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Actualité de l'animal-machine ?

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  • Mots-clés (3)
      • Mot-clésFR Éditeur 9 articles
        9 articles
        Mot-clésFR Éditeur 39 articles 2 dossiers,  
        39 articles 2 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
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      Texte

      Pourquoi évoquer aujourd’hui l’animal-machine ? Ne sommes nous pas convaincus que l’animal est un être sensible, qu’il a la capacité de ressentir et d’exprimer des émotions, qu’il a enfin un univers mental ? La théorie cartésienne de l’animal-machine n’a-t-elle pas perdu – et depuis longtemps – toute vertu heuristique et toute portée pratique ? Sans doute. Mais le développement des techno-sciences, depuis plus d’un demi-siècle, a conduit à une nouvelle réification de l’animal. Et cette nouvelle réduction de l’animal à des mécanismes, tout en ayant eu quelque valeur heuristique, a eu des développements pratiques considérables. Deux démarches articulées, dans l’objectif de « rationaliser » les pratiques d’élevage et d’augmenter les rendements des animaux domestiques ont ainsi contribué à cette nouvelle réification de l’animal.

      La machine thermodynamique et l’industrialisation de l’élevage

      La zootechnie moderne, celle qui s’est développée au milieu du 20e siècle, considère explicitement l’animal domestique comme « une machine vivante à aptitudes multiples » 1 . Certes, l’animal de la zootechnie n’est pas l’automate cartésien : c’est une machine thermodynamique dont on veut augmenter le rendement énergétique. Plus exactement, c’est une sorte d’engin cybernétique, doté de mécanismes d’autorégulation, qui synthétise des protéines animales à partir d’aliments végétaux. Dans leurs laboratoires, les zootechniciens ne vont donc pas se contenter de comptabiliser les flux d’énergie, ils vont démonter la machine, décrire les mécanismes physico-chimiques et les dispositifs de contrôle du métabolisme, de la croissance, de la production et de la reproduction. De la microbiologie du rumen à l’endocrinologie, en passant par la nutrition, la physiologie de la reproduction et l’embryologie, tout un éventail de disciplines biologiques a donc été mobilisé pour affiner l’adéquation entre les besoins physiologiques des animaux domestiques et les performances que l’on attendait d’eux. L’objectif fut de maximiser le rendement de toutes les fonctions (nutrition, croissance, production et reproduction) et de maîtriser le fonctionnement de machines animales de plus en plus productives.

      Compte tenu de leur état, de leur croissance, de leur production laitière, on a ainsi décomposé les besoins alimentaires journaliers des vaches en éléments de plus en plus simples. On ne s’est plus contenté de distinguer glucides, lipides, protides et minéraux : on a décliné les besoins en différents acides gras, en différents acides aminés et l’on a tenu compte de tous les oligo-éléments indispensables à l’animal. En décomposant les aliments disponibles en ces mêmes éléments, on a pu composer des rations « à la carte », variant en fonction des besoins de chaque animal et des prix des matières premières. Les rations énergétiques de vaches, dont on attendait une production laitière cinq à sept fois plus élevée qu’il y a cinquante ans, exigeaient un apport important de protéines et d’oligo-éléments. C’est pourquoi furent introduites des farines animales dans les rations. Elles le furent en quantités d’autant plus importantes qu’elles étaient des sous-produits des abattoirs bon marché. Mais c’est aussi ainsi que l’on a recyclé les prions. L’épizootie d’ESB ne tient certes pas au fait que l’on aurait transgressé un ordre naturel en rendant, comme il a été dit, les « vaches carnivores ». L’utilisation de farines obtenues à partir des sous-produits de l’abattage dans l’alimentation animale avait même pu paraître un bon exemple d’écologie industrielle assurant un recyclage productif des déchets. On avait simplement oublié que les vaches ont un cerveau. Ce qu’a révélé la crise de l’ESB, c’est que, si les vaches peuvent devenir folles ; c’est bien qu’elles ne sont pas réductibles à leur fonctionnement métabolique.

      La zootechnie moderne s’est traduite par une amélioration considérable des rendements des machines animales et une augmentation tout aussi impressionnante de la productivité du travail en élevage. S’ils sont plus ou moins avancés, selon les espèces, dans la voie d’une « industrialisation » traitant l’animal comme un « outil de production », les modèles de production qui se sont développés ces dernières décennies ont tous dissocié les animaux de leur environnement. De leur environnement social en premier lieu. Les élevages intensifs ne tiennent, en effet, aucun compte des formes de sociabilité et des hiérarchies qui existent dans les sociétés animales et se réalisaient dans les troupeaux d’élevage traditionnels. Lorsque les animaux sont élevés en lots homogènes du point de vue de leurs performances, ou à l’inverse isolés les uns des autres, ou bien encore mis en « batterie », lorsque les jeunes sont très tôt séparés de leur mère, ou lorsque leurs mouvements sont constamment entravés, ces relations sociales sont appauvries… comme sont évacuées les interactions entre l’éleveur et ses animaux domestiques : ces échanges d’affect, d’informations et de services deviennent de plus en plus difficiles dans des élevages de plusieurs centaines de bêtes.

      En second lieu, l’élevage intensif, en voie d’industrialisation, est isolé de son contexte naturel. Il dépend de moins en moins des ressources fourragères de l’exploitation : veaux, porcs et volailles sont fréquemment produits « hors-sol » (l’expression est symptomatique). La machine animale ne batifole plus dans les prés ou les cours de ferme : on l’enferme dans des « ateliers de production » essentiellement conçus pour mécaniser le travail de l’éleveur et pour diminuer au maximum la superficie disponible par animal. Conjointement, cette dissociation pose le problème des effluents de l’élevage, de tout ce qui est remis en circulation dans l’environnement naturel et qui échappe à la maîtrise des éleveurs comme aux capacités d’absorption et de recyclage du milieu. Aussi, la concentration des activités productives à caractère industriel dans quelques régions qui bénéficient d’une rente de situation (proximité des ports, présence d’industries d’aliments du bétail et forte capacité des abattoirs), conduit-elle à une accumulation de nuisances : odeurs dont se plaint le voisinage (surtout pour les porcheries), pollution des nappes phréatiques et des rivières (nitrates, phosphates, pesticides), pollution des sols (métaux lourds).

