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L'Impératif cosmopolite

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      • Mot-clésFR Éditeur 53 articles
        53 articles
        Mot-clésFR Éditeur 34 articles 1 dossier,  
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        Mot-clésFR Éditeur 76 articles 2 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 42 articles 1 dossier,  
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        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
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      Texte

      Le visage de la haine trop ordinaire

      Douce France ?

      Ici commence l’histoire que les pages « société » de mon journal n’ont pas su narrer avant que l’incendie ne prenne. Tout à la fois splendide et misérable, impérieuse et pitoyable, s’avance la mauvaise troupe. Par un dimanche après-midi, sur l’esplanade majestueuse des Invalides, à Paris. Ils traînent, ont rendez-vous entre mauvais garçons pour un foot très précisément là où il est interdit de marcher sur la pelouse. Ils viennent en RER du 93, en métro de Stalingrad ou en bus, d’ailleurs, dans le 18e ou le 20e. Noiches, Renois, Vietnamiens, Reubeus, ou « purement » Céfrans, allure enjouée des rivaux de toujours, ils ne s’entendent pourtant pas si mal. Ils forment le creuset français, united colors, bons pour la pub multiethnique de Benetton.

      Chapeaux bas ! Saluez cette véritable cour des miracles, bons à rien nés dans les années 80, génération de mal aimés réduite à l’impuissance face à ce monde défait, enfantée de bourgeois jetant leurs cailloux au printemps 1968 ou d’immigrés qui débarquaient pour fuir les rivages de la misère vers la même époque. Les voici entre gentilshommes de fortune, inférieurs par le nombre, impuissants à agir, seulement bons à consommer, sans leur mot à dire dans cette société où il n’y a plus place pour personne, surtout pas pour eux. Nés vaincus, ils préfèrent « taper un foot » sans plus se poser de questions. Ce monde est inintelligible pour eux.

      Étrange, prodigieux mutisme dans lequel ces enfants d’ici ou d’ailleurs ont été enfermés. C’est à croire qu’ils n’existent pas. Les voilà à la pointe des techniques, installés dans un confort sans mesure, épargnés par les guerres, et à même de jouir de l’infinie connaissance par internet. Tout pour être heureux, sans toutefois l’être vraiment. Sans l’être du tout. Dans la rue, ils se regardent en chiens de faïence. Amertume, colère et haine de chacun envers tous, haine réciproque, haine trop ordinaire. Qui éclate un jour, et c’est un pays qui s’embrase.

      Car on leur a peut-être trop répété qu’ils avaient de la chance d’être nés dans ce monde. Peut-être trop répété, à « eux qui ne font rien », alors que d’autres ont fait 68 ou 39-45. Mais de quoi auraient-ils à rougir ? Mai 68 ? En une certaine banlieue, à neuf heures du soir, j’ai vu le square gardé par ceux qu’il ne faut pas regarder dans les yeux. C’était il y a déjà dix ans. J’ai vu des dérapages contrôlés en 205 au milieu de la rue, les gosses du quartier tout proches. J’ai vu les abris bus détruits, les ascenseurs taggués puant les effluves d’urine et trop souvent en panne, vu également le béton, les tours qui barrent des horizons sans espoir, le reste. J’ai surtout la chance de ne pas y avoir vécu. D’autres ont grandi avec.

      Mais il y a la guerre, l’héritage indiscuté. Indiscutable. Le mythe gaullien. Parce que l’on apprend si peu à l’école des brumes de Vichy, pas plus qu’on ne questionne le reste. Le monde, celui de cette jeunesse, c’est celui des deux tours qui s’effondrent, soufflées par les corbeaux noirs de la haine, comme deux bougies pour nos vingt ans. Babel s’écroule brusquement, foudroyé par la xénophobie.

      Je zappe. J’aperçois par la lucarne des marchands de rêve ces générations de vieilles gargouilles recroquevillées sur leurs privilèges, de syndicats rachitiques, coupe au bol, s’époumonant dans la rue, accrochés à leurs intérêts particuliers, leurs avantages sociaux et leur paresse qu’ils s’offrent sur le dos des jeunes, se figurant un autre temps. Je ne puis que sourire, car la dérision est notre ultime sagesse. Chacun veut obtenir, au détriment des autres, « protection, subvention, détaxation ou réglementation » d’un État qui couve ces frilosités : c’est le triomphe des médiocres.

