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Les limites de l'expérience du vivant : l'enfant, son cancer, ses parents, ses soignants

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      Texte

      Le cancer confronte l’enfant à des traitements éprouvants, qui peuvent lui faire toucher les limites du supportable, mais aussi sa mort probable. Ces situations produisent chez l’enfant, chez ses parents ainsi que chez ses soignants des questions majeures dont la prise en compte leur est nécessaire. Ces questions ont leur place dans les réflexions sur la place de la mort, de la médecine, de l’enfant dans notre société. Celle-ci s’interroge trop peu sur son attente, ses craintes, son ambivalence envers cette médecine des pathologies difficiles qui allie clinique et recherche. Cette insuffisance risque de laisser les enfants, les parents et les soignants seuls face à ces questions difficiles, d’exacerber les contradictions et les malentendus entre eux, de leur adresser des messages contradictoires ou des règles et des lois inadaptées à la complexité des questions posées. Telles sont certaines des questions cruciales posées à tous, et pas seulement aux acteurs directement impliqués dans ces situations difficiles. 

      Les cancers de l’enfant

      Le cancer est une maladie rare chez l’enfant, qui peut être découverte dès la naissance comme elle peut toucher l’adolescent. Chaque année en France environ 2000 enfants en sont atteints. La majorité d’entre eux guérissent. Même si les mécanismes biologiques et cellulaires de la cancérogenèse commencent à être connus, aucune cause n’est retrouvée sauf dans les cas exceptionnels de mutation génétique ou de radioactivité, et il n’existe pas de possibilité de prévention. Les traitements peuvent combiner la chimiothérapie, la radiothérapie et la chirurgie, et leur durée va de 6 mois à deux ans. Ils sont suivis d’une période de surveillance qui s’étend sur de nombreuses années, compte tenu du risque de récidive et de séquelles précoces ou tardives. Le cancer reste une épreuve bouleversante pour l’enfant mais aussi pour sa famille, et exige des équipes soignantes de grandes compétences médico-infirmières et humaines.

      Le cancer : réalité et expérience subjective

      Le cancer fait irruption et prend sa place dans le corps de l’enfant et le déroulement de sa vie, mais il constitue aussi une expérience subjective majeure pour lui ainsi que pour ses parents et sa fratrie. Cet événement introduit une discontinuité dans sa vie et dans son sentiment d’identité, le pousse à se poser la question du sens de sa maladie et de sa vie : « pourquoi, pourquoi moi, pourquoi ma famille, pourquoi en ce moment ? » Cette expérience se déroule dans le temps, celui de la maladie et du traitement, mais aussi celui d’une vie car les séquelles physiques et cognitives peuvent être durables, voire définitives, et les désarrois et traumatismes psychologiques peuvent se transmettre à la génération suivante. C’est pourquoi il importe d’être attentif, de soutenir l’enfant et sa famille pendant le temps du traitement et après, mais aussi de penser à leur devenir dans un souci de prévention de ces séquelles.

      Le cancer se déroule dans son corps

      Il se déroule dans sa réalité physique, dans l’image consciente et inconsciente qu’il en a, dans le sentiment de confiance qu’il a en ses capacités, dans le sentiment d’identité que lui renvoie son regard ainsi que celui des autres sur son corps.

      Cette expérience touche aussi sa famille

      Elle peut en bouleverser le fonctionnement, les relations entre les membres qui la composent, proches et plus lointains. L’enfant s’interroge sur sa place dans l’histoire de ses parents et de sa famille, dans leur désir. Il se demande s’il y a une logique, une fatalité, de quoi le cancer est l’aboutissement, ce qu’il révèle de secrets, etc. Le cancer et les contraintes de son traitement peuvent troubler ou déstabiliser le fonctionnement d’ensemble de la famille, faire vaciller ses repères et ses références idéologiques, religieuses, culturelles, mais aussi causer des problèmes financiers, matériels, professionnels aux parents.

