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L'épreuve de guerre dans la pensée de Heidegger

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Texte

L’épreuve de guerre: du combat à la « γιγαντομαχ...α per... τÁς οÚσ...ας » [1] .

« Seul l’être accorde à l’indemne son lever dans la grâce et à la fureur son élan vers la ruine. » [2]

Si sous le terme générique de guerre, nous entendons couramment toutes les espèces de lutte, à commencer par le conflit armé entre nations ou entre états, entre êtres humains dans le cas d’affrontements au sein même d’une société civile, voire l’état de lutte latente, « observation armée » et moyens de pression économiques qui définissent la guerre d’intimidation ou guerre froide, celle-ci est toujours envisagée comme l’épreuve organisée de l’affrontement entre deux puissances antagonistes dites ennemies. Lieu de dissolution de l’individu où la pluralité sociale se conjoint en puissance unitaire, la guerre se donne bien comme un espace d’exception où la violence se doit d’être rationalisée par une institutionnalisation croissante de ses conditions et de sa mise en œuvre[3]. Par delà les enjeux qui sont ceux de la survie et de l’intégrité d’une société, principalement sous la forme de défenses stratégiques par la coordination des moyens techniques dont elle dispose, par delà même les modalités de l’affrontement, de l’ars militarium antique à des formes plus récentes tel l’embargo, les blocus et guerres silencieuses économiques, force est de constater que derrière cette éternelle répétition du combat, quelle que soit la forme que prend alors la logique de forces qui la met en jeu, la guerre s’offre comme la manifestation la plus expresse de ce qui, arrachant l’homme à son égotisme privé et à son horizon quotidien le plus courant, le rapporte de façon la plus radicale à la transcendance[4] d’une appartenance, fût-elle celle qui le lie à un sol, une patrie, à des convictions religieuses ou à des idées. « Espace dont la spatialité demeure assurément étrange et difficilement saisissable »[5], la guerre ne serait donc pas tant le signe d’une dégradation, déchéance humaine, voire animalité où l’homme succombant à des passions pathologiques se verrait dessaisi de sa propre humanité, acte de barbarie institutionnalisé permettant de préserver la morale des méfaits du ressentiment, que le lieu extrême d’une revendication de l’homme à assurer défense et maintien à ce qui, le dépassant et l’arrachant à son horizon individuel, lui permet de s’inscrire dans l’espace commun d’une appartenance historiquement partagée.

Si Heidegger a tant pensé la guerre (Krieg) sous les formes que sont le combat (Kampf), la lutte (Streit) ou encore la confrontation (Auseinandersetzung), notion forclose comme nous le verrons dans la reprise de la notion héraclitéenne de Polemos, c’est qu’en celle-ci se manifeste cette tension primordiale de l’homme vers son pouvoir-être, cette capacité qu’il a à être cet « au-delà de soi »[6] qui est aussi le mouvement même de sa propre transcendance. Existant en cette transcendance, c’est-à-dire tendu et en projet vers ce à dessein de quoi, ce qui pour lui fait monde, l’homme ouvre ainsi place en lui à ce « transcendens pur et simple »[7] qu’est l’être. Tel est le « là » de l’homme comme Dasein, « être-là » ouvrant le lieu où l’être en cette entente peut se desceller, le « là » de son être-au-monde se déployer et où il peut, dans le maintien même de ce auquel il tend, lui-même se déployer. Car avec la guerre c’est avant tout de l’être dont il y va, lieu de l’épreuve la plus radicale du déploiement d’un monde au sein duquel l’être en son retrait[8] se manifeste, à savoir cette correspondance à l’être qui n’est autre que « l’abri de l’essence de l’homme »[9]. C’est précisément dans la mesure où cet abri - ce qui pour l’homme fait monde - n’est autre que ce qui le scelle à une communauté et à un destin historique déterminé, que ce rapport au transcendens, sortie de soi tout autant que mise en œuvre d’un déploiement, trouve à se jouer de façon primordiale dans l’assomption d’une commune appartenance.

Penser la guerre et la concevoir en sa positivité, à savoir en tant qu’elle est elle-même porteuse de sa signification propre, n’est donc pas « se faire le moins du monde le porte-parole de l’inhumain » et glorifier « la brutalité barbare » en prônant un « nihilisme » irresponsable et destructeur » [10]. Comprise dans sa « proximité à l’être »[11], la guerre est en effet pensée par Heidegger « en un sens essentiel, non point patriotique, ni nationaliste »[12], mais rapportée à la question de l’être si tant est que celle-ci se joue d’abord dans la manifestation historique de ce rapport à la transcendance d’une appartenance, voire sur le plan même de l’histoire de l’être[13], cette « autre histoire, cette histoire qui s’ouvre aussi sur le combat » [14],  et trouve à la fois à se déployer comme gigantomachie et comme destin.

En recentrant ainsi la notion de « combat » eu égard à la question de l’être, Heidegger entend ainsi la désancrer définitivement de toute interprétation anthropologique, la guerre ne concernant

« peut-être pas seulement le fait de combattre en tant que comportement humain, mais comme ce qui concerne tout étant. Et le combat n’est peut-être pas non plus un simple phénomène concomitant (considéré certes en son entier mais précisément seulement en ce qu’il accompagne ce qui se produit), mais ceci : ce qui détermine l’étant en son entier, le détermine d’une façon spécifique […] » [15] .