      Quand il leur appartiendrait de faire profil bas, les politiques crèvent d’orgueil et s’entredéchirent dans leurs combats comme des pitbulls, pendant que la Bête immonde dresse son ombre et bave sur le pays comme un vieux dogue hargneux devant une viande fraîche, rêvant d’étendre son cauchemar à toute la contrée. La maison tombe en ruines, et certains parlent encore de l’aménager. À des jeunes qui veulent juste trouver un boulot, confrontés à la France des 10 % de chômeurs, on parle de l’héritage du vieux Général, on parle de « maintenir le rang » du pays. On ose leur parler d’égalité dans une méritocratie de façade qui n’est plus que corporatisme, et où les copains et les héritiers se tiennent par la main. Vie de chien. On se fout tout simplement d’eux. 68, 39-45 ? Nous avons septembre 2001 et avril 2002. Des dates. Mais qu’en est-il vraiment ? Que faisaient-ils réellement à cette époque ? Et d’où viennent les flammes nées dans les nuits de novembre 2005, d’abord dans quelques cités, puis étendues à tout l’Hexagone ? Comment en sommes-nous arrivés là, pourquoi tous ces problèmes aujourd’hui ? Car le cancer qui se cache derrière et empire depuis trente ans est autrement plus mauvais : grave atrophie des relations humaines, individus réduits à l’état d’équations économiques, hausse des suicides, de la consommation de stupéfiants et du chômage, qui rongent le tissu social. Les extrêmes marquent des points, Nasdaq de la politique sur lesquels on mise par désespoir. Pair, impasse et nous perd, la haine se banalise, et pendant ce temps-là, les intellos veulent créer du « vivre ensemble » comme on assemble des lego. 

      Il y a 11 % de pauvres en France, 3 millions de personnes sans soins, et 2,4 millions ont besoin d’une aide alimentaire. Les vieux n’ont plus assez pour les courses du mois. De toute façon, personne ne s’en occupe, à part une infirmière qui passe de temps à autre et les maintient en vie, dans leur déréliction. Quant aux parents, ils ne savent plus ce que pensent leurs gosses, ils ne se parlent plus. Chez les jeunes, le rêve français n’est plus que le fameux Loft ou la sombre promesse du quart d’heure de célébrité d’Andy Warhol. Je les comprends. La douce France n’est plus qu’une cité-dortoir nombriliste. Ça pue partout autour. Qui n’a jamais rêvé de gagner au loto dans ces conditions ?

      En dépit de réactions parfois vives, les moins chanceux comprennent qu’aujourd’hui, en France, il vaut mieux être Gallo-romain catholique d’origine, ou blanc, à défaut, pour pouvoir être accepté, ou « intégré » comme on dit inconsidérément. Car la sociable Marianne n’épouse guère les Maghrébins, les Africains ou les Asiatiques troisième génération, et Amélie n’a qu’une tendresse distante pour le petit épicier arabe. Le combat pour l’égalité semble perdu. Qu’importe, de toute façon, puisque la France, en renforçant aujourd’hui la répression par la loi, à la mode des années 1930, suit exactement le chemin des États-Unis que tant méprisent chez elle : au nom de la loi, tout ça finira bien par rentrer dans le rang.

      Tel est le visage de la haine trop ordinaire, qui ne touche pas que l’Hexagone. L’explosion de la xénophobie dans toute l’Europe, y compris dans des pays en bonne santé économique comme l’Autriche ou la Suisse, illustre le malaise social dans lequel vit aujourd’hui le Vieux continent. Entre 10 et 27 % de l’électorat européen vote pour l’extrême droite, dans laquelle il voit un rempart contre la mondialisation et l’immigration : plombier polonais, modèle anglo-saxon, main d’œuvre chinoise, fonctionnaire de Bruxelles, informaticien indien, les barbares sont à leurs portes. Partant, rejet d’un traité constitutionnel, remise en question de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, débat d’ampleur sur les questions religieuses ou la primauté de certaines langues sur d’autres, affirmation des identités, par extension, interrogations sur les politiques sécuritaires ou d’immigration, la citadelle s’enflamme au contact des braises de la haine, de la peur de la déchéance sociale et de la méfiance des peuples à l’égard de l’autre, de l’étranger ou du divers.

