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Neurosciences et mémoire

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      Texte

      À la différence des modèles, les métaphores concernant le vivant se présentent souvent comme des commodités qu’il est bon de prendre au sens non littéral pour avancer dans le raisonnement. Suit alors l’analogie, plus rigoureuse, sorte d’induction commencée qui porte sur des ressemblances supposées. L’analogie déploie alors son pouvoir heuristique d’étape en étape, parfois jusqu’au paradoxe, ou l’incongruité. Partie intégrante du processus de découverte, l’analogie doit être prise au sérieux par l’épistémologue, s’il veut rendre plus lumineuse la généalogie des faits et des théories, et chercher à retracer la logique des enchaînements.

      L’histoire des représentations organiques de la mémoire est parcourue par de telles métaphores ou analogies. Nous n’entrerons pas dans le débat de la pertinence de la métaphore du « réservoir » ou du stockage des traces mnésiques. La question sera ici abordée sous l’angle strictement historique. Bien avant la représentation scientifique de la mémoire aujourd’hui offerte par les tenants des neurosciences cognitives et du connexionnisme, et qui se veut débarrassée de toute métaphore ou de toute analogie, unique résultat d’une reconstruction formelle des différentes fonctions mnésiques et de la recherche patiente de leurs « corrélats » biologiques, comment la mémoire donc, dans son déterminisme organique, a-t-elle commencé à devenir objet de science ? On se limitera ici à évoquer la généalogie de quelques représentations typiques et oubliées de la mémoire, proposées par des médecins ou naturalistes et marquées par l’associationnisme, jusqu’aux premiers modèles « connexionnistes ».

      Le legs mécaniste et les théories organiques de la mémoire

      Les vibrations de David Hartley

      Parallèlement à la tradition ancienne de la compréhension de l’hérédité corporelle et même psychique comme phénomène matériel (théories organiques de l’hérédité), existe chez les médecins et naturalistes une tradition moins connue de compréhension de la mémoire psychique comme phénomène physiologique (théories organiques de la mémoire). Au 18e siècle, ce débat physiologique sur la mémoire, fortement marqué par les thèses associationnistes, est lié à un autre débat portant sur la nature du fluide nerveux. On en donnera deux exemples avec les hypothèses de David Hartley et de Charles Bonnet.

      Le médecin David Hartley, dans un ouvrage paru en 1749 1 , va chercher à combiner la théorie vibratoire de Newton avec l’associationniste de Locke pour formuler une théorie organique de la mémoire. D’une manière générale, tous les processus mentaux se réduisent pour lui à l’association, dont le travail est sous-tendu par un processus matériel de vibrations.

      Selon Hartley, les sensations vibratoires de l’éther provoquent des vibrations spécifiques des nerfs, de fréquence, intensité, localisation et direction caractéristiques. Les stimuli externes qui sont des vibrations de l’éther, causent en effet de petits « mouvements en arrière et en devant des petites particules médullaires » 2 . Ces particules infinitésimales d’éther diffusent à travers les pores de la « substance médullaire », c’est à dire au travers des pores de la substance blanche des nerfs et du cerveau. Il y a donc continuité vibratoire entre l’éther externe, support des ondes lumineuses (vue), sonores (ouïe), ou encore des particules vibrantes des objets (goût, toucher, odorat), et l’éther qui gonfle les nerfs. Soumise à une vibration N de l’objet, la vibration de l’éther nerveux s’y modifie en A et si la portion de nerf n’est pas soumise à cette vibration trop longtemps, elle retrouve son état vibratoire naturel. En revanche, si elle est soumise à la répétition du stimulus, elle se stabilise après la stimulation en un état vibratoire a qui correspond à A diminué. L’exposition répétée à une vibration particulière peut donc modifier la substance médullaire de sorte qu’elle vibre d’une manière spécifique. Les vibrations en « miniatures » de la substance médullaire molle du cerveau sont donc les corrélats de l’idée de l’objet, ou encore l’idée est conçue comme une modification de l’état vibratoire d’une portion du système nerveux.

      La théorie associationniste de Hartley et sa théorie de la mémoire résultent de ces prémisses. Si deux vibrations distinctes se superposent de manière répétée, les modifications de la substance médullaire seront les mêmes que si une seule vibrait. La « composition » des ondes est le corrélat de l’association. Grâce à la physique des résonances, une sensation donnée peut provoquer l’apparition de beaucoup d’idées associées, en même temps que les idées simples peuvent se transformer en idées complexes :

      « Puisque les vibrations A et B sont imprimées ensemble, elles doivent, par la diffusion nécessaire aux mouvements vibratoires, se composer en une seule vibration, et conséquemment après un nombre d’impressions, suffisamment répétées, laisser une trace ou miniature d’elle-même, en une seule vibration qui reviendra de temps en temps par les plus légères causes. » 3

      L’impression des ondes, qui suppose que la matière nerveuse possède des propriétés plastiques, est le corrélat de la mémoire : la mémoire est donc physiquement représentée par la persistance de vibrations de basse intensité dans le cerveau, qui voit ainsi sa « disposition » modifiée. Ces dispositions vibratoires sont ainsi directement renforcées par exposition aux données sensorielles, ou indirectement par les associations. Par ailleurs, chaque région du cerveau possède une texture qui la prédispose à recevoir des vibrations spécifiques ; les vibrations peuvent ainsi coexister dans le cerveau sans se brouiller les unes les autres.

      Notons que Hartley explique de la même manière vibratoire l’origine des mouvements. La juridiction de l’âme rationnelle est limitée aux mouvements et aux idées volontaires, bien que celles-ci ne soient que des vibrations nerveuses, et ne s’étend de toute façon pas aux mouvements réflexes. Hartley insiste surtout sur la nature incarnée de l’esprit, arguant des effets mentaux des substances toxiques (opium, alcool), des conséquences mentales des dommages cérébraux, et de phénomènes curieux comme la douleur ressentie aux membres fantômes. Il souligne l’importance d’un fonctionnement mental inconscient, ainsi que celle des « sensations internes » dans la vie mentale, négligée par Locke.

      Les critiques de Hartley ne manqueront pas de souligner le caractère hypothétique de son système vibratoire (ainsi Joseph Priestley s’appuyant sur Galvani), mais surtout ses limites inhérentes à un associationnisme strict (Samuel Coleridge). La mémoire de Hartley serait passive et stupide 4 . Les parties de l’organe cérébral n’étant pas suffisamment différentiées, le désordre et le chaos associatif y régneraient, ne permettant pas d’organiser les perceptions et les mémoires.

      La théorie de Hartley aura néanmoins une certaine fortune. Mais en dehors de continuateurs directs comme Charles Bonnet, Jules Luys ou Jacques Loeb, on sait bien que ce n’est pas sa composante vibratoire mais bien sa composante associationniste qui influencera de manière durable toute l’histoire de la psychologie.