C’est bien l’adversité de la vérité elle-même que met en effet en jeu la pensée du Polemos, l’être en sa vérité ne se déployant lui-même à même l’étant qu’en tant qu’il implique sa propre absence, son déploiement (Wesen) même étant sa non-essence (Unwesen), la lutte à même la non-vérité, décèlement (Unverborgenheit) que traduit le grec α-λητεια, l’ouvert sans retrait, à même le retrait. Et c’est par la projection de soi vers son pouvoir-être propre, l’ouverture à ce « transcendens » à dessein de quoi il existe, que l’homme rend possible cette confrontation de la vérité et de la non-vérité, sa constitution fondamentale n’étant autre que le domaine où peut se jouer ce combat, fondamental et premier, qui est d’abord et avant tout, combat pour la vérité.[16]

Aussi s’agira-t-il pour nous tout d’abord de voir comment et en quelle mesure la guerre, telle qu’elle est conçue en sa dimension concrète, phénoménale, notamment à travers la notion de « communauté de combat », permet de penser la constitution, voire l’avènement d’une communauté historique déterminée, autrement dit, quels sont les « ressorts » qui rendent possible le rassemblement d’un être-ensemble, la genèse d’un peuple, communauté unifiée sur la base d’un monde commun, au point que puisse se dessiner l’idée d’un « destin » commun, d’une histoire collective qui lui est propre. L’intérêt de reparcourir, à rebours, une telle généalogie n’est pas tant ici d’examiner des postulats communs aux tenants de la Kriegsideologie du début du siècle (K. Jaspers, M. Weber, E. Jünger, C. Schmitt) [17], que de souligner ce qu’a de spécifique la réappropriation par Heidegger d’une thèse courante et particulièrement mise à l’honneur en Allemagne par certains mouvements de pensée de l’entre-deux-guerres, en la réinscrivant de façon décisive au sein de sa propre investigation telle qu’elle se donne en 1927, dans Etre et Temps. Condition de possibilité de l’avènement d’un peuple, de la constitution du rassemblement d’où peut émerger une communauté spécifique déterminée, la guerre est en effet dotée par Heidegger d’une dimension quasi transcendantale, jusqu’à être pensée à travers la notion de Polemos comme principe ontologique du mouvement lui-même à partir duquel sera pensable non seulement l’avènement et la figure d’un peuple, mais bien plus largement ce qui peut configurer historiquement un monde. C’est donc à travers la notion ainsi forclose de Polemos, indissociable de la question de la vérité que nous serons amenés à considérer la guerre en sa portée, non plus seulement existentiale et fondamentale, mais bien ontologique, voire destinale telle qu’elle apparaît ultimement, à travers la modalité de la confrontation, de la dynamique fondatrice et créatrice de toutes choses, à savoir comme le lieu même où peut se jouer la différence, l’altérité fondamentale rendant possible, non seulement le devenir, mais le déploiement et l’avènement de ce qui est. 

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Outre une occurrence dès le cours du semestre d’hiver 1920-21 consacré à la phénoménologie de la religion (GA 60), et la référence à l’idée d’une communauté de combat (Kampfgemeinschaft) dans une lettre adressée à Karl Jaspers, datant du 2 juillet 1922, la première et véritable occurrence de la notion de combat (Kampf) apparaît dans Etre et Temps. Elle apparaît en effet dans un passage du § 74 consacré à l’articulation de la constitution fondamentalement historique de l’homme, l’historicité du Dasein et de l’histoire du monde, au moment même où « l’énigme de l’être et celle du mouvement bat son plein »[18]. Il ne s’agit plus ici du seul devenir singulier de l’homme dans le temps, mobilité spécifique selon laquelle son existence prend au fur et à mesure qu’elle s’étend son extension »[19], mais de la mobilité comprise comme un devenir collectif, comme le déploiement historique de l’être-avec-les-autres sous la forme du destin commun d’un peuple.

« Si le Dasein destinal en tant qu’être-au-monde existe de façon essentielle dans l’être-avec-les autres, son devenir est un devenir  partagé qui se détermine comme destin commun.  Par là nous désignons le devenir de la communauté, du peuple […] Dans l’être-avec-les-autres dans le même monde et dans la résolution à des possibilités déterminées, les destins reçoivent d’emblée leur orientation. Ce n’est que dans la communication et dans le combat que se libère la puissance de ce destin commun. C’est le destin commun partagé destinalement dans et avec sa « génération » qui constitue le plein et propre devenir du Dasein. » [20]

Si, dans la résolution devançante[21], l’assomption par l’homme de son être-vers-la-mort et, par là, de son irréductible finitude lui permet de se projeter vers son pouvoir-être propre, à savoir de libérer en lui la possibilité extrême qui « brise dans la marche d’avance toute sclérose sur l’existence déjà atteinte »[22], c’est par le combat - et le partage dont il est la forme concomitante - que la communauté est renvoyée à ce qui en elle scelle un destin commun : la libération d’un pouvoir-être propre compris à la fois comme une puissance commune d’action et de maintien qui n’est autre que l’unité historique d’un devenir au sein duquel s’accomplit son être-là comme ouverture à l’être historiquement partagée. Cette ouverture au transcendens par et en laquelle l’homme à la fois se dépasse et libère sa possibilité la plus propre ne trouve en effet elle-même sa détermination que dans l’épreuve tangible de ce qui dépasse sa propre sphère facticielle, à commencer par l’appartenance à une communauté déterminée. Si « la possibilité ontologique d’un propre pouvoir-être-entier du Dasein ne signifie rien, tant que le pouvoir-être ontique correspondant n’en a pas fait, à partir du Dasein lui-même, la démonstration » [23], c’est en effet par et dans le combat qu’il est donné à l’homme d’en faire l’épreuve la plus radicale. Dans la « démonstration » ontique que révèle le risque de la mort[24], l’affrontement de cette « imminence insigne »[25] face à laquelle chacun est ramené à la fois à sa possibilité la plus extrême et au possible anéantissement de soi, le combat se donne ainsi comme le lieu où peut se jouer l’épreuve même de cette puissance de déploiement d’une force, d’un espace commun, ce « là » qui scelle l’appartenance d’un peuple à un transcendens qui ouvre la possibilité d’un authentique être-ensemble, d’une communauté de front dont, comme Heidegger le dira dans le cours qu’il consacre à Hölderlin en 1934,

 « la plus profonde, l’unique raison est que la proximité de la mort en tant que sacrifice a d’abord amené chacun à une identique annulation, qui est devenue la source d’une appartenance absolue à chacun des autres. C’est justement la mort que chaque homme doit mourir pour lui seul et qui isole à l’extrême chaque individu, c’est la mort, et l’acceptation du sacrifice qu’elle exige, qui créent avant tout l’espace de la communauté dont jaillit la camaraderie […]Si nous  n’intégrons pas de force à notre Dasein des puissances qui lient et isolent aussi absolument que la mort comme sacrifice librement consenti, c’est-à-dire qui s’en prennent aux racines du Dasein de chaque individu, et qui résident d’une façon aussi profonde et entière dans un savoir authentique, il n’y aura jamais de « camaraderie » : tout au plus une forme particulière de société » [26] .