      La relation de l’enfant à la société peut de même être déstabilisée

      Sa scolarité est perturbée de même que sa relation aux autres élèves. Il ne lui est pas facile de leur expliquer sa maladie, sa façon de la vivre, de répondre à leurs questions, de confronter leur regard et leurs attitudes, d’assumer l’équilibre difficile entre la différence introduite par la maladie et sa permanence d’être. Il se demande si sa place et son identité sont toujours préservées parmi eux et plus largement dans la société (n’est-il plus, ne sera-t-il plus qu’un « cancéreux » ?).

      L’enfant et ses parents s’interrogent sur le sens de la maladie

      Est-elle le résultat du destin malheureux qui frappe sa famille, une malchance, une injustice, une punition, l’effet d’une jalousie, d’un manque d’amour, d’une dépression, etc. ? Il se demande, de façon réaliste ou fantasmatique, si elle aurait pu être évitée et s’il existe un responsable.

      La question de la mort est toujours présente

      Même si la majorité des enfants guérissent, la question de la mort et plus particulièrement celle de sa propre mort possible, est présente. Il s’interroge sur les modalités d’une fin de vie (douleur, solitude, etc. ?), sur son devenir après la mort (sera-t-il oublié, remplacé, idéalisé) et sur celui de ses parents. Il s’appuie sur ce qu’il connaît de la relation de ses parents aux morts qui ont compté pour eux. De même, il évalue l’attitude que ses parents envers lui depuis le début de sa maladie : ont-ils répondu à ses attentes, ont-ils suffisamment joué leur rôle parental ?

      Le sentiment de sa valeur et de son identité est touché

      L’enfant se demande qui il est désormais, quelle est son identité, à ses propres yeux et aux yeux des autres, s’il est toujours le même ou s’il est devenu un étranger à lui-même, s’il est à la hauteur de l’expérience qu’il traverse (qui peut prendre le sens d’une épreuve ordalique), si le cancer et les traitements ne lui ont pas fait perdre ses qualités.

      La fin du traitement

      La fin du traitement ne constitue pas la fin de l’expérience que l’enfant traverse. Il continue en effet d’être suivi pendant de longues années par les pédiatres oncologues, attentifs à une récidive, ainsi qu’aux éventuelles séquelles physiques, cognitives ou psychiques. Ces dernières, positives ou négatives, ne sont pas en rapport automatique avec la lourdeur du traitement, les séquelles, les risques.

      Le devenir des enfants et adolescents traités pour un cancer

      Ce que l’enfant fait de cette épreuve dépend de la façon dont elle s’est déroulée et éclaire les divers éléments qui ont été en jeu dans cette traversée : la compétence médicale, infirmière, relationnelle des soignants, la compétence parentale des parents, l’aide du psychothérapeute mais aussi les qualités de l’enfant. Il dépend aussi du contexte social et culturel : une prothèse de jambe ou une cicatrice peut être plus ou moins bien acceptées par la famille et la société. L’évolution des techniques neurochirurgicales, radiothérapiques, chirurgicales et des protocoles de chimiothérapies ont grandement diminué les séquelles. De même, le développement de la prise en charge de la douleur, des souffrances psychologiques, de l’environnement thérapeutique (scolarité, loisirs, présence des clowns, créativité artistique, activités sportives, etc.), ainsi que la prise en charge psychothérapeutique ont transformé les conditions du traitement.

      L’évaluation de ce devenir s’intéresse à leur situation objective (niveau scolaire ou universitaire ; profession ; autonomie de logement, vie familiale, etc.) à leur situation psychologique, au regard qu’ils portent sur leur vie. Il existe une grande diversité de situations, de façons d’être et de façons de penser.

      Sentiment de fragilité ou de force

      Certains ont le sentiment que le cancer a laissé en eux une fragilité physique et psychique qui les mettent en décalage par rapport aux autres, qui les incitent à une vie solitaire ou étriquée, parfois phobique des relations sociales ou affectives. D’autres, au contraire, ont le sentiment, que l’expérience les a enrichis, qu’ils ont acquis une maturité, une expérience de la vie riche et précieuse.

