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Bakhtine, Proust et la polyphonie romanesque chez Dostoïevski

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      Texte

      — 1 —

      Dans son ouvrage La Poétique de Dostoïevski, Mikhaïl Bakhtine affirme que le romancier moscovite est le créateur du roman polyphonique. Ce faisant, « il a élaboré un genre romanesque fondamentalement nouveau ». Pour lui, « Dostoïevski, à l’égal du Prométhée de Goethe, ne crée pas, comme Zeus, des esclaves sans voix, mais des hommes libres, capables de prendre place à côté de leur créateur, de le contredire et même de se révolter contre lui ». Et il ajoute que ses héros principaux « sont non seulement objets de discours de l’auteur, mais sujets de leur propre discours, immédiatement signifiant (…) La conscience du héros est présentée comme une conscience autre, étrangère… » (1970, 34‑35).

      Voici donc posé d’emblée le problème axial de la littérature narrative : le rapport entre l’auteur et ses personnages. Le « narrateur », lorsqu’il est distinctement présent, n’est qu’une entité intermédiaire entre les deux, tantôt plus proche de l’auteur, tantôt plus proche du personnage. Auteur/Narrateur/Personnage, c’est la triade qui détermine l’univers romanesque, sorte de sainte trinité littéraire qui laisse en marge de toute activité créatrice, à proprement parler, le lecteur (nous y reviendrons). Or, même si ces trois entités sont interdépendantes et d’une importance comparable (quoique asymétrique), le centre de gravité de la narration dans le roman polyphonique est constitué par les personnages. Ivan Karamazov « pèse » beaucoup plus que le narrateur de l’histoire, un romancier soi-disant anonyme qui néanmoins finit par s’approcher ouvertement de ses créatures vers la fin du roman. Le lecteur doit faire un bel effort de complicité pour fermer les yeux et ne pas voir derrière le romancier anonyme (et omniscient), Dostoïevski lui-même :

      Ce n’est pas ici le lieu de décrire cette nouvelle passion d’Ivan Fiodorovitch : cela formerait la matière d’un autre roman que j’écrirai peut-être un jour. Je dois signaler, en tout cas, que lorsqu’il déclara à Aliocha, en sortant de chez Catherine Ivanovna : « Elle ne me plaît pas », ainsi que je l’ai raconté plus haut, il se mentait à lui-même : il l’aimait follement. (1952, II:254‑55).

      La revendication identitaire de Dostoïevski comme auteur de Les Frères Karamazov est à peine voilée. Soulignons qu’il transforme parfois ses personnages en narrateurs séparés du narrateur principal. Ainsi, Ivan est le narrateur du chapitre Le Grand Inquisiteur et du Dialogue avec le Diable. Dans Les Démons (1997), le récit de la confession de Stavroguine est à la charge du personnage de Stavroguine lui-même, narrateur circonstanciel et, de surcroît, écrivain de son propre texte. Cependant Dostoïevski, « créateur » à son tour de Stavroguine, ne s’identifie jamais comme auteur explicite, ni de Stavroguine, ni d’aucun de ses personnages, dans aucun de ses romans.

      Tout ceci concerne la polyphonie romanesque, que Bakhtine définit comme « la pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes dans une œuvre » (1970, 35). Qu’en est-il du roman « monophonique », catégorie dans laquelle le théoricien fait entrer les romans de Tolstoï et, si on suit la logique de sa pensée, la totalité, ou presque, de la production romanesque du XIXe siècle ? Dans le roman monophonique,

      la multiplicité de caractères et de destins à l’intérieur d’un monde unique et objectif est éclairée par la seule conscience de l’auteur. Il correspond à un monde compris monologiquement, en corrélation avec la conscience unique de l’auteur (1970, 38), affirme-t-il.

      Et, toujours essayant de définir ce qu’il considère comme une nouvelle forme littéraire inventée par Dostoïevski, il critique la forme du roman monophonique à la Tolstoï :

      L’affirmation de la conscience d’autrui en tant que postulat éthico-religieux de l’auteur ou en tant que contenu thématique d’une œuvre, ne suffit pas à créer une forme nouvelle, un type nouveau de structure romanesque (1970, 40).

      Cette forme nouvelle ne serait autre que celle du roman polyphonique dostoïevskien, où chaque personnage est doté de sa propre conscience de soi, en rien différente de celle de l’auteur et capable même de s’opposer et de se rebeller contre elle1.

      La conscience de soi du personnage, peut-elle être vraiment équipollente à celle de l’auteur ? Bakhtine répond avec perspicacité :

      On pourrait croire que l’indépendance du héros ne s’accorde pas avec le fait que son existence tout entière n’est qu’un moment de l’œuvre littéraire, qu’il est, d’un bout à l’autre, créé par l’auteur. Il n’en est rien, en réalité. Nous affirmons la liberté du héros dans les limites de l’invention créatrice (…) Mais créer ne signifie pas inventer de toutes pièces. Toute création est liée par ses lois internes et celles de la matière qu’elle emploie (1970, 111).

      La conscience de soi du personnage serait donc semblable à celle de son créateur. Ivan Karamazov ou le prince Mychkine ou Grouchengka ou Raskolnikov, etc., pensent et disposent de leur vie aussi librement que Fiodor Dostoïevski, leur créateur, pense et dispose de la sienne. Coïncidence significative, la Bible nous assure dans la Genèse que Dieu a dit textuellement : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » (2015). On pourrait alors prétendre, intertextuellement, que le personnage romanesque est fait à l’image et selon la ressemblance de son auteur, le romancier. C’est une vision quelque peu théologique de la création littéraire, vue qui divinise (et enchante) les romanciers de tous bords.

      (Tolstoï)

      Bakhtine revient souvent à Tolstoï et à ses romans monophoniques. Tolstoï introduit, sans la dissimuler, sa propre conscience de soi dans beaucoup de ses textes, jusqu’au point de tomber dans le discours direct de l’auteur, comme c’est le cas dans La Sonate à Kreuzer (1974), où il inflige au lecteur un lourd sermon sur l’adultère et la jalousie. C’est intéressant d’un point de vue de la morale, mais regrettable d’un point de vue de l’esthétique, car il transforme un merveilleux récit en prédication destinée à convaincre l’éventuel adultère (le lecteur, à tout hasard) de ne pas tomber dans le péché de la chair avec la femme de son prochain et, encore moins, dans celui de l’uxoricide. Ce genre de sermon est exclu du roman polyphonique où le personnage est indépendant de l’auteur comme conscience de soi. Il pense et il fait ce qu’il veut. Dostoïevski (nous racontent ses biographes) pratiqua passionnément l’adultère avec Marie Dmitrievna, la séduisante épouse de son ami, Alexandre Ivanovitch Issaev, anecdote qui rappelle le comportement libidineux de son personnage Fiodor Karamazov, dont la vie débauchée est l’inverse de celle de son fils cadet, l’angélique novice Aliocha. Dostoïevski se garde bien de condamner le premier au profit du second et il donne une importance à peu près similaire à ses deux « créatures ».

      Bakhtine aurait pu très bien prendre comme exemples contraires à la polyphonie dostoïevskienne des ouvrages… de Dostoïevski lui-même : Le Joueur (2013) ou les Notes du souterrain (l’homme du sous-sol) (1998) ont la forme de textes classiquement monophoniques. Dans les Notes du souterrain, le héros est un homme orgueilleusement solitaire, qui vit dans un sous-sol minable où il ne reçoit personne et d’où il ne sort que pour des déplacements répétitifs et monotones dans la ville de Saint-Pétersbourg. Il est important de signaler que le héros est écrivain, ce qui est aussi le cas du protagoniste de Le Joueur (joueur invétéré et maladif, à l’égal de Dostoïevski dans sa vie « réelle ») et, en général, le cas de beaucoup de personnages des romans dostoïevskiens : souvent le narrateur est un écrivain qui habite dans la ville où l’anecdote du récit a lieu. L’écrivain du sous-sol note dans un cahier tout ce qui lui advient, surtout ce qui traverse sa conscience de soi. Dans l’« Autoportrait », la première partie de ce bref roman, il n’y a pas d’autres personnages que le propre écrivain et son lecteur imaginaire, personnage interpelé constamment qui disparaîtra à la fin de cette première partie. « C’est moi, bien entendu, qui me fais de tels discours. Je les entends dans mon souterrain, les ayant composés moi-même pour m’occuper » (1998), avoue l’écrivain en parlant de son lecteur « composé » dans sa fantaisie. La dénomination « monologue » semble ici logique et appropriée. Dans la deuxième partie — « Neige fondue » — (texte écrit à partir d’un souvenir pénible de l’écrivain du sous-sol, qui espère ainsi s’en débarrasser) apparaissent de nouveaux personnages, moins importants : quelques anciens camarades de lycée, une émouvante prostituée, Liza, et un serviteur stupide, Apollon, sur lesquels il n’y aura pas d’autres informations que celles qui touchent leur périphérie existentielle, mais aucune sur leur conscience de soi. Le lecteur « réel » (celui qui est en train de lire le texte) n’a pas accès à leurs pensées intimes, à aucune conversation intérieure, à aucun monologue semblable au monologue de la première partie, monologue quand même « dialogisé » puisqu’il s’adresse au lecteur imaginaire inventé par l’écrivain habitant le sous-sol. D’après la propre terminologie de Bakhtine, tous ces personnages de la deuxième partie ne seraient donc pas, strictement parlant, des véritables « voix », des consciences de soi indépendantes et équipollentes à celle de l’auteur. Toutefois, monophonique ou polyphonique, Notes du souterrain n’en est pas moins un texte d’une extraordinaire ampleur avant-gardiste, car il prélude l’évolution du roman au XXe siècle. Molloy (1982), Malone meurt (2004b), L’Innommable (2004a), Le Dépeupleur (1970), les « nouveaux romans » de l’écrivain irlandais francophone, Samuel Beckett, ou ceux de l’écrivaine franco-russe Nathalie Sarraute, Tropismes (2012), Marterau (1953), Le Planétarium (1972), en sont redevables. Et aussi, dans une certaine mesure, À la recherche du temps perdu (1999) de Marcel Proust, notamment La Prisonnière (1952b).

      (Proust)

      On connaît l’admiration que Proust avait pour le romancier russe, cité dans ses livres et dans sa correspondance. Parlant de Mme de Sévigné dans La Prisonnière, il écrit :

      Il est arrivé que Mme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire en commençant par la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusion qui nous frappe. C’est ainsi que Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses que ces effets d’Elstir où la mer a l’air d’être dans le ciel. Nous sommes tout étonnés d’apprendre que cet homme sournois est au fond excellent, ou le contraire. (1952b, 404).

      Malheureusement Bakhtine ne s’intéressa pas à analyser en profondeur l’œuvre proustienne. Peut-être eut-il l’impression que la Recherche n’était qu’un roman monophonique de plus, où la conscience de l’auteur prend sous son aile tous les personnages de sa fiction. En tout cas, nous devons nous rappeler que Bakhtine, à l’égal de tous les intellectuels européens de son époque, fut victime de la guerre froide entre l’Occident et l’Orient. Les échanges culturels étaient niaisement surveillés pour des raisons idéologiques et leur contenu déformé. Comme chacun sait, Bakhtine fut poursuivi et déporté en Sibérie pour ses convictions religieuses. Nous pouvons imaginer ce qui aurait pu lui advenir en tant que professeur de littérature s’il avait consacré ses efforts pédagogiques, en pleine période stalinienne, à reconnaître la véritable valeur d’une œuvre considérée, par beaucoup de ses pairs, y compris en France, comme éminemment « bourgeoise ». Jean-Paul Sartre soutenait, dans la présentation des Temps Modernes (1948), que

      Proust s’est choisi bourgeois, il s’est fait le complice de la propagande bourgeoise, puisque son œuvre contribue à répandre le mythe de la nature humaine.

      Il n’est donc pas question de blâmer le savant russe pour une négligence largement excusable.

      Selon Bakhtine dans le roman monophonique la conscience de soi du héros n’est qu’un simple objet de la conscience de l’auteur. Celui-ci ne fait qu’utiliser ses personnages pour représenter sa propre pensée. C’est l’auteur qui décide des caractéristiques, du comportement et des idées de son héros, lequel ne jouit d’aucune véritable liberté de conscience. La conséquence directe de cette façon d’écrire serait la production de romans stéréotypés, sans vie et sans intérêt. Le roman contemporain est devenu tellement cliché et vide, qu’on pourrait facilement admettre cette vision des choses. Ce n’est pas tout à fait juste. Puisque nous avons cité Jean-Paul Sartre, examinons un instant La Nausée (1938), livre qui répond entièrement à la définition du roman monophonique. D’après son propre auteur, alors professeur de philosophie dans un lycée du Havre, les personnages de ce texte ne font que concrétiser ses idées philosophiques les plus abstraites sur l’existence humaine. Le résultat, mondialement célébré, c’est l’existentialisme. Fait étonnant, Sartre, vers la fin des années 40, abandonnera l’écriture des romans pour se consacrer au théâtre, à la philosophie et à l’activisme politique. Cela n’enlève rien à l’importance de La Nausée qui illustre, avec de saisissantes descriptions de l’angoisse métaphysique, une pensée d’une grande envergure conceptuelle. Nous relevions que Sartre, qui avoue dans ses Carnets de la drôle de guerre (1995), avec un peu de coquetterie, qu’il aurait voulu être un starets semblable à ceux décrits par Dostoïevski, dédaignait À la recherche du temps perdu, roman selon lui, « bourgeois », « psychologisant ». Eh bien, la Recherche n’est pas — voici ma thèse — ni un roman monophonique ni un roman polyphonique, bourgeois ou psychologisant. À la recherche du temps perdu n’est, tout simplement, pas un roman.

      (La Divine Comédie)

      L’œuvre de Proust va au-delà du roman comme genre littéraire, elle pourrait correspondre à ce que Bakhtine a tenté de définir comme un « genre à part » ou un « genre intermédiaire », concept quelque peu nébuleux qu’il applique à La Divine Comédie (2002) lorsqu’il analyse l’influence de cette œuvre dans le développement de la littérature :

      Vers la fin du Moyen Âge apparaissent des œuvres d’un genre à part. Elles sont encyclopédiques (et synthétiques) par leur contenu et construites sous forme de “visions”. Nous voulons parler du Roman de la Rose (1984) et de la Divine Comédie. (2006, 302).

      L’importance historique et littéraire de la Divine Comédie est universellement reconnue. Dante étudia et utilisa dans sa construction des dizaines de dialectes qu’il va fondre dans son dialecte maternel, « il toscano », en l’enrichissant de nombreux mots soigneusement choisis. C’est le point de départ de l’italien moderne et de l’unité de l’Italie comme nation. Son influence dans la vie pratique de la société humaine est telle que le premier Canto des trois qui composent l’œuvre — L’Inferno — a inspiré le Code Pénal de nombreux pays. Mais le fait le plus crucial, c’est que la Commedia poétise et rationalise la mythologie chrétienne de la même façon que les poèmes homériques — l’Iliade et l’Odyssée (2009) — poétisent et rationalisent la mythologie grecque, en ouvrant le chemin pour une nouvelle étape dans l’évolution de la conscience humaine. Cet affaiblissement du mythe chrétien est la raison la plus occulte de l’acharnement des Papes contre Dante Alighieri, perçu par les hiérarchies ecclésiastiques comme un dangereux démystificateur.

      Georges Lukács, dans sa Théorie du roman (1981), qui précède celle de Bakhtine, voit dans la Divine Comédie un poème épique qui sert de pont entre l’épopée et le roman. Bakhtine ne le dément pas et il va confirmer l’influence de l’œuvre dantesque en s’appuyant sur la Commedia pour structurer son concept du « chronotope » :

      Nous appellerons chronotope la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels telle qu’elle a été assimilée par la littérature. Ce qui compte pour nous, c’est qu’il exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps (2006, 303),

      précise-t-il dans le chapitre « Formes du temps et du chronotope ». Et il ajoute :

      Dante effectue le tableau extraordinairement plastique d’un monde intensément vivant, se mouvant en montant et en descendant le long de sa verticale : les neuf cercles de l’Enfer sous la Terre, au-dessus, les sept cercles du Purgatoire, encore plus haut, les dix Cieux (…) La logique temporelle de ce monde vertical, c’est la pure simultanéité de toutes choses (…) Rendre simultané ce qui été échelonné dans le temps, remplacer les divisions et relations historico-temporelles par d’autres purement sémantiques, anachroniquement hiérarchiques, telle est la poursuite formelle de Dante… (2006, 303).

      Le concept du chronotope, concept « einsteinien » selon Bakhtine, lui donnera par la suite une flexibilité et une acuité accrues dans ses analyses.

      (Commedia / Recherche)

      À la Recherche du temps perdu semble contredire par sa forme le roman polyphonique dostoïevskien et ses personnages. Ceux-ci ne seraient pas, disions-nous, de simples objets manipulés comme des marionnettes, mais les sujets de leur propre discours et dotés d’une conscience de soi équivalente à celle de leur créateur. La grande vivacité des personnages créés par Dostoïevski vient peut-être de cette représentation littéraire étendue de leur conscience de soi. En revanche, dans la Recherche il n’y a qu’une seule et unique conscience de soi représentée en tant que telle : celle de Marcel Proust, auteur, narrateur et protagoniste de son œuvre, peuplée néanmoins d’innombrables personnages inspirés de la vie de la bourgeoisie et de l’aristocratie françaises de la Belle Époque, qu’il critique d’une façon à la fois subtile et féroce2. Or, cette œuvre, qui a l’aspect d’un long roman monophonique, est soutenue par la même ossature narrative que la Divine Comédie, où Dante est l’auteur, le narrateur et le protagoniste du récit… exactement comme Proust est l’auteur, le narrateur et le protagoniste de son œuvre. Qui plus est, à l’égal de Dante Alighieri, qui se fait interpeller par son nom de baptême par Béatrice en arrivant au Paradis Terrestre :

      Dante, perché Virgilio se ne vada/ non pianger anco/ non piangere ancora3 (1984),

      Proust se fait appeler par Albertine dans La Prisonnière par son vrai nom :

      Elle retrouvait sa parole, elle disait : « Mon » ou « Mon chéri », suivi l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au Narrateur le même nom que l’Auteur de ce livre, eût fait « Mon Marcel », « Mon Chéri Marcel » (1952b, 166).

      Puis, toujours dans La Prisonnière, Albertine s’écrie :

      Quelles idées vous faites-vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! (1952b, 166).

