenant de l’ADN »  25 .

      Même si l’on s’abstient d’adhérer à un anti-réductionnisme aussi fortement marqué, quelques considérations retiennent l’attention. Concept théorique de base d’une biologie qui entend unifier et réguler la recherche sur l’organisation vitale, le concept de gène ressort de l’analyse scientifique contemporaine comme comportant des variantes sémantiques importantes, en même temps que des référents divers suivant le contexte de l’analyse. Comment ne pas tirer de ce fait le constat d’un usage éminemment pragmatique du concept dans la pratique scientifique et donc d’une modélisation de cet objet conforme aux besoins mêmes de la recherche ?

      Dans cette perspective, c’est une acception fonctionnelle du gène qui semble prévaloir, selon laquelle un flux d’information dériverait de l’ADN par le moyen de l’ARNm pour aboutir, suivant des processus complexes et variables, à la synthèse des protéines, qui déterminerait seule les traits phénotypiques correspondants. Or cette définition fonctionnelle, inspirée d’un réductionnisme marqué, donnerait une fausse assurance de dérivation causale, puisqu’elle occulte en quelque sorte les mécanismes complexes qui sous-tendent l’interaction des éléments géniques et des facteurs contextuels non géniques responsables, interactions multiples qui conditionnent proprement les effets de surface. Aussi Neumann-Held entend-elle redéfinir le terme de gène, de façon à y intégrer la totalité de ces interactions et donc les éléments non géniques du contexte développemental.

      Il n’est pas sûr toutefois que, dans ces conditions, tout n’apparaisse pas dans tout, faute de pouvoir suivre dans le détail et sur le plan même de leur imbrication les mécanismes divers qui incarnent cette circularité des déterminations entre gène et environnement, comme entre le plan des génotypes et celui des phénotypes. Cette tendance apparaît lourdement dans les conclusions avancées par Heumann-Held. Concevoir le gène selon une approche constructiviste, soutient-elle, consiste à faire du gène « un produit de processus, qui sont sans doute eux-mêmes des produits de processus ». Comment dans ces conditions éminemment relatives, assigner au gène le rôle d’un déterminant premier des processus aboutissant aux effets phénotypiques, surtout si l’on considère ces effets aux divers paliers de l’intégration organique ?

      5. Conclusion. Le réductionnisme comme exigence pragmatique

      Par nécessité méthodologique, sans doute faut-il pratiquer a contrario un réductionnisme suffisant pour justifier la démarche analytique de la science en matière d’analyse génétique ? Comme certains le proposent, le terme de gène en biologie moléculaire pourrait renvoyer à toute condition structurale sous-jacente à quelque séquence linéaire produite par expression génique à quelque niveau que celle-ci se situe  26 . Cela signifie que le gène réfère à des structures moléculaires distinctes ou différemment composées suivant que l’on cerne son effet à des niveaux distincts d’expression, au plan de l’ADN ou de l’ARNm., au plan de la transcription de celui-ci ou au plan de modifications découlant de la transcription même. Sans nier l’influence du contexte de développement, la seule solution possible pour établir les séquences de déterminations géniques, est d’appliquer une clause méthodologique ceteris paribus qui permette de se restreindre au contexte génétique par abstraction d’un contexte de développement indéfiniment extensible, quitte par la suite à moduler les processus spécifiques qu’aura identifiés l’analyse, en prenant en compte des circonstances externes au flux de détermination émanant du génome. Telle est la voie d’une discrimination analytique des séquences types pour fins de recherche, plutôt que d’explication théorique. Avec une certaine brutalité de présentation, c’est cet aspect pragmatique de la démarche réductionniste que Sahotra Sarkar met en scène notamment dans son récent ouvrage Genetics and Reductionism  27 (1998).

