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Rousseau dans le paysage dévasté de Fukushima

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      • Mot-clésFR Éditeur 30 articles
        30 articles
        Mot-clésFR Éditeur 39 articles 2 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 22 articles
        22 articles
      Texte

      Le pacte social

      Comment le Contrat social de Rousseau interpelle-t-il les Japonais d’aujourd’hui ? Autrement dit, pourquoi le Rousseau du Contrat social est-il, reste-t-il aujourd’hui d’une importance cruciale pour les Japonais ? Telle est la question que je voudrais aborder. Dans un premier temps, je dessinerai à grands traits la théorie du pacte social telle qu’elle apparaît dans le chapitre VI du Livre I, où il est précisément question du pacte social. Voici ce qu’il dit :

      « Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être. […] /À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision 1 . »

      Dans la vision de l’histoire généalogique telle qu’elle est présentée dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (ce qu’on appelle le Second Discours) (1755), l’homme vivant d’abord dans l’état de nature se voit peu à peu entraîné vers l’état de société. Dans la première partie de ce livre, Rousseau imagine en effet, à l’appui d’une multiplicité d’observations apportées par des explorateurs de civilisations non-européennes, à la fois l’état initial de l’homme dans sa nudité primitive et naturelle et son évolution inévitable au gré des circonstances qui l’incitent et l’obligent à s’acheminer vers des formes sociales de plus en plus affirmées, de plus en plus complexes. Rousseau pose la Nature (ou l’état de nature) au point de départ de l’Histoire pour souligner que l’humanité ne peut pas y rester. Dans la perspective généalogique (généalogie du mal, des inégalités) qui est celle du Second Discours, la sortie de l’homme hors de la Nature apparaît comme une catastrophe. Rappelez-vous que l’auteur s’efforce, dans la seconde partie du Discours, de détailler le devenir catastrophique de l’histoire humaine qui commence par l’établissement fallacieux de la société civile et se termine par le sombre tableau de l’impitoyable tyrannie. À ce stade de l’Histoire qui est comparable à l’état de guerre hobbesien, le déchirement de la société est tel que l’humanité se trouve dans une situation de crise grave sans précédent ; elle est au bord d’un précipice ; elle est menacée d’anéantissement si un changement radical n’intervient pas. C’est dans cette logique d’une histoire à la fois fictive et universelle de l’humanité qu’on peut mesurer toute la portée du passage du Contrat social que je viens de citer.

      Qu’est-ce que Rousseau dit au juste ? Qu’est-ce qui est au cœur du pacte social tel qu’il le conçoit ? Qu’est-ce qu’il nous apprend exactement ?

      Je me souviendrai toujours d’une espèce de stupeur qui s’est emparée de moi lors de ma première lecture de ce texte il y a environ quarante ans. Et j’ajouterais que cette stupeur a conservé aujourd’hui, quarante ans après, toute sa force d’ébranlement, car elle est liée sans nul doute, vous allez le voir, au fait que je viens d’un horizon culturel très éloigné de celui qui a vu naître ce texte : le Japon.

      Le texte de Rousseau est bâti sur un présupposé fondamental auquel les Occidentaux ne semblent pas accorder une attention suffisamment soutenue en raison même de son caractère trop évident. C’est une sorte de point aveugle. C’est comme l’œil qui ne peut pas se voir si une surface réfléchissante ne vient pas s’interposer. Je suis, si j’ose dire, cette surface réfléchissante. Quel est donc ce présupposé ? C’est, en un mot, l’essence historique — donc non naturelle — de la société politique. La société politique (diversement nommée dans le passage précité selon l’angle d’observation choisi), loin d’être une donnée primitive, est un artefact, une invention humaine. Ce sont les hommes, les individus vivant d’abord dans l’état de pure nature, parvenant progressivement à un degré suprême de conflits et de contradictions intolérables, qui décident enfin de s’unir, de s’associer dans le but de créer une société. C’est cette volonté d’union ou d’association que Rousseau appelle précisément le pacte social.