      Peut-on imaginer Grouchengka, la femme fatale des Karamazov, appelant Fiodor Dostoïevski, son créateur, « Mon Fiodor chéri » ? Dans la Recherche, on est bien distancé du roman comme genre narratif, fût-il monophonique ou polyphonique. Par contre, on est beaucoup plus proche du poème dantesque. Bien entendu, la ressemblance entre la Commedia et la Recherche est structurelle, elle concerne le mécanisme de la narration. Toutefois, elle est aussi « positionnelle » en ce qui concerne leur position et leur importance dans la spirale de l’histoire de la littérature. Six siècles après l’écriture de la Divine Comédie, Proust non seulement reprend la triade Auteur/Narrateur/Personnage comme Dante, mais de la même façon que la Divine Comédie dépassa rhétoriquement l’épopée surannée, sa Recherche ira au-delà des limites du roman comme genre littéraire.

      Des études très fines ont établi des analogies surprenantes entre la Divine Comédie et la Recherche4. Nous nous astreindrons ici aux comparaisons principalement rhétoriques, celles qui concernent les genres littéraires. La Commedia n’est plus une épopée comme L’Iliade ou L’Odyssée (1995), où Homère raconte des faits totalement extérieurs à lui-même. Dante, au contraire, introduit ouvertement sa subjectivité, son Je, comme moteur de son récit. Dante est le protagoniste direct de son œuvre, où le personnage, le narrateur et l’auteur s’articulent sous un seul nom : Dante. L’auteur est entièrement responsable de son ouvrage. Mais ce genre d’articulation ne tiendra pas longtemps dans l’histoire de la littérature. Peu à peu le roman de chevalerie, avec ses fabulations gratuites et invraisemblables, imposera l’éloignement de l’auteur comme responsable de la narration, lui facilitant ainsi tout type de digressions fantastiques au service des goûts de l’époque, surtout le goût et les intérêts de la noblesse, la classe sociale capable de lire, de se cultiver.

      C’est aux princes, y compris les princes de l’Église, que revient le privilège de donner leur accord pour qu’une œuvre littéraire soit mise à la portée de tout le monde. L’auteur le sait et il sait aussi que, souvent, sa vie dépendra du jugement des nobles. Il a tout intérêt à ne pas les heurter. C’est le point de départ de la distance contradictoire que l’écrivain va établir entre lui et sa création. Il pourra, si nécessaire, se retrancher derrière la fiction en tant que bouclier et déléguer sur un narrateur fictif toute responsabilité des propos « inconvenants » découverts dans sa narration. Et c’est aussi le point de départ de l’introduction sournoise du mensonge et des idéologies dans la création littéraire. Le roman polyphonique à la Dostoïevski, où l’auteur délègue sa responsabilité morale à ses multiples « créatures composées » qui confrontent entre elles leurs consciences, loin de la conscience de leur « créateur » neutre et effacé, s’inscrit dans cette perspective. Certes, malgré un aspect formel différent, le roman monophonique aussi. Cette obliquité constitue à la fois l’un des avantages et l’un des défauts du roman comme genre littéraire et laisse la porte ouverte à sa décadence5. Marcel Proust, en assumant manifestement comme auteur (et non seulement comme narrateur), la responsabilité de son texte, revient à la perspective dantesque. Et ce faisant, il va se libérer du carcan du roman, il va donner naissance, sans l’avoir prétendu, à un nouveau genre littéraire : l’autofiction.

      (L’autofiction)

      La critique littéraire française attribue l’invention de l’autofiction à quelques éphémères romanciers à succès, en tout cas des auteurs mineurs comparés à Marcel Proust. Dans les dictionnaires elle est définie improprement comme une « Autobiographie empruntant les formes narratives de la fiction »6. Son émergence éditoriale et médiatique est datée des années 70, en oubliant Proust, son véritable inventeur, et en laissant de côté des écrivains des années 30 et 40, tels Henry Miller, Anaïs Nin, Robert Musil, Ferdinand Céline, Michel Leiris et d’autres auteurs qui ont utilisé l’autofiction comme mécanisme narratif. Rien d’étonnant si nous considérons les dislocations médiatiques qui affectent de plus en plus souvent la littérature, non seulement pour des raisons mercantiles, mais aussi idéologiques. Cela dit, Proust ne se proposait nullement d’inventer un nouveau genre narratif, post-romanesque. En vérité, tout au début de la Recherche, il ne savait même pas s’il était en train d’écrire un roman ou autre chose, comme cela apparait clairement dans sa correspondance :

      Je ne sais pas si je vous ai dit que ce livre était un roman. Du moins, c’est encore du roman que cela s’écarte le moins. Il y a un monsieur qui raconte et dit « Je » (2019).

      De toute façon, il ne voulait pas écrire un roman à la Balzac. Il avait essayé d’écrire Jean Santeuil (1971), ouvrage inachevé et abandonné lorsqu’il avait environ trente ans, où il tente de suivre, sans y parvenir vraiment, les règles du roman de personnages. Il allait mieux réussir avec Un amour de Swann (1987), texte qui peut être considéré comme un roman monophonique conventionnel. Il a été rédigé en grande partie à la troisième personne du singulier par un narrateur omniscient et on peut lire le texte indépendamment du reste de la Recherche, à l’intérieur de laquelle il est inséré dans Du côté de chez Swann. Sa présence comme un corps rhétoriquement étranger au sein des autres tomes de la Recherche, tous écrits à la première personne du singulier, suffit pour mettre en question la dénomination « roman » qu’on attribue globalement à l’œuvre dans sa totalité. Ce qui est certain, c’est que pour Proust il était trop difficile, voire impossible, de se séparer des données immédiates de sa vie, de son « Je », faits infiniment plus intéressants pour lui que de simples fantaisies proposées par son imagination7. Cependant, l’autobiographie proprement dite lui semblait insuffisante à cause de ses platitudes et de ses limitations chronologiques. Il entre donc en hésitant dans l’écriture de la Recherche, en parlant de « narration », d’ouvrage, de « récit » et, très rarement, par simple inertie ou commodité (notamment dans sa correspondance), de « roman ». D’ailleurs, tout au long des milliers de pages de son œuvre, quand il parle du roman ou du « romanesque », il le fait, presque toujours, de façon péjorative : « C’est tout un roman », « romanesquement parlant », « pour des raisons romanesques », etc., sont des expressions qui parsèment d’un bout à l’autre la Recherche8. Autant pour Dostoïevski le roman était (comme le définira plus tard Bakhtine) le genre suprême de la narrative, pour Marcel Proust le roman n’était qu’une forme douteuse qui ne lui apportait pas les moyens esthétiques indispensables pour développer son œuvre.

      Quant à Dostoïevski romancier, Proust prend clairement des distances avec lui, malgré son admiration pour l’écrivain :

      Les romans que je connais de lui pourraient tous s’appeler l’Histoire d’un Crime. C’est une obsession chez lui. En ce sens-là il devait être un peu criminel, comme ses héros (…) Ce n’était même peut-être pas la peine qu’il fut criminel. Je ne suis pas romancier. Il est possible que les créateurs soient tentés par certaines formes de vie qu’ils n’ont pas personnellement éprouvées. (1952b, 405).

      Malgré cette phrase sans équivoque, claire, concluante — « je ne suis pas romancier » — des exégètes de la Recherche mettent en avant des fragments où Proust parle de son « roman ». Ces fragments sont peu nombreux comparés aux passages innombrables où Proust parle simplement de son « récit », de sa « narration ». En tout état de cause, une telle polémique devrait suffire pour confirmer que, suivant la logique de la pensée de Bakhtine, À la recherche du temps perdu correspond à un genre « à part », à un genre intermédiaire qui s’éloigne du roman et qui s’approche des nouvelles formes narratives post-romanesques, tel l’Intertexte9.

      Nous pouvons nous demander quelle est l’importance d’analyser ces éléments purement rhétoriques de la littérature. La réponse est évidente : l’art authentique implique la conscience de la forme. Dans sa théorie du roman, Bakhtine, navré par l’évolution de la littérature contemporaine, s’indigne :

      Aujourd’hui on peut publier un authentique journal intime et le qualifier de « roman » ; on peut appeler « roman » et publier un paquet de papiers d’affaires, de lettres privées (le roman épistolaire) ; un manuscrit rédigé on ne sait par qui, ni pour quoi et trouvé on ne sait où. (2006, 307).

      Effectivement, le roman est devenu, de nos jours, une sorte de « sac fourre-tout » où le romancier se permet d’y faire entrer n’importe quoi10.

      De son côté, Proust, suspecté par les éditeurs de la Belle Époque d’avoir écrit un « journal intime » et non pas un « roman », parle à son tour, ironiquement, de « ces poètes des anciens âges pour qui les genres ne sont pas encore séparés et qui mêlent dans un poème épique les préceptes agricoles aux enseignements théologiques » (1952a, 487). La discussion sur les genres littéraires est inéluctable et essentielle pour la littérature. C’est pour cette raison que Bakhtine cherche dans la poétique de Dostoïevski « une nouvelle forme romanesque ». Or, fait contradictoire, c’est Bakhtine lui-même, le plus grand théoricien du roman, qui est en partie responsable de l’apparition de cette variété romanesque « sac fourre-tout », dans la mesure où, tout au long de ses quêtes théoriques, il fait l’amalgame entre la littérature narrative et la forme roman. Je vois dans cet amalgame le proton pseudos de sa théorie du roman, car la littérature narrative est millénaire, tandis que le roman est séculaire. Il n’est qu’une simple modalité ou forme de narration, laquelle commence à s’appeler « roman » vers le XIIe siècle et non pas avant.

      (Freud)

      Pour avoir la vision le plus large possible du phénomène romanesque, outre la lecture de l’œuvre de Bakhtine, encore peu explorée et étudiée sauf dans les départements de littérature des universités, il est indispensable d’observer et d’étudier le roman non seulement d’un point de vue rhétorique ou linguistique, historique et philosophique, observation dans laquelle Bakhtine excelle, mais aussi de faire son analyse scientifique. La littérature n’est pas nécessairement « un bon divertissement », la littérature est un outil de connaissance, une science en elle-même. « La science de l’existence », pourrions-nous l’appeler, même si ces mots irremplaçables sont galvaudés. En tout cas, si cette « science de l’existence » n’est pas une science comme les autres, exactes ou inexactes, au moins elle est d’une grande utilité pour les sciences appelées « humaines », lesquelles se nourrissent abondamment d’elle : la sociologie, l’histoire, la psychologie, la médecine et, à l’intérieure de celle-ci, la psychiatrie.

      Sigmund Freud considérait que Crime et Châtiment (2008), Les frères Karamazov, Le Joueur et autres textes majeurs et mineurs de Dostoïevski touchant surtout le parricide et les sentiments de culpabilité nichés, endurcis et enkystés dans le cœur de tout être humain, confirmaient nettement les principes et les découvertes de la psychanalyse. Entre la première publication de Les Frères Karamazov en 1879 et la publication de la préface de Freud à l’édition de 1928, « Dostoïevski et le parricide » (2011), un demi-siècle s’est écoulé. Compte tenu de la richesse de l’observation et de la description du parricide chez Dostoïevski, nous pouvons dire qu’il est l’un des précurseurs de la psychanalyse freudienne, non pas comme thérapie, évidemment, mais en tant que théorie de l’esprit. Freud, comme chacun sait, s’appuie aussi sur le mythe d’Œdipe et sur la tragédie de Sophocle, Œdipe Roi (1994), et celle de Shakespeare, Hamlet (2017), et il exploite autant qu’il peut l’immense savoir cumulé dans ces grands textes littéraires. Or, le processus mental qui se développe chez un parricide (frustré comme Dmitri Karamazov ou simple instigateur comme son frère Ivan ou affreusement exécutant comme le bâtard Smerdiakov) devient, sous la plume de Dostoïevski, une phénoménologie de l’assassinat du père par le fils, description qui, en plus, donne un aperçu concret du déclenchement d’un délire. Freud et la psychanalyse en profitent largement, quoique d’une façon un peu cavalière : Dostoïevski, en dépit de sa « riche personnalité » et du fait qu’il est « l’auteur du roman le plus imposant qu’on ait jamais écrit » (2006), se trouve placé par le psychiatre viennois à peu près au même niveau que n’importe lequel de ses patients.

      Si Freud se déclarait, malgré ses ambiguïtés, admirateur de Dostoïevski, il n’aimait pas du tout Proust. Dans une confidence faite à Marie Bonaparte dans une lettre datée du 4 janvier 1926, il raconte combien a été décevante pour lui la lecture de Du côté de chez Swann : « Je ne crois pas que l’œuvre de Proust puisse être durable. Et ce style ! Il veut toujours aller vers les profondeurs et ne termine jamais ses phrases… (2006) se plaint-il. De son côté, Proust mésestimait Freud. Mme Roudinesco, prestigieuse psychanalyste française d’origine roumaine, rappelle que si Freud a méconnu l’œuvre proustienne, l’auteur d’À la recherche du temps perdu lui a rendu la pareille en ne faisant jamais la moindre allusion à ses travaux. Cependant, Proust écrira aussi sur le parricide. Dans un article inspiré d’un fait divers, publié en 1907 par Le Figaro, Sentiments filiaux d’un parricide (2016), il s’intéresse à la mort d’une dame assassinée par son fils, ancienne connaissance du jeune Marcel et de ses parents. Il tente de s’expliquer l’acte commis par l’assassin, petit-bourgeois poli et gentil avec lequel il avait échangé des lettres quelque temps auparavant. Mais, pour ce faire, il ne se servira d’aucune psychologie institutionnelle et, encore moins, de la psychanalyse. Il aura recours, intuitivement, aux mêmes trois piliers littéraires utilisés par Freud : Sophocle, Shakespeare et Dostoïevski (Œdipe Roi (1994), Le roi Lear (2014) et Les Frères Karamazov (1952), pour être précis.) La littérature comme science de l’existence lui suffisait largement pour analyser la vie de la psyché.

      Bakhtine n’appréciait pas non plus la psychanalyse, qu’il ne considérait pas, à l’instar de ses élèves et disciples, Volochinov et Medvedev, comme une science véritable. Dans le meilleur de cas, il aurait pu l’accepter en tant que psychologie subjectiviste restée prisonnière de la métaphore : « Il est vrai qu’avec une adresse rare Freud a enrobé ce noyau métaphorique professionnel dans une terminologie scientifique, qu’il l’a camouflé, dissimulé et que, limité à ses applications professionnelles, ce type de méthode imagée est provisoirement acceptable. Mais il se trouva que la métaphore née dans le cabinet d’un médecin bourgeois de Vienne correspondait parfaitement aux tendances idéologiques profondes d’une bourgeoisie déliquescente… » (1980, 66) C’est lapidaire de la part de Bakhtine et de ses disciples. Encore une fois, il faut tenir compte de la réalité sociopolitique de l’époque, qui empêchait quiconque d’avoir une vision claire de certains phénomènes touchant de près la pensée et la conscience. Freud peut être aimé ou pas, accepté ou rejeté, mais la présence de son œuvre dans la première moitié du XXe siècle est incontournable.

      (Physique / Littérature)

      Nous pouvons tenter une analogie entre Freud et Newton. Escamoter l’apport de Freud en psychologie serait aussi absurde que de ne pas tenir compte de Newton en physique. La mécanique newtonienne permet d’expliquer, encore aujourd’hui, la quasi-totalité des phénomènes de nos vies quotidiennes, tous ceux qui sont observables dans des grandeurs supérieures à l’atome ou à des vitesses inférieures à celles de la lumière. Hors de ces frontières, la compréhension est apportée par la physique relativiste d’Einstein. Freud apporte une indéniable clarté sur beaucoup de faits qui touchent à la sexualité, aux rapports intrafamiliaux, aux relations professionnelles et à la vie domestique en général. Cependant, au-delà d’une certaine limite, sa pensée est inopérante : par exemple, la psychanalyse permet d’observer et d’expliquer le phénomène du parricide dans le cadre de la psychopathologie classique et dans les romans de Dostoïevski, mais elle ne permet ni l’observation ni l’explication des phénomènes de la conscience concernant la dimension spatio-temporelle et la multiplicité des « moi », tels qu’ils sont décrits dans la Recherche.

      Proust disait tout ignorer d’Einstein et de sa théorie de la Relativité. Son aversion pour les mathématiques était bien connue et il reconnaissait qu’Einstein lui échappait parce que, d’après son propre aveu, il ne savait même pas l’algèbre11. Or, cette ignorance de la Théorie de la Relativité ne l’empêcha nullement d’observer et de décrire l’univers de la psyché en mettant en pratique une sorte de théorie de la relativité de l’esprit fondée sur une approche inédite de l’espace et du temps dans notre vie mentale. « Les romanciers sont des sots, qui comptent par jours et par années. Les jours sont peut-être égaux pour une horloge, mais pas pour un homme » (1913), écrit-il dans Le Figaro du 25 mars 1913, se mettant superbement à l’écart de la sottise des romanciers conventionnels. Nonobstant, de très nombreux critiques romanesques se sont précipités pour psychanalyser la Recherche, s’asseyant sans scrupules à la place de l’analyste et tombant sur des conclusions simplistes, parfois comiques. Ainsi, la célèbre madeleine trempée dans la tasse de thé serait le symbole du sexe de la mère de Proust ; et le thé, le liquide amniotique qui entourait le petit Marcel à l’état de fœtus ! Bakhtine et ses disciples eussent sans doute plaisanté avec ce genre de rapprochements psycho-gynécologiques12. Pourquoi donc les interprétations freudiennes des romans de Dostoïevski sont éclairantes, tandis que la psychanalyse est plutôt impuissante, réductrice et hors propos lorsqu’il s’agit de la Recherche ? Simplement, parce que À la recherche du temps perdu n’est pas un roman. L’œuvre de Proust se place par-delà le roman en tant que genre littéraire et sa richesse psychologique ne peut pas être saisie dans toute sa profondeur à travers la psychanalyse freudienne. Acceptons que Proust était amoureux de sa mère (La Confession d’une jeune fille (2003)), qu’il voulait éliminer son père (Jean Santeuil (1971)), et qu’il tentait de refouler et de cacher son homosexualité en la condamnant chez la femme (Albertine disparue (1954a)), mais l’univers rayonnant de la Recherche, où la dimension spatio-temporelle de l’existence est continuellement rendue perceptible grâce à une pléiade de métaphores étincelantes, ne peut pas être figé et réduit caricaturalement par une série d’interprétations mécanicistes de la vie mentale13.