      Les mouvements de fluide de Charles Bonnet

      Le naturaliste Charles Bonnet part lui aussi des connaissances de son époque concernant le cerveau et les nerfs pour bâtir un modèle mécanique de la mémoire, qu’il rapproche de la perception dans une perspective associationniste :

      « Toutes les perceptions tirent leur origine des sens, et les sens portent au siège de l’âme les impressions qu’ils reçoivent des objets. Mais les objets n’agissent sur l’organe que par impulsion. Ils impriment donc certains mouvements aux fibres sensibles. Ainsi une perception, ou une suite quelconque de perceptions, tiennent à un ou plusieurs mouvements qui s’opèrent successivement dans différentes fibres. Et puisque la réitération des mêmes mouvements dans les mêmes fibres y fait naître une disposition habituelle à les reproduire dans un ordre constant, nous pouvons en inférer que les fibres sensibles ont été construites sur de tels rapports avec la manière d’agir des objets, qu’ils y produisent des changements ou des déterminations plus ou moins durables, qui constituent le précieux fond de la mémoire et de l’imagination. » 5

      Dans les Contemplations de la Nature, Bonnet reste prudent sur les mécanismes mettant en jeu ces fibres sensibles. Il rejette pourtant l’hypothèse d’une vibration des nerfs ou d’un transport de fluide nerveux :

      « Nous ignorons en quoi consistent ces déterminations, parce que la mécanique des fibres sensibles nous est inconnue. Mais nous savons au moins, que l’action des objets ne tend pas à les transporter d’un lieu dans un autre : elle n’y excite que des mouvements partiels. » 6

      Il se dirige donc vers des modifications mécaniques de la composition de ces fibres :

      « Nous savons encore que les fibres sensibles ne peuvent se prêter à ces mouvements, sans que les éléments, dont elles sont composées, ne se disposent les uns à l’égard des autres dans un certain rapport à l’exécution du mouvement. C’est donc de la composition, de la forme, des proportions et de l’arrangement respectif des éléments, que résulte l’aptitude des fibres à recevoir, à transmettre et à retenir telles ou telles déterminations, correspondantes à telles ou telles impressions, à telle ou telle suite ordonnée d’ébranlements. » 7

      Ces modifications des fibres sont physiologiquement renforcées par un processus de nutrition et de croissance :

      « Mais les fibres sensibles se nourrissent comme toutes les autres parties du corps : elles s’assimilent ou s’incorporent les matières alimentaires ; elles croissent, et tandis qu’elles se nourrissent et qu’elles croissent, elles continuent à s’acquitter de leurs fonctions propres ; elles demeurent essentiellement ce qu’elles sont. Leur mécanique est donc telle, qu’elles s’incorporent les matières alimentaires dans un rapport direct à leur structure et à leurs déterminations acquises. Ainsi la nutrition tend à conserver aux fibres ces déterminations et à les y enraciner ; car à mesure que les fibres croissent, elles prennent plus de consistance, et je crois entrevoir ici l’origine de l’habitude, cette puissante reine du monde sentant et intelligent. » 8

      Bonnet précisera ailleurs 9 les mécanismes de l’impression. Les molécules du fluide nerveux reçoivent l’impression des objets, transmises par contact de proche en proche. Les fibres nerveuses subissent à leur tour les impressions des molécules du fluide nerveux et en gardent une trace durable, en dépit de leur « mollesse » : « la construction de la fibre renferme donc deux choses essentielles : le pouvoir de céder à l’impulsion, et la capacité de retenir la détermination que l’impulsion lui a imprimée » 10 . Les deux capacités s’expliquent par des changements de position respective des différents constituants de la fibre, persistantes en cas de rétention. Aux associations des idées correspondent des faisceaux de fibres, associés en chaînons, de sorte que le mouvement se propage vers certains faisceaux :

      « cette propagation suit la loi des déterminations que les éléments des chaînons ont reçues de l’habitude ou de la réitération des actes. Le mouvement tend à se propager vers les faisceaux qui lui offrent le moins de résistance ; or la résistance diminue en raison de la mobilité acquise. » 11

      Autrement dit la propagation du mouvement s’effectue à travers certaines chaînes de fibres dans un ordre déterminé, et en cela réside la mémoire. Ces mouvements sont ainsi des espèces de « signes naturels des idées qu’ils excitent » 12 . Bien entendu, ce mouvement ne peut se communiquer aux fibres « vierges », qui n’ont pas reçu l’impression des objets, en raison d’un « obstacle secret », peut être liée au fluide nerveux circulant en elles, ou à quelque « adhérence » primitive entre elles. Le chaos semble ainsi évité et les souvenirs ne se brouillent pas les uns les autres.

      Dans ce mécanisme de plasticité cérébrale rappelant la théorie de David Hartley, les fibres passives ne font que garder la trace de ce qui est mémorisé, les nouveaux souvenirs étant à chaque fois enregistrés sur les fibres vierges. La théorie de Bonnet présente les mêmes limites que celle de Hartley, liées à son modèle passif de la mémoire, les fibres n’étant capables que d’enregistrement. Bonnet choisit en outre comme Hartley de garder une position dualiste : c’est l’âme immatérielle qui seule est capable de traiter les déterminations enregistrées, par exemple de percevoir le changement d’état de la fibre vierge, et qui en dernière analyse explique la mémoire consciente.

      « La mémoire, en conservant et en rappelant à l’âme les signes des perceptions, en l’assurant de l’identité des perceptions rappelées et de celles qui l’ont déjà affectée, en liant les perceptions présentes aux perceptions antécédentes, produit la personnalité, et fait du cerveau un magasin de connaissances, dont la richesse augmente chaque jour. » 13

      Avec Bonnet, nous restons encore assez strictement dans le cadre de la métaphore « magasinière » inspirée par Locke.

      Transformisme et Théories organiques de la mémoire : les contractions fibreuses d’Erasmus Darwin

      Si l’inspiration du médecin Erasmus Darwin 14 reste résolument associationniste, on y retrouve, sans vouloir gommer la spécificité des cas, certains postulats fréquemment rencontrés dans les neurologies de la période romantique : cerveau définitivement conçu comme « organe de la pensée », esprit dynamique et actif, et dont l’activité incessante peut être étudiée du point de vue neurologique, complexité anatomique et fonctionnelle de l’organe cérébral, se dissociant en une collection d’organes, intérêt pour l’électricité animale, intérêt pour le développement, continuité homme-animal et perspectives transformistes, critique du dualisme et même matérialisme plus ou moins revendiqué 15 .

      De la Zoonomia 16 , on ne retient souvent que les propositions concernant le « protofilament » et la transformation de l’être vivant. Mais la zoonomie est d’abord un traité de médecine, dont la première partie traite de physiologie et dont les deuxièmes et troisièmes parties concernent la pathologie et la pharmacopée. Pour comprendre ce qu’il en est de la mémoire, il faut reprendre plus particulièrement la partie physiologique, qui a pour l’objet le mouvement considéré comme l’origine de nos idées :

      « le mot idée est pris dans différentes significations par les métaphysiciens : nous l’emploierons ici simplement pour désigner les notions des objets externes, que nous recevons originairement des organes du sentiment dont nous sommes pourvus. Je définis l’idée comme une contraction, un mouvement ou une configuration des fibres qui constituent les organes immédiats du sentiment. » 17

      Darwin distingue quatre classes d’idées auxquelles correspondront quatre classes de mouvements fibreux : les idées irritatives sont déterminées par l’irritation, elle même déterminée par les objets extérieurs, dans le cas de la perception. Les idées sensitives sont précédées de la sensation de plaisir et de la douleur, dans le cas de l’imagination. Les idées volontaires sont celles qui sont précédées de l’effort (exertion) volontaire, dans le cas de la recollection, les idées associées son celles qui sont précédées d’autres idées ou des mouvements musculaires, dans le cas de la suggestion.