Il n’y a en effet pour Heidegger, et ne peut y avoir, ce en quoi il fait siennes certaines des conceptions propres à la Kriegsideologie [27], de communauté véritable, par opposition au modèle contractuel d’une société conçue comme une agrégation unifiée sur la base d’intérêts communs, que dans la mesure où la puissance de chacun - puissance d’une liberté qui assume en propre sa finitude et son inscription historiquement déterminée - fait surgir une puissance commune qui est précisément celle du devenir historique d’un peuple sous la forme d’un destin commun. Et c’est précisément en l’assomption de ce destin, notamment par le sacrifice extrême qui est requis au sein du combat - qui est aussi pensé comme ouverture de chacun en ce combat à son pouvoir-être entier le plus propre que la communauté peut être dite « communauté de combat » - ce « temps des monts enragés et de l’amitié fantastique » comme l’écrivait lui-même R. Char[28] - à savoir l’espace même où peut se jouer cette lutte pour ce qui constitue un peuple en tant que tel et scelle son déploiement en un destin.

En liant ici la notion de ‘puissance’ (Macht) à celle de ‘combat’ (Kampf) et en l’inscrivant dans le cadre de ce qu’il nomme l’ « énigme ontologique de la mobilité », Heidegger conçoit donc la guerre comme une, sinon la modalité authentique du devenir d’un peuple pensé comme le rassemblement, l’accomplissement commun, résolu et orienté, d’existences singulières et contingentes. Le peuple n’est ainsi rien d’autre qu’un « rassemblement de puissances » - puissances dont nous verrons plus avant qu’elles sont avant tout puissances d’agir - qui trouvent à la fois forme et essor dans la libération d’un devenir commun authentique.

L’explicitation la plus aboutie de cette jonction entre l’idée de combat et celle de puissance, liée à celles de ‘force’ (Kraft) et de ‘forme’ (Gestalt) - termes par lesquels il s’agit d’exhiber les conditions de possibilité d’une communauté comme surgissement d’un être-ensemble authentique - se trouve dans le Discours au Rectorat du 27 mai 1933[29]. En ce discours d’investiture de Fribourg qui prône l’unité et la cohésion d’une « communauté de combat » entre professeurs et étudiants, à savoir entre deux volontés antagonistes distinctes que sont le corps enseignant et le corps étudiant, Heidegger en appelle ainsi à l’autoadministration (Selbstverwaltung) d’une université rendant possible la puissance de déploiement d’une force conjointe de résistance et de combat qui puisse imprimer sa marque et se déployer en un monde spirituel efficient. C’est en effet dans et par le combat, compris comme le déploiement de la puissance de l’université, elle-même pensée comme force marquante de déploiement de ces puissances spirituelles conjointes, que l’université trouve forme et puissance, réalisant ainsi sa vocation la plus haute en tant que puissance créatrice de monde.

« Ces deux volontés doivent se contraindre mutuellement au combat. Toutes les capacités de la volonté et de la pensée, toutes les forces du cœur et toutes les aptitudes du corps doivent se déployer par le combat, se renforcer dans le combat et se conserver en tant que combat […] L’université allemande ne trouvera forme et puissance que si les trois services [service du travail, de défense, du savoir] […] se rassemblent originairement en une seule force marquante. » [30]

C’est donc seulement par le combat, et par la constitution résolue d’une communauté de combat, que l’université sera ainsi apte à libérer sa propre puissance et, par son maintien dans l’endurance de la tâche spirituelle qui lui incombe, apte à marquer le monde allemand de son ‘efficace’ (Wirkung) et de son ‘règne’ (Walten). L’autoadministration de l’université se voit ainsi soutenue par deux volontés distinctes elles-mêmes unies dans une même tension qui est celle du déploiement d’un lieu propre qui leur est commun, monde spirituel où se joue la con-frontation décisive, car résolue, du corps professoral et du corps étudiant. Mais si c’est bien l’ad-versité, le fait de se tourner ensemble contre, qui assure la cohésion de la communauté par le rassemblement et la tension propre à l’altérité qui y est inhérente, un tel rapport de forces n’est cependant pas à penser sur le modèle de l’opposition de deux entités déjà constituées. C’est en effet seulement dans le rassemblement conjoint de ces puissances distinctes et de leurs possibles en une force unitaire que les deux forces peuvent elles-mêmes advenir. A cet égard le combat unifie, assure cohésion et unité à des puissances antagonistes en libérant leur puissance conjointe en un partage commun, tout en permettant à l’antagonisme lui-même de se constituer. Il exhibe, révèle ce qui, au sein même de l’altérité, rassemble. L’union rendant possible le déploiement de forces elles-mêmes, alliées en leur adversité, c’est leur différence propre, leur opposition constitutive que le combat seul peut maintenir ouverte. Ainsi pensée la communauté de combat n’est autre que ce rassemblement de la différence au sein d’un vouloir unifié en une seule force, à savoir en l’occurrence ici la constitution de l’unité d’un monde spirituel commun où toutes les puissances contribuent chacune, en ce qui leur est propre, au maintien et à l’affirmation conjointe d’une même puissance.

En assurant ainsi la libération d’une puissance commune - et, par là, des puissances de chacun - par le moyen d’une force unique, la guerre se donne ainsi comme le lieu même du rassemblement apte à donner forme à un monde, à une communauté de destin, celle de l’université allemande et, plus largement, celle du peuple allemand lui-même fort de cette assise spirituelle. Condition d’un rassemblement véritable, le combat non seulement révèle, mais fait advenir, fait se déployer cette puissance et c’est en lui qu’elle peut se libérer en tant que force marquante, c’est-à-dire en tant qu’elle est porteuse d’une efficace qui peut faire monde en s’opposant à ce que Heidegger nomme la surpuissance (Übermacht) de l’étant. Le déploiement de forces inhérent au combat n’est alors plus tant à comprendre comme une violence (Gewalt)[31], un excès de force mais bien plutôt comme le surgissement d’un règne (Walten), qui plus est d’un règne commun (Ge-walt) qui n’est autre que la force propre d’un peuple, force libérée dans le rassemblement conjoint de chacun. De même que la surpuissance de l’étant donne forme et essor au système (Gestell) [32] , modalité de l’être qui, par son efficace, donne empreinte à l’étant en le réduisant à son usage et à une totale disponibilité, de même cette unification des puissances au sein d’une communauté de combat est elle-même fondatrice d’un monde commun, elle-même porteuse de « sa loi ou destin »[33].