      La zootechnie moderne peut donc se targuer d’avoir rendu le service que les pouvoirs publics attendaient d’elle. En dépit d’une augmentation importante de leur consommation, les pays européens (et tout particulièrement la France) sont parvenus à l’autosuffisance (et même à se placer parmi les pays exportateurs pour divers produits animaux). Conjointement, l’évolution des prix a permis de diminuer la part de l’alimentation dans le budget des ménages, ce qui a ouvert des débouchés croissants aux produits manufacturés et aux services. Mais il faut aussi reconnaître que le progrès des techniques d’élevage a eu des effets non voulus (non intentionnels). Il s’est réalisé au détriment de conditions de vie qui s’avèrent de plus en plus contraignantes pour les animaux, de conditions de travail tout aussi contraignantes pour les éleveurs (ou les salariés agricoles) et de la qualité de vie du voisinage (odeurs, pollutions) 2 .

      De la génétique aux neurosciences, une seconde vague de réification de l’animal domestique

      La découverte de la structure de l’ADN a permis de traiter les processus cellulaires de la synthèse des protéines comme des mécanismes de transfert d’information. Or, cette découverte fut contemporaine du développement de l’informatique. Cette conjonction a fortement influencé l’interprétation que firent les biologistes du rôle des gènes dans le fonctionnement cellulaire. Ernst Mayr proclamait ainsi, dès 1961, qu’un « programme génétique est inscrit dans la séquence nucléotidique des ADN et que ce programme fournit une explication mécanique au développement orienté des organismes » 3 . Cette métaphore du « programme » génétique a conduit les biologistes à postuler que « tout est dans le gène ». C’est donc dans le génome, celui que les généticiens décryptent et manipulent (à grand renfort de moyens publics, privés ou charitables), que résiderait le secret de la vie, comme l’identité des organismes. Le programme de la génétique est alors tracé : il faut et il suffit de déchiffrer le code, pour comprendre les mécanismes fondamentaux du vivant et pour les maîtriser.

      Les fantasmes prométhéens issus de cette métaphore du « programme » génétique, ont alors transformé des techniques de laboratoires, conçues pour analyser la « machinerie » cellulaire, en un génie génétique, dont l’ambition est de modifier, d’enrichir, de dupliquer le « programme » de n’importe quel génome. Jusqu’alors, les zootechniciens s’étaient contentés d’utiliser les lois de l’hérédité pour rationaliser des pratiques de sélection ancestrales. Ils avaient de la sorte sélectionné des animaux adaptés aux objectifs de production et aux contraintes que l’élevage leur imposait. Grâce aux biotechnologies, ils peuvent désormais embrasser l’ambition de modifier le programme de leurs machines animales. On parle ainsi de « fabriquer » des animaux « programmés » pour développer des caractéristiques intéressantes – soit pour la recherche médicale (souris transgéniques développant certains cancers, ou la maladie d’Alzheimer) ; soit pour l’élevage (« enviro-pigs » qui fixent plus de phosphate et de ce fait polluent moins que les porcs normaux) ; soit pour la production de médicaments ou d’alicaments. On brosse même parfois l’espoir de cloner ces animaux génétiquement modifiés (ou des spécimens particulièrement productifs) et de faire l’élevage de ces « duplicata ».

      Mais il y a loin du programme techno-scientifique aux réalisations, de l’anticipation d’une science déjà faite (et traduite en innovations), à la réalité de la recherche telle qu’elle se fait. Une brève enquête dans les laboratoires suffit pour se convaincre que les « constructions génétiques » de la transgénèse sont des bricolages mal maîtrisés, dont on ignore largement les conséquences sur la biologie et le comportement des animaux 4 . La focalisation sur quelques réussites spectaculaires ne doit pas faire oublier la masse des échecs. Même remarque en ce qui concerne le clonage : combien d’essais inaboutis, combien d’avortements, combien de veaux ou d’agneaux nés non viables pour quelques résultats conformes aux espérances (dont on ne sait pas encore pourquoi ils le sont). Si ces manipulations génétiques relèvent du bricolage, s’il y a tant de casse et tant d’incertitude sur le fonctionnement des animaux génétiquement modifiés et/ou clonés, c’est sans doute parce que les animaux ne sont pas réductibles à un « programme génétique ». C’est peut-être aussi, comme l’a proposé Henri Atlan, qu’il faut abandonner la métaphore du « programme génétique » et ne voir dans l’ADN nucléaire que des « données mémorisées » 5 . En dépit des efforts des biotechnologies, les animaux résistent à être assimilés à des « fabrications » pré-programmées. De fait les animaux transgéniques, tout autant que les clones, ne sont pas des artéfacts, mais d’authentiques animaux, des êtres sensibles dotés d’états mentaux. Ils se comportent comme leurs congénères ; comme eux, ils sont bien portants ou malades, ils souffrent, ils ont des pulsions, et à la fin (souvent plus tôt) ils meurent.

      La réification (certes incomplète) de l’animal par la zootechnie et les biotechnologies, a été étroitement liée aux espoirs de compétitivité économique et de création de nouveaux marchés. Jusqu’à ce jour, les neurosciences et les sciences cognitives n’ont pas été aussi étroitement associées à des visées d’innovation technologique concernant l’élevage des animaux domestiques. On pourrait cependant avancer qu’elles constituent l’ultime vague de mécanisation de l’animal, puisqu’elles se préoccupent de ce qui fut longtemps le point aveugle de la zootechnie et des biotechnologies : son comportement et son univers mental. L’animal n’est-il pas en première ligne du programme de naturalisation de l’esprit ? L’étude des réseaux de neurones, l’analogie entre le fonctionnement du cerveau et celui de l’ordinateur, n’invitent-elles pas à appréhender le comportement des animaux comme le traitement, plus ou moins complexe, d’informations stockées dans leurs structures neuronales et de celles qui leur parviennent de leur environnement par le truchement de leurs organes sensoriels ?