      Dans sa théorie du roman, Bakhtine revient plusieurs fois sur Einstein et la relativité. Il aime les analogies entre sa pensée littéraire et la pensée scientifique, notamment avec la physique einsteinienne. Son concept du « chronotope » y trouve ses bases. Il revient aussi fréquemment sur Ptolémée, Copernic et Galilée (2006, 226). La précision et la rigueur de sa propre pensée sur la littérature lui permettent ces analogies, très fécondes. C’est peut-être cette rigueur qui explique aussi son rejet de la pensée de Freud, pleine d’imprécisions et de contradictions camouflées par leur formulation plutôt dogmatique. Bien entendu, un psychanalyste pourrait prétendre que Bakhtine était jaloux de la génialité de Freud et qu’il voyait dans la figure paternelle du psychiatre juif un rival à supprimer, appliquant à la lettre la thèse du complexe d’Œdipe et du complexe de castration. Suivant la même ligne de pensée, il pourrait supposer aussi que Bakhtine a été séduit par la poétique de Dostoïevski parce que de cette façon il pouvait inconsciemment, par l’intermédiaire des frères Karamazov, tuer son propre père. Passons. Ce qui est plus sérieux, ce sont les analogies entre les thèses bakhtiniennes et la physique. Nous pouvons donc nous aventurer à proposer nos propres analogies et dire que les romans de personnages, au moins ceux de Stendhal, Balzac, Zola, Tolstoï, Dostoïevski, etc., monophoniques ou polyphoniques, sont tous des romans « newtoniens » et, par leur psychologie, « freudiens ». En effet, Dostoïevski comme Balzac ou Stendhal ou n’importe quel romancier du XIXe siècle (pour nous limiter à une époque éminemment romanesque) en rédigeant leurs ouvrages adoptent tous, sur le monde et leurs personnages, le point de vue de Newton en ce qui concerne le temps et l’espace où ils évoluent, et anticipent celui de Freud en ce qui concerne leur comportement psychologique. Tout ceci à leur insu, évidemment, un peu comme Monsieur Jourdain, le bourgeois gentilhomme de Molière, qui en parlant faisait de la prose sans le savoir.

      Nous savons que pour Newton le monde reste au-delà de l’observateur : celui-ci observe un monde qui lui est extérieur, indépendant de son observation, mais qu’il peut expliquer par l’ensemble des lois qui constituent la mécanique classique. Or, il est possible de regarder l’univers dostoïevskien exactement comme Newton « lisait » le monde naturel. Crime et châtiment, Les Démons, Les Frères Karamazov, etc., nous montrent un univers structuré en dehors de l’auteur. Dostoïevski se place dans un angle d’un monde qu’il nous décrit tout en restant en marge de ses personnages et de leur vie, comme Bakhtine le souligne. Il apprécie chez Dostoïevski le fait qu’il reste en dehors de la conscience de soi de ses personnages, lesquels, à leur tour, ne peuvent observer l’univers qu’à l’égal de leur créateur, en prenant une perspective newtonienne. Le monde des personnages romanesques de Dostoïevski est un monde se suffisant à lui-même, autarcique par rapport à l’écrivain, exactement comme le monde observé par Newton est totalement indépendant de Newton en tant qu’observateur. Bien sûr, que le roman soit polyphonique ou monophonique, insistons, ne change rien à cette situation car, en tout état de cause, l’auteur, le narrateur ou les personnages regardent l’univers comme une réalité extérieure à eux-mêmes, où le temps et l’espace sont perçus en tant qu’entités distinctes.

      Bakhtine assure que « Dostoïevski voyait et pensait son monde principalement dans l’espace et non pas dans le temps. » (1970, 64). Il voyait et pensait donc l’espace et le temps comme deux entités séparées. Ce n’est pas du tout le cas de Proust, qui voyait et pensait son monde dans l’« espace-temps ». Le temps et l’espace n’étaient pas pour lui deux entités distinctes, mais correspondaient à une seule dimension. Certes, la perception spatio-temporelle en tant qu’entité indivisible n’est pas immédiate ni spontanée, elle implique un effort de l’intellect (dans le cas de Proust, un effort d’écriture). De nombreux passages de son œuvre illustrent avec une grande clarté cette perception du monde. Par exemple, la métamorphose des clochers des églises de Martinville lorsqu’il les regarde tout en se déplaçant dans un véhicule en mouvement à travers la campagne normande :

      Les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l’air de faire changer de place (…), puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d’eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d’eux… (1954c, 216).

      Néanmoins, de même que le romancier russe et ses personnages polyphoniques étaient « newtoniens » sans le savoir, Proust était « einsteinien » sans s’en soucier. À la fin du Côté de chez Swann, il écrit :

      Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité (…) Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années. (1954c, 216).

      Einstein qui, selon toute vraisemblance, ne lut jamais Proust, aurait pu constater dans la Recherche maintes observations confirmant sa Théorie de la Relativité.

      — 2 —

      Si la perception de l’espace-temps en tant qu’entité indivisible n’est pas immédiate ni spontanée, car elle engage nécessairement un effort de l’intellect, de même l’observation de la multiplicité des « Moi », tels qu’ils sont décrits dans la Recherche, implique un effort d’attention. La problématique du Moi, du Je, revient continuellement dans les analyses de l’œuvre de Proust et de celle de Dostoïevski lorsqu’il est question de l’auteur, du narrateur et du personnage. Qu’est-ce que le Moi ? Qu’est-ce que le Je ? S’agit-il de deux entités différentes ou, simplement, de synonymes à utiliser indistinctement dans un discours ? Laissons de côté l’analyse philosophique du problème du sujet14, d’autant plus que sur un niveau purement linguistique la complication est déjà considérable. Dans ma langue maternelle, le castillan, on dit « Yo », pour « Je ». Mais il n’y a pas un mot bien différencié pour dire « Moi ». Même chose en anglais : « I » pour « Je », c’est tout. En allemand aussi : « Ich » suffit comme mot unique pour se désigner soi-même. Et en russe « ia » répond au « Je » et au « Moi » du français. Apprécions donc la flexibilité de la langue française, souplesse favorisée en outre par les liaisons phonétiques et scripturales qui font partie de son fonctionnement, ainsi que la clarté emphatique de la double négation : « ne/pas ». Les langues sont comme ça : originales et capricieuses. Alors, puisque j’écris ce texte dans la langue de Proust qui utilise « Je » et « Moi » dans un emploi distinctement désigné, je vais tenter de définir ces deux structures psychologiques lesquelles, différenciées ou non par les lexiques des dictionnaires, ne sont pas identiques dans la réalité de la psyché.

      Acceptons pour le moment que le « Moi » soit purement automatique, changeant, éphémère, inconscient et multiple ; le « Je », au contraire, parfaitement conscient, stable et unique. Dans cette perspective, les « Moi », dans leur multiplicité instable, seraient la manifestation naturelle, d’habitude inconsciente et involontaire, de notre psyché, le « Je » une construction de notre conscience avec la participation de notre volonté. Dans Les Frères Karamazov, Les Démons, L’Idiot (1994), etc., le Je de l’auteur, à strictement parler, ne compte pas, on ne le trouve nulle part. Et le Je du narrateur qui s’interpose entre l’auteur et les personnages est à son tour très effacé, presque autant que celui de l’auteur, sauf quand il s’agit d’un personnage qui devient le narrateur de sa propre histoire ou d’une partie de celle-ci. Nous pouvons nous poser la question : le Je de Dostoïevski se trouverait-il démultiplié dans les innombrables personnages de sa polyphonie romanesque où chacun d’entre eux possède un Je capable de faire face à n’importe quel autre Je de n’importe quel autre personnage du roman et cela avec une force en rien différente de celle de leur auteur ? Cette hypothèse serait rejetée par le romancier lui-même et aussi par Bakhtine, qui ne verrait derrière elle qu’une approche psychologisante ou philosophique, mais de toute façon monologique, du problème. Cela dit, l’étude de la fonction du « Je » dans le roman permet d’envisager sous un autre angle le problème de la conscience de soi du personnage et de son équipollence avec celle de l’auteur dans la polyphonie dostoïevskienne. Du point de vue de la logique formelle, cette « conscience de soi » du personnage, qui serait l’égale de celle de l’écrivain, n’est identifiable, reconnaissable et logiquement valable que comme simple apport rhétorique. La conscience de soi de Fiodor Dostoïevski est comparable, à la rigueur, à celle du lecteur, mais la conscience de soi de Fiodor Karamazov est une pure représentation de celle de son auteur. Cette représentation n’est qu’un élément rhétorique de la littérature narrative, tout au plus15.

      Proust, quant à lui, s’appuie sur la relation établie entre le présent et le passé dans la conscience de soi de l’écrivain — Marcel lui-même — dont le Je en tant qu’auteur-narrateur réunit l’ensemble de ses moi changeants et éphémères éparpillés dans son œuvre et dans sa vie. L’analyse exhaustive de À La Recherche du Temps Perdu appelle à une nouvelle théorie de l’esprit, au-delà de celle inventée par Freud. Répétons-le, autant la psychanalyse peut expliquer la mécanique (pulsions, barrage de l’Inconscient, conflits de forces, condensations, projections, etc.) du comportement romanesque des frères Karamazov, parricides conscients ou inconscients rongés par le complexe d’Œdipe selon Freud, autant elle est impuissante pour éclairer l’univers proustien. Quelle est donc cette nouvelle théorie de l’esprit qui permettrait de mieux saisir le fonctionnement psychologique et d’apprécier à sa juste valeur la littérature et son apport au développement de la conscience humaine ? Elle ne peut être que « relativiste », « évolutive » et capable d’expliquer ce qui échappait à l’ancienne théorie, mécaniciste et figée dans des limites non modifiables, la première d’entre elles étant la barrière déclarée infranchissable de l’Inconscient, dont notre conscience ne pourrait avoir que des informations indirectes : rêves, actes manqués, souvenirs involontaires, etc. Freud était, indubitablement, néokantien.

      (Ouspensky)

      Force est de constater qu’en Occident, après Freud et quelques variantes de la psychologie contemporaine (behavioriste, cognitive, neuroscientifique, formaliste “gestalt”, etc.) y compris les variantes psychanalytiques elles-mêmes (Jung, Adler, Lacan), aucune nouvelle théorie capable d’offrir une vue d’ensemble de la vie de la psyché n’est apparue16. Par contre, la vision de l’esprit développée en Orient permet de reconnaître et de comprendre beaucoup de phénomènes psychiques qui échappent à la science occidentale. Leibniz et Schopenhauer, savants estimés par Bakhtine, étaient de grands admirateurs de la pensée orientale, celle originaire de la Chine, de l’Inde, du Tibet et du Moyen Orient. Leibniz fut émerveillé par le Yi-King, le livre sacré de la Chine millénaire. Il reconnut dans l’opposition du Yin et du Yang (et les 64 hexagrammes oraculaires du Livre des transformations (1994)), la confirmation des principes du calcul infinitésimal et du système binaire, celui-là même qui a permis la révolution cybernétique, l’invention de l’écriture électronique et d’Internet. Et Schopenhauer, qui voulait, comme Kant, échapper à la métaphysique, s’intéressait avec enthousiasme à explorer les grands textes de la pensée orientale.

      C’est ce qu’a fait en Russie le savant moscovite Piotr Ouspensky17.

      Ouspensky était mathématicien et, comme tel, féru de sciences exactes. Mais il s’intéressait aussi vivement aux mystères de la vie de la psyché, clé pour comprendre les mystères de l’univers. Et c’est en cherchant des réponses aux innombrables questions posées par la compréhension du cosmos, qu’il rencontra le chercheur d’origine arménienne, Georges Gurdjieff18, dont il deviendrait le disciple. Cela se passait à peu près à la même époque où Maxime Gorki et d’autres intellectuels proches des soviets révolutionnaires s’intéressaient, parallèlement à la révolution de la société, à ce qu’on pourrait appeler « la révolution de l’individu »19. Il est important de les citer ici, car c’est en grande partie grâce à leur collaboration que les connaissances sur le fonctionnement de l’esprit thésaurisées par les hautes civilisations d’Orient ont été reconnues, analysées, synthétisées et incorporées dans notre pensée occidentale. Dans son livre, Fragments d’un enseignement inconnu (???), Ouspensky expose sa nouvelle théorie de l’esprit, indépendamment de Gurdjieff, dont l’enseignement va bien au-delà puisqu’il prétend donner une réponse à la totalité des phénomènes qui constituent le cosmos, la psyché n’en étant qu’une partie. Bien sûr, de très fortes contestations se sont levées pour critiquer et même dénigrer grossièrement Gurdjieff et Ouspensky20. Freud, lui aussi, subit tout au début de la gestation de sa théorie de violentes critiques concernant et sa pensée et sa personne. C’est la norme chaque fois qu’une nouvelle théorie veut remplacer une ancienne, périmée et inefficace, mais bien rodée, toujours maniable sans risques pour l’utilisateur. Schopenhauer, raillé et méprisé par ses collègues philosophes et qui faillit mourir inconnu, décrit ce phénomène dans Le Monde comme Volonté et Représentation comme une loi inévitable de la création humaine21.

      Pour mieux situer dans notre culture occidentale l’importance de Gurdjieff et d’Ouspensky, il est intéressant de se souvenir non seulement de Leibniz, mais aussi de Descartes. La théorie du psychisme avancée par Ouspensky est une psycho-dynamique comparable par son objet à la psycho-dynamique freudienne. Or, cette psycho-dynamique, évolutive et relativiste, joue à l’intérieur de l’enseignement de Gurdjieff un rôle analogue à celui de la géométrie analytique inventée par Descartes, simple complément de l’ensemble de sa pensée philosophique, de même que le calcul infinitésimal élaboré par Leibniz n’est, en quelque sorte, qu’une création mineure face à sa Monadologie (1998). Nous pouvons très bien accepter et utiliser selon nos convenances la géométrie analytique, sans pour autant nous occuper de la validité des preuves de l’existence de Dieu selon Descartes. Et nous pouvons aussi nous servir du calcul infinitésimal en laissant de côté la Monadologie et ses prétentions cosmologiques. De même, nous pouvons utiliser la psycho-dynamique gurdjieffienne décrite par Ouspensky, sans être obligés de suivre l’enseignement spirituel de Gurdjieff. Une chose est certaine : c’est en Russie, pont géographique entre l’Orient et l’Occident, qu’eut lieu — parallèlement aux mouvements révolutionnaires sociopolitiques et culturels du début du XXe siècle — cette synthèse de la pensée d’Orient et de son adaptation aux mœurs et à la pensée occidentales. La Russie a été le terrain non pas d’une révolution, celle de la société, mais, à peu près simultanément, le terrain d’une deuxième révolution, celle de l’individu, révolutions qui pouvaient être compatibles, mais qui ne se sont pas reconnues l’une l’autre au moment de leur jaillissement. Cette double révolution, celle de la société et celle de l’individu accomplies en même temps, fut peut-être le rêve de Maxime Gorki, l’auteur de La Mère (1907), où l’on voit se développer la prise de conscience idéologique de la protagoniste, mais aussi l’auteur d’Une Confession (2018), où la conscience de soi du héros, Matveï, alter-ego « monophonique » de Gorki, se déploie dans sa riche spiritualité22.

      Il n’est pas possible dans un simple essai comme celui-ci d’envisager une description exacte de la « psychologie évolutive ». Mais, pour tenter de mieux saisir la richesse de l’œuvre de Proust et celle de Dostoïevski dans toutes leurs dimensions, nous pouvons avancer, sommairement, que cette science permet de comprendre la nature de la psyché en tant que structure organique et matérielle dont le fonctionnement peut évoluer, grâce à l’effort de l’attention sur soi (« le travail sur soi »), de l’état d’ensommeillement habituel chez l’être humain, à un état d’éveil, véritablement conscient. Nous savons que le passage de l’état du sommeil à l’état de veille et vice versa, est un sujet constant dans la Recherche. Mais « l’éveil », à proprement parler, de Proust, correspond à l’expérience profonde et décisive de l’angoisse de mort qu’il vécut lorsqu’il faillit se faire écraser par un phaéton23. Les philosophies venues d’Orient, en particulier celles qui s’appuient sur les différentes modalités de Yoga, vont toutes dans le sens de l’éveil. Toutefois, leur pratique est toujours complexe, difficile à concilier avec les habitudes occidentales. En revanche, la psychologie évolutive a été conçue, théoriquement et pratiquement, pour permettre, sans changer les conditions de vie habituelles en Occident, d’accéder à une maîtrise efficace de l’appareil psychique et à son fonctionnement harmonieux, contrairement aux théories psychologiques qui n’aboutissent qu’à une simple approche intellectuelle de la vie mentale24. Cette harmonie psychique pourrait être considérée comme l’état le plus proche du bonheur spirituel chez l’être humain. Le père Karamazov, qui cherchait le bonheur désespérément dans des beuveries orgiaques, était bien loin de l’atteindre, de même que ses enfants, Dimitri, Ivan ou Smerdiakov. Leur frère cadet Aliocha, disciple du starets Zosime, voulait se mettre en chemin pour y parvenir, mais il ne savait pas vraiment quel était ce chemin. Proust, qui avait matériellement tout pour être heureux, était constamment balloté entre ses « moi » et ses émotions négatives : paresse, jalousie, colère, peurs, etc. À l’instar de Dostoïevski, l’écriture était sa planche de salut, très schopenhauerienne, mais aussi bien pour l’un comme pour l’autre, cela n’était pas suffisant. Tous deux, nous rappellent leurs biographes, sont morts dans la détresse, en dépit de la satisfaction d’avoir vu leur œuvre artistique accomplie.

      Dans la Recherche Proust va décrire magistralement l’activité chaotique et changeante des « moi ». Par exemple, entre le très aristocratique baron de Charlus éblouissant de finesse mondaine dans une soirée du Faubourg St-Germain et le même baron se faisant chevaucher comme une jument en chaleur par un concierge (qui l’appelle « ma petite gueule »), puis discutant doctement avec Marcel de ses ancêtres, les Mérovingiens, les distances sont stupéfiantes. On dirait non pas un, mais au moins trois barons différents ! Monsieur de Charlus était, bien entendu, convaincu d’être toujours le même. C’est Proust, grâce à son écriture et au travail sur soi que celle-ci lui imposait, qui décèle et décrit le fonctionnement éclaté et incohérent du baron, réplique, en fin de compte, du fonctionnement habituel de tout un chacun.

      La psychanalyse freudienne n’apporte qu’une faible lumière sur le phénomène du Moi, se contentant de parler du Moi et du Surmoi. Shri Aurobindo25, poète et subtil commentateur de la Bhagavad Gita (1970), sage dont l’enseignement est révéré en Inde, disait que se servir de la psychanalyse pour expliquer l’univers de la psyché, c’est comme tenter d’éclairer une caverne avec une lampe de poche. Or, la psychologie évolutive explique le phénomène des « moi » changeants, dont la multiplicité est en rapport avec les différents centres de l’appareil mental.