      Citadelle, dis-tu ? Mais a-t-elle vraiment des frontières ?

      Des paradoxes de l’Europe cosmopolite

      Un impératif cosmopolite émerge aujourd’hui, comme on a pu parler jadis d’un impératif catégorique. Non qu’il s’agisse d’une exigence éthique nouvelle, pas plus qu’il n’a fallu attendre Emmanuel Kant pour voir naître la morale. Mais le projet européen, proprement inédit, est à un tournant historique, pouvant tout aussi bien se désarticuler en cours de route - les lézardes apparaissent nombreuses - que révéler des surprises. Mais qu’est-ce au juste que l’Europe ?

      D’abord, n’ayons crainte de l’affirmer, une civilisation nourrie, irriguée par une philosophie qui s’est voulue humanisme. Les plus grandes écoles de l’humanisme européen, des Stoïciens (six siècles d’enseignements qui ont imprégné de fond en comble la pensée du Vieux continent), fondateurs, dans le sillage de Socrate 1 , du cosmopolitisme, à Kant susnommé, en passant par la pensée de la Renaissance (Érasme, Montaigne), le petit cercle des illustres correspondants du Père Mersenne (17e siècle), les Lumières, surtout elles, et tant d’autres, se sont toujours inscrites dans une démarche particulière en prenant précisément le contre-pied de la question des frontières : pour eux, ainsi que l’illustrent autant leurs pensées que leurs vies, l’Europe, si on leur posait la question, serait d’essence cosmopolite. Se moquant des identités, des religions ou du hasard de la naissance, la thèse cosmopolite sous-tend une cité universelle régie par une loi rationnelle, qui fait de tout homme un citoyen du monde à même de se servir de son entendement (Cicéron). Se moquant des identités, des religions ou du hasard de la naissance, la thèse cosmopolite sous-tend une cité universelle régie par une loi rationnelle, qui fait de tout homme un citoyen du monde à même de se servir de son entendement (Cicéron). Aucune raison que l’Europe, berceau même de cette pensée, fasse exception à la règle.

      Relevons-le d’emblée, et c’est important, ce cosmopolitisme ne rejette pas la possible appartenance à une communauté restreinte, reposant sur le hasard de la naissance, mais implique une appartenance supplémentaire à une communauté universelle, une superposition, en quelque sorte, fruit de la raison humaine et de son usage, qui nous veut tous concitoyens, tous égaux. Un idéal gravé dans le marbre des droits de l’Homme en 1789, que Marc Aurèle aura résumé bien plus tôt dans ses Pensées 2  : « Ma cité et ma patrie, en tant qu’Antonin, c’est Rome ; en tant qu’homme, c’est l’univers ». Ajoutons que l’immense Empire romain (à son apogée, plus de 30 langues, 200 dieux, une pléthore de coutumes et de traditions) a consacré en son sein le respect du cosmopolitisme, allant jusqu’à forger le droit pérégrin (étranger) en plus du droit romain. La diversité et l’égalité de traitement étaient ainsi défendues par un droit sciemment pensé à cet égard.

      Le stoïcisme a jeté les fondements nécessaires à l’édification de la démocratie par ses principes incroyablement modernes axés sur l’indépendance vis-à-vis de forces extérieures, aussi puissantes soient-elles, sur son égalité offerte à tous les hommes sans distinction d’origine et de rang, enfin, sur la raison comme constitutive de l’homme, que ses successeurs n’ont eu qu’à développer. Ainsi, par exemple, d’un La Boétie 3 , ou plus encore, d’un Descartes qui adoube l’Homme raisonnable en égrainant la première phrase du Discours de la méthode. Philosophe qui n’en fut pas moins un grand bourlingueur ayant sillonné toute l’Europe, auteur d’une morale par provision qui pourrait être, aujourd’hui encore, un guide à l’usage des voyageurs du monde. Et le Père Mersenne, aujourd’hui si peu connu alors qu’il est le visage même de l’Europe cosmopolite, de l’Europe de l’échange intellectuel, encouragea ses travaux en les confrontant avec ceux d’autres penseurs et génies, tels que Galilée, Fermat, Constantin Huygens, Torricelli, Gassendi, Hobbes et bien d’autres, qui ont tous rendu possible à leur manière l’avènement des Lumières. Mersenne, en recueillant et en faisant circuler les textes, les lettres, la correspondance de ces Anglais, Français, Hollandais, Italiens et autres, en véritable Européen, a édifié une patrie gigantesque et humaine dont seul a pu être citoyen l’Homme. Drôle d’époque pourtant : l’Europe du 17e siècle est alors frappée par la guerre de Trente ans, et émerge à grand peine de nombreux siècles de scolastique et d’aristotélisme, véritables diktats de la pensée. Au siècle suivant, celui des Lumières prodigieuses, le refoulement de ces sinistres principes libérera les peuples en instillant le sentiment de dignité humaine, mais pour autant, l’Inquisition et les politiques s’acharneront en vieilles gargouilles pour s’accrocher à leur règne et mèneront la vie dure à tous les enfants terribles amoureux d’une Europe libre et humaine.