      Des sciences zootechniques à la génétique moléculaire, de la génétique aux biotechnologies, des biotechnologies aux neurosciences et aux sciences cognitives, l’assimilation de l’animal à une machine est bien à l’ordre du jour ; d’une époque à l’autre, d’un ensemble de disciplines aux suivantes, la machine s’est simplement sophistiquée.

      Le problème éthique : de Descartes aux sciences cognitives

      Les succès des programmes de mécanisation du vivant, et, tout particulièrement, du vivant animal sont incontestables – façon de dire que le modèle explicatif du mécanisme peut devenir fécond lorsque l’on prend pour référence des machines perfectionnées. Mais on peut objecter que l’animal – pas plus que l’homme – n’est une machine. Assimiler l’animal à une machine, n’est-ce pas faire fi de cette qualité, commune aux hommes et aux animaux (et qui précède chez les premiers ce qui les distinguent des seconds – la parole, la raison, la faculté de symbolisation) d’être des êtres sensibles ? Considérer l’animal comme une machine ne revient-il pas nécessairement à lui retirer la considération morale qui, dans la tradition philosophique, l’a fait entrer dans le champ des préoccupations éthiques ? L’animal-machine, peut-on rétorquer, n’est qu’une hypothèse méthodologique, pas une affirmation ontologique. Sans doute, mais quand le modèle explicatif est traduit en modèle productif (comme c’est le cas de la zootechnie et de « l’amélioration génétique » des animaux), les animaux sont traités comme s’il s’agissait de machines, ce qui est de l’ontologie pratique. De même, pour étudier, selon l’hypothèse méthodologique, le fonctionnement de l’animal machine, faut-il le traiter en outil de laboratoire. La mécanisation de l’animal, en impliquant, dans l’expérimentation animale comme dans ses applications techniques, un déni de l’être sensible, paraît ainsi faire obstacle à un souci éthique de l’animal. Un souci qui se manifeste depuis de nombreuses années, tant dans la prise en considération (y compris réglementaire) du bien-être des animaux d’élevage, que dans les problèmes éthiques posés par l’expérimentation animale. Dans les deux cas, ces questions ne mobilisent pas uniquement des associations spécialisées dans la défense des droits des animaux : elles ne sont pas indifférentes aux éleveurs 6 et elles provoquent aussi de vifs débats au sein même des laboratoires scientifiques 7 .

      Un chercheur de l’INSERM nous disait il y a peu qu’il venait de se rendre compte qu’il avait jusqu’alors traité différemment les souris de laboratoires traditionnelles et les souris transgéniques : il ne voyait dans celles-ci que des artefacts, et il les traitait comme tels, sans considération, ni remords... Que la mécanisation du vivant soit le principal obstacle à un souci moral de l’animal mérite néanmoins un examen plus approfondi. Cette appréciation ne tient-elle pas au fait que nous nous référons spontanément au modèle cartésien, alors qu’il y a une différence importante entre ce modèle et le modèle actuel de l’animal-machine ?

      Pour Descartes, et les cartésiens, affirmer l’hypothèse de l’animal-machine revenait à nier la sensibilité animale, à nier que l’animal puisse éprouver du plaisir ou de la peine. Malebranche, ainsi, battait son chien et affirmait que les cris de l’animal n’étaient que l’effet mécanique des coups portés sur la « machine » (ce qui fait remarquer à Merleau-Ponty, qui rapporte l’histoire, que Malebranche n’aurait pas pris un tel plaisir à ce spectacle, s’il n’avait été, de fait, persuadé que l’animal souffrait). Aussi la critique de l’animal-machine est-elle inséparable de l’affirmation qu’il existe une sensibilité animale, ce que l’on voit chez les empiristes, ou les théoriciens de la sensation, comme Condillac. Il revient à Bentham d’avoir tiré les conséquences éthiques de cette reconnaissance de la sensibilité animale. C’est en 1789, dans un passage célèbre, qu’il affirme que la considération morale doit s’étendre à tous les êtres sensibles : « La question n’est pas peuvent-ils raisonner ? Ni peuvent-ils parler ? Mais bien peuvent-ils souffrir ? » 8 Il y a, à ce moment, opposition directe entre l’hypothèse de l’animal-machine et la prise en considération éthique de l’animal.

      Aujourd’hui la situation est bien différente. Les programmes actuels de mécanisation du vivant – et tout particulièrement les programmes cognitivistes – rejettent le dualisme cartésien : ils peuvent prendre en compte la sensibilité animale, fournir des éléments d’analyse et de mesure du bien-être (ou de la souffrance), plus fiables que les impressions populaires, ou plus précis que les seules observations comportementales. Souci moral et hypothèse de l’animal-machine ne sont plus nécessairement exclusifs l’un de l’autre. On peut condamner la mécanisation de l’animal au nom des souffrances que ses applications techniques (et ses implications expérimentales en laboratoire) infligent aux animaux ainsi traités, et opposer à ces traitements la nécessité de prendre en compte l’être sensible. Mais, en même temps, les programmes cognitivistes peuvent permettre d’évaluer, au delà même du bien-être, les capacités cognitives des animaux et inviter de la sorte à respecter leur univers mental. La mécanisation de l’animal pourrait-elle ainsi venir au secours de l’éthique animale ?

      Les recherches sur le « bien-être animal »

      C’est dans le contexte d’une critique éthique des formes industrielles de l’élevage contemporain qu’une communauté scientifique s’est structurée sous la rubrique de l’Animal Welfare. Bien mieux établie dans les pays d’Europe du nord qu’elle ne l’est en France, cette communauté scientifique associe des éthologistes, des spécialistes de l’univers émotionnel et des aptitudes cognitives des animaux, des neurophysiologistes, mais aussi des philosophes, des théologiens et des spécialistes d’éthique animale. C’est elle qui a traduit les contestations des défenseurs de la cause animale et le malaise social ressenti à l’égard du traitement des animaux dans les élevages industriels, en terme de « bien-être » (au prix d’une certaine confusion entre animal welfareet animal well-being). Par ses travaux, elle est parvenue à faire valoir son expertise, tant pour évaluer la réaction des animaux aux contraintes qui leur sont imposées dans l’élevage que pour contribuer à définir des normes de production censées préserver leur « bien-être ».