      Dès lors, on comprend la définition que donne Darwin de la mémoire :

      « Le sens dans lequel est pris communément le mot « mémoire » est trop vague pour que je puisse l’adopter ici. J’appellerai idées de recollection ou de recueillement, celles que nous nous rappelons volontairement comme lorsqu’on veut répéter l’alphabet à rebours ; et les idées qui nous sont suggérées par les idées précédentes sont nommées idées de suggestion, comme quand on récite l’alphabet à la manière ordinaire ; car par l’habitude que l’on en s’en est formée précédemment, B est suggéré par A et C par B, sans que cela exige aucun effort de la pensée […] Le mot mémoire comprend deux classes d’idées, savoir celles qui sont précédées des efforts volontaires, et celles qui sont suggérées par association avec d’autres idées. » 18

      Naturellement il en résulte de ces quatre classes d’idées quatre classes de mouvements fibreux des fibres musculaires ou des organes du sentiment que Darwin ne peut que décrire : pour les idées irritatives battement de cœur, mouvements rétiniens, pour les idées sensitives sécrétion de larmes, douleur, pour les idées volontaires, mouvements volontaires locomoteurs, et recollection, enfin pour les idées associées, les mouvements coordonnés et automatiques, et suggestion : « toutes les contractions fibreuses des corps animaux tirent leur origine du sensorium et peuvent se diviser en quatre classes qui correspondent aux quatre facultés ou aux quatre mouvements du sensorium, […] d’où ils résultent 19 . » Notre mémoire, qu’elle soit recollection ou association, n’est qu’une répétition de ces mêmes mouvements des fibres musculaires ou des organes du sentiment qui sont déterminés primitivement par le stimulus des objets extérieurs.

      Darwin reste prudent et peu explicite quant à la nature de ces mouvements :

      « Les mouvements actifs des fibres, qu’il aient lieu dans les muscles ou dans les organes du sentiment, sont probablement de simples contractions, car les fibres s’allongent ensuite par l’action des muscles antagonistes, ou des fluides en circulation, ou quelque fois même par l’action des ligaments élastiques, comme dans le cas des quadrupèdes. Il faut bien se garder d’attribuer à un flux ou reflux de l’esprit d’animation, les mouvements sensoriaux qui constituent les sensations de plaisir ou de douleur, d’où résulte la volition, ou qui déterminent les contractions fibreuses en conséquence de l’irritation ou de l’association ; on ne peut pas non plus supposer que ces mouvements consistent en vibrations ou en revibrations, en condensations, ou en effort que fait cet esprit pour se maintenir en équilibre ; tous les mouvements sensoriaux sont des modifications, ou des mouvements de l’esprit d’animation propre à la vie. » 20

      Les notions d’esprit d’animation (spirit of animation) et de sensorium distinguent la théorie de Darwin des théories associationnistes précédentes, et semblent eu premier abord en retrait du point de vue psychophysiologique. En réalité, Darwin avance l’idée d’un esprit et/ou d’un cerveau fondamentalement actifs. Le cerveau ne reçoit pas passivement les impressions mécaniques, mais les rassemble, les traduit en diverses sortes de mouvements du sensorium. Il n’est donc pas soumis au chaos ou au désordre des associations. Ce rôle actif est démontré par Darwin dans le cas de la perception : il confronte le lecteur à une série d’illusions visuelles. Les « spectres oculaires » (expériences d’after-image, de tournoiement) suggèrent alors qu’un processus actif peut prendre place dans le cerveau pour générer des images que nous voyons consciemment, et comment le cerveau fait un effort continu pour compenser les mouvements du corps.

      L’esprit est d’ailleurs fondamentalement incarné dans le « sensorium » : dans ce traité, le mot « sensorium » désigne non seulement la substance médullaire du cerveau, la moelle épinière, les nerfs, les organes du sentiment et des muscles, mais encore le principe vivant ou l’esprit d’animation qui réside par tout le corps, sans être connu par nos sens, si ce n’est par ses effets. L’esprit d’animation est une énergie corporelle, une puissance sensorielle, « matière de nature subtile », analogue au fluide électrique ou magnétique, et que nous partageons avec le reste du règne animal. Elle s’exprime à travers les quatre « pouvoirs sensoriels » que sont l’irritation, sensation, volonté, association et qui produisent les idées et qui sont des processus mentaux inconscients. Ces idées ne sont donc pas des entités immatérielles, elles s’expriment corporellement, et corps et esprit s’interpénètrent 21 .

      Par ailleurs le cerveau est relié non seulement aux organes des sens, mais aussi aux organes internes, et par là, les appétits et les désirs peuvent aussi générer des conduites. Bien que les désirs et appétits soient innés, ces conduites ne sont pas instinctives mais liées à la répétition des efforts musculaires, c’est-à-dire à l’habitude. La corporéité de l’esprit et sa sujétion aux sensations externes, internes et aux désirs innés, compatibles avec l’associationnisme, laisse aussi la place à une logique adaptative. Les processus mentaux inconscients sont guidés à la fois par l’habitude et les désirs « naturels », c’est-à-dire les instincts, qui nous permettent une approximation du monde extérieur préservant notre existence. La mémoire comprise comme telle se voit alors conférer un rôle biologique. Le transformisme qui en résulte est garanti par l’hérédité de l’acquis. L’être vivant possède en effet « la faculté d’acquérir de nouvelles parties accompagnées de nouveaux penchants dirigés par des irritations, des sensations, des volitions et des associations, et ainsi possédant la faculté de continuer à se perfectionner par sa propre activité inhérente, et de transmettre ces perfectionnements de génération en génération à sa postérité et dans les siècles des siècles. » 22

      Les vues de Darwin concernant l’hérédité de l’acquis transparaissent aussi dans son intérêt pour la transmission de maladie héréditaire et de certains maux physiques, comme l’alcoolisme, le bégaiement et les conséquences sociales de telles transmissions. Tant de familles s’éteignent graduellement par des maladies héréditaires, nous explique Darwin, qu’il est souvent dangereux d’épouser une héritière, dans la mesure où il n’est pas rare qu’elle soit la dernière d’une famille de malades. Rien chez Darwin pourtant n’évoque une théorie de la mémoire organique, au sens de Hering ou de Semon.