      Ainsi, par essence, ou tout du moins dans l’essence de son projet, l’Europe cosmopolite est négation même du nationalisme, des frontières. Étonnant, quand on a assisté à la création des espaces nationaux et de la souveraineté précisément en son sein et du temps des Lumières, mais non pas paradoxal : le nationalisme, c’est la guerre ; après quinze siècles de déchirements, c’est l’édification de cette Europe qui a su mettre fin à la guerre entre l’Allemagne et la France, devenant au passage, selon Robert Schuman, « une chose non seulement impossible mais matériellement impensable », à la rivalité entre l’Espagne et le Portugal, voire la Grèce et la Turquie, et qui amènera peut-être un jour une paix réelle dans les Balkans, ou ailleurs encore. Perspective d’une adhésion politique à l’Union puis interdépendance économique se chargent aujourd’hui de diffuser les idéaux des Lumières.

      L’Europe n’est pas un espace national au sens classique, et de ce point de vue, elle ne pouvait se prévaloir d’un meilleur soubassement politique que la Convention de Schengen, qui abolit les contrôles aux frontières, symbole même de l’union. Mieux : en son germe, le projet cosmopolite détient un trésor inestimable, la pax europeana, qui peut espérer s’imposer grâce à trois instruments non bellicistes : la diplomatie, l’intensification des échanges économiques et le droit international, le pouvoir militaire étant toutefois la garantie de leur respect dans un monde où la volonté bonne des États est encore loin de suffire à imposer l’application de lois universelles 4 . Et il faut se féliciter que le droit européen, ses normes, notamment dans le commerce international, arrivent à s’imposer à travers le monde. L’Europe, hyperpuissance du droit ? À cet égard, l’OMC apparaît légitimement comme une organisation où devrait être introduite une instance influente consacrée aux droits de l’Homme, afin de réduire progressivement les abus aux droits les plus élémentaires des individus, au risque de se voir appliquer des sanctions commerciales, seul type de condamnations non militaires que les États comprennent. Voilà qui apporterait sans doute davantage que des déclarations lénifiantes dans des organismes où peuvent siéger la Libye ou le Zimbabwe, par exemple.

      Tout ceci ne visant à terme autre chose que la paix perpétuelle de type kantien : car l’Europe cosmopolite, unie dans sa diversité, se joue des frontières pour influencer le monde selon ses conceptions en le pacifiant peu à peu. Mais avant-hier, l’Inquisition, hier, le nazisme, aujourd’hui, le discours xénophobe : à des échelles diverses, c’est précisément ce précieux héritage que les haines ont cherché à détruire en se saisissant de tous les moyens, le fanatisme comme l’ignorance. Posons donc ceci que l’impératif cosmopolite est une forme d’humanisme moderne, héritier de la tradition des Lumières, qui a pour exigence de convaincre les sociétés de la pertinence politique, économique, culturelle et humaine de défendre le cosmopolitisme ou respect du divers envers et contre l’esprit de patriotisme exclusif. Il y a urgence.