      La difficile confrontation aux autres et à son passé

      Parfois l’enfant se sent encombré de cette maturité qui le met en décalage par rapport aux autres qui ne le comprennent plus, avec lesquels il ne se sent plus en affinité, sur lesquels parfois il porte un jugement et un regard négatif et élitiste. Excessive, cette attitude peut cacher la crainte des regards dévalorisants, de la confrontation aux autres, une fragilité narcissique, la perte de confiance en sa valeur. Ces difficultés relationnelles peuvent l’inciter à l’errance professionnelle et affective ou à s’enfermer dans une relation exclusive avec un autre qui a subi lui aussi une épreuve difficile.

      La recherche obstinée d’une cause et d’un coupable

      Certains sont tentés de nier l’expérience traversée, cherchent de façon artificielle et forcenée à l’oublier ou à la reléguer dans un passé inaccessible, s’efforcent de se montrer sous une apparence parfaitement neutre, lisse, d’effacer toute différence avec les autres, tout signe résiduel du cancer et du traitement. D’autres, inversement, dans un mouvement de révolte et de colère contre l’injustice, ne cessent de parler de ce qu’ils ont vécu, d’en montrer les signes séquellaires sur le mode de la provocation. D’autres se figent dans la position de victime (de la pollution, du destin, de la médecine, des parents, etc.) et attendent tout de l’autre, l’aide, la pitié et la réparation permanente de leur malheur.

      La mémoire consciente et la mémoire inconsciente de la maladie

      L’enfant n’est pas toujours à l’aise avec ses souvenirs. Certains cherchent à s’en débarrasser et s’amputent ainsi véritablement d’une partie importante de leur vie ; d’autres restent aliénés à cette période intense et ne cessent d’y repenser ; d’autres l’idéalisent. Il importe de distinguer la mémoire consciente et immédiatement disponible de la mémoire inconsciente qui n’en produit pas moins ses effets de symptômes (somatisations, phobies, difficultés relationnelles, sentiment de fragilité, comportements et choix existentiels paradoxaux, etc., en particulier aux moments significatifs du déroulement d’une vie : passage à l’adolescence, fin des études, première relation sexuelle ou relation de couple durable, naissance d’un enfant, ou quand cet enfant a atteint l’âge que l’enfant guéri avait lors de sa maladie, décès de ses parents, etc.). Même les bébés gardent la mémoire, certes fragmentaire, de ce qu’ils ont vécu.

      Le fragile sentiment de la continuité et de la cohérence de son histoire

      L’enfant peut avoir le sentiment que le cancer s’est inscrit dans la continuité d’un destin malheureux, personnel ou familial, et craindre la répétition. Il peut penser que le cancer a constitué une rupture et que désormais son histoire est brisée en deux : un passé devenu inaccessible, un présent dans lequel il ne se reconnaît pas, qu’il n’accepte pas. Cette situation difficile est encore accentuée quand il entend : « Comme tu as changé ! ». Mais l’attitude inverse qui se refuse à voir tout changement, qui nie toute différence avec ce qu’était l’enfant avant, comme si le temps n’avait pas passé, comme si rien n’avait eu lieu, est tout aussi négative et l’enferme dans une image figée et artificielle de lui-même et une grande solitude.

      La difficile relation parents-enfant

      Il n’est pas rare que la relation aux parents évolue, devenant parfois plus difficile, parfois plus riche et complexe. Quand l’enfant considère, à tort ou à raison, que les parents n’ont pas répondu à ses attentes et à ses besoins et se sont discrédités à ses yeux, il peut en garder le sentiment d’une grande solitude, l’impression de ne pouvoir compter sur personne, une colère contre eux, voire contre le monde entier. De telles idées peuvent induire, en pratique, un comportement de revendication et de récrimination, de demandes permanentes, comme pour faire payer aux autres leur insuffisance, pour compenser ce qu’il n’a pas reçu et qu’il pensait être en droit de recevoir quand il était malade.