      Dans un autre récent ouvrage au titre provocateur, Sex and Death. An Introduction to Philosophy of Biology, Kim Sterelny and Paul E. Griffiths, après avoir étudié ce qu’ils ont désigné comme deux consensus, l’un réductionniste, l’autre anti-réductionniste sur la théorie génétique, tendent à renvoyer les protagonistes de la thèse et de l’antithèse dos à dos : « Notre conclusion, disent-ils, après examen à la fois du consensus anti-réductionniste et du consensus réductionniste est que personne ne gagne »  28 . Cela n’est pas sans rappeler aux francophones que nous sommes la formule de renvoi dos à dos des adversaires, jadis fort prisée d’un certain philosophe vitaliste. Cette formule présume que l’on puisse trancher les antinomies en les résorbant, ou plutôt en les absorbant par intégration en quelque dynamique supérieure ou en quelque approche analytique plus fondamentale. C’est un peu cela que nous racontent ces deux auteurs :

      De considérables progrès se sont réalisés sous les deux positions dans la compréhension des relations entre biologie moléculaire et génétique classique. Il est devenu évident que la théorie réductrice n’est pas réellement indépendante de la théorie qu’elle est censée réduire. La génétique moléculaire n’a pas émergé de façon nette comme nouvelle discipline dotée de catégories et de lois qui expliqueraient les réussites de son prédécesseur. Plutôt, la biologie moléculaire a subsumé et enrichi la génétique classique en en faisant la génétique de transmission contemporaine, qui joue encore un rôle dans la détermination des fonctions réelles des segments d’ADN  29 .

      La biologie moléculaire n’est pas qu’une application de la biochimie à l’analyse de certains processus complexes. Comme en témoigne un récent article de Rosenberg  30 , cette biologie présume que son objet d’analyse émerge au terme d’un processus d’évolution, que cet objet se caractérise alors par une organisation cellulaire complexe et hautement diversifiée et qu’il dépend pour son développement d’un contexte externe et interne combinant de multiples déterminations interactives. La physique et la chimie qui interviennent dans ce cadre d’analyse restent tributaires d’une compréhension intégrée du vivant dans son ordre et son devenir propres. Mais il est également incontestable que la pratique inventive en biologie contemporaine consiste à pousser à l’extrême l’utilisation et l’exploitation de modèles analytiques réductionnistes qui permettent seuls de faire progresser la connaissance des causalités particulières et partielles à l’intérieur du cadre régulateur que fournit la représentation de l’organisation du vivant et de ses processus. Ce cadre régulateur se présente non pas comme une construction théorique achevée, mais, même dans le domaine de la biologie moléculaire, comme un schéma apte à guider l’analyse et à produire la corrélation de modèles spécifiques dont il s’agit de percevoir ou d’établir le lien de parenté. De ce point de vue, la notion de gène moléculaire rejoint la notion de cellule dans la biologie antérieure, et le programme d’analyse génomique et protéomique découle par apparentement phylogénétique du programme d’analyse organismique.

      Je conclurai donc en tentant de décrire l’orientation des recherches moléculaires contemporaines sur l’organisation du vivant. Dans la structure d’une recherche comme celle de la biologie moléculaire, une provision significative existe pour l’élaboration de modèles. En fait, il semble possible de reconnaître que le schéma théorique a essentiellement pour fin d’orienter l’analyse vers une discrimination de plus en plus poussée des structures internes et des mécanismes fonctionnels qui s’y déploient : l’objectif ultime est alors de parvenir à des lois morphogénétiques ou physiologiques. Dans ces conditions, le schéma ne sert pas à coiffer l’édifice d’une notion descriptive achevée, qui résumerait en elle toute la ’rationalité’ des phénomènes, mais à symboliser le domaine empirique à investir par des méthodes d’analyse et des constructions a posteriori. La notion descriptive de gène moléculaire enveloppe certes l’état des connaissances acquises sur les processus vitaux élémentaires, mais c’est un moyen plutôt qu’une fin en soi. La notion de gène moléculaire, comme figure schématique, influence la façon de sélectionner les phénomènes clés en raison de leur anormalité apparente, en raison de leur caractère fonctionnel et adaptatif, en raison de leur relation à d’autres ordres de considérations théoriques. La notion de gène permet aussi l’intégration de pratiques provenant d’autres disciplines scientifiques aux fins de l’analyse structurale de l’organisation vitale. Derrière une stabilité apparente, la notion de gène moléculaire, évolutive et problématique, suscite des modèles explicatifs. Elle vaut ce que valent et signifie ce que signifient les recherches analytiques et les constructions a posteriori que l’analyse contribue à engendrer  31 .