      Nous avons vu que Dostoïevski et Proust se sont heurtés chacun de leur côté à la problématique du Je et, nécessairement, de la conscience de soi dans la création littéraire. Pour Bakhtine aussi ce problème de la conscience était fondamental. Il connaissait bien l’idéalisme allemand, au point que son style d’écriture rappelle celui de Hegel par sa densité et son lexique, surtout lorsqu’il parle de la position dominante du roman dans l’histoire de la littérature narrative et de la servitude de tous les autres genres face au genre romanesque. Il n’était pas hégélien pour autant, mais plutôt néokantien, à l’instar de plusieurs de ses camarades et de ses professeurs universitaires26. Néanmoins, sa connaissance de la Phénoménologie de l’esprit (2018) l’amena à reconnaître la différence entre la conscience de soi (Bewusstsein) et l’autoconscience (Selbstbewusstsein) selon Hegel. La conscience de soi et l’autoconscience (conscience de soi en soi et pour soi en tant que reconnue par une autre conscience de soi) sont deux moments différents dans la dynamique de la Phénoménologie, le deuxième n’étant le résultat du premier qu’après un parcours impliquant l’affrontement entre deux consciences de soi identiques. Pour Hegel, pas d’autoconscience sans l’opposition dialectique de deux consciences de soi, identiques au départ, mais dont une seule, après le « combat » avec l’autre, pourra se développer et atteindre l’état d’autoconscience.

      Qu’en est-il des personnages dostoïevskiens définis par Bakhtine comme des consciences de soi identiques à celle de leur auteur ? La réponse de Bakhtine est conciliable avec la pensée de Kant : « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur terre. Par-là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise… » (1863 vol. Livre I). Voilà définie la conscience de soi que Bakhtine décèle dans les personnages romanesques de Dostoïevski : des êtres entièrement différents par le rang et la dignité, complètement indépendants et individualisés car ils possèdent leur Je dans sa représentation. Mais, en est-il ainsi pour la conscience de soi de Fiodor Dostoïevski lui-même en tant qu’auteur de ses propres personnages lesquels, souligne Bakhtine sans s’inquiéter de la contradiction, ne le représentent pas car ils sont absolument indépendants de la conscience de soi de leur créateur ? La question se pose logiquement : où se positionne son Je par rapport à son œuvre ? Pour Marcel Proust la réponse est nette, dans la mesure où il se nomme lui-même à l’intérieur de la Recherche : c’est lui l’auteur et aussi le narrateur et aussi le protagoniste de son propre texte. À l’égal de Dante et de sa Commedia.

      (Dante / Dostoïevski)

      Bakhtine ne parlait pas l’italien, mais cela ne l’empêcha pas de s’intéresser profondément à La Divine Comédie (2002) sommet de la littérature selon Gogol, lequel essaya jusqu’à la fin de sa vie de travailler en intertextualité avec le chef d’œuvre dantesque, notamment dans Les Âmes Mortes27 (1973). À l’instar de Gogol, Bakhtine (1970, 68) travailla aussi avec la Commedia, dont la structure lui permit de faire face à la problématique du temps et de l’espace dans un texte littéraire, en développant son concept einsteinien du « chronotope » et, parallèlement, de préciser sa pensée sur le Je de l’auteur. Pour Bakhtine, le chronotope exprime la corrélation essentielle dans la littérature des rapports spatiotemporels. Dans la Commedia, c’est la disposition simultanée et « verticale » (Inferno/Purgatorio/Paradiso) des personnages historiques et des faits ayant eu lieu à des moments différents dans l’Histoire (chronologiquement « horizontale », année après année), le dispositif qui permet à Bakhtine de parler de la « polyphonie » dantesque et de rapprocher le poète toscan de Dostoïevski : « Dans ce domaine (la polyphonie), après Dante, la tentative la plus approfondie et la plus systématique est celle de Dostoïevski » (2006, 304). Ou encore : « C’est ce don particulier d’entendre et de comprendre toutes les voix ensemble, et dont on ne trouve l’équivalent que chez Dante, qui a permis à Dostoïevski de créer le roman polyphonique » (1970, 68). Certes, lorsqu’on « entend » les voix des condamnés dans l’Enfer, ou celles des pénitents du Purgatoire ou des bienheureux placés dans le Paradis, on a l’impression d’« entendre » des chœurs formés par d’innombrables personnages qui ont vécu à des époques différentes mais qui maintenant, arrachés à la chronologie historique, pleurent ou chantent ou discutent ensemble dans l’Au-delà éternel. Néanmoins, il faut tenir compte du fait que, contrairement aux personnages dostoïevskiens, tous inventés par leur auteur (parfois inspirés de faits réels), les personnages dantesques sont tous « historiques », ils ont tous vraiment « vécu » (quelques-uns étaient encore vivants au moment de la composition de la Commedia) ou, pour un certain nombre, ils proviennent de la mythologie grecque et, par conséquent, ils sont déjà fortement caractérisés. Dante n’est pas leur créateur, contrairement à Dostoïevski qui est le créateur des frères Karamazov. Virgile n’est pas un personnage de Dante, il ne l’a pas créé comme Dostoïevski a créé le starets Zosime, le guide d’Aliocha Karamazov. Ajoutons qu’en toute circonstance son Je se déplaçant dans l’Au-delà correspond bien à celui de Dante Alighieri. La Commedia peut être un monument de la polyphonie, mais à l’intérieur de cette multiplicité colossale de voix, le Je de Dante est constamment présent et individualisé.

      Fait surprenant, Bakhtine regarde et analyse la Divine Comédie du point de vue de la polyphonie, mais il ne le fait pas du point de vue de la monophonie. Et pourtant la Commedia peut être lue aussi comme un chef d’œuvre monologique. Bakhtine, en faisant la comparaison de la Commedia avec le roman polyphonique affirme que « chaque roman (de Dostoïevski) peint la confrontation entre plusieurs consciences, sans annulation dialectique, sans fusion dans l’unité d’un seul esprit en devenir, de même que ne se fondent pas les esprits et les âmes dans l’univers formellement polyphonique de Dante. Tout au plus pourraient-elles, sans perdre leur individualité ni fusionner, mais par simple combinaison, former une figure statique, une sorte d’évènement figé, semblable à l’image de sa croix (les âmes des croisés), de son aigle (les âmes des Empereurs) ou de sa rose mystique (les âmes des bienheureux). L’esprit de l’auteur non plus n’est pas en devenir, n’évolue pas dans le cadre du roman lui-même, mais, comme chez Dante, ou bien contemple, ou bien devient l’un des acteurs (…) L’œuvre artistique globale de Dostoïevski ne peut davantage être comprise comme un devenir dialectique de l’esprit. » (1970, 62).

      Ces affirmations nous semblent inexactes, aussi bien en ce qui concerne l’auteur que les personnages. Raskolnikov, dans Crime et Châtiment, par exemple, n’est pas du tout statique dans sa terrible obscurité, il cherche une solution à sa détresse et, par le repentir et l’acceptation de sa condamnation et de son châtiment, il trouvera sa délivrance. De la même manière, Dimitri Karamazov acceptera sa condamnation (même si elle est injuste) et, encouragé par l’amour de Grouchengka (devenue enfin sa maîtresse), il envisagera de refaire sa vie avec elle dans le bonheur de l’amour. Dans un « happy-end » presque hollywoodien, ils envisagent même de s’installer en Amérique ! Seul l’homme du sous-sol n’évoluera pas, et pourtant il est le protagoniste de son propre roman. Dostoïevski, leur auteur, va-t-il évoluer ? En tout cas, ce sera le cas de Dante qui, commençant son récit au milieu d’une affreuse « selva oscura », parachève, après avoir visité les horreurs de l’enfer et du purgatoire, sa connaissance de l’Au-delà dans la lumière du Ciel. Le parcours scriptural dantesque est un parcours à la recherche du salut, ce qui implique un développement, une évolution. Quant à Dostoïevski, nous rappelle Bakhtine, « il était subjectivement mêlé aux divisions et aux conflits de son époque. Il changeait de résidence, errait d’une à l’autre et, sous ce rapport, les plans coexistant dans la vie sociale objective étaient des étapes de sa vie et de son devenir spirituel. Cette expérience personnelle était profonde, mais dans son œuvre il ne lui a pas donné d’expression monologique immédiate (…) Dans sa vision artistique, la catégorie essentielle n’est pas le devenir, mais la coexistence et l’interaction. » (1970, 64). C’est sans doute vrai, mais partiellement.

      Qu’advient-il de Marcel Proust et de son œuvre, intensément « monologique » si nous appliquons les principes bakhtiniens ? À la recherche du temps perdu commence par la célèbre phrase « Longtemps je m’étais couché de bonne heure », écrite par Proust en se souvenant de sa petite enfance et de ses vacances chez la tante Léonie, lorsque sa mère l’envoyait se coucher le soir et cela, comme pour tous les enfants du monde, contre son gré. Plus de quatre mille pages après, l’œuvre déjà presque terminée (comme sa propre vie organique), il déclare que pour lui le temps est enfin retrouvé et sa vocation d’écrivain, accomplie. « La seule chose que je ne dise pas du personnage-narrateur, c’est qu’il soit à la fin un écrivain car tout le livre pourrait s’appeler une vocation, mais qui s’ignore jusqu’au dernier volume », écrit-il dans une lettre en 1920 (1965, XIX:647). Tous ses « moi » fragmentaires, éphémères et contradictoires qui se déploient, fastueusement ou misérablement, depuis le début jusqu’à la fin de son œuvre, se retrouvent au terme de son périple scriptural absorbés et fusionnés en un seul « Je », celui de l’écrivain auteur de la Recherche, Marcel Proust.

      (Je / Moi / Idéologie)

      Revenons à L’homme du sous-sol, bonne illustration de la différence entre ces deux structures, le Je et le Moi chez l’auteur, mais aussi chez les personnages. Dans la première partie, « Autoportrait », l’écrivain-narrateur-personnage expose douloureusement sa conscience de soi dans ce qu’elle a de plus universel : le chaos intérieur des associations automatiques des idées, la violence déchirante des émotions négatives et des sentiments de culpabilité dont le défilé constant est aussi automatique et immaitrisable que les idées. C’est le cas de tout être humain, qu’il le veuille ou pas. Nous fonctionnons tous comme « l’homme du sous-sol », en étant plus au moins conscients de notre situation. Bien entendu, le contenu de notre « conscience de soi » est différent pour chacun, mais le fonctionnement de la psyché est semblable. Exactement comme pour notre cœur, notre foie, nos reins ou n’importe quel organe de notre corps. Or, nous pouvons dire que l’« Autoportrait » correspond au « Je » dans la mesure où le texte implique un travail d’écriture, un labeur artistique volontaire et conscient. C’est une construction de l’artiste, de l’écrivain du sous-sol comme narrateur-personnage, mais aussi, indubitablement, de l’écrivain comme auteur : Dostoïevski lui-même, qui ne peut pas échapper à sa propre réalité d’écrivain et qui ne nous échappe pas à nous — lecteurs — comme auteur de ses ouvrages.

      Dans « Neige fondue », la deuxième partie de L’homme du sous-sol, le « Je » et la conscience de soi ne sont plus évidents. L’écrivain du sous-sol nous raconte maintenant une histoire presque ordinaire, où il se montre sur un même niveau que les multiples personnages qui composent son récit. Mais tous ces personnages sont banalement romanesques et « monologiques » car on ne sait rien de leur conscience de soi. Cette deuxième partie du roman est structurée comme un amoncellement de « moi », de personnages-marionnettes qui ne font que représenter les « moi » multiples de l’écrivain-narrateur du sous-sol en tant qu’homme festoyant avec des camarades ou jouissant des faveurs sexuelles tarifées d’une femme. Le « Je » de l’auteur-narrateur, Dostoïevski, se met en veilleuse, sa conscience de soi déchirée, intensément universelle et perceptible dans l’« Autoportrait », est absente. Très probablement Bakhtine n’aurait pas été d’accord avec cette interprétation. Néanmoins, c’est la composition du texte qui la rend possible. L’homme du sous-sol, nous l’avons déjà signalé, est une œuvre avant-gardiste, prémonitoire de la littérature narrative du XXe siècle, beaucoup plus, à mon avis, que les grands romans dostoïevskiens. Ceux-ci continuent à nous fasciner par leur contenu anecdotique et historique et par leur dimension psychologique freudienne, même démodée. L’Homme du sous-sol est en quelque sorte « atemporel », le texte est aussi valable aujourd’hui qu’il l’a été dans le passé et qu’il le sera dans l’avenir, aussi longtemps que le fonctionnement de notre appareil psychique n’aura pas évolué28.

      Bakhtine reconnaît néanmoins que « le problème artistique résolu par le roman (polyphonique) est en réalité indépendant de l’incidence idéologique secondaire dont il s’accompagnait peut-être quelquefois dans la conscience de Dostoïevski » (1970, 63). Il admet donc implicitement qu’il est impossible de séparer absolument l’auteur de son texte, comme le prétendait Dostoïevski lui-même29 et comme le voulait aussi Proust avant de s’engager résolument dans l’écriture de la Recherche30. Bakhtine, certes, a raison quand il fait l’éloge de la polyphonie dostoïevskienne, dans laquelle il voit la clé pour un fonctionnement beaucoup plus libre non seulement des personnages romanesques, mais aussi une pratique beaucoup plus libre de la littérature en générale. D’ailleurs, c’est cela qui lui plaît si fortement dans l’œuvre polyphonique de Dostoïevski : la liberté inégalée de ses « créatures », lesquelles ne se plient jamais devant leur « créateur », ne reconnaissant dans aucune circonstance son « autorité ». Ces créatures rebelles, ces personnages doués d’une autarcie absolue peuvent être tous des personnages malheureux, mais au moins ils se sentent libres comme consciences de soi dans leur malheur. Or, une chose est le lien évident, logique, entre l’œuvre d’un écrivain et sa vie (comment imaginer un arbre dépourvu de ses racines souterraines et du sol qui le nourrit ?), et une autre la distance entre la personne de l’écrivain (physique, civile, sociale, historique-chronologique, etc.) et ce que Proust appelle « le moi créateur » : « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le récréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. » (1954b, 127). Proust est donc parfaitement conscient de la multiplicité des « moi » et parmi eux de la présence chez l’écrivain, chez l’artiste, d’un « moi » différent des autres, le « Je » du créateur, produit d’un effort conscient, celui qui conduit à la réalisation de son œuvre.

      Bakhtine affirme qu’« on ne peut évidemment pas séparer la poétique des analyses historico-sociales, mais il ne faut pas non plus qu’elle s’y dissolve » (1970, 76). Cette analyse, que je préfère appeler « analyse idéologique », est aussi indispensable que l’analyse scientifique pour comprendre en profondeur le phénomène culturel et littéraire. Elle ne doit pas devenir « idéologique » à son tour, mais son absence invalide toute véritable scientificité dans la critique littéraire et artistique. Alors, en essayant de ne pas tomber dans ce piège, je me permets de rappeler, encore une fois, les pénibles conditions de vie du grand savant russe. Il développait sa théorie du roman et rédigeait sa Poétique de Dostoïevski immergé dans la forme romanesque imposée à l’époque en Union Soviétique, le « réalisme stalinien » (appelons-le ainsi), qui prétendait dicter à l’artiste des règles de composition au service d’une idéologie rigide. Sur ce point, Lénine, à l’opposé de Staline, était très respectueux de la conscience et de la créativité de l’artiste. Ainsi, sa relation avec Maxime Gorki était exemplaire. Lorsqu’ils se rencontrèrent à Capri, avant la Révolution d’Octobre, il se garda bien de demander quoi que ce soit à Gorki (qu’il aimait et admirait, voyant en lui l’immense écrivain issu des couches populaires de la Russie), de lui imposer des exigences de type communicationnel ou de propagande. Au contraire, il lui conseillait, dans le cas où Gorki serait en train de travailler sur un texte littéraire, d’y accorder sa meilleure attention et de laisser de côté toute autre obligation. Lénine disait que la révolution socialiste devait chercher la démocratie jusqu’au bout. Il aurait pu ajouter que le processus de création en art et en littérature implique la liberté jusqu’au bout31.

      (Capitalisme)

      Bakhtine assure que Dostoïevski n’était pas un idéologue. Il n’était pas l’écrivain de l’Idée. Effectivement, dans aucun de ses romans et nouvelles Dostoïevski n’utilise son don artistique pour illustrer une « Idée ». La polyphonie empêche que la narration littéraire devienne unilatérale, au service d’une quelconque idéologie. Dostoïevski n’aime pas ce servilisme. Et Bakhtine, son plus grand admirateur, non plus. Cependant, ni l’un ni l’autre ne peuvent éviter un phénomène qui les dépasse impitoyablement : tous deux, le romancier et le théoricien, reflètent, chacun à leur façon, l’idéologie de leur temps. Étudiant les critiques de l’œuvre de Dostoïevski, Bakhtine s’intéresse à Otto Kaus. « Celui-ci affirme que “le roman de Dostoïevski est une expression des plus pures et des plus fidèles de l’esprit du capitalisme (…) L’esprit de ce monde en devenir a trouvé son expression la plus complète dans l’œuvre de Dostoïevski” (1970, 52). Mais Kaus va encore plus loin dans son propos : “Dostoïevski est le chantre le plus résolu, le plus persévérant, le plus implacable, de l’homme de l’ère capitaliste. Son art glorifie non pas la mort mais la naissance de notre monde moderne, engendré par le souffle brûlant du capitalisme” (1970, 53). Bakhtine n’hésite pas à confirmer que » les explications de Kaus sont en grande partie justes. Le roman polyphonique n’a pu exister qu’à une époque capitaliste. Et le terrain le plus favorable était sans doute offert par la Russie, où le capitalisme s’est installé presque « en catastrophe », où il a trouvé une grande variété, encore intacte, des mondes et des groupes dont l’individualité autarcique ne s’était pas affaiblie, comme cela s’était produit en Occident, lors de l’avènement progressif du capitalisme » (1970, 53). Ce serait donc la collision entre ces mondes, ces groupes, le choc qui favoriserait l’éclosion du roman polyphonique et sa multiplicité des voix, phénomène qui échappe au roman monophonique.