      La mise en cause des modèles technico-économiques qu’elles avaient promus a incité les filières agroalimentaires à se doter de moyens de contre-expertise : elles disposent, pour ce faire, d’Instituts techniques et de relations privilégiées et anciennes avec des organismes de recherche et d’enseignement supérieur agronomique. De même que l’enjeu, pour la majeure partie des recherches relatives à l ’Animal Welfare, est de réformer les conditions de vie des animaux dans les élevages intensifs, de même la profession entend-elle s’appuyer sur ses propres expertises pour limiter le coût économique des normes édictées en faveur « bien-être ».

      Les instituts techniques et les chercheurs liés aux organisations interprofessionnelles de la viande ou du lait adoptent volontiers une définition minimaliste, selon laquelle le « bien-être » se réduit à l’absence de blessure, de maladie, de douleur manifeste.. On ne cherche donc pas à évaluer le « bien-être », mais son inverse : l’objectif est de savoir si une contrainte particulière imposée aux animaux se traduit (ou non) par une augmentation de la mortalité, de la morbidité, ou des traumatismes. En l’absence de tels signes de « souffrance », on considère que le « bien-être » des animaux est respecté 9 .

      Plus fréquente dans les instituts de recherche, une seconde conception définit certes le « bien-être » comme l’absence de souffrance, mais elle considère que, si l’animal souffre, ce n’est pas lorsqu’il doit s’adapter à une contrainte, mais quand il ne parvient pas à mobiliser ses ressources physiologiques ou mentales pour faire face aux contraintes qui lui sont imposées. Selon Robert Dantzer 10 , la majorité des chercheurs se sont engagés ainsi dans la recherche d’indicateurs biologiques ou comportementaux du « stress » associé aux difficultés d’adaptation des animaux. Il remarque ainsi que, par construction, ces travaux visent certes à protéger l’animal de la souffrance, mais sans remettre en cause le modèle de production contraignant auquel il est soumis.

      Certains chercheurs adoptent une définition positive du « bien-être » : c’est, selon eux l’état dans lequel se trouve un animal quand il peut « exprimer les comportements naturels de son espèce » ; ou bien quand il réalise ses aspirations. Dans la mesure où elle prend en compte la subjectivité de l’animal, cette définition est souvent adoptée par des spécialistes de neurosciences ou par des éthologistes. Mais elle a aussi conduit certains chercheurs à inventer des dispositifs expérimentaux censés révéler les préférences des animaux. C’est ainsi que l’on a tenté d’évaluer le « prix » (en terme de dépense énergétique) que consentent à payer les canards pour avoir accès à une mare.

      Les résultats de ces travaux sur le « bien-être animal » sont intégrés dans le jeu des lobbies (filières de production animales opposées aux associations de protection des animaux – en particulier la RSPCA 11 ) et dans les expertises contradictoires qui visent à définir des normes de production conformes au « bien-être » des animaux. À l’issue de complexes tractations, des directives européennes invitent ainsi les éleveurs à se mettre « aux normes », ce qui revient souvent à augmenter la superficie disponible par animal ou à modifier les conditions de logement et de détention. C’est par ce processus social de mobilisation de la recherche scientifique pour répondre au malaise social concernant le sort des animaux domestiques, que l’être sensible, celui au nom duquel on refuse que l’animal soit traité comme un objet, est intégré dans la production industrielle : quelques normes (pas toujours pertinentes d’ailleurs) concernant « le bien-être » viennent s’ajouter aux normes sanitaires et aux normes environnementales édictées par l’Union européenne. Il convient de voir dans ces normes européennes le résultat d’une négociation entre des acteurs dont les intérêts divergent : intérêts des producteurs et intérêts des animaux (défendus par leurs porte-parole, scientifiques spécialisés dans l’étude du « bien-être animal » et/ou associations de protection des animaux de ferme), sans oublier les contraintes juridiques qui imposent à toute nouvelle réglementation de s’inscrire dans un ensemble préexistant de normes (sanitaires, commerciales, etc.). Cette réponse ne peut, de par le compromis dont elle est issue, satisfaire aucune des parties : les avancées sont toujours jugées trop importantes et contraignantes du point de vue des producteurs, toujours trop timides et d’application trop différée, par les défenseurs de la cause animale 12 .

      Les recherches sur le bien-être sont, en fait, inséparables de l’élevage industriel. Conçues autant pour limiter la souffrance des animaux qu’en vertu d’une certaine idée de « l’acceptabilité sociale » des formes d’élevage industriel, elles en sont le complément indispensable. On peut voir, de ce point de vue, comment les directives de Bruxelles sur le bien-être animal, adaptées aux élevages en batterie, mettent en péril des formes plus traditionnelles d’élevage. Cela peut venir de ce qu’elles formulent des exigences non respectées dans l’élevage traditionnel : ainsi l’élevage du « veau blanc » limousin, délibérément anémié par le maintien dans l’obscurité, nourri de lait et de blanc d’œuf, est-il condamné par les directives bruxelloises.

      Or, il se trouve que certains spécialistes de neurosciences adoptent une position critique vis-à-vis de l’ensemble des recherches effectuées sur le « bien-être animal ». Ils considèrent qu’il est impossible d’évaluer la souffrance (et moins encore le « bien-être ») par de simples indicateurs biologiques ou comportementaux. Au préalable il conviendrait, selon eux, de développer des investigations sur l’univers mental des différentes espèces concernées.