      L’enfant devenu adolescent ou adulte peut aussi se sentir en dette par rapport à ses parents, aux autres, penser avec culpabilité que sa maladie et lui-même sont responsables de leur souffrance, de leurs difficultés financières, de leur crise de couple ou de leur séparation, de leur détresse durable, etc. Il peut en tirer comme conséquence (et de même sa fratrie) qu’être parent est vraiment trop difficile, que le risque d’avoir un enfant atteint de cancer existe, et préférer renoncer à le devenir un jour.

      L’adolescence est un passage difficile

      Les parents comme l’adolescent peuvent être tentés d’éviter les conflits et les turbulences qui l’accompagnent : l’adolescent renonce alors à ses exigences d’autonomie et d’évolution, préfère régresser à la situation antérieure de l’enfance, les parents acceptent sans réagir ses comportements inadéquats qui expriment en fait ses questions et ses demandes et, en fin de compte, l’adolescent traverse artificiellement son adolescence et risque de devenir un adulte qui a gardé les traits de son immaturité infantile.

      Stimulation ou inhibition intellectuelle

      Cette épreuve peut avoir des conséquences sur l’investissement intellectuel de l’enfant. Il peut considérer que les adultes ne l’ont pas suffisamment informé, voire l’ont trompé - parfois c’est lui qui n’a pas voulu entendre, savoir, comprendre - et qu’il n’a rien compris à ce qui lui a été fait. Il peut alors considérer que réfléchir et chercher à savoir, à comprendre sont sans intérêt voire ne sont pas souhaités par les adultes et il désinvestit le désir d’apprendre et la curiosité intellectuelle. D’autres restent bloqués sur l’énigme du cancer (« Pourquoi moi, comment cela a-t-il commencé, etc. ? ») et s’engagent dans un intense travail intellectuel ou dans la recherche biologique, de façon authentique ou compulsionnelle et stérile.

      L’épreuve ordalique

      L’expérience a pu prendre le sens d’une épreuve ordalique. L’adolescent peut considérer qu’il l’a traversée victorieusement et en garder une grande et durable confiance en lui. Il peut, au contraire, penser qu’il n’a été pour rien dans la guérison, qu’il la doit aux médecins et à ses parents (et se sentir envers eux prisonnier d’une dette impayable), que l’épreuve est à refaire, et ceci peut expliquer un sentiment de honte et certaines conduites de risques. D’autres pensent que, puisqu’ils ont guéri, ils sont indestructibles et peuvent tout se permettre, et négliger leur santé.

      Certains considèrent qu’ils doivent tout aux médecins et à la médecine et restent aliénés à eux, attendant tout d’eux y compris pour tous les problèmes de leur vie. Inversement, d’autres gardent le souvenir figé de leurs souffrances actuelles et passées et en rendent les parents et les médecins responsables.

      La culpabilité

      Certains gardent un sentiment de culpabilité : de n’avoir pas répondu aux espoirs que les parents avaient mis en eux ; d’avoir été cause de difficultés pour les parents ; d’avoir guéri alors que d’autres enfants sont morts.

      Il faut certes tenir compte de la réalité mais il n’y a pas de relation automatique entre la lourdeur du traitement, la présence ou l’importance des séquelles et le sentiment qu’a l’enfant guéri d’être bien dans sa vie, dans sa famille, dans sa société, dans son identité. C’est pourquoi le psychanalyste doit connaître suffisamment l’oncologie pédiatrique, la maladie qu’a subi l’enfant et les traitements qu’il a reçus. Les traces laissées par l’expérience de la maladie s’inscrivent dans la réalité physique et sociale mais sont aussi des traces subjectives qui touchent l’ensemble de ses repères. Elles ne sont pas forcément négatives.

      Les sciences humaines en cancérologie

      Elles ont leur place dans la compréhension de l’expérience du cancer vécue par les enfants, leurs parents, leurs soignants.