A travers cette question de la genèse d’une communauté, à partir de la forme exacerbée qu’est la communauté de combat, c’est donc plus largement la dynamique propre à l’émergence d’un monde et à son efficace, fût-elle ici spirituelle comme dans le cas de l’université allemande, qui est ici pensée. L’effectivité de cette puissance libérée par le combat apparaît comme le principe de mouvement et d’action, à la fois rassemblement de forces comprises en leur altérité et recueil d’un ensemble de possibilités partagées. L’épreuve de force qui se fait jour au sein du combat est donc en ce sens « l’épreuve même du réel », à savoir l’endurance de sa puissance de surgissement, de sa capacité fondatrice, « créatrice de monde », à savoir initiatrice d’une efficace qui permet le déploiement d’un lieu de dépassement commun au sein duquel l’étant en son entier prend sens, ainsi que l’agir individuel lui-même son orientation.

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 Si le combat apparaît bien comme la condition de possibilité de la constitution d’une communauté déterminée - non seulement en ce qu’il révèle et exhibe ce qui rassemble et transcende les singularités et les contingences, mais en ce qu’il rend possible ce mouvement même de transcendance qui constitue un monde - c’est à travers la notion de Polemos, notion qui remplace progressivement, dès 1933, celle de combat, plus propice à une interprétation anthropologique, voire idéologique[34], que Heidegger entend penser finalement le principe même de la mobilité comprise comme moteur du devenir et de sa constitution foncièrement adversative.

L’interprétation qu’il donne du fragment 53 d’Héraclite, notamment dans un cours qu’il consacre à Hölderlin en 1934 et dans l’Introduction à la métaphysique, cours du semestre d’été 1935, est à cet égard hautement suggestive :

« Le combat est à tout étant celui qui l’engendre, mais aussi son roi ; les uns il en fait clairement des dieux, les autres des hommes, les uns il les rend valets, les autres maîtres » [35] .

Si Heidegger n’a pas cessé de revenir sur ce fragment[36], c’est que le Polemos y est pensé comme principe de toutes choses, principe du devenir universel, « puissance de génération (Erzeugung) et de maintien (Bewahrung) : nécessité inhérente à l’étant » [37]. Principe de génération en et par lequel - à la fois lieu et modalité - s’opère la fondation des étants dans l’être en ce qu’il les met à découvert, les laisse apparaître, le Polemos est ainsi également pensé comme « roi », ou encore « waltender Bewahrer », gardien qui domine, surveille, impose son règne sur la présence. S’il rend possible la « déclosion » de l’étant, son découvrement - l’ « Erzeuger » étant celui qui produit ou engendre, c’est par lui que l’étant, ainsi ex-posé, s’ordonne en monde, « porté dans l’être, ce qui signifie en même temps : exposé à même le retrait, à même la vérité»[38].

« Le combat ne dirige et ne règle pas seulement le surgissement mais en domine également la persistance (Bestand) ; l’étant ne persiste et n’entre en présence qu’en tant qu’il est maintenu et régi par le combat comme ce qui le domine. Le combat ne se retire donc aucunement des choses une fois qu’elles se sont dévidées dans l’effectivité mais le fait même justement de persister et d’être effectif n’est lui-même en propre que dans le combat. Ce n’est alors qu’ainsi que le pouvoir du combat apparaît clairement, la manière dont il règne toujours déjà et constamment au sein même de tout étant en ce qu’il est, c’est-à-dire constitue l’étant en son être. Le combat en sa double puissance perdomine l’étant en son entier en tant que puissance de génération et puissance de maintenance. Il n’est pas même ici nécessaire de mentionner le fait que là où nul combat ne domine, ce sont l’immobilité, le nivellement, l’uniformité, la médiocrité, son inoffensivité, l’étiolement, la fragilité et la tiédeur, la déchéance et l’effondrement qui d’eux-mêmes s’installent, en un mot : la fuite du temps. Cela signifie que les puissances de destruction et de délabrement résident à même l’étant ; et ce n’est que dans et par le combat qu’elles sont maîtrisées et enchaînées.» [39]

Eu égard à l’étant en son entier, ce qui se joue dans le combat est donc « le poser dans l’être et l’y maintenir, en le laissant apparaître pour encore le retenir. Source première de l’être »[40], « ce comme quoi et comment l’essence se déploie »[41] à même la présence et dans le retrait de l’être[42]. Si la notion de Polemos renvoie ainsi au combat originaire dans lequel s’affrontent être et non-être dans le déploiement d’un monde c’est que, face à cette puissance originaire de l’être qui régit l’étant en son déploiement, d’autres puissances - « puissances de destruction et de délabrement » - ces « Gegenmächte » identifiées dans le Discours du rectorat à la « surpuissance (Übermacht) de l’étant » - sont toujours déjà à l’œuvre, puissances coextensives au déploiement de l’étant et que l’être doit affronter et, par là, soumettre, en une gigantomachie originaire où ce qui est se déploie dans la configuration d’un monde.