      C’est dire que l’homme précède la société, autrement dit la communauté politique. Aussi invraisemblable que cela paraisse, c’est cette antériorité théorique de l’homme par rapport à la communauté que Rousseau postule et revendique dans Du Contrat social. Anthropologiquement, il est évident que cela ne tient pas debout. Quand l’homme arrive au monde, la société est toujours déjà là. Dans l’ordre des faits, il est indéniable que la société précède l’individu. Celui-ci arrive toujours en retard par rapport à la société préexistante. Alain Finkielkraut écrit à ce sujet, très judicieusement :

      « La société ne naît pas de l’homme, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, c’est lui qui naît dans une société déjà donnée. Il est contraint, d’entrée de jeu, d’y insérer son action comme il loge sa parole et sa pensée à l’intérieur d’un langage qui s’est formé sans lui et qui échappe à son pouvoir. D’entrée de jeu : qu’il s’agisse, en effet, de sa nation ou de sa langue, l’homme entre dans un jeu dont il ne lui appartient pas de fixer, mais d’apprendre et de respecter les règles 2 . »

      Or toute la politique moderne se trouve dans le renversement radical de cette vérité anthropologique. Le point de départ, dans l’appréhension conceptuelle de l’État (république, corps social ou société politique, etc.), est l’homme individuel et rien d’autre. « Les hommes naissent libres et égaux en droits », dit l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ces hommes, sujets des « droits naturels et imprescriptibles » qui sont, je le rappelle, « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression », fondent l’État (république, corps social ou société politique, etc.) à seule fin de préserver ou de conserver ces « droits naturels et imprescriptibles ». L’article de la Déclaration précise, en effet, que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles ». C’est parce que, paradoxalement, les « droits naturels et imprescriptibles » ne sont pas sauvegardés dans l’état de nature que les hommes, désireux de continuer à vivre, se voient dans l’obligation de créer ensemble une nouvelle manière d’exister, un nouvel art de vivre ensemble.

      C’est ainsi que je crois entendre dans le solennel texte de la Déclaration la voix d’outre-tombe de Jean-Jacques et, inversement, dans le texte du Contrat social la véhémence prophétique des révolutionnaires de 89.

      La conception japonaise de l’État

      Pourquoi revenir sur ce présupposé de l’État moderne qui paraît si évident que les Occidentaux ne pensent pas une seconde qu’il puisse en être autrement ? Parce que la conception japonaise de l’État est fondamentalement différente de celle qui sous-tend les démocraties modernes.

      Une chose est sûre : nous ne sommes absolument pas rousseauistes au Japon. L’État, tel que les Japonais l’appréhendent et le vivent, ne ressemble d’aucune manière à celui du Contrat social, ni à celui de la Déclaration en tant que résultat d’un acte d’association politique pour la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Leur État, c’est CELUI qui s’impose, en deçà et au-delà de la volonté de chacun, comme une sorte de donnée millénaire ethnico-géographique qu’on ne saurait mettre en doute sous peine d’exclusion ou même de mise à mort, comme en témoigne le sort réservé aux résistants – libéraux ou communistes – des années sombres et fanatiques de l’avant-guerre. C’est CELUI qui fait sentir aux Japonais qui reviennent de l’étranger une douce chaleur et une force enveloppante propres à la communauté familiale à travers le petit énoncé stéréotypé : « Vous voilà enfin rentré chez nous ».

      Le propre de l’imaginaire politique japonais se caractérise par la prévalence d’un sentiment d’appartenance à une communauté de destin ethniquement homogène et perçue comme telle. Ce ne sont pas les individus qui fondent et incarnent la communauté ; au contraire, c’est la communauté qui les fait exister en tant que tels. Au Japon, il y un être-ensemble qui ne se confond pas avec celui des sociétés occidentales. Cela tient très certainement au fait que les Japonais, contrairement aux Occidentaux, n’ont pas fait l’expérience historique d’un démantèlement de communautés traditionnelles. La Révolution française a démantelé d’une manière exemplaire les structures communautaires de la société d’ordres ; la loi Le Chapelier de 1791, interdisant toute association, tout groupement d’hommes, a permis de générer une société d’individus. A-t-on prêté suffisamment d’attention au fait que la liberté d’association, qui devient essentielle plus tard dans les régimes démocratiques, ne figure pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Au Japon, nous n’avons pas connu une telle expérience d’engendrement d’hommes individuels. Dans ces conditions, les vertus individuelles ne peuvent pas être les mêmes : soumission à l’autorité, discrétion, évitement des occasions de se faire remarquer, souci de ne pas s’affirmer, souhait de ne pas déranger les autres, bref passivité et tendance forte à se conformer à l’opinion majoritaire créée par les pouvoirs en place, etc. Dans ces conditions, vouloir « rompre l’adhérence à son milieu » – pour emprunter l’expression à Régis Debray qui qualifie ainsi l’intellectuel –, désirer s’arracher à ses conditions premières est un geste qui risque de coûter cher.