      Divers éléments doivent être pris en compte dans l’appréciation du développement de la cancérologie. Les traitements sont plus puissants (mais peuvent comporter plus de risques), sont plus diversifiés et s’appuient sur des logiques nouvelles découlant des avancées de la biologie moléculaire et de la génétique. Les contraintes et les encadrements juridiques et économiques complexes se sont accentués et pèsent sur les soignants et les structures de soins. Les vocations et les idéaux des soignants évoluent ainsi que les attentes des patients, des familles, de la société, suscitant des problèmes nouveaux et complexes tant aux soignants qu’aux familles. Ces questions nécessitent la mise en commun d’approches diverses, bien au-delà des points de vue des cancérologues et des psycho-oncologues. Le travail psychothérapeutique et relationnel en oncologie-hématologie pédiatrique a montré, depuis plus de quarante ans, sa complexité et sa richesse ainsi que son utilité tant pour les enfants et leur famille que pour les soignants. Il a contribué, avec les oncologues et les associations de parents à faire connaître au dehors du cercle restreint de l’oncologie pédiatrique la situation et les besoins des enfants et des adolescents traités pour cancer. L’expérience psychopathologique acquise auprès de ceux-ci peut bénéficier aux adultes traités pour un cancer mais aussi à des enfants et des adolescents pris dans d’autres situations difficiles, qu’elles soient dans le champ médical ou en dehors. Beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire, et cancérologues et psycho-oncologues seuls ne pourront répondre à ces tâches. C’est pourquoi ils doivent tisser des relations durables de discussions, d’études et de travail, avec diverses spécialistes en sciences humaines intervenant dans le champ de la médecine et de la cancérologie : sociologues, anthropologues, économistes, historiens, philosophes, linguistes, juristes.

      La non-compliance

      Un exemple aidera à mieux percevoir la complexité des situations en oncologie pédiatrique et les différentes disciplines qui peuvent contribuer à leur compréhension et à la résolution des difficultés. La non-compliance est la difficulté à accepter les traitements. Ses causes peuvent en être très diverses, et il importe de les comprendre pour éviter une escalade, toujours dangereuse compte tenu de la gravité des situations médicales, et le risque d’une opposition souvent dramatique.

      Elle peut découler de la non-compréhension des informations, qu’il s’agisse de la différence de langage et de culture entre les soignants et les parents (y compris quand les soignants ont le sentiment d’avoir bien expliqué aux parents le diagnostic et le traitement et que les parents ne présentent pas de troubles psychologiques ou cognitifs). Les parents peuvent avoir des idées contradictoires avec celles des médecins et il importe de comprendre leurs modes de penser, leurs théories psychosomatiques structurées ou floues, conscientes ou inconscientes. Ils peuvent avoir du mal à assumer les conséquences pratiques des traitements, ou à se les représenter. C’est pourquoi il importe d’étudier le langage médical tel qu’il est adressé aux parents et aux enfants mais aussi tel qu’il existe dans la société. Mais il est important aussi d’étudier les modes de pensées des soignants.

      Il importe aussi d’étudier l’image que l’oncologie pédiatrique et la cancérologie en général ont dans la société, et cette image découle des discours des cancérologues et de la médecine. Et parallèlement il est souhaitable de connaître et comprendre les attentes et les exigences, souvent contradictoires et ambivalentes, des patients et de la société. Car ces éléments peuvent être causes de malentendus et de conflits.

      Les difficultés matérielles (financières et professionnelles, la difficulté d’accès à l’hôpital) peuvent expliquer la non-compliance, surtout si les parents pensent que le traitement n’en vaut pas la peine (chances minimes de guérir, importants risques de déstabilisation familiale, sociale, professionnelle pour eux). C’est pourquoi des études sur le coût réel de la maladie pour les parents et pas seulement pour l’hôpital ou la société sont utiles. Sont aussi utiles des études de santé publique : l’organisation de l’oncologie pédiatrique sur l’ensemble du territoire permet-elle cet accès facile aux soins, quel est le juste équilibre entre les avantages et les inconvénients des structures de proximité, des structures de haute technicité et de recherche ?

      Cette crainte d’une déstabilisation familiale peut découler aussi de la difficulté pour les parents à assumer leur position parentale. D’où l’intérêt de comprendre ce qu’est actuellement la parentalité et les relations entre parents et enfants (et adolescents).