« En cela le combat n’est pas pensé comme la discorde créée par le fait de chercher des broutilles et ce, de façon arbitraire ; le combat est la nécessité la plus intérieure de l’étant en son entier et, ce faisant, confrontation  avec et entre les puissances premières. Ce que Nietzsche désignait par le nom d’apollinien et de dionysiaque sont les puissances ennemies de ce combat. » [43]

S’il y a affrontement de puissances, conflit et, ce faisant, confrontation de l’être et du non-être, de la vérité et de la non-vérité, c’est que l’être lui-même ne se manifeste en son retrait qu’en tant qu’il impose sa marque à l’étant, c’est-à-dire le constitue en un monde ontologiquement différencié. C’est en effet en cet arrachement de l’étant au retrait, « décèlement » qui est « en soi confrontation avec et combat contre le retrait » [44] qu’il y a et peut y avoir vérité, dévoilement (Unverborgenheit), à savoir l’avènement d’un monde compris comme maîtrise et maintien de l’étant en son être, « ce par quoi l’étant devient ce qu’il est ». Car ce règne de l’être, écrit Heidegger,

« lieu où se déploie ce qui est présent comme étant », « provient d’abord du retrait c’est-à-dire, selon les Grecs, de l’ouvert sans retrait (αληθεια) qui a lieu en ce que le règne se gagne de haute lutte comme monde » [45] .

A cet égard la « confrontation ex-posante » (Aus-einander-setzung) qu’est le Polemos se donne elle-même comme le principe universel[46] de toutes choses, c’est-à-dire ce qui impose loi et essor à un monde en instaurant l’étant en son être.

« Cela ne tient donc pas simplement au fait que le combat a un résultat quelconque et, inversement, qu’une certaine réalité renvoie au combat comme à sa cause, mais ce qui y est avant tout dit est en quel sens les Grecs ont par avance si bien compris la venue des étants à travers le combat pour l’être. Le sens de l’être signifie ceci : mise en lumière - à savoir comme configuration marquée, limitée et stable - dans la visibilité, ou mieux encore : l’appréhensibilité. Ce qui est ainsi mis en lumière et assigné en son appartenance à l’ « étant » est ce qui « est ».» [47]

Ce qui « est », à savoir ce qui se tient dans la présence et implique le mouvement, n’est en effet découvert que dans ce « combat pour l’être », « lutte de ce qui, vaillamment, pose en ses limites ce qui est essentiel et inessentiel, ce qui est haut et ce qui est bas et le fait apparaître » [48] . Car c’est à revers même de cette opposition irrésolue, et maintenue comme telle dans le combat [49] , que l’étant en son entier trouve à la fois sa configuration et sa loi propre, à savoir les limites et la forme qui lui permettront de se déployer en un monde. C’est en ce sens que le Polemos est justice - Héraclite renvoyant bien la justice (d...kh) à la nécessité inhérente à ce qui devient [50] - c’est-à-dire ce qui à la fois guide et régit le déploiement de toutes choses, à la fois père (π£τερ) et roi (βασιλεÝς).

Dans un passage de l’Introduction à la métaphysique, cours datant du semestre d’été 1935, passage central qui éclaire de façon radicale l’intrication indissoluble de la question de l’être en sa dimension polémologique et son inscription dans un monde déterminé, Heidegger écrit ainsi :

 « Ce qui est ici nommé πολεμος est avant tout une lutte régnant entre divins et humains, non pas une guerre au sens humain […]. Dans la confrontation advient le monde. La confrontation ne scinde pas l’unité, pas plus qu’elle ne la détruit. En tant qu’elle la crée, elle est rassemblement (λÒγος et πÒλεμος sont le même). Ce qui est ici pensé comme combat est combat originaire ; car c’est lui qui en premier fait apparaître les combattants ; en cela, ce n’est pas une simple mise en mouvement de choses subsistantes. Le combat esquisse et développe d’abord ce qui n’a pas été entendu, jusqu’ici non porté au dire ni encore pensé. Ce combat est alors assumé par les créateurs, poètes, penseurs, hommes d’état. Ils projettent le bloc que constitue leur œuvre à l’encontre du règne qui les écrase et ouvrent ce faisant en celui-ci la voie à un monde ouvert. Avec ces œuvres, c’est d’abord le règne, la φÚσις, qui prend forme dans ce qui se déploie en présence. Ce n’est qu’alors que l’étant devient étant en tant que tel. Ce devenir-monde est l’histoire propre et authentique. Eu égard à l’étant, le combat ne le laisse pas seulement apparaître  en tant que tel, mais il assure aussi la sauvegarde de l’étant en son maintien. Là où le combat cesse, l’étant ne disparaît certes pas mais le monde se détourne » [51] .

S’il n’y a d’être et, par là, de vérité - la vérité étant pensée comme son déploiement - que dans le combat, c’est que celui-ci se fait lui-même porteur de cette lutte dont Heidegger dit, dans les Beiträge zur Philosophie, qu’elle est avant tout « lutte comme déploiement de l’ « entre » »[52]. Cet « entre » est précisément ce lieu médian de déploiement de l’être à même l’étant qui n’est autre que l’espace même où se déploie la différence ontologique pensée comme différence de l’être et de l’étant. Comprise par Heidegger comme dimension dans laquelle, mesurant être et étant, elle les réalise en leur être propre[53] - l’étant et l’être étant « de quelque manière dis-joints, séparés, et pourtant ré-férés l’un à l’autre, et ce de et par eux-mêmes »[54] - cette différence - que nous pourrions presqu’ici nommer « différend » - s’éclaire alors si tant est qu’elle est rapportée au Polemos comme à l’unité rassemblée de la différence, non comme à sa résorption[55] mais comme le recueil de la différence maintenue en tant que telle, lieu du « pli-des-deux » (Zwiefalt)[56], de l’ajointement irrésolu car maintenu ouvert d’une ouverture comme « jeu » de la différence. Aussi Heidegger peut-il considérer dans ce même cours que « λογος et πολεμος sont le même »[57], assimilation à comprendre à la lumière de la structure elle-même unifiante du logos pensé comme le rassemblement de la plus haute tension, lui-même rapporté à la confrontation[58]. Cela expliquerait ainsi la substitution progressive du terme de Polemos par celle de « confrontation », terme qui renvoie à la fondation, position de soi en et par l’autre, qui est aussi con-frontation et affront d’un différend.[59] Le Polemos serait alors la modalité même de l’événement (Ereignis), pensé comme déploiement de la différence ontologique qui n’est autre que son surgissement originaire et déploiement dans le temps.