      Les théories de la mémoire organique

      La matière organisée de Ewald Hering

      Il ne suffit pas pour bâtir une théorie de la mémoire organique d’affirmer que dans le système nerveux, la mémoire s’exprime par une persistance des changements matériels correspondant aux idées, ni même d’attribuer de la mémoire aux objets inanimés. Nombreuses par ailleurs sont dans la littérature les occurences notant quelques points de correspondance entre mémoire et hérédité sans qu’il y ait élaboration de théorie systématique. En réalité, le concept de mémoire organique implique une identification explicite entre mémoire mentale et mémoire héréditaire. Deux générations de théoriciens de la mémoire organique vont se succéder pour expliquer que la préservation des expériences individuelles et celle des caractères héréditaires relèvent du même mécanisme physiologique. Dans la première on trouvera Thomas Laycock, Ewald Hering, Ernst Haeckel, Samuel Butler, Henri Orr, Edward Cope... Une deuxième génération (Francis Darwin, Eugenio Rignano, Richard Semon...) voudra « formaliser » davantage.

      C’est le physiologiste Viennois Ewald Hering qui exprime le mieux ce concept de mémoire organique dans sa fameuse dissertation sur « La mémoire comme fonction universelle de la matière organisée. » 23 La dissertation se compose de trois parties d’importance à peu près égale, consacrées respectivement à la conscience, à la mémoire et à l’hérédité.

      Selon Hering, le phénomène de la conscience représente « des fonctions des changements matériels d’une substance organisée, et inversement - bien que ceci soit impliqué dans l’usage du mot "fonction", les processus matériels de la substance cérébrale deviennent des fonctions du phénomène de la conscience » 24 , sans que l’on puisse préciser de ces deux variables, matière et conscience, reliées par des lois données qu’il faut déterminer, « laquelle est la cause et laquelle est l’effet, l’antécédent ou la conséquence de l’autre » 25 . En tant que physiologiste, Hering récuse ainsi toute position ontologique pour adopter un « fonctionnalisme strict », ne postulant qu’une loi d’interdépendance fonctionnelle entre matière et conscience. Sous cette condition le physiologiste peut entreprendre sans quitter « la terre ferme des méthodes scientifiques » l’étude de la « machinerie de la vie consciente » 26 .

      Cette profession de fois faite, Hering va aborder deux phénomènes « qui apparemment n’ont rien avoir l’un avec l’autre et qui appartiennent en partie à la vie consciente et en partie à la vie inconsciente des êtres organisés » 27 : à savoir la mémoire et l’hérédité.

      Les travaux de Hering sur les organes sensoriels et la perception avaient fini par lui faire concevoir la mémoire comme une sorte de colle unifiant ce qui serait autrement une série de sensations chaotiques et discontinues. Selon Hering :

      « Nous avons parfaitement le droit d’étendre notre conception de la mémoire de sorte de lui faire embrasser les reproductions involontaires de sensations, d’idées, de perceptions et d’efforts ; mais ayant fait ainsi, nous constatons que nous avons tellement élargi ses frontières qu’elle s’avère être un pouvoir suprême et original, la source et en même temps le lien unifiant de notre toute notre vie consciente […]. La mémoire rassemble les phénomènes innombrables de notre existence en un tout simple ; et de la même façon que nos corps seraient dispersés en la poussière de leurs atomes constitutifs si leur union n’était pas assurée par l’attraction de la matière, notre conscience se briserait en autant de fragments que nous avons vécu de secondes, si n’était le lien et la force unificatrice de la mémoire. » 28

      Cette extension de la définition de la mémoire en dehors de la vie consciente est cependant nécessaire. La mémoire définie comme faculté de reproduire consciemment les idées ignore que les habitudes souvent inconscientes lui sont aussi liées. Par ailleurs elle se maintient durant les périodes d’inconscience et de sommeil. Elle doit donc être considérée comme une capacité inhérente à notre substance cérébrale et obéir à des lois physiques :

      « Nous avons là la preuve saisissante du fait qu’après que la sensation consciente et la perception aient cessés, leurs traces matérielles persistent dans notre système nerveux par le biais d’une modification de disposition moléculaire ou atomique qui permet à la substance nerveuse de reproduire tous les processus physiques de la sensation originelle, et avec ceux-ci le processus psychiques de sensation et la perception correspondants. » 29

      En résumé, la mémoire est une faculté originale étant à la fois la source et permettant l’unification de toute vie consciente. Mais cette unification dépend de processus inconscients identifiés à des processus matériels qui relèvent de la physiologie :

      « Les innombrables reproductions des processus organiques de notre cerveau se connectent de façon ordonnée, de sorte que l’un agisse comme un stimulus sur le suivant, mais un phénomène de conscience n’est pas nécessairement présent à chaque maillon de la chaîne. […] Nous avons des chaînes de processus nerveux matériels auxquelles une perception consciente est éventuellement liée. Ceci est suffisamment établi du point de vue du physiologiste, et est aussi prouvé par l’inconscience qui est la nôtre de bon nombre de séries entières d’idées et des inférences que nous tirons d’elles. Si l’âme ne doit pas glisser entre les doigts de la physiologie, elle doit rapidement s’en tenir aux considérations suggérées par nos états inconscients. Aussi loin, cependant, que les enquêtes du pur physicien sont concernées, l’inconscient et la matière sont une même chose, et la physiologie de l’inconscient n’est en aucun cas une "philosophie de l’inconscient". » 30

      Certaines parties du système nerveux, comme le système nerveux involontaire, sont d’ailleurs dévolues à cette vie inconsciente :

      « Ceci est aussi confirmé par de nombreux faits concernant la vie de cette partie du système nerveux qui contrôle presque exclusivement les processus de notre vie inconsciente. Concernant la mémoire, le système appelé ganglionnaire sympathique n’est pas moins important que celui du cerveau et de la moelle épinière et une grande partie de l’art médical consiste en l’utilisation prudente de l’aide qui nous est ainsi apportée. » 31

      Toute l’originalité de Hering réside sans doute dans la troisième partie de la dissertation, qui traite de l’hérédité. La mémoire selon Hering est une caractéristique non seulement du système nerveux, mais aussi par exemple de la fibre musculaire, capable de se renforcer et de se multiplier (!) avec l’entraînement. Hering l’étend à la substance du germe d’où provient l’organisme. Ces propriétés communes expliquent l’hérédité de l’expérience acquise, hérédité de l’acquis touchant à la fois la morphologie des parents :

      « Nous avons une preuve suffisante du fait que les caractéristiques d’un organisme qu’il n’a pas héritées, mais qu’il a acquises par suite des circonstances spéciales dans lesquelles il a vécu peuvent être léguées à sa progéniture ; et que, en conséquence, chaque organisme transmet au germe issu de lui un petit héritage des acquis ajoutés à la succession brute de sa race pendant sa durée de vie propre. » 32

      Hering en dit peu sur la nature de ces traces mnésiques : il semble que la mémoire soit due aux modifications vibratoires des molécules des fibres nerveuses, s’inspirant de Bonnet et de Hartley. Hering postule ainsi des influences vibratoires transmises des organismes parentaux au germe par le biais du système nerveux :

      « Nous pouvons tirer ceci du fait que les organes de la reproduction sont en relation plus étroites et plus importantes avec les autres parties du corps, et spécialement le système nerveux, que ne le sont les autres organes. » 33

      La mémoire comme propriété générale de la matière organisée réalise ainsi l’unification du présent d’un organisme avec son passé se produit non seulement durant la durée de sa vie, mais aussi à travers les générations. Elle s’étend à toutes les cellules corporelles, incluant les cellules germinales, de sorte que lorsque la mémoire consciente de l’homme meurt, la mémoire inconsciente survit. La mémoire organique est un principe général d’adaptation et de rétention de la matière vivante qui, lorsqu’il s’applique aux cellules germinales, devient le support organique expliquant l’hérédité des caractères acquis.

