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Le théâtre judiciaire de la commission parlementaire "Outreau" ou l'illusion comique

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Texte

Les parlementaires ont, semble-t-il, deux intentions. D’un côté, réformer l’institution judiciaire en général, empêcher en particulier une deuxième affaire Outreau. De l’autre, montrer qu’ils le font réellement, qu’ils désirent bien cette amélioration. Ces deux projets ne sont ni clairs, ni cohérents ; et le second a visiblement pris le pas sur le premier. L’exhibition de ce désir de réforme a pris la forme d’un spectacle télévisuel qui a tourné, malgré les bonnes intentions, à une double parodie : les auditions de la commission sont devenues des audiences d’un tribunal sans procédure, le projet de réforme une accusation dilatoire de la Justice. Le pouvoir politique et l’Autorité judiciaire y perdent chacun un peu plus de crédibilité. Les gagnants sont la démagogie et l’empire de la jouissance télévisuelle.

L’intention de réforme est équivoque. L’affaire Outreau est si exceptionnelle, tant dans son déroulement que dans sa conclusion, et si traumatisante, qu’elle ne risque pas d’avoir de réplique. Reste donc, peut-être, l’intention plausible de réformer la Justice. Mais l’affaire Outreau demeure la référence. Pourtant, bien d’autres affaires, autrement plus graves politiquement et socialement, auraient pu requérir une commission d’enquête ainsi que des réformes. Pourquoi les parlementaires ont-ils préféré cette affaire-là ? Parce qu’elle est particulièrement scandaleuse ? En l’absence de définition des critères du scandaleux, il reste une autre hypothèse, plus féconde : l’affaire Outreau est un cadeau du ciel, un coup à quatre bandes.

C’est en effet un « fiasco » judiciaire. La Justice s’est lourdement trompée : une affaire de viols en famille (le tout-venant dans ce type de crime) et non pas du tout le réseau international qui nous aurait permis d’avoir une affaire Dutroux française. « Outreau » devait surpasser « Dutroux », ou l’égaler. La déception passée, voilà un gain inattendu et inespéré : la Justice en garde à vue. C’est ce retournement incongru, suivi par d’autres, qui a désigné cette affaire comme une opportunité rêvée.

Le renversement majeur concerne l’opération même de l’institution judiciaire. En général, elle est censée établir la vérité des faits et, sinon réparer le crime, du moins en punir les auteurs – ce qui, en soi, est une forme de réparation. Ici, en accusant à tort, elle a fabriqué de l’erreur et du dommage. Loin de diminuer le désordre dû au crime, elle l’a amplifié. En outre, elle s’est révélée manipulable. Par le haut, soumise au bon vouloir des hommes politiques, elle est aussi, à l’autre bout de l’échelle sociale, une proie pour les mythomanes. Les deux procès d’Assises montrent, enfin, que le travail d’une Cour et d’un jury a été entaché d’erreurs. Autrement dit, la vérité peut échapper à l’institution judiciaire qui s’est donc révélée faillible (mais quelle institution crédible a-t-elle jamais promis l’infaillibilité ?). Manipulable, faible et faillible, telle apparaît la Justice sous l’obscure clarté d’Outreau. Le déplacement qui porte sur le statut de la victime achève l’impression de mascarade tragi-comique. Les « vraies » victimes restent les enfants qui ont subi d’horribles agressions. Cependant, les processions des « acquittés » sur les scènes médiatiques en ont fait les victimes principales. L’oubli des « véritables » victimes est sans doute un symptôme peu rassurant de la considération dans laquelle sont tenus les enfants ; mais il est surtout le signe d’une inversion. Cette affaire est le carnaval de la justice – la prédisposant à être la scène de théâtre recherchée.