      En analysant par la suite l’ouvrage de B.M. Engelgardt Le roman idéologique de Dostoïevski, Bakhtine mettra encore en garde contre une interprétation erronée de l’idéologie dans les romans dostoïevskiens : « Il nous semble que l’erreur première de Engelgardt a été de définir le roman de Dostoïevski comme « idéologique ». L’idée, en tant qu’objet de représentation occupe une grande place dans l’œuvre de Dostoïevski, mais elle n’est pas, toutefois, l’héroïne de ses romans. Son héros est l’être humain. (…) Dostoïevski ignore l’« idée en soi » platonicienne, ou l’« existence idéale » des phénoménologues, il ne les regarde pas, ne les représente pas. Pour lui, il n’existe pas d’idées, de pensées, de situations n’appartenant à personne, qui seraient « en soi » (1970, 69). Et il ajoute, un peu plus loin dans sa Poétique, frôlant la conception hégélienne de la conscience et du combat entre deux consciences de soi dont une deviendra le maître et l’autre le serviteur : « Chez Dostoïevski la conscience ne se suffit jamais à elle-même, mais se trouve toujours dans un rapport extrêmement attentif et tendu avec une autre conscience » (1970, 70).

      C’est clair, Dostoïevski n’est pas un idéologue, ses romans ne sont manifestement pas idéologiques dans la mesure où ils ne proposent ni ne favorisent aucun système d’idées au détriment d’un autre, comme ce sera le cas des romans du « réalisme socialiste » au XXe siècle. Ses romans déploient, à travers la polyphonie de ses personnages, une pluralité d’idées, d’idéologies aussi considérables les unes que les autres. Nonobstant, peut-on soutenir sans plus que Dostoïevski est « le chantre du monde capitaliste » ou que le roman polyphonique est « le produit du capitalisme » ? C’est peu dire. Car idéologique ou pas, polyphonique ou monophonique, le roman est toujours le roman et c’est en tant que tel, le roman comme forme narrative prédominante de la modernité, qu’il a été engendré et nourri par le mécanisme socio-économique de la société capitaliste. Dostoïevski n’est pas plus un « romancier capitaliste » que, par exemple, ses contemporains français — Hugo, Balzac, Zola, Sue, etc. — considérés « populaires » ou « socialistes » parce qu’ils dénoncent la société capitaliste et ses terribles déséquilibres et injustices. Un roman peut s’attaquer vivement à l’organisation capitaliste de la société, mais il sera toujours le produit littéraire par excellence de cette société32.

      Alors, que penser de Proust navigant dans le cercle très fermé de l’aristocratie française de la Belle Époque et dont l’œuvre est saturée de fêtes fastueuses, de femmes et d’hommes à l’élégance exquise, pourvus de solides comptes bancaires, possédant des palais et des villas d’un luxe et d’une beauté extraordinaires où aucun roturier n’a la moindre possibilité d’y pénétrer ? Ne mérite-t-il pas, encore mieux que Dostoïevski, le titre de « chantre du capitalisme » ? Et, À la Recherche du temps perdu, œuvre monumentale où tout ce beau monde est décrit à la perfection, n’est-elle pas une sorte de couronnement éblouissant du genre romanesque enfanté par le capitalisme ? Assurément pas. J’avançais auparavant dans cet article la thèse, à l’apparence quelque peu provocatrice, qu’À la Recherche du temps perdu n’est pas un roman et que son auteur n’est pas un romancier… comme Marcel Proust l’affirmait lui-même. Lire, analyser, voir la Recherche en tant que roman, réduit considérablement sa portée esthétique et idéologique. Pourtant il est de rigueur, depuis le début de sa publication chez Gallimard en 1913, de considérer cette œuvre décisive pour la littérature du XXe siècle comme « un grand roman » et, pire encore, comme « un grand roman psychologique » ou « un grand roman métaphysique ». Dès lors, son auteur ne pouvait être regardé autrement que comme un « grand romancier », prix Goncourt 1918 à l’appui33. De grands érudits, tout à fait respectables, ont écrit de superbes traités pour le prouver, tout en postulant, sans peur de se contredire, que « la Recherche mêle toutes les formes et récapitule toutes les techniques jusqu’à Proust inventées » (1995, 418)34. Les mots de Bakhtine pour réfuter la thèse de V. Ivanov sur le « roman-tragédie » de Dostoïevski peuvent s’appliquer fort à propos au cas de la Recherche considérée comme un roman : “Cette définition (…) nous semble erronée. Elle traduit trop brutalement la tentative de ramener une forme artistique nouvelle à une volonté artistique déjà connue” (1970, 41). On peut supposer que Proust a été tenté, tout au début de la Recherche, de suivre la voie romanesque conventionnelle à la façon de son mentor, Anatole France. Mais, de par sa situation de créateur placé dans une position existentielle hors du commun, il ne voulait pas s’éloigner de son Je authentique. Jean Santeuil, sa tentative de roman autobiographique écrite à la troisième personne du singulier avait échoué et elle est restée inachevée. Il lui fallait une forme narrative nouvelle, capable de dévoiler, de recevoir et d’« immortaliser » son être véritable. La Recherche n’est pas seulement la recherche du temps perdu, elle est aussi une recherche esthétique qui a amené Proust hors du roman comme forme narrative. Et pourtant, nous disions qu’il y a chez les critiques littéraires une volonté enveloppée de cécité esthétique qui veut que la Recherche soit, à tout prix, un roman. Notre société romanesque, socle du marché où le roman joue le rôle de poutre maîtresse de l’industrie littéraire, le veut ainsi.

      Revenons à l’esthétique. Dostoïevski et Proust ont une approche diamétralement opposée sur les rôles de l’auteur, du narrateur et des personnages. Et, bien entendu, du « Je » et des « Moi ». Dostoïevski veut s’occulter en tant qu’auteur de son texte, il voudrait construire un mur infranchissable entre sa conscience de soi et celle de ses personnages. Proust, c’est l’inverse. En tant qu’auteur il va construire une œuvre autour d’un personnage central, lui-même. Bien entendu, le personnage « Marcel Proust » en tant que protagoniste de sa propre œuvre ne coïncide pas, dans tous ses aspects, avec le Marcel Proust de la vie ordinaire, Juif, homosexuel et, de surcroît, petit bourgeois, comme il se définit lui-même dans Le temps retrouvé « … Je n’allais pas à Guermantes et n’étais qu’un petit-bourgeois de Combray au temps où elle allait à la messe… » (1952c, 394). Il était sournoisement dédaigné par des aristocrates qui ne lui ouvrirent les portes de leurs salons que lorsqu’ils comprirent son importance, non comme « grand écrivain » (il n’avait encore rien écrit de substantiel quand il commence son périple dans « les salons »), mais en tant que génial chroniqueur mondain de quelques journaux et revues parisiennes, en premier lieu Le Figaro. La vanité de la bourgeoisie, qui aimait voir ses fastes exhibés dans la presse, lui permettait d’utiliser son statut de journaliste comme passe-partout. Proust, en dépit ou peut-être à cause de sa haute intelligence, de sa culture raffinée, de son argent35, ne s’aimait pas lui-même en tant que Juif petit-bourgeois et homosexuel, caractéristiques qui l’embarrassaient et entravaient son périple dans la haute société. Cependant, il était un artiste doué de ce talent que son contemporain, Fernando Pessoa, le poète portugais, définissait dans son Faust (1988, 111) comme un “don de Dieu36”, talent qui va lui permettre de créer une image de soi très au-dessus des personnages aussi aristocratiques que médiocres qui l’entouraient. Ses « moi » multiples et banals dans sa vie ordinaire, le dandy arriviste, snob, inverti, machiste, misogyne, pleurnichard, lâche (et traître à l’occasion), mais aussi le jeune homme aimable, courtois, charmant, cultivé, protecteur, drôle, généreux et modeste quand il le voulait, laisseront place au « Je » unique de Marcel, celui qui va diriger de main de maître sa quête non d’un nouveau statut économique ou social, mais d’une authentique conscience de soi, celle de Marcel Proust. Au diable tous ces messieurs-dames si distingués de son monde habituel où il n’était considéré, dans le meilleur des cas, que comme un « homme élégant non titré » (1952c, 341). Il va, grâce à sa plume, les dénuder peu à peu en dévoilant leur petitesse existentielle, et cela avec une élégance scripturale inédite. Or, en agissant de la sorte, il va développer ce nouveau genre narratif : l’« autofiction ».

      — 3 —

      Si nous suivons la pensée bakhtinienne, l’autofiction, genre intermédiaire entre le roman de personnages et les nouvelles modalités narratives post-romanesques (dont l’intertexte, nous y arriverons) serait une structure d’ordre monologique : « Quels que soient les types des mots employés par l’auteur monologuiste et quelle que soit leur distribution compositionnelle, les interprétations et les appréciations de l’auteur doivent dominer toutes les autres et s’additionner en un ensemble compact à signification unique », signale Bakhtine dans La poétique de Dostoïevski (1970, 281). C’est, à peu près, ce qu’on pourrait dire de la Recherche et de Proust regardés du point de vue bakhtinien, mais aussi, comme nous l’avons dit auparavant, ce qu’on peut dire de Dante et de La Divine Comédie, exemple précurseur, d’après Bakhtine, de la polyphonie dostoïevskienne. Nous disions que sa vision de la Commedia met en relief les aspects fortement polyphoniques de l’œuvre dantesque, peuplée d’innombrables personnages historiques et mythologiques. Mais sa compréhension du poème méconnaît sa dimension monologique : il y a un auteur unique, Dante, qui joue le rôle du narrateur et du protagoniste principal du récit. Dante ramène tout à lui-même, à sa propre conscience de soi. Est-il possible qu’un texte soit à la fois polyphonique et monologique ? Oui, si nous acceptons qu’il puisse être analysé du point de vue de l’anamorphose, figure rhétorique extrêmement sophistiquée : une même structure permet d’observer deux phénomènes distincts selon le point d’observation pris par le spectateur. Les exemples dans les arts plastiques sous la dénomination « trompe l’œil » sont nombreux37. Donc on pourrait dire que, d’un point de vue anamorphique, la Commedia est à la fois monophonique (la voix de Dante, auteur-narrateur-protagoniste) et polyphonique (les voix des âmes placées dans l’enfer, le purgatoire et le paradis). En ce qui concerne À la recherche du temps perdu, nous sommes, analogiquement parlant, dans le même cas de figure : la Recherche peut être lue soit comme une œuvre monophonique (Proust auteur-narrateur-protagoniste), soit polyphonique : l’essaim bruyant (« carnavalesque », pour utiliser ici un mot cher à Bakhtine) des personnages du beau monde de la Belle Époque. À sept siècles de la création de La Divine Comédie, la spirale du développement historique de la littérature nous amène, dans une nouvelle circonvolution, au même point verticalement positionné, mais beaucoup plus haut que celui où se trouvait placé Dante à la Renaissance : l’autofiction proustienne, structure narrative qui, en changeant les relations à l’intérieur de la triade « auteur/narrateur/personnage », met un terme au roman conventionnel de personnages et, en tant que technique textuelle qui va au-delà de la monophonie et de la polyphonie, ouvre la voie à d’autres genres narratifs. La Recherche joue ce rôle décisif dans l’évolution de la littérature narrative, quoique d’une façon encore ambivalente : il est toujours possible de la regarder, de la lire « anamorphiquement », soit comme un long roman qui viendrait compléter la Comédie Humaine avec la description de l’intimité inédite de l’aristocratie française (ce que Balzac ne put faire, puisqu’il n’était pas « reçu » dans le « Faubourg » et n’avait pas pu l’observer personnellement), soit en tant qu’autofiction dépassant les limites du romanesque habituel. Or, ce dépassement (et par conséquent, la qualité de genre « intermédiaire » de la Recherche) ne peut pas être apprécié logiquement et concrètement sans l’amorce et la définition d’un autre genre littéraire post-romanesque : l’Intertexte38.

      Depuis le surréalisme et le groupe de Breton en France, on a dit du roman qu’il est décadent, inadapté aux nouveaux besoins de la société et de l’individu, qu’il est obsolète, mercantile, etc., mais personne n’a proposé une nouvelle modalité narrative clairement identifiable et définitivement autre. Les tentatives groupées artificiellement (« éditorialement ») dans le courant du Nouveau Roman (Éditions de Minuit), puis du Roman Tel Quel (Éditions du Seuil) ou, dernièrement, de la Nouvelle Fiction (Éditions Fayard) restent toutes, sans exception, dans les limites du roman. Il est possible de supprimer l’anecdote véhiculée par la narration, d’annuler le suspens, de désintégrer les personnages, de camoufler le narrateur et de changer le nom de l’auteur par un pseudonyme, etc., mais le roman est toujours le roman. Vieux ou nouveau, monophonique ou polyphonique, il reste une structure fermée et dépendant esthétiquement de la triade, au complet ou bancale, « auteur/narrateur/personnage », qui laisse en marge, muet et inconnu, le lecteur. Et pourtant, c’est par lui, comme conscience de soi équipollente à celle de l’écrivain, mais exclue des limites figées du roman, qu’une nouvelle forme narrative est envisageable, cette fois-ci non plus issue de la trinité romanesque consacrée, mais émergeant d’une structure ouverte où le dialogue ne se tissera plus uniquement entre l’auteur, le narrateur et les personnages, mais aussi entre l’auteur et le lecteur, devenu un lecteur-écrivain. C’est ce que voulait déjà Gogol au XIXe siècle, lorsqu’il en appelait pathétiquement à ses lecteurs pour qu’ils corrigent et enrichissent ses textes (2018).

      (Gogol)

      Gogol était, à l’égal de Bakhtine, un grand admirateur de La Divine Comédie, dont sans doute il a lu le texte dans sa version originale pendant les années où il vécut en Italie. Pouchkine, qu’il révérait, lui aurait suggéré de s’inspirer de la Commedia pour écrire son roman Les Âmes Mortes (1973), qu’il conçut en trois tomes, le premier correspondant à l’Enfer, le deuxième au Purgatoire, le troisième au Paradis. Le titre de l’œuvre rappelle l’époque du servage en Russie, lorsque les paysans pauvres faisaient partie des grandes propriétés terriennes. Ils étaient comptés comme les vaches ou les chevaux, mais on les appelait des âmes, des âmes mortes s’ils étaient décédés, mais encore frauduleusement vivantes dans les registres administratifs quand cela arrangeait les affaires des propriétaires terriens. La fascination de Gogol devant la Commedia était probablement d’ordre plus éthique qu’esthétique. La monophonie ou la polyphonie dantesque l’intéressaient moins que le message moral transmis par Dante. Peut-être, est-ce la raison pour laquelle s’embourba-t-il dans la complexité de la structure esthétique de l’œuvre, au point de s’y perdre.

      Gogol ne pouvait passer de l’enfer et du purgatoire au paradis avec les mêmes personnages dans une seule et même œuvre : les passages continus étaient impossibles (…) Gogol perdit de vue la Russie, entendons : il perdit le plan qui lui permettait de la comprendre et de la représenter. Il s’embrouilla entre la mémoire et le contact familier. Pour parler simplement : il ne sut pas mettre au point ses jumelles (2006, 462), souligne Bakhtine dans sa théorie du roman.

      Gogol mit environ cinq ans pour écrire le premier tome, où il décrit ce qu’il croit être l’enfer russe de jadis, le seul tome qu’il réussit à achever. Les deux autres furent rédigés d’une façon plus irrégulière, corrigés, brulés, refaits, recorrigés, brûlés à nouveau, etc. Comme chacun sait, Gogol tomba dans une dépression profonde, cessa de se nourrir et finit par mourir à 42 ans. Auparavant, il avait prié ses lecteurs et ses amis de lui écrire pour lui faire part de leurs réflexions sur ses textes, de lui suggérer des corrections, de les enrichir de leurs idées. Gogol aurait voulu, certainement, établir un nouveau type de rapport entre l’auteur et le lecteur, auquel il demandait, en fin de compte, de devenir aussi un écrivain, au moins un écrivain épistolaire.

      Il est intéressant de comparer Gogol et Dostoïevski à la lumière du concept de polyphonie défini par Bakhtine. Dans sa nouvelle Le Manteau (1970), Gogol adopta une perspective ouvertement monophonique :

      Akaki Akakievitch regagna tristement sa chambre. Comment il y passa la nuit, je laisse le soin d’en décider à ceux qui peuvent, plus ou moins (et même moins), se mettre à la place d’autrui (1970, 188).

      C’est clair : Gogol n’osa pas entrer dans la description de la conscience d’autrui, contrairement à Dostoïevski. Cela n’empêcha pas que Le Manteau fût reconnu par Dostoïevski comme un chef d’œuvre qui va le pousser à tenter ce que Gogol évita : déployer la conscience de soi du personnage et créer ainsi le roman polyphonique. Le résultat est frappant. Lorsque Gogol raconte le comportement du fou protagoniste du Journal d’un fou (1970), le lecteur ne peut accéder au processus du déclenchement de la folie que de l’extérieur. Il ne peut pas comprendre comment les choses se sont passées dans la tête du malade lequel, de simple fonctionnaire terriblement frustré par l’insignifiance de sa vie, arrive à la conviction qu’il est, quand même, roi d’Espagne. Par contre, dans le cas des frères Karamazov, Dostoïevski va décrire non seulement la suite des événements qui conduisent jusqu’au meurtre du père, mais aussi l’association des idées et des émotions dans la conscience des fils meurtriers. Le lecteur peut comprendre le mécanisme du parricide. L’avancée rhétorique du roman polyphonique par rapport au roman monophonique est incontestable.

      (Le socialisme)

      La période dite « gogolienne » dans la production de Dostoïevski, notamment son premier roman Les pauvres gens (2005), sorte de pastiche du Manteau de Gogol (le scribe Diévouchkine n’est qu’une réplique plus développée et plus noire d’Akaki Akakiévitch, le type grotesque de fonctionnaire créé par Gogol) serait-elle à bannir esthétiquement par manque de polyphonie ? L’une des imperfections de la théorie du roman de Bakhtine est celle de disqualifier, au moins en apparence, le roman monologique à la Tolstoï. Mais, qui peut se permettre de disqualifier Résurrection, Anna Karénine, La Guerre et la Paix (2018) sous le prétexte que ces romans seraient monophoniques ? Y a-t-il une glissade idéologique de la part de Bakhtine derrière ce genre de jugements axiologiques ? L’idéologie est présente partout, sous un aspect ou un autre, à des degrés divers, sciemment ou inconsciemment. C’est inéluctable. Nous avons vu que Bakhtine assure que les romans de Dostoïevski ne sont pas « idéologiques » et cela grâce à leur construction polyphonique. Cette polyphonie garante de la liberté de la conscience de soi des personnages dostoïevskiens peut être appréciée comme une métaphore du besoin de liberté de chacun. Merveilleuse métaphore, mais métaphore idéologique quand même ! C’est bien connu, Dostoïevski n’aimait pas du tout le socialisme. Et Bakhtine non plus : « L’une des idées fondamentales qu’il défend dans sa polémique avec les socialistes est que l’homme est libre et par conséquent peut enfreindre les règles qu’on lui impose » (1970, 103), affirme-t-il parlant de l’Homme du sous-sol dans La Poétique de Dostoïevski, faisant écho à la métaphore entre la liberté polyphonique et la liberté tout court.