      Un transformisme de type lamarckien s’applique dès lors tout naturellement :

      « Il faut se rendre compte que chaque être organisé qui existe aujourd’hui représente la dernière étape d’une série d’organismes incroyablement longue qui se succèdent en ligne directe, et dont chacun a hérité d’une partie des caractères acquis par son prédécesseur. Tout, en outre, indique dans le même sens qu’au commencement de cette chaîne a existé un organisme rudimentaire, quelque chose, en fait, ressemblant à ce que nous appelons germes organisés. La chaîne des créatures vivantes semble être ainsi le magnifique accomplissement de la puissance reproductrice de la structure organique originelle dont elles sont toutes issues. Au fur et à mesure que la structure organique s’est subdivisée et a transmis ses caractéristiques à ses descendants, ces caractéristiques se sont accrues et ont été à leur tour transmises - les nouveaux germes transmettant la majeure partie de ce qui leur était arrivé à leurs prédécesseurs, tandis que la partie restante était exclue de leur mémoire, les circonstances ne les incitant pas à être reproduites. C’est pourquoi, l’être organisé auquel nous avons affaire est un produit de la mémoire inconsciente de la matière organisée, qui, croissant et se divisant sans cesse, assimilant sans cesse la matière nouvelle et la restituant sous forme modifiée au monde inorganique, recevant sans cesse quelque nouveauté dans sa mémoire et transmettant ses acquisitions par voie de reproduction, s’enrichit continuellement au cours de sa vie. » 34

      L’hérédité de l’acquis concerne également les actions habituelles ou habitudes des parents. Si on attribue une mémoire à une lignée comme à un individu isolé, les instincts deviennent entièrement intelligibles comme manifestation des propriétés mnésiques et reproductrices de la matière organisée. Leur perfectibilité chez l’animal s’explique de la même manière ainsi que les phénomènes d’apprentissage chez l’enfant :

      « Ainsi nous voyons-nous le corps et - ce qui nous concerne le plus - le système nerveux entier de l’animal nouveau-né construit à l’avance et, en effet, prêt à interagir avec le monde extérieur dans lequel il est sur le point de jouer sa partie, grâce à sa tendance à répondre aux stimulus externes, de la même manière que jusqu’alors il avait l’habitude de répondre aux personnes de ses ancêtres. » 35

      Ce sont bien en résumé les phénomènes d’hérédité et de mémoire en tant que possédant une source ou une base physiologique communes qui expliquent en dernière analyse l’histoire du monde organique, jusqu’à l’Homme.

      Il faut souligner l’extraordinaire extension de la théorie de la mémoire organique à la fin du XIXe siècle dans les milieux naturalistes, médicaux, et littéraires 36 . Dans un développement sur la « mémoire cellulaire », Haeckel exprime ainsi sa dette à Hering :

      « J’ai repris plus tard cette pensée et j’ai cherché à l’établir en lui appliquant avec fruit ma théorie de l’évolution (voir ma Périgénèse des plastidules, essai d’explication mécaniste des processus élémentaires de l’évolution). J’ai cherché à prouver dans cette étude que la « mémoire inconsciente » était une fonction générale essentiellement importante, communes à tous les plastidules, c’est à dire à ces molécules ou groupe de molécules hypothétiques, que Naegeli appelle micelles, d’autres bioplastes, etc. Seuls les plastidules vivants, molécules individuelles du plasma actif, se reproduisent et possèdent ainsi la mémoire : c’est là la différence essentielle entre la nature organique et l’inorganique. » 37

      En vertu de la récapitulation, c’est l’ensemble de la phylogénie et de l’ontogénie qui est susceptible de se trouver sous le contrôle du système nerveux central par le biais de la mémoire organique. Celle-ci va donner lieu à des développements parfois très élaborés, comme ceux de Richard Semon.

      Les engrammes de Richard Semon

      Le naturaliste allemand Richard Semon est le promoteur d’une psychologie de la mémoire publiée dans deux ouvrages en 1904 et 1909 38 . Il y propose une théorie de la mémoire humaine reposant sur une notion de mémoire organique, qu’il appelle Mneme. Selon Semon, le Mneme est la propriété organique fondamentale qui permet aux effets de l’expérience d’être préservée dans le temps. Si le Mneme est une capacité de rétention d’effets retardés, les effets retardés eux-mêmes sont les « engrammes » et « l’ecphorie » est leur réactivation. Semon distingue donc trois aspects du processus mnésique en utilisant une terminologie de son invention : l’engraphie, qui se réfère au processus de codage de l’information dans la mémoire, l’engramme, qui se réfère aux modifications du système nerveux, la « trace mémorielle » qui présente l’expérience dans le temps, l’ecphorie, qui se réfère au processus de récupération.

      A noter que par ces distinctions, Semon pense rectifier le paradigme associationniste. Selon lui seule l’union complète de sensations mnésiques mérite le nom d’association et non le processus par lequel cette union devient apparente. Le terme « association » n’est d’ailleurs que descriptif et masque la vraie nature du processus : la mémoire associative correspond à des complexes d’engramme. Chaque expérience crée son engramme, et les nouvelles expériences ne sont pas incorporées dans les mêmes voies ; chaque répétition du stimulus génère non pas un engramme unique, mais des engrammes multiples, des unités séparées. Si l’on préfère, les nouveaux stimuli aboutissent à de nouveaux engrammes, ils ne sont pas fusionnés dans l’ancien. Les engrammes se combinent alors et entrent en résonance (homophonie). Les engrammes sont composés de fragments qui constituent des complexes unifiés, formant des touts qualitativement uniques :

      « Les stimuli externes et internes agissant simultanément et successivement sur l’organisme génèrent en lui des complexes d’excitation qui représentent une juxtaposition ordonnée dans leur action simultanée, et une séquence continue en unilinéaire et non réversible dans leur succession. L’apparition de ces complexes d’excitation implique une affection permanente de l’organisme. Nous l’avons qualifiée d’engraphie, ce qui signifie la création d’une disposition croissante de l’organisme à reproduire ces complexes d’excitations. Il est évident que les choses se représentent comme à leur première apparence, à savoir comme une juxtaposition ordonnée et une séquence continue unilinéaire et non réversible. » 39

      Cette approche par engrammes multiples avec ses conséquences sur le processus ecphorique explique la possibilité de récurrence partielle, les effets de répétitions, et comment est mémorisée et combinée l’information provenant de différentes sources, c’est-à-dire l’expérience comme « complexe d’excitations simultanées ». La récurrence partielle est un point important de la théorie de Semon : les conditions de succès de l’ecphorie, c’est-à-dire de la réactivation de l’engramme, requièrent que seule une partie des conditions prévalant au moment de l’engraphie soient reproduites. Une influence ecphorique est une partie restituant un tout. Au moment de la récupération, il y a nécessité d’accès à seulement une partie de ces fragments associés constituant la trace mémorielle.