      « Le bien-être animal n’existerait pas en tant qu’objet de recherche, si les animaux d’élevage n’étaient pas censés avoir des émotions, au sens de l’expérience subjective associée à ces émotions. Si l’on veut juger du bien-être sur des critères raisonnés, on ne peut faire autrement que de se demander quelle capacité ont les différentes espèces à ressentir des émotions. » 13

      C’est ici que le programme de naturalisation de l’esprit pourrait s’appliquer et dégager une explication mécanique de la subjectivité de certains animaux. On peut, par exemple, songer à la tentative de Joëlle Proust 14 . Craignant d’être accusée d’anthropomorphisme, Joëlle Proust s’est imposée une « mesure d’austérité ». Son projet a donc été de savoir si l’on pouvait trouver dans le règne animal non-humain « les conditions minimales » 15 pour que l’on puisse parler d’activité mentale, de représentation, d’intentionnalité. À l’issue d’une prudente et longue enquête, elle est en mesure de répondre par l’affirmative. Plus encore, certaines espèces étant parfaitement capables de « dissocier (leurs) états représentatifs des situations que ces états représentent » possèdent ainsi une relative maîtrise de l’objectivité 16 . Si certains animaux sont capables de concevoir un monde objectif, de planifier leurs actions ou de régler leurs comportements sur les propriétés qu’ils attribuent à cet état du monde objectif, alors on peut en déduire qu’ils ont un point de vue subjectif sur le monde ; un point de vue que l’on doit pouvoir appréhender expérimentalement.

      Les recherches cognitivistes concernant l’animal tendent ainsi à rejoindre les thèses de Jacob von Uexkhüll, pour qui l’animal « a un monde », un monde d’objets signifiants pour lui et pour lui seul 17 . Bien qu’il tende à une mécanisation de l’esprit (animal et humain) le programme cognitiviste pourrait ainsi apporter de l’eau au moulin d’éthiques animales au delà de la simple prise en considération de la souffrance et du « bien-être » ; cette reconnaissance de la sensibilité s’accommodant, comme on l’a vu, des formes industrielles de l’élevage. Serait-ce à dire que ce qui se présente comme l’ultime entreprise de mécanisation de l’animal – celle de son esprit – pourrait donner des arguments pour combattre la réification de l’animal dont la techno-science moderne est responsable ?

      Critiques de l’éthique du bien-être : critique de l’animal-machine

      On peut en douter tant est étroit l’accord entre les formes actuelles de mécanisation de l’animal et les approches (cognitivistes ou non) de la question du bien-être animal. Les programmes de bien-être animal ne sont pas tant une limite apportée à l’élevage industriel qu’un élément nécessaire de cet élevage.

      Cela tient à l’hypothèse commune à l’élevage industriel et à l’éthique du bien-être : la supposition de l’animal-machine. La critique des éthiques du bien-être est donc en même temps une critique de l’animal-machine. La critique éthique du sort fait aux animaux mécanisés ou réifiés de l’élevage moderne passe ainsi par une critique épistémologique de l’hypothèse de l’animal-machine. C’est ce qui ressort des deux principaux arguments qui ont été opposés à l’éthique du bien-être : celui de l’intégrité et celui de la sociabilité.

      Intégrité

      L’éthique du bien-être ne satisfait pas tous les défenseurs de l’éthique animale. Peter Sandoe, spécialiste danois d’éthique animale, fait ainsi valoir un certain nombre de cas qui nous choquent intuitivement, et auxquels, cependant, l’éthique du bien-être n’a rien à objecter. Ainsi des poules aveuglées : lorsque l’on augmente la concentration des animaux dans un poulailler industriel, il vient un moment où les animaux s’attaquent les uns aux autres à coups de bec. S’ils sont aveugles, ils restent tranquilles. Ainsi du « blue cattle » (dit aussi « blanc-bleu belge ») : des bovins que l’on a modifiés par sélection jusqu’à ce qu’ils aient des parties arrière si énormes que, non seulement ils ne peuvent plus naître que par césarienne (ce qui était déjà le cas pour les "culards" charolais), mais que tout leur équilibre corporel en est modifié. Ils apparaissent plus que difformes, monstrueux. Or, du point de vue de l’éthique du bien-être (au moins au premier sens, minimaliste, mentionné ci-dessus), il n’y a rien à objecter ; on peut même dire que les poules aveugles ne se font pas de mal les unes aux autres, ou que la naissance par césarienne apporte du bien-être puisque l’on y a recours en obstétrique humaine pour le confort de la mère. Pourtant, le sens commun s’indigne de ces monstruosités. C’est pour donner sens à cette intuition morale, que Peter Sandoe invoque « l’intégrité » 18 .

      Selon un manuel européen de bioéthique, « l’intégrité peut se dire de toute chose – entité ou système – qui a sa propre cohérence » 19 . Cela peut s’appliquer à des écosystèmes, ou à un système artificiel, comme une machine. Mais l’intégrité n’est un principe moral que lorsqu’il s’agit de l’intégrité d’un être vivant, qui a une valeur intrinsèque. On parlera alors de l’intégrité comme de « la valeur intrinsèque d’une espèce animale ou végétale, qui a existé dans la nature depuis longtemps et qui tire ainsi sa cohérence de son histoire évolutive » 20 . À l’idée de valeur intrinsèque (celle d’une entité qui vaut par elle-même, qui est à elle-même sa propre fin, et non le moyen d’une autre fin) 21 , l’intégrité apporte l’idée d’une unité qui doit être saisie, de façon dynamique, sur une longue durée qui est aussi bien celle de l’individu que celle de l’espèce. L’intégrité est ainsi le moment où bio-logie et bio-graphie se rejoignent dans « l’histoire d’une vie » (life-story). On prend l’histoire dans son sens actuel – celui d’une unité signifiante, orientée dans le temps ; ce qui vaut pour les histoires individuelles – mais aussi dans son sens plus ancien de description que le mot revêt par exemple dans l’expression « histoire naturelle ». Ces deux sens ont convergé, au niveau de l’histoire des espèces, des variétés et des écotypes, grâce à la théorie darwinienne de l’évolution.