      Si Dostoïevski n’était pas un idéologue dans la mesure où aucun de ses livres n’a fait de l’idée une composante esthétique principale, Proust non plus. On signale avec raison dans la Recherche la richesse de comparaisons hautement poétiques et de déductions profondément philosophiques, mais dans aucun cas Proust ne se propose d’illustrer les idées en vogue à la Belle Époque. Ce n’était pas, sans aucun doute, sa vocation littéraire. En ce qui concerne les idéologies politiques, seule l’affaire Dreyfus attira vraiment son attention. Il suivra de près le déroulement du procès de cet officier juif accusé de connivence avec les Allemands, trahison inventée de toutes pièces par des officiers antisémites. Proust, qui ne pouvait pas occulter sa judaïté héritée de sa mère, née Weil, avait tout intérêt à revenir dans son œuvre sur ce triste scandale et il le fera à sa manière, subtilement et d’une façon presque polyphonique : plusieurs personnages (« personnes ») de la Recherche vont exprimer des opinions variées et contradictoires sur le fameux procès, étayant indirectement au passage le sentiment dreyfusard de l’auteur-protagoniste. D’ailleurs, l’un de ses personnages principaux n’est autre qu’un dandy juif, Charles Swann (quelques spécialistes voient chez lui un alter ego de Marcel Proust), qui parfois émettra des idées à la limite de l’antisémitisme. La présence dans la Recherche de l’affaire Dreyfus avec ses détails juridiques, sociaux et politiques, événement extrait directement de l’actualité dans laquelle se trouvent immergés les personnages de l’autofiction, montre, en outre, à quel point l’œuvre de Proust échappe à l’appellation « roman ». Dans Crime et Châtiment (2008), le romancier Dostoïevski s’inspire d’un fait réel pour construire son roman, mais il ne fait pas entrer la chronologie exacte des faits dans sa narration. Proust fera aussi parler quelques aristocrates en faveur du socialisme (Robert de Saint-Loup), d’autres pour le vilipender, d’autres encore pour lui enlever toute importance. Et la Grande Guerre contre l’Allemagne le mènera à intégrer dans son récit maints commentaires politiques qui se contredisent entre eux, ne serait-ce, par exemple, que ceux soutenus par le baron de Charlus, fier de ses origines germaniques.

      (La Démonstration)

      Dans Le temps retrouvé Proust annonce que la Recherche est une démonstration : « Dans ce livre où il n’y a un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y a pas un seul personnage “à clefs”, où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration… » (1952c, 191), écrit-il. Si la perspective monologique de l’œuvre est évidente, sa dimension non-romanesque aussi : on n’écrit pas un roman pour démontrer quelque chose. La démonstration est le rôle de l’essai, de la chronique, de l’épître, etc. Mais l’autofiction peut se le permettre. L’autofiction proustienne est une construction savante à l’instar de la Commedia dantesque, une architecture conçue pour résoudre la multiplicité équivoque des personnages et favoriser ainsi la stabilité univoque du « Je » de l’auteur. Au commencement de l’écriture de la Recherche, on aperçoit dans le brouillard de la narration les multiples « moi » épars et changeants de Proust, plongé dans une obscurité existentielle qui rappelle la selva oscura de Dante. À la fin de sa recherche narrative, de la démonstration magistrale de son « être », il est le Marcel Proust que nous, lecteurs, nous avons découvert par la lecture. La différence qu’on peut apprécier entre le Marcel de la Recherche et le Proust de la « réalité » est aussi perceptible que la distance entre l’église d’Illiers, à l’aspect relativement banal, et son « analogon » proustien, l’église de Combray, saturée esthétiquement et historiquement de significations rayonnantes de beauté apportées par l’artiste39. Lequel est le « vrai » Proust ? Pour le lecteur il n’y en a qu’un seul : celui de la Recherche. Les autres (Proust dandy, snob, journaliste, homosexuel, etc.) ne sont que les données circonstancielles d’une construction littéraire, artistique. Pour nous, cette construction est la seule chose qui nous intéresse esthétiquement. Je crois bien qu’à mon agonie, quand tous mes autres « moi » seront morts… » (1952b, 11) écrivait Proust dans La Prisonnière, conscient de la multiplicité éphémère des « moi » qui l’habitaient et de la pérennité de son « Je » créateur, dont nous sommes en cet instant même, comme lecteurs et/ou écrivains, les témoins attentifs.

      (Lecteur / Écrivain)

      Si Gogol avait souhaité et encouragé ses lecteurs à lui écrire pour corriger ses textes, Proust a imaginé aussi des lecteurs « actifs », des « lecteurs-écrivains », en quelque sorte : « Mais pour revenir à moi-même, je pensai à mon livre et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à “mes” lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants (…), grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. » (1952c, 425). C’est Marcel Proust en tant qu’auteur qui parle d’une si forte voix à la fin de son œuvre, laquelle (répétons-le autant de fois que nécessaire) n’a rien à voir avec un roman écrit par un romancier qui, obligé par les règles du genre, cache son identité véritable. Proust dit « Je » d’une façon parfaitement univoque, à partir d’une conscience de soi épanouie grâce à son écriture, où il appelle à la conscience de soi non d’un personnage parmi d’autres, mais à la conscience de soi du lecteur. Dans Sodome et Gomorrhe il est encore plus explicite et parodie, tout au long d’une page, un vrai dialogue avec son lecteur, qui, pour abréger, l’interpelle, impatient : « Enfin (Monsieur l’auteur), Mme d’Arpajon vous présenta-t-elle au prince ? » Proust-auteur lui répond, irrité : « Non, mais taisez-vous (Monsieur le lecteur) et laissez-moi reprendre mon récit » (1954d). C’est donc par le lecteur, le lecteur-écrivain, que des portes et des fenêtres s’ouvriront pour laisser entrer dans le monde fermé, clos et asphyxiant du roman, un air nouveau qui va bouleverser l’atmosphère stagnante de la narrative traditionnelle. Dostoïevski croyait que c’était à travers le roman polyphonique que la révolution « copernicienne » de la littérature narrative devait avoir lieu. Est-ce vraiment le cas comme Bakhtine le soutient ? Jusqu’à un certain point nous pouvons répondre par l’affirmative : le roman polyphonique dostoïevskien impulse un nouveau développement de la littérature. Dostoïevski va plus loin que Stendhal, Balzac, Flaubert, Tourgueniev, Gogol, Tolstoï, dans la description vivante de la conscience de soi de ses personnages, mais, malgré leur vivacité accrue, ces consciences de soi n’ont d’autre existence, d’autre réalité, que rhétorique. Or, la révolution « copernicienne » de la littérature dont parle Bakhtine, ne fait que précéder celle que nous pourrions nommer « la révolution einsteinienne » de la narrative, révolution qui va changer, d’une façon encore plus radicale, les données de la rhétorique romanesque.

      (Joyce)

      C’est James Joyce qui reprendra la problématique de la conscience de soi des personnages littéraires au XXe siècle en expérimentant le « stream of consciousness » dans Ulysses. Le monologue de Molly Bloom exhibe une conscience de soi déployée dans toute son obscénité comique, « carnavalesque »40. Toutefois, le « stream of consciousness » des personnages joyciens, comme la polyphonie des personnages de Dostoïevski, restent des phénomènes de moindre envergure, partiels et fragmentaires, si on les compare à l’épanouissement total de la conscience de soi de Marcel Proust dans la Recherche. Cet épanouissement a entraîné le franchissement inévitable des frontières du roman vers l’autofiction et placé le Je de l’écrivain au centre de son œuvre. Dans le « stream of consciousness » joycien, ce n’est pas la conscience de soi de l’écrivain qui s’épanouit, mais encore celle d’un personnage, comme chez Dostoïevski. D’autre part, le développement de la conscience de soi de Molly Bloom n’est même pas « dialogisé ». L’épouse frustrée et adultère de Léopold Bloom, sommeillant seule dans son lit, s’adresse uniquement à elle-même, elle est lourdement monologique tout au long d’un discours purement mental. Ce monologue est néanmoins soutenu par l’intertextualité souterraine entre Ulysses et l’Odyssée homérique, le dialogue entre deux œuvres et deux époques séparées par des millénaires. La Molly d’Ulysses est la Pénélope de l’Odyssée. Et Joyce, en tant qu’auteur, en tant qu’écrivain, signifie au lecteur (par le titre de son œuvre, Ulysses) qu’au-delà de l’histoire banale de Léopold Bloom, il est en train de construire un pont entre notre époque et la Grèce de l’Antiquité41. Joyce, un peu comme Einstein, se penche sur l’espace-temps, il va s’appuyer sur un système de références (l’épopée homérique) pour prendre la « mesure » d’un autre (le sien, son écriture au début du XXe siècle), il établit une relation entre deux périodes du développement de l’humanité en passant par-dessus les concepts ordinaires du temps et de l’espace newtoniens… et romanesques. À la théorie de la relativité en physique, Joyce oppose, métaphoriquement (comme Proust dans la Recherche), une sorte de théorie de la relativité « littéraire42 ». La forme « roman » est à nouveau dépassée. C’est dans ce sens que va aussi l’Intertexte, dont Joyce est l’un des précurseurs.

      En grand théoricien de la littérature, Bakhtine était toujours à l’affût de nouvelles découvertes réalisées par les écrivains. Son approche de l’œuvre de Dostoïevski et l’intronisation qu’il fait de celui-ci en tant qu’initiateur d’un nouveau genre narratif prouvent l’originalité de sa démarche intellectuelle. Nous pouvons regretter d’autant plus le peu d’intérêt qu’il porta à l’œuvre de Proust et à celle de Joyce. Nous avons déjà mentionné les faits idéologiques concrets qui l’empêchèrent probablement d’aller plus loin dans ses investigations. S’occuper de Proust ou de Joyce dans l’Union Soviétique stalinienne des années 30 et 40 était pratiquement impossible et même très dangereux dans la mesure ou James Joyce et Marcel Proust étaient considérés comme des spécimens suspects de la littérature « bourgeoise décadente », venue d’une Europe occidentale foncièrement capitaliste. Or l’analyse de l’œuvre de ces deux écrivains (lesquels, d’ailleurs, s’ignoraient volontiers l’un l’autre) est décisive pour comprendre dans toute son étendue l’évolution de la littérature narrative. Aujourd’hui, utilisant la perspective spatio-temporelle (pour rester dans la reconnaissance des découvertes scientifiques qui accompagnent parallèlement l’évolution de la littérature et vice-versa), nous pouvons tenter, modestement, de compléter l’analyse de quelques aspects qui échappèrent à sa réflexion.

      (L’Intertextualité et la légende faustienne)

      Bakhtine, maître du concept du dialogisme, aurait pu prolonger sa réflexion jusqu’au concept d’intertextualité, formulé « officiellement » en France dans les années 60 par le groupe d’avant-garde Tel Quel (Barthes, Kristeva, Sollers, Genette), mais il se limita à celui de réaccentuation. L’intertextualité suppose que tout texte littéraire est le résultat de l’interaction d’autres textes sur son propre développement. Tout texte est le produit d’un autre. Il n’y a pas de texte littéraire issu du néant. Dans ce sens nous pouvons dire que l’Enéide de Virgile est née de l’Iliade d’Homère, que La Divine Comédie est née de l’Enéide, que le roman inachevé de Gogol, Les Âmes Mortes, est né de la Commedia dantesque, etc. Bakhtine est bien conscient de ce phénomène, que nous pourrions considérer comme l’un des moteurs de la littérature narrative. » Chaque époque réaccentue à sa façon les œuvres du passé. La vie historique des œuvres classiques est, en somme, un processus ininterrompu de leur réaccentuation socio-idéologique. Grâce aux virtualités des intentions qu’elles portent en elles, elles peuvent, à chaque époque, sur un nouveau fond de dialogues, révéler des aspects sémantiques toujours plus nouveaux. Leur corps sémantique continue, à la lettre, à se recréer. De même, leur influence sur des œuvres postérieures présuppose inévitablement un élément de réaccentuation », constate-t-il dans sa théorie du roman (2006, 231). Et il ajoute, en insistant sur les variations comiques ou tragiques d’un même sujet : « Leurs nouvelles représentations littéraires sont fort souvent créées en réaccentuant les anciennes, en les transférant d’un registre d’accents à un autre, par exemple, d’un plan comique à un plan tragique, ou vice versa. » (2006, 232). C’est ce que James Joyce a fait en « réaccentuant » l’Odyssée (1995) pour écrire Ulysses (2010). C’est aussi ce que Dostoïevski a réalisé, lorsqu’il s’approche de la légende de Faust (dans un jeu intertextuel restreint, mais formellement significatif) au moment de rédiger le dialogue d’Ivan avec le Diable dans Les frères Karamazov et la confession de Stravoguine dans son roman Les Démons (1997).

      La légende faustienne a toujours fasciné les écrivains et les artistes russes, Dostoïevski en particulier. Engelgardt, son critique et admirateur, parle de Les Frères Karamazov comme d’un Faust russe. D’autres spécialistes dostoïevskiens font le même rapprochement faustien avec Les Démons et aussi avec L’Adolescent (1956). Bakhtine cite largement dans sa Poétique de Dostoïevski un fragment de ce dernier roman où il est question de Gretchen, le personnage féminin du Faust de Goethe :

      Si je composais un opéra, vous savez, je prendrai un sujet dans Faust. J’aime beaucoup ce thème. Je crée une scène dans une cathédrale (…) Une cathédrale gothique (…) Gretchen fait son entrée et, vous savez, c’est une chiure médiévale, que cela sente tout de suite le XVe siècle (…) Et soudain c’est la voix du Diable, le chant du Diable… (1970, 306‑7).

      Dostoïevski connaissait et appréciait donc la légende, au moins telle qu’elle est prise en intertextualité par Goethe (dont le Faust n’est que l’une des innombrables versions). Bakhtine cite encore d’autres cas de réaccentuation : pour lui, Thomas Mann s’est inspiré largement de Dostoïevski et de son polyphonisme pour écrire Doktor Faustus (1947, 307). La ressemblance entre la rencontre d’Ivan Karamazov et le Diable et du même Diable avec Adrien Leverkhün dans l’œuvre de Mann est surprenante. Il aurait pu ajouter comme réaccentuation de la légende, Le Maître et Marguerite (2018), de Boulgakov, merveilleux Faust dont l’originalité compositionnelle consiste dans le fait que c’est la femme, Marguerite, le protagoniste central du livre. Cependant, Bakhtine ne fait aucun rapprochement concluant entre Mikhaïl Boulgakov43 et Dostoïevski, peut-être parce que le Faust de Boulgakov ne fut publié qu’en 1966, vingt-cinq ans après sa mort et seulement dix avant la mort du théoricien.

      Bakhtine donc, qui a été à l’origine du concept d’intertextualité, ne s’en sert pas pour situer intertextuellement l’œuvre de Dostoïevski dans l’histoire de la littérature et de l’évolution des genres littéraires. Et pourtant le roman polyphonique présenté par lui en tant que « nouveau genre narratif » rend cette analyse intertextuelle non pas absolument indispensable, mais au moins très utile pour saisir la portée avant-gardiste des grands romans dostoïevskiens. Ce qui est certain, comme nous l’avons vu, c’est que depuis le XIXe siècle, le siècle romanesque par excellence, les romanciers les plus audacieux, en Russie comme ailleurs, sont à la recherche de nouvelles modalités narratives et ils ne se privent pas de questionner les fondements du roman conventionnel. Cependant, en dépit de plusieurs expérimentations plus au moins radicales, aucun genre narratif nouveau n’a remplacé radicalement le roman. Celui-ci s’offre, rappelons-le, comme une structure fermée au « lecteur-écrivain ». Le roman peut faire dialoguer des personnages entre eux, même faire discuter des personnages avec leur auteur (devenu personnage à son tour), mais il ne permettra jamais, pour des raisons structurelles, le dialogue entre l’auteur et le lecteur. Ce sera, en revanche, la tâche de l’Intertexte en tant que genre narratif post romanesque. Et l’une des sources de cette nouvelle modalité narrative est la légende faustienne séculaire qui se développe — comme le reconnaît Arkadi Makarovitch Dolgorouk, le protagoniste de L’Adolescent de Dostoïevski — depuis le XVe siècle, le siècle de l’invention de l’imprimerie : « C’est une chiure médiévale, que cela sente tout de suite le XVe siècle », assure-t-il en parlant non précisément de Gutenberg, mais de Gretchen, la villageoise naïve abusée par Faust (1970, 306).

      S’il est vrai que parler de « progrès » en art et en littérature est très aléatoire (l’Ulysses joycien, ouvrage dense, à la lecture difficile, représente-t-il un « progrès », une « amélioration » par rapport à l’Odyssée, poème épique millénaire à la fraîcheur prodigieuse ?), nous pouvons parler sans nous tromper du progrès de la technologie à travers les siècles (le mot « technologie », postérieur à celui de « technique », est très récent, mais acceptable comme synonyme). Nous sommes passés, en trois ou quatre petits millénaires, de l’écriture cunéiforme tracée avec des tiges de roseau sur des plaques en argile, à l’écriture électronique d’aujourd’hui. La littérature narrative a été influencée formellement par cette évolution de la technique car celle-ci détermine nécessairement l’écriture. Ce n’est pas le cas pour toutes les disciplines artistiques. Mais, s’agissant de littérature, il est possible de constater qu’elle a manifestement évolué comme art grâce aux progrès technologiques. L’exemple le plus patent concerne, précisément, l’émergence du roman comme genre narratif et son rapide essor après l’invention de l’imprimerie par Gutenberg vers 1450. Jusqu’alors, les narrations étaient laborieusement calligraphiées à la plume d’oie sur du papier ou des parchemins, matériel coûteux et difficile à manipuler. Les narrations en vers avaient la préférence du fait de leur relative brièveté. L’imprimerie, avec la possibilité d’écrire en prose des textes très longs et de les reproduire facilement, favorisa l’expansion du roman moderne.