      Cet effacement de soi, la face cachée de la cohésion sociale, est doté d’une étonnante efficacité pour le meilleur et pour le pire. L’envers de la cohésion qui apparaît aujourd’hui comme une « leçon » dans un monde tout à l’ego, d’un désenchantement extrême, fut le déferlement du redoutable militarisme nippon des années 1940.

      Le peuple sans citoyens

      Lors de la catastrophe du 11 mars doublée par celle du gravissime accident de la Centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, dont on ne voit toujours pas la fin, l’exemplarité disciplinaire des victimes a frappé les esprits à travers le monde. Le 11 mars, c’est l’anéantissement brutal, la destruction sans pitié de la vie d’un très grand nombre de personnes. En dépit d’un désastre d’une ampleur sans précédent, en dépit d’un monstre radioactif tout à la fois invisible et indomptable, ces hommes et ces femmes, sans succomber à la panique, se sont comportés, dit-on, avec une dignité exemplaire. Les images de tout un peuple qui souffre dans le calme sans se nuire, sans tomber dans un état de guerre fratricide, ont retenu l’attention de nombreux observateurs étrangers.

      Mais la « discipline », la « dignité », le « calme », qui ont fait l’objet d’un éloge de la part des observateurs occidentaux, ne sont absolument pas le résultat d’un civisme quelconque, « civisme » étant un concept lié à celui de « contrat social » présupposant la fondation d’une cité, d’une res publica voulue par les individus autonomes pour assurer leur sécurité commune.

      Le peuple japonais est un peuple sans citoyens. Si l’homme en tant qu’individualité autonome est comme englouti ou absorbé dans la communauté asservissante, s’il a du mal à en émerger, à s’en détacher, si, par conséquent, il n’est pas apte à créer des liens, à s’unir volontairement avec ses semblables, il ne pourra jamais devenir non plus citoyen. J’ai dit plus haut que l’État des Japonais n’était point un État rousseauiste, un État bâti sur un pacte d’association conclu par les hommes appréhendés dans leur individualité propre, débarrassée de toutes leurs déterminations empiriques. Le Japon, réfractaire à l’idée du contrat social, ignore la transfiguration de l’homme en citoyen.

      Aussi étrange et aussi déconcertant que cela paraisse, le mot citoyen au sens politique du terme n’existe pas ou plutôt il faudrait dire qu’il n’est absolument pas d’un usage courant et que les gens le confondent le plus souvent avec le mot bourgeois au sens étymologique du terme, comme d’ailleurs le déplorait déjà au 18e siècle le citoyen de Genève dans une note du Contrat social :

      « Le vrai sens de ce mot s’est presque entièrement effacé chez les modernes ; la plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité 3 . »

      A trois siècles de distance, le vertigineux éloignement géographique et culturel n’anéantit nullement la force de persuasion de cette mise en garde. On dirait que l’auteur exprimait sa crainte à propos de la confusion des deux termes, en se projetant dans le Japon du 21e siècle. La confusion a d’ailleurs été portée à son comble et même légitimée en quelque sorte, car au moment même où le mot citoyen a connu pour la première fois dans l’histoire du Japon une existence et une reconnaissance juridiques dans la Loi de 1998 sur l’encouragement des activités associatives, il a été définitivement dépolitisé : la Loi de 1998 introduit la figure du citoyen mais pour lui enlever irrévocablement toute dimension, toute implication politique, tandis que la Constitution de 1946, ignorant complètement le mot citoyen, sacralise le peuple en tant que sujet collectif de la souveraineté.