      De même sont utiles les études sur les systèmes familiaux. Car souvent, de façon pas toujours consciente et réfléchie, les familles se demandent qui doit « se sacrifier » pour soutenir l’enfant. Selon les familles il peut s’agir de la mère, de la grande sœur, de la famille toute entière, des soignants, de la société. Ceci peut être cause de malentendus et de conflits au sein des familles et entre les familles et les soignants.

      Les questions éthiques sont souvent présentes. La confrontation à la mort toujours possible, la gravité des situations, la complexité des décisions thérapeutiques sont souvent causes de difficiles problèmes éthiques, pour les soignants comme pour les parents (souvent écartelés entre la tentation de l’acharnement thérapeutique et celle de l’euthanasie). C’est pourquoi, il est utile de mieux connaître les représentations actuelles dans notre société de la mort, ainsi que la place de l’euthanasie dans les débats actuels. De même il importe d’aider les soignants, les parents et la société à prendre conscience des questions éthiques qui se posent en cancérologie (et qui ne se réduisent pas à la tentation euthanasique), des éléments multiples qui y sont en jeu, des façons de les résoudre au mieux possible (il ne s’agit pas de donner une réponse en « oui » ou « non », « c’est bien » ou « c’est mal »). Des comités de discussion d’éthique clinique sont utiles.

      Une mauvaise relation entre les parents et les soignants peut aussi expliquer la non-compliance. C’est pourquoi il est utile de comprendre les modes de fonctionnement d’un service, d’un hôpital, les façons de faire, de penser, de parler mais aussi l’idée que les soignants (dans leurs points communs et leurs différences, en particulier médecins et infirmières) se font de leur travail, de la maladie, des malades, d’eux-mêmes, et le décalage inévitable mais d’ampleur variable entre leurs idéaux et la réalité (qu’il découle des limites de la médecine actuelle, des contraintes économiques, des tensions entre fonction clinique et fonction de recherche, etc.). Car les objectifs et les références ne sont pas forcément les mêmes pour les soignants, pour les parents et pour l’enfant.

      Situer la réalité présente dans l’histoire de la cancérologie pédiatrique aide à mieux comprendre les attentes et les impatiences des parents et des soignants. L’oncologie pédiatrique, pas plus que les autres disciplines, n’avance de façon linéaire. Il y a des moments de grands progrès (le pourcentage de guérison d’une maladie passe de 25 % à 95 %) et des périodes de stagnation qui peuvent être usantes et décourageantes.

      La clinique psychopathologique aide à mieux comprendre le sens et la fonction de la non-compliance pour un enfant ou un parent

      Ainsi, la collaboration durable, dans le champ de l’oncologie pédiatrique et plus largement de l’oncologie, entre psychanalystes, sociologues, économistes, historiens et épistémologues, philosophes, juristes, linguistes, anthropologues (et cette liste n’est pas hiérarchique) permettrait une compréhension plus riche, plus subtile et plus précise de l’expérience traversée par des enfants traités pour un cancer, par leurs parents et leurs soignants, et aurait sans aucun doute des conséquences positives pour les uns et les autres.

      En conclusion

      L’expérience traversée par un enfant traité pour cancer est complexe et dangereuse. Elle ne peut être bien comprise, et soutenue, qu’en s’intéressant aussi à sa famille, à ses soignants, et la société dans laquelle elle se déroule. Dans cette préoccupation, la collaboration des pédiatres oncologues, des psycho-oncologues et des psychanalystes, et des diverses disciplines des sciences humaines et sociales est nécessaire.

      Oppenheim Daniel
      Wormser Gérard masculin
      Les limites de l'expérience du vivant : l'enfant, son cancer, ses parents, ses soignants
      Oppenheim Daniel
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2004-11-29

      Le cancer confronte l'enfant à des traitements éprouvants, qui peuvent lui faire toucher les limites du supportable, mais aussi sa mort probable. Ces situations produisent chez l'enfant, chez ses parents ainsi que chez ses soignants des questions majeures dont la prise en compte leur est nécessaire pour qu'ils n'en soient pas bouleversés voire écrasés.