      Rabelais, dont l’œuvre fut étudiée soigneusement par Bakhtine (2006, chap. VII), rendait hommage à cette nouvelle technique qui lui permit d’écrire et de publier sans encombre ses Cinq Livres. L’importance de Pantagruel et de Gargantua (1534) pour comprendre le développement de la littérature narrative, ne fait aucun doute. Rabelais déplaça définitivement vers la prose la narration versifiée des romans de chevalerie. Certes, dans sa pentalogie (les Cinq Livres dont le premier est Pantagruel) il y a encore de longues tirades en vers, mais la part la plus considérable de la vaste masse textuelle de son œuvre est en prose. Rabelais, reconnaissant l’apport de Gutenberg, signale avec jubilation qu’il eut la chance de disposer d’un outil révolutionnaire pour mener à bien son œuvre : l’imprimerie. Bakhtine fait référence à cette révolution technique, mais il ne s’intéresse pas à analyser le phénomène d’une façon détaillée : « On sait que l’imprimerie joua un rôle exceptionnellement important dans l’histoire du roman de chevalerie en prose » (2006, 194), confirme-t-il. Nonobstant, il n’ira pas beaucoup plus loin. « Les aspects techniques sont des facteurs de l’impression que produit l’œuvre, mais non des composantes esthétiquement signifiantes du contenu de cette impression, c’est-à-dire, de l’objet esthétique. » (2006, 61), se borne-t-il à assurer. L’influence concrète de la technologie sur l’écriture, sur la façon d’écrire et donc sur la forme de raconter, de narrer, ne l’interpelle pas vraiment. Cependant, il semble évident que la prose rabelaisienne et ses longues et très drôles énumérations, jeux de mots, confrontations de langues étrangères entre elles, citations de la littérature classique ancienne, de la philosophie, de textes sacrés, etc., n’aurait pas pu s’épanouir sans l’aide de l’imprimerie44. L’une des clés pour aboutir à un nouveau genre narratif capable de répondre à l’évolution de la société et de l’individu se trouve, de toute façon, dans le progrès de la technique scripturale. Aujourd’hui, le passage de la triade conventionnelle auteur/narrateur/personnage à une autre structure narrative où le lecteur-écrivain peut faire son entrée, est possible grâce aux nouvelles technologies. Gogol, disions-nous, voulait faire participer ses lecteurs à la construction de ses textes. Mais au XIXe siècle, ce souhait n’était pas très facile à satisfaire. Désormais, après l’invention de l’écriture électronique, invention aussi importante que l’invention de l’imprimerie45, la participation du lecteur-écrivain dans la gestation et l’accomplissement de l’œuvre littéraire est devenue matériellement possible, y compris dans son processus de publication, faisant ainsi évoluer, de surcroît, l’édition conventionnelle vers ce que nous pouvons appeler « éditorialisation » (Vitali-Rosati 2016).

      Le roman conventionnel n’accepte aucune intromission de la part du lecteur, puisque l’une de ses caractéristiques est que ses limites sont inamovibles. Le roman est un genre littéraire fermé. Il y a eu des tentatives formelles, esthétiques, pour changer cet état de choses, mais elles sont restées coincées au niveau de la lecture. En Amérique latine, l’écrivain franco-argentin, Julio Cortázar, dans plusieurs de ses livres — notamment Rayuela (Marelle) (1963), 62 maquettes à monter (1971), et El Libro de Manuel (le Livre de Manuel) (1987) — invite le lecteur à créer son propre parcours de lecture grâce à un ingénieux système de notation des chapitres. Chaque lecteur peut décider de leur succession, ce qui peut changer, dans une certaine mesure, la signification globale du livre. Toutefois, cette option avant-gardiste ne permet pas au lecteur d’entrer dans l’écriture, de devenir un véritable lecteur-écrivain, comme l’est tout écrivain à ses débuts. Rappelons-nous que ce fut en lisant Anatole France que Marcel Proust, adolescent fasciné par la qualité de la prose du romancier, décida d’écrire, lui aussi, répondant à un appel, à une vocation. De même Dostoïevski, lecteur enthousiaste de Balzac dans son adolescence, ira jusqu’à traduire Eugénie Grandet, tout en corrigeant et réécrivant à son goût des passages qui concernent l’avarice du père de l’héroïne et ajoutant de son cru ce qui lui semblait opportun (Balzac et Fedor M. Dostoïevski 2009).

      (Boulgakov)

      Bakhtine donc, pour des raisons sans doute conjoncturelles (il est mort en 1975, avant que l’écriture électronique et son dérivé, Internet, ne deviennent des données de la vie courante), ne s’intéresse pas aux aspects purement matériels de l’écriture et il ne s’attarde pas non plus à étudier l’intertextualité, concept d’abord généré par sa propre pensée, puis devenu un concept habituel dans l’analyse et le développement de la littérature contemporaine. Or, l’étude de l’évolution de la technique qui accompagne l’écriture à travers les millénaires permet de comprendre l’importance historique de l’invention de l’écriture électronique et ses répercussions sur la littérature. Et c’est par le concept d’intertextualité qu’il est possible de comprendre un phénomène aussi important et énigmatique que le développement de la légende faustienne et ses répercussions sur l’évolution des genres littéraires. Rappelons que la première édition de la légende — le Volksbuch von Doktor Faustus — fut présentée à la Foire de Francfort en 1583. Le texte, anonyme mais signé des noms des éditeurs de l’époque (1583), était plutôt rudimentaire, très loin des versions de plus en plus élaborées qui apparaîtront par la suite, culminant dans le joyeux et très carnavalesque Faust de Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite (2018). Bakhtine ne parle jamais de ce Faust magistral, lequel presque un siècle après sa conception n’a pas cessé de rayonner et de répandre son influence dans la littérature mondiale : pièces de théâtre, films, parodies, etc. Évidemment, il n’ignorait rien de l’influence de la légende de Faust sur la littérature russe, qui va de la Scène de Faust composée par Pouchkine (1858), jusqu’à Le Maître et Marguerite, passant par les Faust de Tourgueniev (2015), de Lounartcharski (2018), de Maxime Gorki (2017), etc. En tout cas, il va s’intéresser vivement au recours de Dostoïevski à la légende, spécialement au mythe de Méphistophélès qui hante, comme nous l’avons vu, la rencontre entre Ivan Karamazov et le Diable, mais aussi la confession de Stavroguine dans Les Démons (1997).

      L’incursion dans le mythe de Méphistophélès permit à Dostoïevski d’aborder indirectement la problématique posée par l’Auteur et son identité. Qui écrit et pour quoi faire ? Dostoïevski disait à son frère qu’il se moquait des gens qui voulaient savoir quel était son rôle précis dans ses romans, comme s’il avait été un autre personnage parmi ses propres personnages. Au fond, ils voulaient savoir s’il n’avait pas par hasard tué réellement son père et s’il n’avait pas forniqué et jouit de Grouchengka en chair et en os. Éternelle question : où se trouve la frontière entre l’auteur et son œuvre ? Ivan Fiodorovitch Karamazov, intellectuel universitaire et écrivain, « personnage-auteur » du Grand Inquisiteur46 (1962, I:289) va répondre à son insu à la question : il arrive chez lui, un peu fiévreux, et il constate qu’un inconnu est venu s’installer calmement dans sa chambre. Bien entendu, personne ne l’a invité. C’est le Diable, personnage plutôt gentil, poli, bizarrement habillé et très intelligent, qualité sine qua non pour être un bon Diable (Mann et Boulgakov l’ont pris en intertextualité presque à l’identique dans leurs Faust respectifs). Il se fait traiter de « parasite » par Ivan, ce qui ne l’émeut pas du tout. En revanche, il relève quelque chose de très important :

      Ma foi, tu commences à me prendre pour un être réel et non pour le produit de ta seule imagination (…), se moque-t-il.
      Fiodor fils lui répond : Je ne t’ai jamais pris un seul instant pour une réalité (…) Tu es un mensonge, un fantôme de mon esprit malade (…) Tu es une hallucination, l’incarnation de moi-même, d’une partie seulement de moi, de mes pensées et de mes sentiments, essayant de remettre le Diable à sa place en tant que simple personnage romanesque. Puis, il ajoute :
      Fais des mensonges plus spirituels ou je ne t’écoute plus. Tu veux me vaincre par le réalisme de tes procédés, me persuader de ton existence. Je n’y crois pas ! (1962, I:282).

      Il est admissible d’extrapoler de ce passage que c’est Fiodor Dostoïevski lui-même, auteur-géniteur d’Ivan Fiodorovitch Karamazov, qui parle de son métier de romancier. Un peu plus loin, toujours dans son dialogue avec le Diable, Fiodor fils affirme : « Non, tu n’existes pas, tu es moi-même et rien de plus ! Tu n’es qu’une chimère ! » Et le Diable rétorque, en bon philosophe cartésien, se mettant à la place du personnage-narrateur :

      Dieu et Satan lui-même, tout cela ne m’est pas prouvé… Ont-ils une existence propre ou est-ce seulement une émanation de moi, le développement successif de mon moi, qui existe temporellement et personnellement ? (1962, I:289).

      La question est valable pour tous les romanciers !

      Qu’aurait dit Proust à ce propos ? Le personnage principal de la Recherche, c’est lui-même, Marcel. Il n’est pas question de nier ou de prouver sa réalité. On n’est pas dans un roman ! Cependant, il aurait pu dire que le Marcel de la Recherche est une émanation de ses « moi » multiples et éphémères, un « Je » permanent, consciemment bâti grâce à l’écriture, outil de recherche de soi, voie ouverte pour l’épanouissement de la conscience. Le roman polyphonique dostoïevskien est dépassé. La conscience de soi chez les personnages polyphoniques laisse la place dans l’autofiction proustienne à la conscience de soi de l’écrivain en tant qu’auteur. Pourtant, en dépit du mépris de Proust pour le « romanesque », sa Recherche ne lui permettra pas de quitter totalement et définitivement la forme « roman ». Il est encore tributaire de la triade auteur/narrateur/personnage et le lecteur n’a toujours pas la possibilité de participer autrement que par la lecture au processus de l’œuvre littéraire. Peut-on parler de « lecteur passif », de « lecteur actif » ? La lecture littéraire, à l’instar de l’écriture, est un acte qui implique effort, travail et discipline. Ce n’est évidemment pas le cas de la lecture des « romans de divertissement47 ». Or, il est impossible de lire la Recherche dans le seul but de se divertir, de s’amuser. L’autofiction proustienne ne le permet pas, elle a besoin d’un lecteur « actif », d’un lecteur à la recherche lui aussi de quelque chose d’autre qu’un pur divertissement.

      À la recherche du temps perdu est-elle pour autant une œuvre « sérieuse », pédagogique, pédante même puisqu’elle est saturée de références culturelles de tout ordre ? Ce serait ignorer son côté comique, « carnavalesque » dans le sens du mot « carnaval » utilisé par Bakhtine dans ses analyses des textes de Rabelais, de Gogol et de Dostoïevski. Pour Bakhtine, la dimension carnavalesque accompagne toujours l’œuvre révolutionnaire, celle qui va faire évoluer les genres narratifs : Gargantua et Pantagruel (1534), Don Quijote de la Mancha (2005), Tristram Shandy (2003), etc. Et aussi la Recherche. Quel lecteur, actif ou passif, ne rit pas aux éclats lorsque Proust nous raconte sa première rencontre avec le baron de Charlus, prit pour un voleur des lieux de villégiature, ou la façon de parler pleine de « cuirs » du directeur du Grand Hôtel de Balbec, « d’originalité » roumaine ? Ou, comment ne pas s’amuser en assistant au spectacle carnavalesque des jeunes filles en fleur se promenant au bord de la mer, ou à l’exhibition des clients se paonnant dans les salons du Grand Hôtel ? Déjà les premières descriptions du salon des Verdurin à Paris rappellent le spectacle d’un cirque d’animaux dressés. L’humour de Proust à quelque chose de satyrique, parfois décidemment d’hilarant, comme le souligne le prestigieux proustologue — Luc Fraisse — lors d’un entretien avec Benjamin Fayet (2016).

      Le « lecteur-actif » par excellence est le lecteur-écrivain, celui qui, à l’opposé du « lecteur-passif », s’engage si intensément dans le processus littéraire qu’il se met à écrire, lui aussi. Il peut se contenter de prendre des notes, de rédiger des commentaires sur un ouvrage, de relever des manquements, des erreurs, mais si le sentiment éveillé chez lui par la lecture est suffisamment puissant, il peut se décider à écrire sur le même sujet que l’auteur en question. C’est, par exemple, ce que des centaines de lecteurs-écrivains ont fait autour de la légende de Faust. La légende faustienne et son développement intertextuel étonnant à travers les siècles illustre l’évolution de la littérature et des genres littéraires en transformation. La force de la légende est telle qu’elle a débordé les limites de la littérature pour envahir d’autres terrains culturels : l’opéra, la musique symphonique, la danse, la peinture, la sculpture, la cinématographie, etc. La légende de Faust est puissamment « multiculturelle » ! Nous relevions que Bakhtine n’accorde pas beaucoup d’importance au phénomène faustien dans sa théorie du roman. Pourtant, compte tenu de sa dimension intertextuelle et de la riche polyphonie que peut générer l’intertextualité entre les narrations faustiennes, l’analyse de la légende est indispensable pour saisir les mutations du genre romanesque et pour envisager des modalités narratives comme l’Intertexte.

      Celui-ci va mettre en relation dialogique non pas des voix entre elles, comme c’est le cas du roman polyphonique dostoïevskien, mais des textes entre eux. Dans ce sens, l’autofiction proustienne et sa pluralité des personnages est à son tour dépassée par une nouvelle structure : la polytextualité. Et sa qualité métaphorique, par la métonymie. L’une de mes tentatives pour travailler avec la légende de Faust, La Société des Hommes Célestes (2006), m’amena à tisser mon texte avec plus de six cents emprunts pris dans les Faust classiques, ceux de Marlowe (1604), Goethe (s. d.), Lenau (1836), Valéry (1946), Mann (1947), Pessoa (1988), Boulgakov (2018), etc., le résultat s’inscrivant logiquement à son tour, en tant que Faust latino-américain, dans la longue liste des textes faustiens. Le jeu métonymique permet de remplacer un texte par un autre et de les faire dialoguer comme « personnages », en préservant, si la narration l’exige, les langues d’origine48. L’Intertexte est non seulement « polytextuel » (pluritextuel), mais, comme dans La Guérison (2000a) où je travaille avec six langues, il est aussi polyglotte (plurilingue). Mais ceci m’amène à entrer dans la définition « génétique » (selon la terminologie leibnizienne) de l’Intertexte comme nouveau genre narratif post-romanesque. J’ai déjà traité ce sujet dans d’autres de mes essais, parmi eux Bakhtine, le roman et l’intertexte (2012b), dont je laisse la lecture à la curiosité des lecteurs-écrivains. Je reformulerai uniquement quelques aspects qui me semblent essentiels.

      (L’Intertexte)

      L’Intertexte est un genre narratif né du roman et, par conséquent, il s’appuie sur les données principales qui caractérisent celui-ci, notamment celles du roman polyphonique dostoïevskien (Les frères Karamazov), dont Bakhtine souligne la filiation dantesque (La Divine Comédie).

      La triade auteur/narrateur/personnage du roman conventionnel est remplacée dans l’Intertexte par le rapport entre l’auteur et le narrateur mis en fonctionnement dans l’autofiction proustienne (la Recherche), elle aussi de filiation dantesque. L’auteur-narrateur intertextuel est au centre de son œuvre, il en est le protagoniste, exactement comme Proust est le protagoniste de la Recherche, ou comme Dante est le protagoniste de la Commedia.

      L’Intertexte incorpore comme mécanisme d’écriture l’intertextualité mise en action par James Joyce entre Ulysses et L’Odyssée, et, à l’instar de l’œuvre joycienne, il cherche à donner une forme à la masse textuelle, en rapport avec son contenu49. L’intertextualité — à travers les citations et les emprunts insérés explicitement par un dispositif esthétiquement valable, fondé sur la métonymie plus que sur la métaphore (figure utilisée principalement par le roman) — ouvre la voie à la polytextualité (à la place de la polyphonie romanesque), mais aussi au polyglottisme à la place du monolinguisme idéologiquement nationaliste du roman50. De plus, tandis que le roman, comme le signale Bakhtine dans sa théorie du roman, à tendance à envahir, affaiblir et phagocyter tous les autres genres littéraires, l’Intertexte s’ouvre et accueille les autres genres en leur donnant une nouvelle vitalité. Cette vitalité est assurée par le fait que l’Intertexte exhibe nécessairement son processus d’engendrement.

      Toutefois, la différence essentielle entre l’Intertexte et le roman consiste dans son ouverture au lecteur, auquel il offre la possibilité de s’assumer aussi comme écrivain. Tout lecteur est un écrivain en puissance, disions-nous. C’est à lui de reconnaître ou non cet appel, que Proust appelait « vocation », et d’y répondre librement selon sa propre volonté et sa sensibilité esthétique. Répétons-le encore une fois, le roman est une structure fermée, non modifiable par son lecteur. L’Intertexte est une structure ouverte, mobile, changeante, modifiable par le « lecteur-écrivain » grâce aux possibilités technologiques apportées par l’invention de l’écriture électronique et de son dérivé, Internet51. Nous ne pouvons pas dire, pour le moment, jusqu’où le développement de la technologie permettra dans l’avenir le dialogue entre l’auteur intertextuel et son lecteur-écrivain. Aujourd’hui l’échange électronique entre la presse et les lecteurs des journaux est presque immédiat. Mais le dialogue littéraire n’est pas obligatoirement le dialogue entre des « personnes » vivant au même moment, il est surtout un dialogue entre des textes, au-delà des frontières spatio-temporelles et linguistiques. Le jeu intertextuel à l’intérieur de la légende faustienne le montre clairement52.

      Un lecteur amateur de romans pourrait dire que l’Intertexte n’est qu’une autre modalité du roman et, pour lui, dans le meilleur des cas, pure fiction, pure utopie. Or, la fiction et l’utopie ne sont-elles pas deux des moteurs parmi les plus puissants de la littérature ? L’Intertexte, en tant que nouveau genre littéraire, en est aussi largement tributaire.

      Pour conclure cet article, il est sans doute sage de se souvenir de quelques mots de Mikhaïl Bakhtine lui-même qui appellent à la modestie :

      Jamais un genre nouveau, en voyant le jour, ne remplace ni ne supprime aucun des genres précédents. Il ne fait que compléter, qu’élargir le cercle des genres existants (1970, 365).

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      1. Miguel de Unamuno, romancier et philosophe espagnol de la première moitié du XXe siècle, alla dans ce sens. Dans son ouvrage Niebla, qu’il n’ose pas appeler « novela » (roman), le personnage principal, en apprenant que l’auteur veut le faire mourir à la fin du texte, se présente devant lui pour protester contre une condamnation qui lui semble injuste et arbitraire. La « novela » n’est plus un roman conventionnel, celui-ci devient, dans le langage rhétorique d’Unamuno, « una nivola » (1914).