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Aussi le seul combat qui vaille est-ce avant tout un combat pour l’être et « pour le plus essentiel »[60], combat qui ne se manifeste pas en

« une guerre, mais dans le πÒλεμος qui seul fait apparaître les Dieux et les hommes, les libres et les esclaves, dans leur essence respective, et qui conduit à une dis-putation de l’être (barré). En comparaison de cela, les guerres mondiales restent superficielles. Elles sont toujours d’autant moins capables d’apporter une décision qu’elles se préparent de façon plus technique » [61] .

Visant à la seule destruction de la force ennemie, c’est-à-dire à son anéantissement, sa réduction à néant, la guerre, notamment sous la forme qui est la sienne depuis le début du XXe siècle, à savoir comme « guerre totale » - l’invention de la bombe atomique marquant à la fois l’apogée technique et le début même du déclin qui mènera l’ère métaphysique jusqu’à sa propre autodestruction - ne ferait en effet que conforter cette « progression du désert » qui caractérise le règne du nihilisme comme oubli de l’être, nihilisme ressortissant à ce que Heidegger nomme l’ère de la « machination » (Machenschaft) :

« Machination et dévastation : l’anéantissement total est dévastation au sens où le désert s’installe. Ce faisant dévastation ne veut aucunement dire le fait de déserter ce qui est subsistant et de le rendre vide, mais en les inhumant, mettre à couvert chaque possibilité relevant d’une décision et d’une sphère décisionnelle » [62] .

Le phénomène guerrier en sa dimension militaire est en effet indissociable de la destruction et de l’anéantissement d’une des forces en présence, à savoir la disparition de la force ennemie, précisément par la réduction à néant de la puissance adverse, c’est-à-dire de son règne sur l’étant. Gouvernée par des mécanismes d’opposition dualistes et pensé comme un jeu de forces antagonistes dont l’enjeu est la seule augmentation d’une puissance, sa structure  demeure ainsi foncièrement réactive. Paix et guerre sont ramenées l’une à l’autre dans une opposition qui ne renvoie qu’à une même entreprise de domination sur l’étant, lutte au sein de laquelle, si les étants ne disparaissent pas eux-mêmes, c’est le déploiement même du monde qui fait défaut, le monde lui-même qui « se détourne ». En confortant ainsi cette illusion de main-mise sur l’étant, c’est-à-dire en faisant porter la décision sur la seule sphère ontique, les deux guerres mondiales n’ont ainsi « pas arrêté le mouvement du nihilisme, ni ne l’ont détourné de sa direction » [63] . Elles ne se comprennent en effet que sur le plan de l’étant, de la lutte pour sa domination. Ce faisant c’est la guerre elle-même qui est déjà perdue. [64]

Parce que la véritable décision, celle qui engage l’homme à prendre parti pour l’être, c’est-à-dire à en assurer la sauve-garde (Wahrung), est elle-même oblitérée par le déploiement d’une puissance dont la force réside dans l’affirmation d’une volonté de domination, l’emprise de l’homme sur le monde se présente donc sur le mode de la dévastation, de l’envahissement progressif. Car vouloir anéantir l’autre, c’est avant tout vouloir imposer sa propre puissance et l’étendre là où règne la domination étrangère, à savoir lui imposer des limites et lui substituer l’empire de sa propre volonté. [65] En confortant cette illusion de main-mise sur l’étant, c’est-à-dire en faisant porter la décision sur la seule sphère ontique, les deux guerres mondiales n’ont ainsi « pas arrêté le mouvement du nihilisme, ni ne l’ont détourné de sa direction » [66] . Car si l’étant est envahi, c’est l’être lui-même, cet « abri de l’essence de l’homme » - le déploiement et son envers, le néant qui lui-même ressortit à la présence - qui est, ainsi déserté, tombé dans l’oubli. Ce n’est donc plus tant en « berger de l’être » et lieu-tenant du rien [67] que l’homme entend s’imposer, mais désormais en maître du monde [68] . Etre maître du monde c’est en effet imposer sa puissance uniformément sur tous les domaines de l’étant, se substituer à l’être si tant est qu’il est possible d’en régir le maintien par l’usage de la force et de la violence, notamment par la guerre, et d’assurer ainsi la prédominance, voire l’omnipotence d’un mode spécifique de découvrement de l’étant, ce qui n’est autre que chercher à maîtriser son mode propre de déploiement. Définissant ainsi l’ennemi comme ce qui « menace l’être-là d’un peuple ainsi que ses individus » [69] , à savoir ce qui en entrave le déploiement, le combat est ainsi pensé comme le fait même de « se positionner contre l’ennemi » [70] , endurance qui maintient dans le combat l’opposition, la différence et, par là, permet à chacune des puissances de se déployer en son efficace la plus propre [71] . En effet

« le combat ne signifie pas αγον, compétition dans laquelle deux adversaires mesurent en toute amicalité leur force respective, mais le combat est πÒλεμος, guerre ; c’est-à-dire qu’il y va du sérieux dans le combat, l’adversaire n’est pas un partenaire mais bien un ennemi et, de façon plus explicite : le combat est l’endurance dans l’exposition même de la confrontation » [72] .

Face à cette critique du nihilisme, le néant que met en jeu le combat véritable, compris comme confrontation configuratrice de monde, n’est pas tant à entendre comme destruction, à savoir comme « un pur vide qui ne laisserait rien subsister mais bien comme la puissance qui repousse constamment, qui aboutit constamment à l’être et rend puissant l’être-là en nous ». [73] Pensé comme puissance d’être, ce néant n’est en effet autre que le lieu et l’espace nécessaires au sein même de la présence afin que ce qui « est » puisse devenir, et avant tout devenir autre - condition même de toute temporalité - c’est-à-dire permettre l’instauration d’un monde en en rendant possible le déploiement, qui est toujours aussi « tournant », virage au sein de ce que Heidegger nomme l’histoire de l’être (Seinsgeschichte), détermination du destin à venir de l’Occident. C’est en effet dans l’endurance et le maintien de soi au sein même du néant dont est porteuse la force de surgissement du possible - qui est toujours aussi et d’abord possibilité d’un recommencement - que l’homme s’approprie sa propre histoire. Aussi face aux guerres totales qui ne visent qu’à une domination intégrale sur l’étant, oblitérant ce qui sous-tend et régit cette domination elle-même, à savoir la possibilité même d’un tournant qui est aussi et d’abord un autre rapport à ce qui est, le combat véritable apparaît-il comme la tentative faite non plus

« d’exterminer physiquement ou encore seulement abattre militairement, mais seulement de porter, à travers un rapport renouvelé et radical, l’essence propre qui est en retrait dans la machination dans laquelle nous sommes nous-mêmes tombés » [74] .