      La théorie de la mémoire humaine chez Semon reste incluse dans une théorie plus globale de la mémoire organique, incluant l’hérédité biologique. Pour Semon, qui se réclame de Hering, la mémoire et l’hérédité sont deux aspects d’un même processus organique, c’est en ce sens qu’il parle de Mneme. Le Mneme est la plasticité organique fondamentale qui permet aux effets de l’expérience d’être préservés dans le temps non seulement durant la vie de l’individu mais aussi à travers les générations. Le premier livre de Semon, Die Mneme, est un ouvrage de biologie, qui systématise l’hypothèse de la mémoire-hérédité.

      Chaque cellule, ou chaque « protomère mnémique » est en possession de la totalité des engrammes héritée de ces ancêtres. Ces engrammes concernent les caractéristiques morphologiques et l’ensemble des expériences acquises au cours des générations. Les influences engraphiques subies au cours de la vie agissent sur chaque protomère mnémique. Cependant selon le type de stimulus, et les voies de conduction, les influences engraphiques sont plus prononcées sur le protomère de certains tissus : ainsi le tissu nerveux des Vertébrés supérieurs. Néanmoins l’influence engraphique peut, si elle est répétée suffisamment longtemps, altérer non seulement les cellules somatiques mais aussi les cellules germinales de l’organisme et le comportement de la progéniture. Les excitations nerveuses peuvent aussi affecter les cellules germinales. Les engrammes générés correspondant aux caractères héréditaires acquis par une génération restent à l’état latent et se manifestent dans la suivante au cours d’une période d’ecphorie, au cours de laquelle ces engrammes latents sont activés par certaines influences ecphoriques. Dans le cas de la mémoire, les influences étaient des constituants des conditions engraphiques originelles. Dans le cas de l’hérédité, il s’agira de certains facteurs qui, à un stade donné de l’ontogenèse, servent d’indications ecphoriques libérant les engrammes nécessaires au stade ultérieur de développement. Dans le cas de l’ontogenèse : « Le stimulus ecphorique externe indispensable est une partie intégrante d’un stimulus engraphique précédent qui, dans les stades correspondants du développement, ont influencé les ancêtres de l’organisme en question. » 40

      L’ontogenèse est ainsi le déploiement ordonné des caractères héréditaires, car les engrammes qui la sous-tendent sont associés. Il en résulte des séries d’ecphories ordonnées et régulières, la première ecphorie d’une séquence agissant sur l’ecphorie des séries d’engramme associées. Dès la segmentation, au fur et à mesure des divisions, les associations successives d’une génération cellulaire à la suivante et les associations simultanées sur une même génération permettent un développement harmonieux, d’ecphorie en ecphorie.

      Le modèle embryologique de Semon est à la fois déterministe et souple. Le développement est soumis au déterminisme des complexes d’engramme. Cependant le développement peut varier à l’intérieur d’une marge définie et étroite, à cause de la récurrence partielle, parce que la composition des complexes simultanés à chaque récurrence dans les générations successives peut varier et enfin parce que les associations ou connections simultanées des engrammes sont moins cohérentes que les associations ou connections successives. L’ecphorie de certains composants d’un complexe d’engrammes peut être retardée ou accélérée par diverses influences et donc avoir lieu dans des phases plus précoces ou plus tardives que celle des autres composants dans l’association simultanée. Ainsi s’explique que certaines irrégularités, observées ou provoquées expérimentalement, dans la chronologie des phases du développement au cours de la segmentation et de la gastrulation, ou encore certaines « anomalies ». Soit par exemple le développement du cristallin de l’œil de la grenouille, dépendant du contact entre la vésicule optique et l’épiderme. La vésicule optique agit comme un stimulus ecphorique libérant un complexe d’engramme qui contient l’information nécessaire pour la formation du cristallin. La récurrence partielle de Semon explique bien certaines caractéristiques de l’induction : ainsi le fait que d’autres facteurs en dehors de la vésicule optique peuvent initier la formation du cristallin. D’une manière générale : « De légères variations dans les phases de développement auront, dans le plus grand nombre de cas, aucune conséquence […] étant donné que pour l’ecphorie, le retour partiel des conditions engraphiques est suffisant. » 41

      Semon ne se prononce pas sur la nature de ces engrammes, mais sur leur localisation. L’engramme est situé initialement dans l’œuf, et même « il est plus probable que le stock d’engramme soit enfermé à l’intérieur de quelque cesse de plus petit que la cellule ou même le noyau de la cellule. » 42 Cependant au cours du développement, un engramme donné ne correspond plus à une cellule donnée. Les excitations rayonnent à travers tout l’organisme et les cellules ne sont pas isolées les uns des autres. Il n’y a donc pas de localisation unicellulaire stricte des engrammes : « chaque protomère mnemique dans l’organisme est influencé par le complexe d’excitation morphogène » 43 , quand ce dernier est activé. Ce qui explique que chaque cellule ne soit pas capable de redonner un organisme complet, ce qui nécessite des excitations spécifiques.

      Le dispositif d’engrammation des souvenirs est analogue, mais la cellule nerveuse n’est pas l’unité de stockage. Dans le modèle cérébral holistique de Semon, les engrammes sont représentés par des changements d’états physiques dans le cerveau. Il n’y a pas de superposition point à point entre les cellules cérébrales et traces mémorielles, c’est à dire pas de correspondance entre une cellule et une trace donnée. Les engrammes ne sont pas neurologiquement représentés de manière localisée mais distribuée. Semon distingue par ailleurs de manière pertinente la localisation des engrammes et la localisation neurale des processus d’ecphorie. Il n’en reste pas moins cependant qu’il n’existe qu’une différence de complexité et non de nature entre le processus de stockage des engrammes dans les groupes de cellules au niveau du cerveau, et ceux des engrammes au niveau des autres cellules des organismes.

      La théorie de Semon, comme celle de Hering, conduit naturellement à un transformisme de type lamarckien. Cette théorie avait une conséquence immédiate inacceptable, du moins pour certains, à savoir l’hérédité de l’acquis. Les processus engraphiques et ecphoriques sont les déterminants critiques du phénomène de l’hérédité, mais les engrammes sous-tendant ces processus doivent être héréditaires. On comprend pourquoi Weissman entamera une polémique avec Semon, réfutant les faits d’observations de ce dernier en faveur de l’hérédité de l’acquis 44 . Semon empiètait donc clairement dans le champ de Weismann, Sutton, Boveri, Johannsen, et ceci d’une manière qui ne pouvait que susciter une vive opposition de la génétique naissante. Celle-ci s’engage alors dans une voie différente de celle de Semon et de ceux qui tentent une théorisation systématique de la mémoire organique 45 , vers un autre type de formalisation, celle des unités d’hérédité, et vers leur localisation matérielle. Les engrammes ne sont pas des gènes. Ainsi s’explique le déclin progressif de la mémoire organique, et l’oubli relatif de Semon en dépit de ses apports concernant la psychologie de la mémoire.