La commission parlementaire peut ainsi offrir une jouissance télévisuelle sans prix : faire comparaître l’institution judiciaire à la barre, juger ceux qui jugent. Mais dans un tribunal informe, qui s’apparente surtout aux dispositifs de manipulation que sont les machines scopiques inventées par les « chaînes » de télévision (qui portent si bien leur nom), dispositifs où l’on pervertit les modèles normatifs des grandes institutions sociales, conservant leur lisibilité et leurs symboles mais inversant leur signification. Les députés sont en position de juges ; mais ils sont dépourvus de code comme de méthode. On peut regretter, dans les paroles de quelques députés, une certaine ignorance juridique, de l’arrogance ou de la condescendance. Cela n’est rien face au pseudo renversement des rôles et à la confusion qui en résulte : les juges en position d’accusés, mais sans pouvoir exhiber des moyens de défense couverts par le secret professionnel, les spectateurs télévisuels en position de jurés, aux côtés des députés, ces derniers juges à leur tour, jurés, observateurs, témoins, sans qu’on sache qui fait exactement quoi. De même que les dispositifs télévisuels simulent des formes sociales traditionnelles et les abâtardissent, de même les auditions télévisées de la commission parodient tant le travail politique que la procédure judiciaire, bricolant un tribunal hybride qui évoque vaguement l’inquisition et l’auto-critique des staliniens. Cette confusion des genres est une caractéristique de la télévision prostitutionnelle moderne où tout est changé en spectacles obscènes et excitants.

La vengeance télévisuelle proposée au téléspectateur présente un autre côté, également aussi factice qu’iconique. Le pouvoir politique y saisit l’occasion, devenue rare, de redorer sa propre image : en convoquant à son tribunal la mère de tous les tribunaux, il peut feindre le père bienveillant qui, au-dessus de tous les pouvoirs, aime la justice – passant sous silence le fait, non moins réel mais provisoirement moins manifeste, que c’est lui-même qui a placé l’institution judiciaire sous ce double état de tutelle : subordonnée au pouvoir et sous-financée, hétéronome et anémiée. Chose sans gravité du point de vue imaginaire : l’effort très ancien de la rendre impuissante favorise la croyance qu’une justice idéale, efficace, vraie et bonne, serait possible.

Cette scène magnifique, où le pouvoir débonnaire tance affectueusement sa servante égarée, a pourtant son revers malsain. En effet, il a en face de lui, dans cette justice défaillante qui aboutit à un résultat contraire à sa mission, sa propre image spéculaire. Celle d’un pouvoir qui, loin d’améliorer la vie des citoyens, la rend pire, d’un pouvoir qui a renoncé à l’horizon des possibles gravitant autour du bien public, au profit de quelques intérêts privés ou d’intérêts transnationaux, supérieurs mais vagues. En lui faisant le reproche public de ses propres insuffisances, il peut donner un temps l’illusion qu’il fait l’effort de traquer la défaillance chez lui puisqu’il prend la peine de la dénoncer dans une autre institution. – Il est vrai que l’action politique n’a à comparaître devant aucun tribunal, pas même celui, bifide, incertain et labile, des urnes. Quant au prétendu jugement de l’histoire, il n’y a rien à en craindre car il vient toujours trop tard et il n’intéresse que les amis du savoir – bref un os à ronger pour intellectuels et autres faiseurs de discours.

Si la commission demeure le divertissement télévisuel qu’elle est pour le moment, certes pourra-t-on dire que cette affaire Outreau est une sorte de pain béni en ce qu’elle fait une opportune diversion. Le sous-développement général de l’Autorité judiciaire, la faible poursuite des crimes socialement les plus coûteux, l’impossibilité de poursuivre des délinquants notoires intouchables, les conditions misérables faites aux auxiliaires de justice et aux juges, leur formation dépourvue de philosophie, tout cela devient gentiment invisible derrière le spectacle télévisuel de la commission. Au-delà des intentions, la fonction réelle de cette opération parlementaire est donc d’affaiblir encore un peu plus l’institution judiciaire et de conforter sa position essentiellement ancillaire.

Tous reconnaissent volontiers la nécessité de l’institution judiciaire ; en réalité, chacun souhaite qu’elle n’empêche de nuire que les autres. D’où la jouissance universelle et cependant mêlée d’angoisse devant cette accusation télévisuelle, feutrée et parodique, de la Justice. La vérité judiciaire s’éloigne, la vérité politique demeure durablement absente ; ne reste que la vérité télévisuelle, à discerner « entre les images » : celle des manœuvres de la domination.

Delfour Jean-Jacques
Wormser Gérard masculin
Le théâtre judiciaire de la commission parlementaire "Outreau" ou l'illusion comique
Delfour Jean-Jacques
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2006-05-22
Politique et société