Dans la mesure où ce que Heidegger nomme la « machination » nous échoie [75] , puissance omniprésente et omnipotente du monde technique régi par une ouverture à l’être que la métaphysique occidentale a historiquement déterminé, l’endurance même de cette puissance est donc requise, confrontation qui est à la fois exposition et risque de soi mais aussi appel à résister, c’est-à-dire à se maintenir contre l’ennemi comme à ce qui s’oppose au déploiement de l’être dans l’étant, à savoir au déploiement à la fois d’un monde et de l’être-là d’un peuple, d’une communauté. Telle serait, selon Heidegger, la mission assignée à l’Allemagne, peuple proprement historique et spirituel : être porteur de la force spirituelle de l’Occident, « contre-puissance » pouvant permettre d’initier un autre commencement, non seulement de la pensée, mais de provoquer aussi l’homme à sa propre histoire [76] .

Compris avant tout comme endurance, maintien de soi et résistance, c’est-à-dire comme  le fait de se tenir et de se positionner contre, le combat requiert ainsi de l’homme lui-même une prise de parti, une décision par laquelle celui-ci peut « décider de sa perte ou de son nouveau commencement » [77] , à savoir se décider pour sa propre histoire ou se laisser régir et dominer par le cours des choses, cet écoulement incessant du temps qui passe, synonyme pour Heidegger d’étiolement et de délabrement progressif[78]. Ce n’est en effet qu’à travers une décision que l’homme s’approprie et ressaisit résolument sa propre histoire, donnant ainsi au temps et à l’être lui-même, le lieu de leur propre déploiement.

« L’essence de l’être est combat ; de victoires en défaites, il en va de tout être à travers une décision. On n’est pas simplement Dieu ou même homme, mais avec l’être une décision au combat a été prise, laquelle a ce faisant placé le combat au sein même de l’être ; on n’est pas esclave parce quelque chose de tel existe parmi beaucoup d’autres, mais parce cet être dissimule en soi une défaite, un refus, une insuffisance, une lâcheté, peut-être même la volonté de s’amoindrir et de se rabaisser. Dit plus clairement : le combat nous place dans l’être et nous y maintient ; il constitue l’essence de l’être, notamment de telle sorte qu’à tout étant il entremêle un caractère de décision, tout le tranchant fixe de l’alternative ; ou bien lui ou bien moi ; ou bien s’y maintenir ou bien tomber. » [79]

C’est parce que la décision porte d’abord et avant tout sur la capacité à endurer l’opposition, bien plus qu’à la résorber - endurance rendue possible par ce que Heidegger nommait dans Etre et Temps la « résolution » (Entschlossenheit) [80] , comme capacité à se maintenir dans le déploiement de sa propre puissance bien plus que comme volonté de puissance - le combat requiert donc en l’homme le lieu où peut se déployer l’être, le là où la puissance du transcendens qui pour lui fait monde peut trouver à se libérer, c’est-à-dire à imposer dans l’étant son règne et son efficace. Ce que Heidegger nomme « instantialité » (Inständigkeit) [81] est en effet cette capacité à se tenir en instance, à savoir à exister selon son mode d’être le plus propre qu’est l’être-envers-la-possibilité. Si la vérité n’est donc en rien une production humaine [82] , son déploiement se donne cependant comme un combat, celui « de l’homme historique non contre mais bien avec la non-vérité, laquelle est elle-même « posée avec ce qui rend possible le déploiement de la vérité  » [83] . C’est en effet parce que l’homme est lui-même soumis à la puissance de ce qui est, à savoir ces « contre-puissances » relevant de l’étant - ce qui lui échoie étant aussi ce qui scelle sa finitude - que ce combat pour la vérité lui revient, « destin de sa propre finitude » [84] qu’en assumant et endurant il libère, c’est-à-dire octroie à sa puissance le lieu même de son déploiement. C’est en s’exposant ainsi à la confrontation en ce qu’elle a de périlleux - ex-position qui est certes possibilité d’ouverture et de fondation de monde mais aussi risque de fermeture irrémédiable de son être-au-monde - que le vrai, à revers même de la non-vérité, peut être enduré, et que

« ce qui, dans le nouveau commencement, demeure inépuisé, inépuisable, le possible, peut se faire être puissance, si tant est que l’on présuppose que ceux qui font par avance l’épreuve de ce possible en tant qu’il est inépuisable sont là afin de pouvoir fonder, savoir et avoir une efficace» [85] .

Si ce combat, confrontation dans laquelle est en jeu le destin même du monde, est assumé au sein de guerres concrètes aptes à sceller et « libérer la puissance qu’est le destin commun d’un peuple »[86] comme nous l’avons vu, c’est pourtant d’abord et avant tout par « les créateurs, les poètes, penseurs et hommes d’état »[87] que l’être peut imposer son règne à l’ensemble de l’étant sans avoir pour autant à en passer par une destruction intégrale, un ébranlement total de l’étant dans la mesure où seule la vérité est en jeu, non pas l’étant en tant que tel, mais bien le mode historiquement déterminé de son découvrement. Face à cette modalité « polémologique » du découvrement, les différentes modalités par lesquelles l’homme se rapporte aux étants apparaissent ainsi comme autant de modalités spécifiques de cette lutte, prenant dans le champ de la pensée la forme d’une « « lutte amoureuse » qui est celle de la chose même »[88], ou encore dans l’œuvre d’art, celle de l’adversité, ouverture d’un combat, d’une lutte entre monde et terre[89]. Mode originaire de notre rapport premier au monde, le combat apparaît donc comme ce qui permet à l’homme de cor-respondre à son destin et de préserver ainsi l’ouverture propre de son être-au-monde, c’est-à-dire de défendre sa vérité, l’ouvert-en-retrait à dessein de quoi il se destine et existe en propre :

« Le déploiement de la vérité est le combat avec la non-vérité, ce en quoi la non-vérité est posée avec la possibilité même du déploiement de la vérité. Ce combat est en tant que tel toujours à la fois déterminé et destiné. La vérité est toujours vérité pour nous […] Nous devons remporter le vrai, telle est la décision résolue de notre mission. Ce n’est que dans la décision du combat que nous nous créons la possibilité de notre destin. Il n’y a de destin que là où un homme s’expose par libre décision au péril de son existence» [90] .