      Le dépérissement du citoyen : de Rousseau à Tocqueville

      Qu’en est-il de l’Occident ? Le citoyen, figure essentielle des Lumières et de la Révolution, acteur fondamental de la vie politique moderne, connaîtrait une certaine usure dans les régimes démocratiques d’aujourd’hui. Jean-Claude Guillebaud, un témoin doué d’un sens aigu de l’observation, parle à ce sujet de la « victoire sans appel du consommateur sur le citoyen » dans le contexte de la marchandisation du monde et de l’information :

      « L’impérialisme du marché sur l’information n’entraîne pas seulement une rétrogradation de celle-ci au rang de pure marchandise, la victoire sans appel du divertissement sur l’information et du consommateur sur le citoyen. Il aboutit, de façon plus pernicieuse, à une révision du concept même de vérité. Le marché ne retient et ne recycle que les "vérités" vendables. Il ne s’intéresse qu’aux "révélations" pour lesquelles on subodore l’existence d’un public. Les autres, toutes les autres sont renvoyées au néant.

      Le marché ivre de lui-même anéantit, au sens propre du terme, toute réalité qu’il n’est pas susceptible de vendre 4 . »

      Mais ces lignes me ramènent en fait à Rousseau qui avançait déjà en 1764, dans les Lettres écrites de la montagne, la remarque suivante :

      « Les anciens peuples ne sont plus un modèle pour les modernes ; ils leur sont trop étrangers à tous égards. Vous surtout, Genevois, gardez votre place, et n’allez point aux objets élevés qu’on vous présente pour vous cacher l’abyme qu’on creuse au-devant de vous. Vous n’êtes ni Romains, ni Spartiates, vous n’êtes pas même Athéniens. Laissez là ces grands noms qui ne vous vont point. Vous êtes des Marchands, des Artisans, des Bourgeois, toujours occupés de leurs intérêts privés, de leur travail, de leur trafic, de leur gain ; des gens pour qui la liberté même n’est qu’un moyen d’acquérir sans obstacle et de posséder en sûreté 5 . »

      Au 19e siècle, à mi-chemin de Rousseau et de Guillebaud, un autre génie soulignait avec une voix gravement prophétique l’affaiblissement de la figure du citoyen. Il s’agit bien sûr de Tocqueville qui écrivait les lignes suivantes en 1840, dans De la démocratie en Amérique :

      « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. […]

      C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. »

      Je suis stupéfait par les remarques rousseauistes aussi bien que par les réflexions tocquevilliennes, qui sont toutes d’une étonnante et bouleversante actualité. Le consumérisme immodéré, stimulé et accéléré par le capitalisme total, favorise toujours davantage la « privatisation de l’individu » pour reprendre l’expression forgée par Cornelius Castoriadis. Il suffit, en effet, de brancher la radio et d’écouter sur France Culture des émissions de qualité consacrées à l’analyse et à la compréhension du monde d’aujourd’hui pour entendre des chercheurs et des intellectuels prononcer le mot de déliaison sociétale par exemple, ce qui signifierait que le présupposé même du pacte social est en crise. Comment re-faire société ? Telle est la question qui interpelle les Européens aux prises avec la tempête néolibérale destructrice précisément des liens sociaux.

      Mais le problème des individus japonais, consommateurs absorbés dans leurs désirs et leurs plaisirs étroitement et frivolement personnels, est en un sens plus grave encore en raison même de l’ignorance historique des Japonais quant à la notion de citoyenneté politique.

      Fukushima, le miroir de la « démocratie » japonaise

      C’est justement Fukushima qui le révèle.

      Ce qui a éclaté au grand jour à l’occasion de Fukushima, c’est l’impuissance de la société civile – non pas au sens de société économique, mais à celui de societas civilis, de communauté des citoyens – face à l’État qui cultive un système de collusion avec, entre autres, les opérateurs, les experts pro-nucléaires et les grands médias.