      Pour que la vie d’un individu soit saisie comme une unité cohérente, il faut que cet individu ait conscience de ses états représentatifs et de ses désirs mais aussi qu’il ne vive pas uniquement dans l’instant. L’individu dont on peut dire qu’il a une histoire de vie (ou qu’il est le sujet d’une vie, pour reprendre l’expression de Tom Regan 22 a une mémoire du passé – il est donc capable d’apprentissage – et un horizon d’attente qui oriente ses actions. Cette permanence, cette identité qui se maintient au cours d’une vie enrichie d’expériences, suppose, de toute évidence, des capacités cognitives qui sont celles des hommes. C’est la raison pour laquelle l’intégrité peut être un principe important en éthique médicale. Il implique l’idée selon laquelle un traitement approprié ne consiste pas seulement à soigner des parties détachées d’un individu, à un moment donné de son existence, mais qu’il doit s’insérer dans un ensemble et dans la cohérence d’une vie entière. Tous les êtres vivants n’ont pas une telle histoire de vie, mais il n’est pas exclu, comme l’indiquent des recherches en éthologie cognitive, que certains animaux disposent approximativement des capacités nécessaires à être les sujets d’une vie. On songe bien sûr à certains mammifères supérieurs – primates, éléphants, cétacés – mais aussi aux animaux de compagnie fortement anthropisés. Pour de tels animaux (des recherches sur les aptitudes cognitives des différentes espèces permettraient utilement de préciser lesquels) le principe d’intégrité est donc aussi susceptible d’être appliqué pour chaque animal tant en médecine vétérinaire qu’en expérimentation animale.

      Pour tous les autres animaux, la cohérence est celle d’une histoire évolutive et non d’une histoire individuelle. Le concept d’intégrité s’applique donc aux lignées, aux variétés, aux espèces. Il peut néanmoins servir de critère auquel se rapporter pour évaluer telle ou telle intervention sur une espèce animale. Cela permet de trouver des arguments pour s’opposer à ce que l’on aveugle des poules ou que l’on sélectionne du bétail comme les culards charolais ou le « blue cattle ». Des poules aveugles, des bovins qui ne peuvent naître sans césarienne, ne sauraient survivre en dehors des conditions d’élevage que l’on a programmées pour eux. Non seulement on leur a imposé une vie qui n’est pas celle que l’histoire évolutive a sélectionné chez toutes les autres variétés de leur espèce, mais ces animaux ne peuvent plus s’intégrer dans une vie évolutive. Ils n’ont d’autre histoire que celle dans laquelle on les a inscrits de force, et qui leur est étrangère : « l’histoire de vie » de ces animaux est donc hétéronome. Faite d’un ensemble de décisions économiques et techniques (baisse des coûts, augmentation de la productivité…), elle a produit des animaux qui ne sauraient avoir la moindre postérité en dehors des soins particuliers qui leur sont octroyés.

      Le principe d’intégrité ne s’oppose pas à toutes les éthiques du bien-être. Il peut même donner sens et consistance à la conception qui définit le « bien-être » de l’animal comme la possibilité d’exprimer les « comportements naturels » de son espèce. Encore faut-il définir le « comportement naturel d’une espèce », ce qui peut exposer au finalisme, quand on affirme, par exemple, que les vaches n’étaient pas faites pour être carnivores, puisqu’elles ont été faites pour être herbivores… La théorie darwinienne de l’évolution se passe de ce finalisme, mais elle permet de reconstituer une histoire évolutive et d’évaluer, à partir de là, les modifications introduites. Le fait que la vache soit herbivore est le fruit de son histoire évolutive, que l’élevage n’a pas contrarié. Si l’on en est venu aux farines animales, c’est suite à une mécanisation de l’élevage, soit le contraire d’une histoire de vie évolutive. Le recyclage des carcasses en farines animales, qui a aussi entraîné celui des prions, est une conséquence involontaire d’une série de décisions économiques et techniques bien antérieures à l’introduction de farines animales dans l’alimentation. Comme beaucoup d’accidents techniques, l’épidémie d’ESB pose le problème de la maîtrise que nous avons des processus techniques. On peut penser que cela passe par une meilleure maîtrise des différents moments de ces processus, en maintenant par exemple des températures élevées de production des farines animales. On peut penser aussi que ces contrôles de détail seront d’autant plus faciles à faire que l’on aura la possibilité de penser le contexte dans lequel ce processus intervient. Penser le contexte, c’est ne pas oublier que les vaches sont des herbivores et non des machines à ingurgiter des rations de plus en plus énergétiques et protidiques pour produire de plus en plus de matière première destinée aux industries laitières.

      Le concept d’intégrité fournit un contexte possible d’appréciation des « comportements naturels de l’espèce » : celui de la globalité d’une histoire évolutive. En ce sens, l’hypothèse de l’animal-machine et les chaînes de décisions économiques et techniques qu’elle autorise ont le tort d’ignorer le contexte, donc la complexité de la situation dans laquelle ces décisions prennent effet. Mécaniser l’animal, c’est faire fi de son histoire évolutive et des comportements que celle-ci a sélectionnés.

      Sociabilité

      Ignorer le contexte, ce n’est pas seulement négliger la globalité (au niveau des individus ou de l’espèce) des « histoires de vie », c’est également ignorer les réseaux de sociabilité dans lesquelles ces vies s’insèrent. Dans l’élevage mécanisé, où il est traité comme une unité numérique ou regroupé en lots homogènes, l’animal est coupé de son environnement social, des relations avec ses congénères, mais de l’éleveur. Cela conduit, non seulement à entraver les comportements sociaux « naturels » de l’espèce (relations des mères et de leurs petits, relations hiérarchiques du troupeau), mais aussi à faire disparaître les relations traditionnelles entre les hommes et leurs animaux domestiques ; celles qui avaient rendu possible la domestication.

      Les espèces domestiquées ont presque toutes été des espèces sociables, avec ce que cela implique de hiérarchisation et de dominance à l’intérieur des groupes sociaux animaux. La domestication ne fut d’ailleurs possible que parce que les hommes surent utiliser à leur profit les rapports de sociabilité existant dans certaines espèces animales : « nous avons tiré nos espèces domestiques de la série des espèces sociales présentant des hiérarchies de dominance. L’une des astuces fondamentales sur lesquelles repose la domestication (....) consiste, en effet, à reconnaître les signaux qui, chez une espèce donnée, accompagnent le statut de dominant, et à les reprendre pour notre propre compte » 23 . La domestication implique donc que ces animaux ne sont plus seulement en relation entre eux (et avec leur milieu), mais qu’ils aient une relation (dont dépend leur comportement) avec les hommes qui les élèvent.