      Dans cette perspective, sans doute n’y a-t-il pas de solution radicale de continuité, de rupture autant qu’on tend à le croire entre les façons présentes et passées de faire de la biologie. Je retiendrai de ce point de vue la métaphore qu’une position épistémologique analogue a inspirée à Kenneth Waters dans un récent article intitulé « Molecules made Biological ». Je ne puis faire mieux que de vous la présenter :

      La vraie question est de savoir si le génétique et d’autres sciences biologiques seront conquises et annexées aux sciences physiques parce qu’elles se trouvent refaçonnées selon l’analyse moléculaire. Je crois qu’on peut ainsi répliquer à cette mise en cause. Si la situation en génétique devait s’interpréter comme celle d’une tête de pont dans une guerre entre des annexionnistes qui s’emploient à transformer la biologie en science physique et des autonomistes qui entendent en préserver le caractère distinctif, nous devrions reconnaître que les autonomistes ont gagné. L’invasion des sciences physiques et chimiques a pris l’allure d’une invasion de territoire. Tels les Romains jadis, les envahisseurs peuvent sembler gouverner la province conquise, mais ils ont fini par adopter la culture de ceux qu’ils ont conquis. Si les molécularistes ont conquis la génétique, les envahisseurs parlent et se conduisent désormais comme ceux qu’ils conquis : la structure de leurs classifications, leurs modèles explicatifs, et leurs modes d’investigation reflètent une recherche visant les fonctions, les homologies, l’explication évolutionnaire. La science des molécules, comme le concept de gène moléculaire, commence à ressembler tout à fait à de la biologie  32 .


      1. F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, 325.

      2. J.D. Watson, F.H.C. Crick, « A structure for desoxyribose nucleic acid », Nature, 171 (1953), 737-738 ; « Genetical implications of the structure of desoxyribonucleic acid », Nature, 171 (1953), 964-967.

      3. La biologie moléculaire comporte des définitions et des territoires plus anciens que le programme de recherche auquel Watson et Crick ont fourni une remarquable illustration. À ce propos, cf. L.E. Kay, The Molecular Vision of Life. Caltech, the Rockefeller Foundation and the Rise of a New Biology, Oxford, Oxford University Press, 1993 ; M. Morange, Histoire de la biologie moléculaire, Paris, Éditions La Découverte, 1994.

      4. T.H. Morgan, A.H. Sturtevant, H.J. Muller, The Mechanism of Mendelian Heredity, New York, H. Holt and Co., 1915. Sur la génétique mendélienne, l'étude historique la plus complète est celle de L. Darden, Theory Change in Science. Strategies from Mendelian Genetics, Oxford, Oxford University Press, 1991.

      5. Les quatre éditions 1965, 1970, 1976 et 1987 de Molecular Biology of the Gene, le traité rédigé sous une direction collective, illustrent assez bien les phases de ce développement, cf. J.D. Watson, N.H. Hopkins, J.W. Roberts, J.A. Steitz and A.M. Weiner, Molecular Biology of the Gene, Menlo Park (California), Benjamin/Cummins Publishing Co., 1987.

      6. J. Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Éditions du Seuil, 1970.

      7. Sur les divers modèles diachroniques du développement théorique, cf. F. Suppe (ed.), The Structure of Scientific Theories, 2nd ed., Urbana (Illinois), University of Illinois Press, 1977.