      2. Ceci permet de comprendre en partie les résistances que Proust dut vaincre pour publier son texte, refusé par tous les éditeurs auxquels il le présenta. Il réussit quand même à faire éditer « à compte d’auteur » le premier tome en payant de sa poche à M. Grasset une somme voisine de 10 000 euros d’aujourd’hui. M. Grasset, en dépit de l’argent versé par l’écrivain, lui imposa de supprimer 200 pages de son manuscrit. Éditeur frileux, il n’arrivait pas à comprendre où était l’intérêt de publier un livre qui lui paraissait très éloigné de la forme d’un roman et sans intérêt pour le public

      3. « Dante, parce que Virgile s’en va/ne pleure pas/ne pleure pas encore »

      4. Anne Teulade, professeure de littérature comparée à l’université de Nantes, fait la comparaison détaillée entre les deux œuvres dans son essai Proust et l’épopée de Dante (2002)

      5. Esthétiquement parlant (il est préférable d’insister), cette décadence est la conséquence logique de l’aliénation entre l’auteur et son œuvre, aliénation qui est acceptée et même prônée comme une donnée naturelle et nécessaire de la création littéraire. Ce hiatus, qui n’a rien à voir avec la distance nécessaire entre le créateur et la matière de son œuvre, est présenté et utilisé abusivement comme une ouverture vers ce qu’on appelle « la liberté de création », liberté absolument indispensable, certes, mais qui dans le cas du roman se traduit par une porte ouverte non pas vers la liberté, mais plutôt vers l’irresponsabilité du « créateur », lequel se permet n’importe quoi croyant être « libre », sans s’apercevoir qu’en réalité il est la proie de l’idéologie ambiante. »

      6. Dictionnaire Larousse

      7. Dans un Carnet datant de 1908, Proust note : « Tout est fictif, laborieusement car je n’ai pas d’imagination, mais tout est rempli d’un sens que j’ai longtemps porté en moi ». Dans Jean Santeuil, l’écrivain-narrateur avoue : « Les choses qu’il écrivait étaient rigoureusement vraies. Il s’en excusait en disant qu’il n’avait aucune invention et ne pouvait écrire que de ce qu’il avait personnellement senti ».

      8. Je pourrais apporter ici des dizaines de citations qui vont dans ce sens. Je n’en choisis qu’une seule, touchant à la qualité éphémère d’un roman : « Et parfois la lecture d’un roman un peu triste me ramenait brusquement en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l’habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, car les forces de l’habitude, l’oubli qu’elles produisent, la gaîté qu’elles ramènent par l’impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l’emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d’un beau livre, laquelle, comme toutes les suggestions, à des effets très courts » (1954a, 241). L’objet de la recherche proustienne n’est pas l’éphémère romanesque. Proust voulait retrouver pour l’éternité le temps perdu…

      9. Nous y reviendrons lorsque nous analyserons le cas du lecteur-écrivain dans la troisième partie de cet essai.

      10. Les jeunes écrivains, un peu abasourdis par le brouhaha de la publicité qui inonde le marché littéraire désignant le « roman » comme l’étendard de la liberté de pensée et de création (ce qui est totalement faux) et aussi par les joutes idéologiques de tout ordre où le roman est utilisé pour défendre telle ou telle vision socio-économique et politique du monde, sont poussés par la critique journalistique à ne voir dans les genres littéraires que des règles et des limitations insupportables pour la création artistique. Ils se révoltent contre ces règles qui leur paraissent périmées et mêlent dans leurs livres tous types de textes au nom de la « liberté ». Mais ils font cela, très souvent aussi, sans aucune discrimination esthétique, par simple facilité et par appât du gain. Les exemples sont trop nombreux pour les citer ici.

      11. Dans une lettre adressée au Duc de Guiche, son ami physicien, en décembre 1921, Proust s’étonnait : « On a beau m’écrire que je dérive de lui ou lui de moi, je ne comprends pas un seul mot à ses théories, ne sachant pas l’algèbre. »

      12. Serge Doubrovsky, l’inventeur supposé de l’autofiction, et Philippe Lejeune, auteur du Pacte autobiographique, excellent tous deux dans ce genre d’analyses : « La madeleine est comme une image du sexe féminin », assure Lejeune dans Écriture et sexualité (1971). De son côté, Doubrovsky est convaincu que derrière le « déjà vu » dans les moments cruciaux de la Recherche, « il y a l’organe génital de la mère ». (La place de la madeleine (1974).

      13. Jean-Yves Tadié, proustologue remarquable, auteur du livre Le lac inconnu (2012), analyse en profondeur l’œuvre de Proust en prenant la perspective freudienne. Même s’il n’est pas psychanalyste ni psychiatre, ses rapprochements sont très sérieux et aussi scientifiques que possible. Nonobstant, beaucoup de ses interprétations de psychanalyste amateur sont inévitablement réductrices et alourdissent, en la déformant, la pensée de Proust. Mais c’est avant tout la faute de la psychanalyse, verre ou miroir « déformant » de la vie psychique.

      14. Le problème du « sujet » a été résumé par le philosophe français, Gérard Wormser, fondateur de Sens Public, dans une conférence-vidéo, « Union de l’âme et du corps » (2007).

      15. Platon et le Socrate de La République (1992) liv. X, et aussi Schopenhauer (2014), seraient d’accord.

      16. Pierre Janet essaya de le faire parallèlement à Freud, mais il exclut la sexualité comme moteur de la vie psychique. Or son concept de « “tension psychique” ne peut pas remplacer celui de “libido”. Sa théorie de l’esprit (20 volumes, comme celle de Freud) est aussi élégante qu’anodine.

      17. Moscou 1878 – Surrey, Grande Bretagne, 1947.

      18. Alexandropol 1877 — Paris 1949

      19. Parmi eux se trouvaient Alexandre Bartchenko, Sergueï Oldenbourg (orientaliste réputé, spécialiste du boudhisme), Anatoli Lounatcharski (1er commissaire responsable de l’éducation au début de l’Union Soviétique), et aussi Z. Chandorovski, disciple de Gurdjieff, secrétaire du Soviet des ouvriers et paysans de Yessentouki. Chandorovski proposa à Bartchenko d’être le chef d’une structure qui aurait dû être la réplique « socialiste » de l’organisation de Gurdjieff fondée au Caucase et dont le nom prévu était « La Fraternité unie du travail ».

      20. Jean-François Revel, directeur de l’hebdomadaire L’Express à Paris dans les années 70, dénigre Gurdjieff et le calomnie avec hargne, agacé par l’influence, pour lui néfaste, de l’« obscurantisme » venu d’Orient. Son fils, Mathieu Richard, ne le suivit pas dans son aveuglement. Docteur en biologie cellulaire, il est devenu moine tibétain et habite aujourd’hui dans un monastère du Népal.

      21. Comme chacun sait, Proust et Dostoïevski, ainsi que de nombreux intellectuels de la deuxième moitié du XIXe, furent fortement influencés par la pensée éthique et esthétique du philosophe allemand.

      22. C’est, d’ailleurs, ce que je disais à Philippe Sollers dans son bureau des Éditions du Seuil en 1973, lorsqu’il était le directeur de la revue Tel Quel et le chef de l’avant-garde littéraire française. Il me semblait déjà évident que la Russie sert de pont entre les civilisations Occidentale et Orientale, la première centrée sur le développement scientifique et technique de la société, la deuxième, sur le développement de l’esprit chez l’individu. Cette rencontre, un peu romanesque, est décrite dans ma Correspondance Unilatérale avec Sollers (2017).

      23. C’est à la suite de cet événement, rappelé dans un épisode du Temps Retrouvé (1952c, 220), que Proust prit la décision de s’éloigner du « monde » et de se consacrer uniquement à écrire.

      24. La psyché est décrite minutieusement par Ouspensky comme un dispositif organique composée de cinq centres — intellectuel, émotionnel, moteur, végétatif et sexuel — centres qui travaillent chacun avec une énergie spécifique et qui devraient « collaborer » entre eux pour entrer en contact avec le centre émotionnel supérieur et le centre intellectuel supérieur. La multiplicité des « moi » correspond au travail désorganisé des centres « inférieurs ».

      25. Calcutta 1872 - Pondichéry 1950

      26. C’est le sujet du livre de Depretto Catherine, L’héritage de M Bakhtine (2019, 85)

      27. Bakhtine précise : « Gogol voulait donner à son épopée (sic) la forme de la Divine Comédie, y voyant son but sublime, mais il n’élabora qu’une Satire Ménippée » (2006, 462)

      28. Krishnamurti disait que notre cerveau est vieux d’un million d’années, car nous avons encore la tendance à réagir devant une puce comme si elle était un dinosaure. L’évolution organique et anatomique du cerveau est peut-être terminée depuis « un million d’années », mais non la maîtrise de son fonctionnement psychique.

      29. Dostoïevski, lettre à son frère (1998).

      30. Dans son essai Contre Sainte-Beuve (1954b) Proust réfute la thèse du critique littéraire le plus célèbre de son temps, qui ne voyait pas de différence entre l’écrivain comme « homme du monde » et l’écrivain comme « créateur de son monde », celui de son œuvre. Pour Sainte-Beuve, entre le Stendhal de Le Rouge et le Noir (2019) et le soldat ou le diplomate Henri Bayle, il n’y avait pas de distance existentielle, l’œuvre littéraire et la vie sociale ne constituant qu’une seule et même structure, au point d’utiliser pour ses critiques les données les plus banales et insignifiantes de la vie quotidienne de l’auteur. Pour sûr, cette confusion rabaissait souvent la qualité de ses analyses à de simples opinions mondaines. Toutefois Proust, comme il va le démontrer lui-même en développant la Recherche les années suivantes, ne voulait pas établir une barrière étanche entre la vie et l’œuvre chez l’artiste, mais seulement s’opposer à une confusion abusive entre la production artistique et la vie ordinaire, voire domestique, du créateur.

      31. Après la Révolution d’Octobre, Lénine, comme c’est bien connu, eut des discussions houleuses avec Gorki lorsque celui-ci montra son intérêt pour les « Constructeurs de Dieux ». Pour autant, cela ne mit pas fin à leur admiration et affection réciproques et à leur collaboration.

      32. Le cas de The Grapes of Wrath (2000), le magnifique roman de John Steinbeck, est édifiant. Steinbeck, membre du parti communiste américain, fit une description émouvante de la misère des paysans pauvres de Oklahoma, obligés d’abandonner leurs terres aux usuriers et aux banquiers et de migrer vers la Californie, où ils furent ensuite brutalement exploités par les propriétaires des vignobles et des vallées fruitières. Il reçut le prix Pulitzer en 1940 et son roman devint un succès mondial. Aujourd’hui, c’est le tour des paysans pauvres du Mexique d’être exploités par les grands trusts agricoles californiens. Le roman de Steinbeck n’a rien changé.

      33. C’est le jury du prix Goncourt, récompense financée par les éditeurs du milieu « germanopratin » de Paris, qui a le plus besoin de l’appellation « roman ». La Recherche est leur icône désignée pour des raisons de prestige « éditorial ». Et de commerce : la manchette « roman » favorise les ventes.

      34. Dans son livre, Tadié ajoute que “Proust a eu quelques doutes sur ce genre (le roman), de l’appartenance de son livre à ce genre, parce qu’il le voulait une somme de tous les arts (…)”

      35. On peut estimer l’argent que Proust reçut comme héritage de sa mère, fille d’un riche agent de change, à environ sept millions d’euros d’aujourd’hui. Sans compter l’argent qu’elle lui donna tout au long de sa vie et qu’il gaspillait avec prodigalité.

      36. “Le talent est un don de Dieu”. Pessoa se disait pourtant profondément athée. Proust aurait dit “vocation” à la place de “talent”.

      37. La Société des Hommes Célestes, l’un des cinq livres de Les phases de la Guérison, peut être lu dans sa version « papier » comme un roman ordinaire (2012a) ou comme un Intertexte dans sa version électronique ( http://roberto-gac.org/textes-en-lignes/SHC/ )

      38. D’un point de vue de la logique formelle, notamment de la logique mathématique formalisée par Leibniz, nous pouvons raisonnablement espérer (et même, exiger) que cette définition entre dans la catégorie leibnizienne des « définitions génétiques », dans lesquelles est précisée la façon d’engendrer ce qui est défini. C’est ce que je tenterai de faire vers la fin de cet essai

      39. Sartre souligne qu’à partir d’un représentant analogique (l’« analogon »), la conscience imageante irréalise un objet, qu’elle transforme en imaginaire (2016, 115). C’est alors que se creuse la distance supra-temporelle entre l’objet banal, insignifiant, obscur et éphémère, et l’objet artistique, chargé de significations lumineuses et pérennes.

      40. C’est bien connu et accepté, le carnaval permet d’outrepasser les règles et les interdictions de la vie ordinaire pendant qu’il perdure. Dans son analyse de l’œuvre de Gogol et de Rabelais, Bakhtine accorde une importance décisive à l’irruption de l’esprit du carnaval et du rire dans la littérature, éléments qui permettent de changer les règles du jeu rhétorique.

      41. Ce faisant, il a donné à son texte une forme analogue à celle d’un pont suspendu. Le livre a trois parties, la première et la troisième sont identiques et l’intertextualité avec l’Odyssée est cohérente et solide. La deuxième se déploie entre ces deux piliers comme une structure intertextuelle beaucoup plus légère et flexible. La masse textuelle du roman conventionnel, amorphe et muette, sans signification esthétique, est dépassée.

      42. Joyce commence à publier Ulysses à partir de 1918. Einstein, dont la théorie de la relativité restreinte date de 1905, ne commence à jouir d’une véritable notoriété qu’en 1919, après l’éclipse de soleil observée en Afrique par quelques physiciens qui ont confirmé la justesse de sa théorie. Le lien entre l’écrivain et le scientifique ne peut être que « relativement » métaphorique. Mais tous deux ont vécu et participé aux profonds bouleversements advenus au début du XXe siècle.

      43. Kiev, 1891 — Moscou, 1940

      44. Jusqu’à l’invention de Gutenberg, l’écrivain non seulement écrivait à la main, mais il savait que la reproduction de son œuvre se ferait aussi à la main, lentement. La Commedia, premier best seller du Moyen âge, atteignit à peine les 400 exemplaires entre sa date de parution au début du XIVe siècle et les premières reproductions imprimées du manuscrit, un siècle et demi plus tard en 1472. Chiffre tout à fait honorable si on le compare aux 250 exemplaires atteints par Le Roman de la Rose de Jean de Meung, deuxième sur la liste des meilleures ventes, aux mêmes dates. Les poètes et les narrateurs de l’époque devaient tenir compte, consciemment ou inconsciemment, de cette réalité.

      45. Il est intéressant de rappeler que Jürgen Habermas, dans l’un de ses derniers entretiens (El País, 10/V/2018), souligne que l’invention de l’imprimerie a permis à l’homme de devenir lecteur, processus qui a pris plusieurs siècles avant de s’imposer à la majorité de la population. Et, parallèlement, il constate qu’Internet, à peine deux décennies après son invention, fait de nous tous des auteurs potentiels. Nous pouvons donc supposer que l’invention de l’écriture électronique fera du lecteur ordinaire un « lecteur-écrivain »… en beaucoup moins de temps.

      46. Le Grand Inquisiteur joue le rôle du plus sensé des démons lorsqu’il accable Jésus parce que celui-ci n’a pas tenu ses promesses de bonheur pour tout le monde.

      47. Nous pensons aux « thrillers », « polars » à l’américaine, « love-stories », « romans d’évasion », etc., sous-genres romanesques qui envahissent de sous-littérature le marché littéraire et qui abîment et corrompent la littérature narrative, devenue « parole putanisée », comme disait Ouspensky en citant son maître spirituel, Gurdjieff

      48. Chacun a fait la pénible expérience de voir un film maladroitement « doublé » dans une autre langue que celle de la version originale. En littérature, l’Intertexte permet d’incorporer les langues étrangères à celle du récit principal. Bien sûr, c’est à l’auteur « intertextuel » de créer, suivant son propre style, le mécanisme esthétique adéquat pour faciliter au lecteur la réception et la compréhension du texte intégral. L’exigence esthétique de l’intertexte est bien supérieure à celle du roman. Et pour le lecteur-écrivain, beaucoup plus profitable et amusante que la lecture passive.

      49. La Guérison à la forme d’une pyramide, La Société des Hommes Célestes, celle d’une thèse de doctorat… méphistophélique

      50. Dans sa théorie du roman, Bakhtine analyse avec une extraordinaire acuité le rôle des langues dans la création littéraire. Le roman est réduit au monolinguisme national. L’intertexte est ouvert au plurilinguisme multiculturel, comme je le souligne dans Dialogue Intertextuel avec Bakhtine (2012a)

      51. De toute évidence, Jürgen Habermas ne se trompe pas lorsqu’il constate que de la même façon que l’imprimerie fit de l’homme ordinaire un lecteur, Internet fera du lecteur ordinaire un écrivain.

      52. Bien entendu, ce genre de dialogue, qui exige une haute sensibilité esthétique, une parfaite honnêteté formelle, exclut, par définition, le plagiat, rendu, d’ailleurs, totalement inutile par l’intertextualité explicite, comme je le montre dans mon essai Plagiat et Intertextualité (2019a).

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      Roberto Gac
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2019/10/24
      Mikhaïl Bakthine, le grand théoricien russe du roman, n’eut pas la possibilité - pour des raisons conjoncturelles - d’analyser en profondeur l’œuvre de Marcel Proust. Dans cet article, rédigé pour le colloque « Bakhtine / Proust, regards croisés », organisé par Tatiana Victoroff et Luc Fraisse à l’Institut Gorki de Moscou (octobre 2019), il est question de ce manquement et de ses répercussions sur l’histoire de la littérature, notamment sur l’évolution des genres littéraires entre le roman polyphonique de Dostoïevski et l’intertexte, genre post-romanesque dont le développement implique la reconnaissance de À la recherche du temps perdu en tant que genre narratif intermédiaire, l’autofiction.
      Mikhail Bakthin, the great Russian theoretician of the novel, did not have the opportunity - for short-term reasons - to analyze in depth the work of Marcel Proust. In this article, written as a contribution to the colloquium “Bakhtine / Proust, glances crossed”, organized by Tatiana Victoroff and Luc Fraisse at the Gorky Institute of Moscow (October 2019), it is a question of this failure and its repercussions on the history of literature, especially for the evolution of literary genres between Dostoievsky’s polyphonic novel and the intertexte, post-novel genre whose development implies the recognition of In Search of Lost Time as an intermediate narrative genre, the autofiction.
      Roman http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11940505s FRBNF119405056
      Arts et lettres http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12021811z FRBNF120218114
      Bakhtine, Proust, Dostoïevski, Luc Fraisse, Tatiana Victoroff, Gorki, intertexte, autofiction
      Bakhtine, Proust, Dostoïevski, Luc Fraisse, Tatiana Victoroff, Gorki, intertexte, autofiction