      Conclusion : vers les premières représentations connexionnistes

      Les voies nerveuses de Théodule Ribot et de William James

      Nous ne ferons pour terminer que mentionner la nouvelle orientation concernant la psychophysiologie de la mémoire représentée clairement selon nous d’une part par Ribot, et d’autre part par James.

      Même s’il cite Hering, Théodule Ribot n’élabore pas de théorie de la mémoire organique, mais en reste à une théorie organique de la mémoire. La « mémoire organique » de Ribot, à la différence de celle de Hering, reste avant tout une fonction biologique du système nerveux, dans la tradition de Hartley, que Ribot connaît très bien. Cependant, l’importance fondamentale de Ribot réside pour nous en ceci :

      « Nous commençons à voir plus clair dans le problème des conditions de la mémoire. Pour nous ces conditions sont les suivantes : 1° Une modification particulière imprimée aux éléments nerveux. 2° Une association, une connexion particulière établie entre un certain nombre de ces éléments. […] Il est impossible de dire en quoi consiste cette modification. Ni le microscope, ni les réactifs, ni l’histologie, ni l’histochimie ne peuvent nous l’apprendre, mais les faits et le raisonnement nous démontre qu’elle a lieu. […] Nous croyons de la plus haute importance d’insister sur ce point : que la mémoire organique ne suppose pas seulement une modification des éléments nerveux, mais la formation entre eux d’associations déterminées pour chaque événement particulier, l’établissement de certaines associations dynamiques qui, par la répétition, deviennent aussi stables que les connexions anatomiques primitives. A nos yeux, ce qui importe, comme base de la mémoire, ce n’est pas seulement la modification imprimée à chaque élément, mais la manière dont plusieurs éléments se groupent pour former un complexus. » 46

      Est ainsi clairement proposé par Ribot un modèle de réseau dynamique, assez surprenant lorsqu’on compare ce texte aux écrits connexionnistes ultérieurs de Donald Hebb 47 .

      Peu après, William James ira dans le même sens que Ribot en soutenant les données de la psychologie associationniste doivent être interprétées dans le cadre de la physiologie et de la loi « d’habitude nerveuse ». Les voies nerveuses, situées dans les hémisphères cérébraux 48 , sont la condition de l’association : « au repos, elles sont la condition de la conservation, en activité, elles sont la condition du rappel. » 49 Autrement dit, l’existence des voies nerveuses assure la conservation, l’excitation des voies nerveuses assure le rappel. Alors que la conservation est un pur fait physiologique, le rappel est un fait psychophysiologique, dont la face psychologique correspond à la représentation consciente de l’événement passé, et dont la face physiologique correspond à l’excitation des voies nerveuses. James proposera même un schéma cérébral simple à l’appui de sa conception. Dès lors, la qualité de la mémoire sera fonction du nombre et de la persistance des voies nerveuses. La persistance des voies nerveuses est liée à « une qualité native des tissus cérébraux » qu’il appelle « ténacité originelle » (native tenacity, constante physiologique, qui varie selon les individus, et diminue avec l’âge, la maladie, la fatigue. Mais plus augmente le nombre des voies nerveuses excitées, plus l’évocation du souvenir devient sûre. Là encore le parallèle avec Hebb est surprenant lorsqu’il décrit, tout en rendant hommage à Hartley, les bases physiologiques de l’association :

      « Quand deux processus cérébraux élémentaires ont été en activité l’un en même temps que l’autre, ou l’un immédiatement après l’autre, le premier qui revient tend à communiquer son excitation à l’autre. […] Dans un point donné de l’écorce cérébrale, la quantité d’activité déployée est la somme de toutes les tendances des autres points à s’y décharger ; ces tendances d’ailleurs, ayant une intensité proportionnelle : 1) au nombre de fois où chacun des autres points se sont trouvés antérieurement en communication d’excitation avec le point en question, 2) à l’intensité de ces anciennes excitations, 3) à l’absence d’un point rival sans rapport fonctionnel avec le premier point, vers lequel les décharges pourrait être détournées. » 50

      Les thèses de Ribot et de James nous éloignent de la métaphore classique du réservoir pour adopter celle du « métier à tisser » 51 . L’homogénéité apparente de la mémoire éclate aujourd’hui en une diversité de mémoires, dont l’élucidation des bases cérébrales fait partie intégrante d’un programme de recherche contemporain. Même si les sciences de la mémoire n’ont plus grand-chose à voir avec celles de l’époque de Ribot et de James, il semble néanmoins que la métaphore mémorielle du « métier à tisser » perdure dans la simulation des processus d’apprentissage par les réseaux neuronaux dans la perspective connectionniste.


      1.  Hartley D., Observations on Man, his frame, his duty and his expectation, London, 1749. Hildesheim, G. Olms (fac similé), 1967. Traduction française par Jurain : explication physique des idées et des mouvements, tant volontaires qu’involontaires. Reims, 1775.

      2.  Hartley D., Observations on Man... p. 11.

      3.  Ibid. p. 70.

      4.  Ce caractère passif rend difficile l’explication de la volonté et du raisonnement.

      5.  Bonnet C.,Contemplation de la nature. In : Œuvres, tome 4, Neuchâtel, S. Fauche, 1781, p. 151.

      6.  Idem.

      7.  Idem.

      8.  Ibid., p. 152.

      9.  Bonnet C., Essai de psychologie, Londres, 1754. In : Œuvres, tome 8, Neuchâtel, S. Fauche, 1783 ; Essai analytique sur les facultés de l’âme, Copenhague, C & A Philibert, 1760. Hildesheim, New York, G. Olms (fac similé), 1973.

      10.  Bonnet C., Essai analytique sur les facultés de l’âme, p. 327-328.

      11.  Ibid. p. 389.

      12.  Bonnet C., Essai de psychologie, p. 2.

      13.  Bonnet C., Contemplations de la nature, pp. 152-153.

      14.  Grand père de Charles Darwin. L’autre personnage de la famille intéressant pour l’histoire de la mémoire est Francis Darwin, un des fils de Charles Darwin, qui prendra position en faveur de la théorie de la mémoire organique (voir supra).

      15.  Cf. Richardson A., British Romanticism and the Science of the Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

      16.  Darwin E., Zoonomia, or the laws of organic life (1e ed. 1794 ; 2e édition 1796, 3e édition 1801) Trad. J. F. Kluyskens, Zoonomie, ou lois de la vie organique, Gand, P.F. de Goesin-Verhaegue, 4 vols, 1810-1811.