      8. D. Hull, Philosophy of the Biological Science, Englewood Cliffs (N.J.), Prentice-Hall, 1974, 8-44.

      9. D. Hull, Philosophy of the Biological Science, 24.

      10. Cf. A. Rosenberg, Instrumental Biology or the Disunity of Science, Chicago, University of Chicago Press, 1994, 21-22 : « Any single Mendelian property is the result of the occurrence of a hideously complex conjunction and disjunction of molecular properties. In fact the bridge principles, if we bothered constructing them would be roughly of the form of an indefinitely long biconditional, each side of which is a disjunction over a vast number of further disjunctions. It looks like this : (X) )(Dx „­ Fx „­ Gx „­ ... „] Wx „­ Sx „­ Tx „­ ... )

      11. Ainsi peut-on faire état d'analyses susceptibles d'offrir un modèle explicatif pour des phénomènes qui ressortissent à l'épistasie, à la pléiotropie et à l'effet de position. Cf. T. Lender, R. Delavault, A. Le Moigne, Dictionnaire de biologie, 2e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1992, 171 : Épistasie : « Type d'interaction d'une gène appelée épistatique avec un ou plusieurs gènes non allèles. L'expression des derniers est supprimée ou altérée et le phénotype montre les caractères du gène épistatique ». 344 : Pléiotropie : « Propriété d'un gène lui permettant de commander la réalisation de plusieurs caractères différentes ». 160 : Effet de position : « Effet lié aux places qu'occupent les gènes les uns par rapport aux autres. Si leur distribution normale se trouve modifiée (inversion), leur activité se trouve elle-même modifiée. Les gènes n'agissent donc pas indépendamment les uns des autres ».

      12. E. Nagel, The Structure of Science. Problems in the Logic of Scientific Explanation, London, Routledge, Kegan Paul, 1974.

      13. P. Kitcher, 1953 and all that : a tale of two sciences, in E. Sobert (ed.), Conceptual Issues in Evolutionary biology, 2e éd., Cambridge (Mass.), MIT Press, 1994. 379-399, ici 397-398.

      14. P. Kitcher, « Explanatory unification and the causal structure of the world », in P. Kitcher, W.C. Salmon (eds.), Scientific Explanation, Minnesota Studies in the Philosophy of Science XIII, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1989, 410-505.

      15. Il est utile de noter que cette conception s'appuie sur l'analyse proposée par M. Friedman, « Explanation and scientific understanding », Journal of Philosophy, 71 (1974), 5-19. Mais Kitcher corrige en quelque sorte le modèle leibnizien de la science selon Friedman - recherche de compréhension du plus grand nombre de faits à partir d'une déduction du nombre le plus réduit possible de prémisses - en remplaçant les relations déductives par le jeu de la similarité des structures explicatives (patterns) englobant les dérivations (connections) possibles.

      16. P. Kitcher, « Explanatory unification and the causal structure of the world », 432.

      17. Un exemple tout à fait remarquable de cette capacité d'ajustement des modèles suivant l'incidence des cas empiriques concerne la découverte par Zaug et Cech en 1986 d'une fonction enzymatique assumée non plus exclusivement par une structure protéinique, comme le professait la tradition de recherche moléculaire, mais par une structure de l'ARN ribosomique [cf. A.J. Zaug, T.R. Cech, « The intervening sequence RNA of Tetrahymena is an enzyme », Science, 231 (1986), 470-375]. Ce phénomène mis en évidence chez le protozoaire cilié Tetrahymena thermophilia constitue une sorte de révolution ; mais celle-ci se trouve assimilable au schéma théorique de la génétique moléculaire grâce à une extension analogique des modèles standard et aux techniques mises en œuvre pour résoudre les anomalies. La flexibilité du schéma argumentatif alors déployé est analysée par S. Culp, P. Kitcher, « Theory structure and theory change in contemporary molecular biology », British Journal for the Philosophy of Science, 40 (1989), 459-583.

      18. En fait, A. Rosenberg annexe la formulation explicite du schéma de Kitcher dans Instrumental Biology or the Disunity of Science, 40-46. Mais, dans ses travaux antérieurs, il se déclare très près de partager les thèses de Kircher sur la génétique.