      La domestication est ainsi le résultat d’un processus de socialisation impliquant les hommes et les animaux qui vivaient autour d’eux (commensaux domestiqués). Les sociétés humaines ont toujours inclus des animaux, ont toujours été, selon l’expression de Mary Migdley, des « communautés mixtes » 24 . La domestication n’a pu réussir que parce que les hommes n’ont pas traité les animaux comme des machines (en leur imposant un rapport de force, sans communication), comme des objets extérieurs et manipulables. Ils ont eu avec eux des échanges, et la domestication n’a pu se faire sans bénéfices réciproques. De tels échanges de services, d’informations et d’affects, sont porteurs d’obligations. C’est ce que nous avons désigné par l’expression de « contrat domestique » 25  : les rapports à l’intérieur de ces « communautés mixtes » qu’ont toujours été les communautés humaines ne sont pas des rapports naturels – ils ne sont pas inscrits dans un ordre naturel préexistant – mais résultent d’une histoire ; comme si, par une sorte d’apprentissage mutuel, un accord s’était établi entre les animaux et les éleveurs ; comme si « l’histoire de vie » des animaux domestiqués était tissée de sortes de consentements volontaires, réitérés d’une génération à la suivante, à la forme de société mixte ainsi créée. Ces rapports sont réciproques – les obligations ne sont pas à sens unique – mais ils sont inégalitaires ; gravement inégalitaires même puisqu’ils incluent la possibilité de mise à mort des animaux. Dans une telle conception du contrat, il s’agit moins de définir des obligations individuelles que de connaître la communauté ainsi composée pour comprendre le type d’obligations qu’implique l’appartenance à cette communauté.

      L’élevage industriel représente, sans aucun doute, une rupture du contrat. Cette rupture est unilatérale. C’est pourquoi elle est moralement problématique. Ainsi envisagé, le souci du bien-être animal marque moins une extension du souci éthique (là où auparavant, aucune considération morale ne serait intervenue), qu’il n’entérine la disparition des rapports réciproques entre les éleveurs et les animaux ainsi que la négation de la sociabilité animale. Les normes de bien-être ne prennent généralement pas en considération les interactions sociales entre animaux ; voire les limitent dès lors que ces interactions impliquent des affrontements susceptibles de blesser les individus. On peut aussi considérer que la définition de normes de bien-être, avec ce que cela suppose de mesures « objectives », s’est substitué aux rapports individualisés et personnalisés (l’animal et l’homme interréagissant suivant leurs « personnalités » propres) que les éleveurs avaient avec leurs animaux. Mais une norme, jamais, ne pourra remplacer des échanges de services et d’affects.

      En détruisant de la sorte la sociabilité animale et le « lien social » entre éleveur et animaux, l’hypothèse (et la pratique) de l’animal-machine en viennent à nier l’une des idées centrales de la conception de la « communauté mixte », ou du contrat domestique, qui est celle de la communication entre espèces. Communication non langagière, sans doute, mais communication quand même, sur base d’échanges de signaux, mais aussi, et surtout, d’affects. Les hommes sont assez doués pour cette communication entre espèces, et en ont tiré un savoir éthologique (plus pratique que théorique), que la zootechnie contemporaine, en adoptant le postulat de l’animal-machine, a oblitéré 26 .

      L’hypothèse de l’animal-machine, et l’éthique du « bien-être » qui lui est liée, en viennent ainsi à nier aussi bien le principe d’intégrité que les rapports de sociabilité que les animaux domestiques entretiennent entre eux et avec nous. Critiquer l’animal-machine, c’est ainsi faire appel à une autre éthique que celle du « bien-être ». Qu’il s’agisse d’appliquer le principe d’intégrité, ou de prendre en considération les obligations du contrat domestique, cela fait appel à un certain nombre de connaissances biologiques, zootechniques ou éthologiques. Mais il ne nous semble pas que le programme cognitiviste puisse être d’un grand secours en la matière, car ses présupposés sont ceux d’un individualisme réductionniste incompatible aussi bien avec ceux – holistes – du principe d’intégrité, qu’avec l’éthologie impliquée par le contrat domestique qui supposent des animaux éthiques, c’est-à-dire sociaux, et même capables de culture – ou d’acculturation.

      Ces présupposés sont-ils compatibles avec une vision scientifique des choses ? Opposer à l’animal-machine le principe d’intégrité aussi bien que la sociabilité, c’est s’appuyer sur une certaine idée du vivant, dont sont tirées des considérations éthiques. À une vision analytique et individualisante est opposé à la fois l’unité globale d’une vie, sa complexité, et l’étrange proximité dans laquelle nous nous trouvons avec l’animal et qui nous permet de communiquer avec lui. Ces idées renouent avec une vision commune, non savante, du vivant. C’est pourquoi, en les invoquant, on se retrouve en accord avec les intuitions éthiques qui poussent à condamner, pour des raisons morales, la réduction de l’animal à une machine. Ces idées communes sont-elles pour autant des idées anti-scientifiques, ou même irrationnelles ? Ce serait le cas si le réductionnisme était le seul paradigme scientifique possible. Mais le développement des sciences modernes du vivant a donné également des alternatives possibles au réductionnisme. Ces dernières permettent d’appréhender scientifiquement la complexité du rapport entre l’homme et l’animal, fait d’une étrange proximité, et les « totalités intégratives » qui nous relient.


      1. Voir, sur cette question, E. Landais et J. Bonemaire : « La zootechnie, art ou science ? » in Le Courrier de l’Environnement de l’INRA, n° 27, 1996.

      2. Référence à consulter sur les transformations de l’élevage dans la France de la seconde moitié du 20e siècle : Bertrand Vissac, Les vaches de la république – Saisons et raisons d’un chercheur citoyen , Éditions de l’INRA, 2002.

      3. Ernst Mayr, « Cause and effect in biology », in Science n°134, 1961.

      4. Voir sur ce sujet : C.Larrère et R. Larrère, « Les OGM entre hostilité de principe et principe de précaution », in Cités n°4, 2000, pp. 34-58 ; R. Larrère, « Faut-il avoir peur du génie génétique ? » in Cahiers Philosophiques de Strasbourg, Tome 10, Automne 2000, pp. 11-48.