      17.  Darwin E., Zoonomie, vol. 1, p. 13.

      18.  Ibid. p. 14 et 221.

      19.  Ibid. p. 52.

      20.  Ibid. p. 51. La théorie de Lamarck qui lui est contemporaine affirme elle aussi un déterminisme organique strict pour la mémoire, et l’identité du moral et du physique tout en restant également prudente sur le plan du mécanisme de l’enregistrement des traces. La mémoire est une conséquence de l’organisation physique du système nerveux et du jeu du mouvement du fluide nerveux, vraisemblablement électrique. Cependant, « tenter de déterminer comment les agitations du fluide nerveux tracent ou gravent une idée sur l’organe de l’entendement, ce serait s’exposer à commettre un des nombreux abus auxquels l’imagination donne lieu ; ce que l’on peut seulement assurer, c’est que le fluide dont il s’agit, est le véritable agent qui trace et imprime l’idée ; que chaque sorte de sensation donne à ce fluide une agitation particulière, et le met, conséquemment, dans le cas d’ imprimer sur l’organe des traits également particuliers ; et qu’enfin, le fluide en question agit sur un organe tellement délicat, et d’une mollesse si considérable, et se trouve alors dans des interstices si étroits, dans des cavités si petites, qu’il peut imprimer sur leurs parois délicates, des traces plus ou moins profondes de chaque sorte de mouvement dont il peut être agité. » (J. B. Lamarck, Philosophie zoologique, ou Exposition des considérations relatives à l’histoire naturelle des animaux... 2 vols, Paris, Dentu, 1809, vol. 2, p. 377).

      21.  Lamarck renonce au dualisme et ramène la remémoration à la réactivation de la trace nerveuse de l’idée ensuite rapportée au « sentiment intérieur, c’est à dire à la conscience de l’individu », sorte de pression ou de force nerveuse interne capable de provoquer les mouvements de fluide. Le déterminisme physique de ces mouvements est affirmé comme nécessaire : « lorsque notre sentiment intérieur est suspendu ou troublé dans ses fonctions, il ne dirige plus les mouvemens qui peuvent encore agiter notre fluide nerveux ; en sorte qu’alors si quelque cause agite ce fluide dans notre organe intellectuel, ses mouvements rapportent au foyer sensitif, des idées désordonnées, bizarrement mélangées, sans liaison et sans suite ; de là, les songes, le délire, etc. » (Ibid. p. 434). Il reste cependant obscur : « le sentiment intérieur, ému par une cause quelconque, envoie notre fluide nerveux disponible sur ceux de ces traits imprimés que l’émotion qu’il a reçue, soit d’un besoin, soit d’un penchant, soit d’une idée qui éveille l’un ou l’autre, lui fait choisir ; et qu’il nous les rend aussitôt sensibles en rapportant au foyer sensitif les modifications de mouvement que ces traits ont fait acquérir au fluide nerveux […] On voit donc que partout les phénomènes dont il s’agit, résultent d’actes physiques qui dépendent de l’organisation, de son état, de celui des circonstances dans lesquelles se trouve l’individu, enfin, de la diversité des causes, pareillement physiques, qui produisent ces actes organiques. » (Ibid. pp. 433-434).

      22.  Darwin E., Zoonomie, Volume 2, p. 288.

      23.  Hering E., Über das Gedächtniss als eine allgemeine Function der organisirten Materie. Almanach der kaiserlicheten Akademie der Wissenshaften, Wien, 1870, 20, 253-278. Traduction anglaise : Memory as a universal function of organised matter. In S. Butler, Unconscious memory. London : Jonathan Cope, 1920.

      24.  Hering, in S. Butler p. 66.

      25.  Ibid, p. 67.

      26.  Idem

      27.  Ibid. p. 68.

      28.  Ibid. p 68 et 74.

      29.  Ibid. p. 69.

      30.  Ibid. p. 71 et 72-73.

      31.  Ibid. p. 75.

      32.  Ibid. p. 76.

      33.  Ibid. p. 77.

      34.  Ibid. p. 80-81.

      35.  Ibid. p. 83.

      36.  J-C Dupont, Modèles biologiques de la mémoire : éléments d’épistémologie et d’Histoire. In : M-C. Maurel, P-A. Miquel (eds) Nouveaux débats sur le vivant, Paris, Kimé, 2003, pp. 153-171.

      37.  Haeckel E., Les enigmes de l’univers, Paris, Schleicher, p.139.

      38.  Semon R., Die Mneme als erhaltendes Prinzip im Weschel des organischen Geschehens. Leipzig, Wilhelm Engelmann, 1904. Traduction anglaise de L. Simon, The Mneme. London, George Allen & Unwin, 1921 ; Die mnemischen Empfindungen. Leipzig, Wilhelm Engelmann, 1909. Traduction anglaise de B. Duffy, Mnemic psychology. London, George Allen & Unwin, 1923.

      39.  Semon, The Mneme, p. 96-98.

      40.  Ibid. p. 197.

      41.  Ibid. p. 76.

      42.  Ibid. p. 207.

      43.  Ibid. p. 190.

      44.  Weissmann A., Semon ‘Mneme’und die ‘Verrebung erworberer Eigenschaften’Archiv für Rassen-und Gesellschafts-Biologie, 1906, 3, 1-27.

      45.  La tentative de Semon vers une théorie générale de la mémoire organique ne restera pas isolée : outre celle de Francis Darwin, à qui Semon dédiera son deuxième ouvrage, on ne citera que celle d’Eugenio Rignano : Rignano E., Biological Memory. New York, Harcourt, Brace & Co, 1926. Sur ces questions, cf. Schacter D.L., Stranger Behind the Engram, et Otis L., Organic Memory, Op. cit.

      46.  Ribot T., Les maladies de la mémoire, Paris, Baillière 1881, p.11-17.

      47.  Hebb D. O., The organisation of behavior : a neuropsychological theory, New York, Wiley, 1949.

      48.  « Les hémisphères cérébraux semblent être le siège de la mémoire. » Ibid. p. 20.

      49.  James W., Principles of Psychology, 2 vols, New York, Dover Publication Inc, 1950. (1re édition 1890), vol 1, p. 655.

      50.  Ibid., p. 566-567.

      51.  Draaisma D., Metaphors of memory, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

      Dupont Jean-Claude
      Wormser Gérard masculin
      Neurosciences et mémoire
      Dupont Jean-Claude
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2004-09-10

      Comment la mémoire est-elle devenue objet de connaissance ? De la psychiatrie aux neurosciences cognitives, quelles ont été les stratégies expérimentales et cliniques visant à établir les bases de la mémoire ? Quelles conditions matérielles et conceptuelles exigeaient-elles ? Quel fondement épistémologique et quelle "philosophie de l’esprit" postulaient-elles ? Il s’agit de partir de quelques données de la clinique des amnésies et de l’expérimentation neurobiologique sur la mémoire, replacées dans leur contexte historique et philosophique, pour réfléchir sur la nature des procédés et concepts mobilisés, et aussi sur ce qu’ils nous apprennent vraiment et ce qu’ils n’apprennent pas encore.