      19. A. Rosenberg, The Structure of Biological Science, 113.

      20. E. Mayr, The Growth of Biological Thought, 60, cf. A. Rosenberg, The Structure of Biological Science, 117.

      21. P.E. Griffiths, R.D. Gray, « Developmental systems and evolutionary explanations », Journal of Philosophy, 91 (1994), 277-304, ici 277 : « The genes are just one resource that is available to the developmental process. There is a fundamental symmetry between the role of the genes and that of the maternal cytoplasma, or of childhood exposure to language. The full range of developmental resources represents the complex system that is replicated in development. There is much to be said about the different roles of particular resources. But there is nothing that divides into two fundamental kinds. The role of the genes is no more unique than the role of many other factors. »

      22. E. Neumann-Held, « The Gene is Dead - Long Live the Gene ! Conceptualizing Genes the Constructionist Way », in P. Koslowski (Ed.), Sociobiology and Bioeconomics. The Theory of Evolution in Biological and Economic Theory, Berlin-Heidelberg-N.Y., Springer Verlag, 1999, 105-137.

      23. E. Neumann-Held, Ibid., 119 : « The process of transcription , affirme-t-elle, binds the DNA in a larger system context, in which parts of the system interpret parts of the DNA as a structure, in a way which is contingent upon the developmental context. [...] in constant ways DNA, enzymes and other environmental factors, which causally participate in the regulation of theses processes, interact with each other. What creates this constancy in these organisms of this kind in this situation ? The explanation can obviously not be looked for in the 'program' of the DNA, as it has been done traditionally, because independently of context and system, the DNA has neither structure, nor function, nor program, nor information. Rather, the constancy of the transcriptional processes has to be attributed to the constancy of the patterns of interaction of the participating components. »

      24. R. Gray, « Death of the Gene : Developmental Systems Strike Back », in P. Griffths (Ed.), Trees of Life, Dordrecht/Boston/London, Kluwer, 1992, 165-209, ici 177.

      25. E. Neumann-Held, op. cit., 126.

      26. C.K. Waters, « Genes made Molecular », Philosophy of Science, 61 (1994), 163-185, ici, 178 : « The fundamental concept [­­­] is that of gene for a linear sequence in a product at some stage of genetic expression ».

      27. S. S. Sarkar, Genetics and Reductionism, Camrdge, Cambridge University Press, 1998.

      28. K. Sterelny, Paul E. Griffiths Sex and Death. An Introduction to Philosophy of Biology, Chicago, University of Chicago Press, 1999, 147 : « Our conclusion after reviewing both the 'antireductionist consensus' and the 'reductionist consensus' is that nobody wins ».

      29. K. Sterelny, P.E. Griffiths, Ibid., 147 : « Rather, considerable progress in understanding the relationship between molecular biology and classic genetics has been made under both headings. It has become clear that the reducing theory is not really independent from the theory it is supposed to reduce. Molecular genetics did not emerge cleanly as a new discipline with categories and laws that explained the successes of its predecessor. Instead, molecular biology has subsumed and enriched classic genetics, turning it into the modern transmission genetics that still plays a crucial role in determining the actual functions of stretches of DNA. »

      30. A. Rosenberg, « Reductionism in a Historical Science », Philosophy of Science, 68 (2001), 135-163.

      31. Ainsi rejoint-on à propos de la biologie moléculaires certaines des conclusions épistémologiques que j'avais proposées au sujet de la théorie cellulaire : F. Duchesneau, Genèse de la théorie cellulaire, Paris, Vrin ; Montréal, Bellarmin, 1987, 363-267.

      32. C. K. Waters, « Molecules made biological », Revue Internationale de Philosophie, n° 214 (2000), 539-564, ici 561.

      Duchesneau François
      Wormser Gérard masculin
      Wormser Gérard masculin
      L'organisation du vivant : émergence ou survenance
      Duchesneau François
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2004-09-03
      La représentation du vivant - Du cerveau au comportement

      Dans cet article François Duchesnau, philosophe et historien des sciences, présente les conceptions qui se partagent le champ des connaissances sur le vivant, de l’époque moderne jusqu’à nos jours. Plutôt que d’antinomie des stratégies d’analyse, il conviendrait souvent, pour traduire adéquatement la perspective historique, de parler de tensions, d’alternances et en dernier ressort de complémentarité relative entre les modes de représentations dits mécanistes et vitalistes, holistes et réductionnistes.

      Philosophie