      5. Henri Atlan, La fin du tout génétique ? Vers de nouveaux paradigmes en biologie, Éditions de l’INRA, collection « Sciences en Questions », 1999.

      6. Cf. Jocelyne Porcher, É leveurs et animaux, réinventer le lien, PUF/Le Monde, 2002.

      7. Cf. Raphaël Larrère « Éthique et expérimentation animale », in Natures, Sciences, Sociétés, vol. 10, n°1, 2002, pp. 24-32.

      8. Jeremy Bentham, « An Introduction to the Principles of Morals and Legislation », Chapter XVII, section 1, note 2, in The collected works of Jeremy Bentham, (Rosen, F ; Burns, JH (eds)), Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 283. La suite du texte est éloquente : « Les Français ont déjà réalisé que la peau foncée n’est pas une raison pour abandonner sans recours un être humain aux caprices d’un persécuteur. Peut-être finira-t-on un jour par s’apercevoir que le nombre de jambes, la pilosité de la peau ou l’extrémité de l’os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner une créature sensible au même sort ».

      9. Voir sur ce sujet : Florence Burgat et Robert Dantzer (eds), Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ? , Éditions de l’INRA, 2001.

      10. Robert Dantzer, « Comment les recherches sur la biologie du bien-être animal se sont-elles construites ? », in Florence Burgat et Robert Dantzer, op. cit., pp. 85/103.

      11. Royal Society for the Prevention to Cruelty to Animals, fondée en 1824, association très active. On peut aussi citer la CIWF, Compassion in World Farming, créée en 1967 au sein de L’Eurogroup for Animal Welfare, qui associe associations et scientifiques spécialistes du bien-être animal en un groupe de pression auprès des autorités européennes.

      12. Cf. Florence Burgat, « Bien-être animal : la réponse des scientifiques », in Florence Burgat et Robert Dantzer, op. cit., pp. 105/133.

      13. Robert Dantzer, « Comment les recherches sur la biologie du bien-être animal se sont-elles construites ? », in Florence Burgat et Robert Dantzer, op. cit., p.102.

      14. Joëlle Proust, Comment l’esprit vient aux bêtes – Essai sur la représentation, Gallimard, 1997.

      15. Idem p. 14.

      16. Cf ? Joëlle Proust : « On admet généralement qu’un animal a un esprit s’il est capable de formes au moins élémentaires d’apprentissage (…) avoir un esprit suppose certes une capacité d’apprentissage ; mais la capacité d’apprentissage requise suppose en outre la maîtrise de l’objectivité. En termes clairs (…), l’organisme considéré doit pouvoir dissocier ses états mentaux des situations que ces états représentent. Il doit pouvoir représenter l’objet de la représentation comme persistant quand il n’est pas directement perçu ou intégré à une action. L’organisation des représentations autour d’objets et d’événements numériquement distincts permet à l’animal de concevoir un monde objectif (…) pourvu de propriétés diverses, et de planifier son action en partie sur la base des propriétés qu’il attribue au monde sur la base de ses expériences passées », op. cit., p. 329.

      17. Jacob von Uexkül, Mondes animaux et monde humain, Trad. fr. Gonthier, 1956 (édition originale1934).

      18. Conférence au premier congrès de l’European Society for Agricultural and Food Ethics, Wageningen, 1999.

      19. Jacob Dahl Rendtorff and Peter Kemp (ed), Basic Ethical Principles in European Bioethics and Biolaw, vol. I Autonomy, Dignity, Integrity and Vulnerability, Report to the European Commission of the Biomed-II Project, Basic Ethical Principles in Bioethics and Biolaw 1995-1998, Centre for Ethics and Law, Copenhagen, Denmark, and Institut Borja de Bioética, Barcelona, Spain, 2000, p. 45 (notre traduction).

      20. Basic Ethical Principles in European Bioethics and Biolaw , vol. I, p. 40 (notre traduction), voir aussi, « This integrity exists in living beings by virtue of the fact that they have a natural and evolutionary life story as species created a long time ago and as a part of the richness of the world » (ibid. p. 45).

      21. Sur cette conception, classique en éthique environnementale et en éthique animale, de la valeur intrinsèque, voir Catherine Larrère, Les philosophies de l’environnement, Paris, PUF, 1997, chapitre I.

      22. Tom Regan, The Case of Animal Rights, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1983.

      23. Stephen Jay Gould, Comme les huit doigts de la main – Réflexions sur l’histoire naturelle, Seuil, 1996, p. 416.

      24. Mary Migdley, Animals and why they matter, Athens – University of Georgia Press, 1983.

      25. Catherine et Raphaël Larrère, « L’animal, machine à produire : la rupture du contrat domestique », in Florence Burgat et Robert Dantzer, op. cit., pp. 9-24.

      26. Cf. Jocelyne Porcher, op. cit.

      Larrère Catherine
      Larrère Raphaël
      Wormser Gérard masculin
      Actualité de l'animal-machine ?
      Larrère Catherine
      Larrère Raphaël
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2004-09-20

      On a pu croire que la théorie cartésienne de l'animal-machine avait perdu toute vertu heuristique, et que l'animal était, depuis lors, considéré comme un être sensible doté d'états mentaux. Or, on assiste avec le développement des techno-sciences, à une nouvelle réification de l'animal. Déjà la zootechnie moderne considère l'animal comme une « machine vivante à aptitude multiple ». Certes, il ne s'agit plus de l'automate cartésien : l'animal de la zootechnie est une machine thermodynamique dotée de mécanismes d'autorégulation, un engin cybernétique. On tente d'en améliorer le rendement énergétique, on tend à maximiser l'efficacité de toutes ses fonctions (nutrition, croissance, reproduction). La génétique contemporaine travaille sur une autre analogie : l'animal n'est plus une machine thermodynamique, mais un programme d'ordinateur, que l'on peut à loisir enrichir d'informations nouvelles... Si les vaches peuvent devenir « folles », c'est peut-être que ce ne sont pas que des machines thermodynamiques. Et peut-être les animaux (comme les végétaux d'ailleurs) ne sont-ils pas réductibles à leur « programme génétique ».

      Philosophie
      Écologie
      Descartes, René (1596-1650)