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L'extériorité : sanglante ou seyante ?

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      Dans son article intitulé « L’intériorité : espace imaginaire ou duperie ? », Jean-Paul Chartier rappelle que la thèse sartrienne selon laquelle l’existence précède l’essence conduit à récuser toute intériorité psychique : il n’existe pas d’arrière-fond antérieur à ma situation dans le monde. En effet, l’homme devient, d’une manière toute nietzschéenne, « un champ de batailles où s’affrontent un certain nombre de forces » (il faut rappeler que le jeune Sartre était imprégné de la lecture de Nietzsche). L’intériorité apparaît alors comme un mythe dont il faut se défaire. Mais l’auteur craint aussitôt que Sartre ne « vide le bébé avec l’eau du bain » en ce qu’il liquiderait l’intériorité avec le christianisme, à travers sa critique du christianisme. En ce sens, cette liquidation ne résulterait que d’un grossier amalgame entre conscience chrétienne et intériorité, amalgame qui n’a pas lieu d’être. Or, cette liquidation de l’intériorité semble être héritée du Nietzsche de la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale. Il serait alors légitime de supposer que, si Nietzsche critiquerait la notion d’intériorité dans une démarche générale d’attaque contre le christianisme, il en irait de même pour Sartre. Mais concernant Nietzsche, il semble que ce soit plutôt pour se débarrasser de l’intériorité qu’il entre en guerre contre le christianisme. En effet, lorsqu’il s’en prend au prêtre, c’est moins en tant qu’incarnation d’une religion que comme instrument de répression des instincts et de production d’intériorité (en moralisant la faute, il entraîne son intériorisation et la formation d’une mauvaise conscience). Il faut alors se demander s’il n’en va pas de même pour Sartre : car la critique de l’intériorité n’intervient pas dans le contexte d’une critique de la religion, mais dans celui d’une analyse du champ transcendantal husserlien, champ de constitution de la conscience empirique. La critique se situe donc aux limites de la conscience : celle-ci ne nécessite aucune intériorité pour être comprise dans son exercice.

      Il est alors légitime que l’auteur rapproche cette critique sartrienne du développement de la psychanalyse : des limites de la conscience, on passe aisément à la considération d’un inconscient. Et l’on y retrouve effectivement cette récusation de l’intériorité dans la théorie aussi bien freudienne que lacanienne : il n’y a pas d’intériorité de la conscience, laquelle n’est qu’un effet de l’inconscient, un effet de surface. Mais l’auteur semble déplorer cette disparition de l’intériorité, ce qui l’amène à la réinjecter dans l’inconscient lui-même. Notre intériorité ne consiste plus dans la belle intériorité spirituelle de la conscience réfléchie - comme chez Hegel - mais dans l’obscurité des forces inconscientes. L’auteur en conclut à l’absurdité de parler de subconscient au lieu d’inconscient. En effet, s’il s’agit de concevoir un inconscient indépendant et libre à l’égard de la conscience, alors mieux vaut insister sur l’incommensurabilité entre conscient et inconscient plutôt que sur la subordination entre conscient et subconscient. Mais il est pourtant possible de prendre au sérieux cette position de l’inconscient comme étant en dessous de la conscience. Cela permet en effet d’insister sur l’importance de comprendre l’inconscient à partir du conscient. Cependant, l’erreur consisterait bien sûr à réduire l’inconscient à ce qui y est susceptible de devenir conscient, comme si l’inconscient était taillé pour la conscience. Au contraire, la conscience s’apparente moins au cadre du tableau de l’inconscient qu’à la serrure de la pièce de l’inconscient. Certes, il y a une vie inconsciente qui ne se réduit pas à la conscience et n’est pas susceptible de s’y manifester en propre, mais il n’empêche qu’il n’existe pas de dimension de la conscience qui ne puisse pas y mener, même par des voies aussi sinueuses que celles empruntées par le discours lacanien. A supposer que l’inconscient soit un réservoir limité en extension - ce que tend à confirmer l’importance de la répétition dans le fonctionnement de l’inconscient -, la lumière qui passe par la serrure peut aller frapper le mur du monde de la pièce de l’inconscient, toute la tâche étant d’en découvrir les dimensions par estimation, puis d’habituer le regard à discerner des formes dans cette pièce obscure.

      Cela nous semble correspondre à l’usage que fait Freud du théâtre : s’il recourt à des pièces de Shakespeare pour expliciter certaines conduites caractéristiques, il en vient à faire jouer au théâtre une autre fonction : il l’érige en modèle pour éclaircir l’inconscient. C’est en ce sens que le théâtre est à la fois contenu et lieu de l’inconscient. De ce point de vue, l’auteur a raison de se tourner vers le théâtre de Sartre pour y déceler le jeu de l’inconscient. Mais voilà qu’il souhaite à nouveau y retrouver un inconscient défini comme intériorité : l’intériorité liquidée par la théorie sartrienne, il faut la redécouvrir dans son théâtre. Car l’auteur suppose que l’art consiste dans une quête d’intériorité, comme s’il souffrait de l’avoir perdue. Rien de moins évident, dès lors qu’il est tout autant possible de voir dans l’art la célébration du pouvoir d’extérioriser sans reste : la violence d’un coup de pinceau ne laisse rien d’autre que la trace du violent coup de pinceau. Seulement, une telle violence n’est pas tolérée par l’auteur qui la disqualifie par principe. Or, il nous semble que la raison de cette disqualification apparaît plus loin : quand il décèle l’intériorité dans la dépression et la blessure, comme si la blessure ou son souvenir conduisait tacitement à bannir toute once de violence. De ce point de vue, c’est le lien entre intériorité et souffrance qui conduit à voir dans l’extériorité l’origine de la souffrance. Et rien d’étonnant à ce que Kierkegaard soit cité à l’appui de cette idée : en tant qu’auteur chrétien, il ne peut qu’approuver cette approche.