Car finalement pour Heidegger le plus grand péril est en effet celui que connaît la pensée, confrontation que l’on pourrait caractériser de frontale puisque s’y joue l’enracinement même du destin de l’Occident, la pensée se donnant elle-même, sous sa forme philosophique, « comme combat pour le déploiement et l’être de l’étant », combat qui « place librement l’homme dans son monde, à la fois face à la possibilité de sa grandeur et face aux puissances qui le contraignent »[91]. Si « Penser est l’engagement par l’Etre pour l’Etre »[92], à savoir l’engagement pour la vérité, endurance par laquelle l’être lui-même peut se déployer, la pensée est alors elle-même pensée comme action, « l’agir le plus simple et en même temps le plus haut » qui permet à l’être-là de devenir ce qu’il peut être, à savoir de s’accomplir lui-même en son destin.[93] Si ce rapport au transcendens et la modalité temporelle du vécu qui le découvre sont ainsi thématisés herméneutiquement et phénoménologiquement - toute interprétation étant elle-même endurée comme une confontation, avec l’irréductible violence qui accompagne l’arrachement de la vérité à la non-vérité, de la latence au découvrement - dans l’œuvre d’art, l’ouverture à l’être comme découvrement est elle aussi toujours déjà enracinée dans une disputation (Bestreitung) originaire : celle de la terre et du monde[94], disputation par laquelle

« l’homme n’entre ainsi en conflit avec l’étant que dans la mesure où il tente de le porter en son être, c’est-à-dire lui pose limite et forme en projetant du nouveau (non encore présent) et en faisant originairement œuvre de création » [95] .

C’est en effet par la dynamique libératrice et créatrice mise en œuvre par la lutte entre une appartenance historique dans laquelle nous sommes enracinés, terre qui nous échoie et le monde que nous faisons advenir, lutte entre ce qui est et ce qui advient - lutte qui n’est autre que l’épreuve non seulement du réel, mais du temps lui-même - qu’à l’instar du combat entre peuples, une puissance se libère : celle d’une ouverture au monde gagnée de haute lutte sur ce qui est et nous est échu.[96]

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 A travers le combat et la dynamique qu’il génère, c’est donc la mobilité même de l’être, à savoir son propre déploiement compris comme temps, qui est en jeu, espace de manifestation du transcendens au regard duquel l’homme peut se dire lui-même le « là » de l’ouvert et, à travers le découvrement de l’étant qui pour lui fait monde, en la répétant, prendre en charge et inaugurer sa propre histoire. Pensé comme principe même du déploiement de l’être - comme en témoigne l’appartenance à une transcendance collective ou spirituelle - le combat donne ainsi lieu, sur le plan de l’histoire de l’être, à une véritable gigantomachie destinale, « γιγαντομαχ...α per... τÁς οÙσ...ας » [97] , sorte d’épopée tragique au sein de laquelle se combattent les différentes formes et empreintes caractérisant la mobilité propre du destin de l’être et que la pensée se doit de nouveau d’assumer, c’est-à-dire d’y prendre part. Car si le combat est le lieu de l’être, l’être lui-même se donne comme « lieu du combat » [98] , à savoir le lieu où peut être faite l’épreuve de l’affrontement entre deux puissances, entre ce qui est et le possible qui en régit et en domine le déploiement, endurance qui n’est autre que l’épreuve de la puissance de la temporalité, en d’autres termes ce que Heidegger nommait le « mouvement facticiel de la vie ».

Si pouvoir une chose signifie alors la garder dans son essence, à savoir « la maintenir dans son élément » [99] , ce combat auquel pense Heidegger - qui est plus à penser sur le modèle du Polemos héraclitéen que selon notre conception moderne de la guerre comme conflit armé et militarisé -  témoignerait ainsi du rapport de forces irréductible qui à la fois scelle notre finitude tout en donnant à notre pouvoir-être libre son efficace, la guerre étant alors, comme l’écrivait Heidegger dans une lettre adressée à J. Beaufret en 1945, porteuse de

« l’essence propre d’un pouvoir (Vermögen) qui peut faire « se déployer » quelque chose dans sa pro-venance, c’est-à-dire faire être ». Ce pouvoir est proprement le « possible », cela dont l’essence repose dans le désir. De par ce désir l’être peut la pensée. Il la rend possible. L’être en tant que désir-qui-s’accomplit en pouvoir est le « pos-sible» [100] .

Reste à savoir quel sens donner à ce combat, si l’endurance du conflit peut avoir par elle-même un sens indépendamment d’un quelconque étalon ou critère - cette guerre dont Nietzsche écrivait, dans Humain, trop humain [101] que « l’homme en sort plus fort, pour le bien comme pour le mal », car comme l’écrivait Heidegger lui-même dans une lettre adressée à Hannah Arendt à la date du 12 avril 1950 :

« Si le mal qui a eu lieu et celui qui a lieu - si ce mal est, alors à partir de là l’Etre se fait encore plus énigmatique pour ce que nous avons à en penser et à en endurer ; le simple fait d’être, pour quoi que ce soit, ne garantit nullement dès lors pour autant que ce quelque chose soit juste et bon » [102] .

Jollivet Servanne
Premat Christophe masculin
Wormser Gérard masculin
L'épreuve de guerre dans la pensée de Heidegger
Jollivet Servanne
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2005-02-25
Les mécanismes guerriers
Heidegger, Martin (1889-1976)