      Je m’explique. À partir d’un certain moment du 20e siècle, dans les années 50, où l’État a opté pour le nucléaire civil (qui a, bien entendu, des implications fortement militaires) et à partir du moment où l’État a encouragé le secteur privé, en lui permettant de tirer profit de dispositifs préférentiels mis en place, à s’engager à fond dans le nucléaire avec la collaboration active d’un certain nombre d’universitaires, à partir de ce moment-là, donc, ce qu’on appelle le « village nucléaire », c’est-à-dire le lobby nucléaire, est né avec tout ce que cela entraîne de néfaste : je peux signaler au moins trois choses à titre d’exemple : 1. développement et renforcement du mythe de la sécurité absolue des centrales nucléaires ; 2. tout un système de pantouflages qui permet à des hauts fonctionnaires de « descendre du ciel » comme on dit communément en japonais ; 3. dévitalisation et paralysie, par l’argent des opérateurs, de ces organes centraux d’un contre-pouvoir que sont les médias et peut-être aussi l’opinion publique en général.

      Face à ces problèmes, seul le peuple souverain a la légitimité de les identifier d’abord et de les éliminer ensuite. Seul le peuple souverain a la possibilité de reconstruire à neuf les fondements de l’ordre politique. Mais ce n’est pas là une affaire simple, car il s’agit, comme je l’ai souligné, d’un peuple singulier sans citoyens, sans véritable conscience citoyenne, ce qui est absurde et dénué de sens dans la perspective théorique du pacte social. Comment faire société ? Comment faire en sorte que les hommes et les femmes vivant au pays du soleil levant apprennent enfin à se considérer comme un sujet autonome à part entière qui crée et fonde avec ses semblables un ordre politique ? Telle est la question qui se pose et s’impose à la démocratie japonaise pleinement consciente de ses limites.

      Je n’ai pas de réponse, bien évidemment. Je crois simplement, ou plutôt je voudrais croire tout simplement à la vertu de l’éducation dont l’objectif consiste à susciter un éveil, une prise de conscience, à mettre entre parenthèses les forces tyranniques de la doxa. C’est sans doute parce que j’exerce le métier d’enseignant…

      Pour finir, je voudrais partager avec vous deux images qui me hantent, deux images qui viennent de cette aube lumineuse et frissonnante de la modernité qu’est le 18e siècle…

      La première est celle du jeune homme nommé Candide qui, ayant fait « de profondes réflexions sur le discours du Turc », parvient à la fin du roman voltairien à suspendre définitivement la logorrhée du maître Pangloss avec son fameux « mais il faut cultiver notre jardin ». La prise de parole intervient certes après le silence, l’ordre de se taire adressé par le Derviche, le dernier représentant de l’autorité religieuse, à Pangloss, face au désolent spectacle du monde : « Il y a horriblement de mal sur la terre ». Mais le dernier mot du roman, soulignons-le, appartient au jeune homme…

      La deuxième est celle de la merveilleuse Suzanne qui s’évanouit au premier acte des Noces de Figaro. Dans une situation de crise qui se résume dans la découverte, par le comte Almaviva, de Chérubin blotti dans le fauteuil, la camériste de la comtesse s’évanouit, oppressée par la présence du comte et de Basile qui représentent à eux deux les puissances tutélaires du 18e siècle et de l’époque pré-révolutionnaire. L’évanouissement ici est une petite mort. Mais Suzanne se reprend et revient à la vie. Et c’est là qu’on entend l’ordre de Suzanne doué d’une énergie musicale sidérante : « Quelle insolence, sortez ! » Il me semble que Suzanne accède ici à une autonomie jusque-là ignorée et, à ce titre, s’approprie précocement et d’une manière anticipatrice le statut de citoyenne.


      1. Rousseau, Du contrat social, Livre I, chapitre VI, « Du pacte social », Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, éditées sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959-1995, tome III, p. 360-361.

      2. Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard, col. « Folio », p. 23-24

      3. Rousseau, Du Contrat social, op.cit., p. 361.

      4. Jean-Claude Guillebaud, « Un empire sans empereur », in Le Débat, numéro 110, mai-août 2000, numéro 110, p. 64.

      5.  Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne, Neuvième lettre, in Œuvres complètes, tome III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 880-881.

      Mizubayashi Akira
      Vitali-Rosati Marcello masculin
      Rousseau dans le paysage dévasté de Fukushima
      Mizubayashi Akira
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2013-04-15
      Philosophie
      Politique et société
      Asie
      Rousseau, Jean-Jacques (1712-1778)
      Écologie