      Or, l’auteur s’aperçoit que l’intériorité ne peut pas se fonder sur la seule souffrance, car il n’y aurait là rien de réjouissant, assurément. Aussi faut-il lui trouver un versant positif. Et c’est dans la créativité de l’homme qu’il est déclaré atteignable. Mais comment y arrive-t-on ? Il est symptomatique que l’étape intermédiaire - de la souffrance à la créativité - consiste dans la dévalorisation de la raison en la considérant par ses deux bouts : celui du fanatisme moral au niveau pratique, et celui du froid intellectualisme au niveau théorique. La raison neutralisée par les extrêmes, c’est-à-dire par sa propre caricature, l’intériorité peut enfin s’épanouir. Mais il n’y a alors rien d’étonnant à ce que la figure convoquée pour incarner cette intériorité créative soit une figure de la folie : l’hystérie. Or, l’auteur rappelle avec raison qu’une inhibition intervient dans la constitution de l’hystérie. C’est ce phénomène d’intériorisation qui entraîne la constitution d’une intériorité au détriment de son expansion : elle est « moins expansive mais plus authentique. » L’authenticité de l’individu est absorbée par l’intériorité et l’extériorisation est réduite à une peau de chagrin. En effet, elle ne servirait qu’à maîtriser, cadrer l’intériorité, en être l’emballage, comme l’apollinien donne forme et mesure au dionysiaque. Or, cette conception nietzschéenne est contestée par Deleuze en raison de son attachement persistant au mythe des profondeurs ; à cela, il oppose l’image du pli qui réduit le rapport entre extérieur et intérieur à celui d’endroit et envers. Mais si le pli est certes évoqué par l’auteur, son annexion par la douleur occulte cette réversibilité du dispositif. Car il semble avant tout soucieux de montrer la source de l’intériorité afin d’en fonder la nécessité.

      Quelle est cette source de l’intériorité ? C’est, suggère l’auteur, le fait « de se nourrir de soi » : l’authenticité résiderait dans l’autoérotisme. En ce sens, l’intériorité s’épanouit dans le souci de soi. Mais n’est-ce pas plutôt le souci de soi qui requiert la construction d’une intériorité ? En effet, si d’un côté le sujet est meurtri par le dehors sanguinaire et si d’un autre il en vient à redouter ce dehors dans son ensemble, il n’a alors pas d’autre possibilité d’activité que le repli sur soi, le repli comme seul pli autorisé. C’est alors sur cette base que le sujet envisage et développe une nouvelle forme d’extériorisation. Or, celle-ci passe selon l’auteur par les « œuvres d’art », les « objets immédiats ainsi que les vêtements » qui « rendent visible cette seconde peau imaginaire. » D’une part, l’extériorisation apparaît quelque peu comme dérisoire, en ce qu’elle est dénuée de marge de déploiement et est déjà intégrée dans un dispositif signifiant pour autrui. D’autre part, elle se trouve subordonnée à l’intériorité dont elle ne devient qu’une manifestation. Tel un prince qui saurait user de mille masques et feintes pour parvenir à ses fins, la ruse de l’intériorité consiste à être « protéiforme », source de diversité comme de « vitalité » : tous ces mythes dont Sartre voulait nous débarrasser, notamment à travers sa critique de la mauvaise foi.

      Rappelons en effet le prix à payer pour cette intériorité sauvée : d’abord une raison désavouée ; ensuite, un sujet déterminé, défini comme souffrant d’avoir été blessé par le dehors ; enfin, une conscience autocentrée sur sa propre jouissance comme consolation de cette souffrance. En somme, notre sujet est sans discernement, sans joie, sans égard pour le monde. Et si c’était pour ces raisons-là, et non par zèle antireligieux, que Sartre avait congédié l’intériorité ? Il soulignerait alors l’urgence d’en finir avec l’intériorité, c’est-à-dire de vider l’enfant prince pour qui a été fabriquée la baignoire du christianisme.

      Martin-Freville Charles
      Wormser Gérard masculin
      L'extériorité : sanglante ou seyante ?
      Martin-Freville Charles
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2007-06-13

      Ce texte est une réaction à celui de Jean-Paul Chartier, publié sur Sens Public (septembre 2004), qui demande dès son titre : [{{« L'intériorité : espace imaginaire ou duperie ? »}}- http://www.sens-public.org/spip.php?article81] Nous voudrions montrer que si la question a le mérite d'être posée, elle n'est finalement pas traitée, essentiellement par une foi inconditionnelle dans la notion d'intériorité. Nous insisterons seulement sur la manière dont l'argumentation est mise au service de cette notion pour nous persuader de sa nécessité théorique et pratique. D'où vient cette nécessité, ce besoin d'intériorité ?