      L’égalité des chances, corollaire politique de l’impératif cosmopolite

      Aujourd’hui, une personne sur trente-cinq dans le monde est un immigré. Après la parenthèse historique de la guerre froide, la dynamique du capitalisme a repris son cours, sans aucune alternative viable pour l’heure, et s’est accentuée : le processus de mondialisation, relation au monde où chacun est en concurrence avec tous, s’impose désormais dans les esprits comme une fatalité ou une opportunité. Fatalité ? En 2005, à l’heure des délocalisations qui symbolisent - ou diabolisent - le phénomène, de grandes économies comme la Grande-Bretagne et le Japon ont moins de 5 % de taux de chômage, mais la France et l’Allemagne voudraient faire croire que les leurs, supérieurs à 10 %, sont dus à cette même mondialisation. Leur modèle économique n’est tout simplement plus en phase avec l’époque 5 . Japon ou Grande-Bretagne, les deux pays commercent en réalité tout autant dans le cadre de la mondialisation, profitant notamment du réveil économique de l’Asie, et la croissance qu’ils en retirent permet de financer davantage de programmes de réformes, y compris sociales dans le cas du Royaume-Uni. Or, la prospérité économique, si elle ne permet pas d’amoindrir les effets du discours xénophobe, diminue pour autant son attrait ; à l’inverse, le chômage de masse nourrit trop aisément les votes extrémistes.

      Concernant la planète France, notons d’abord qu’il n’est pas tant besoin de créer ou de « subventionner » des emplois que de rendre accessibles ceux, nombreux, qui existent déjà, notamment par une libéralisation du marché du travail qui viserait à le rendre plus flexible, à l’instar des pays nordiques, de la Grande-Bretagne ou du Japon, en favorisant une certaine déréglementation, la réduction d’un système de protection sociale qui n’incite pas à travailler, la facilitation de l’embauche et du licenciement pour fluidifier le même marché et assimiler enfin les Français d’origine étrangère. À terme, les analystes estiment également cruciale une réorientation de l’industrie, non seulement de l’Hexagone, mais aussi de toute l’Europe, pour faire du Vieux continent « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde », selon la Stratégie de Lisbonne, mais aussi et surtout une puissance des hautes technologies, secteur clé du développement économique contemporain. Sage déclaration, certes, mais quels efforts ont été faits en ce sens ?

      Et qui aura le courage de mettre en avant ces initiatives politiques ? De vrai, à l’horizon 2007, il serait judicieux que les grands partis politiques de droite comme de gauche parviennent à un consensus pour placer la nécessité des réformes aux cœur de leurs programmes respectifs, contraignant les Français à voter, dans l’un ou l’autre cas, pour la mise en place de ces réformes structurelles devenues indispensables.

      Mais dans une économie de marché déréglementée et concurrentielle, ouverte aux vents de la mondialisation, l’inégalité guette ceux qui y sont le moins préparés. Pire, l’école de Chicago voit ses dogmes s’imposer dans le sillage de la révolution libérale reaganienne, que le président actuel de l’« hyperpuissance » américaine, G.W. Bush, entend parfaire. Or l’Europe à croissance molle ne présente pas suffisamment d’attraits économiques pour servir d’alternative. Ses beaux discours n’y pourront rien changer : elle n’aura de charme qu’au jour où elle verra la croissance revenir durablement. Dans ce monde, les interrogations d’un Fernand Braudel sur l’inégalité prennent une toute autre ampleur, préoccupante 6 . De fait, l’impératif cosmopolite ne sera qu’invocation inutile s’il ne trouve pas d’application au travers de son corollaire politique, l’égalité des chances. Au fond, on l’a vu plus haut, notre cosmopolitisme se moque du hasard de la naissance. Il se désagrégera s’il ne trouve pas à se fonder sur la prospérité de chacun. Est-ce d’ailleurs une coïncidence si la France du non (au traité constitutionnel) est la même que la France du chômage 7 ? Or, aujourd’hui, un Français sur cinq n’a pas de formation. Que peut-il espérer retirer de la mondialisation ?

      Face à ce phénomène, le nouveau combat social ne peut que se porter en priorité sur l’École, sanctuaire véritable de l’égalité des chances, qui seule confère le pouvoir de choisir. Elle seule peut désormais armer les individus livrés au marché mondial, leur faire comprendre les mécanismes de la mondialisation, ses opportunités à saisir. Un jeune habitant de Valenciennes n’est plus seulement en concurrence avec ceux de son âge qui habitent sa région ; il doit également faire face aujourd’hui au reste du monde, les capitaux cherchant à se placer sur les meilleures places. Qu’on tempête à loisir sur ces inégalités n’y changera rien : il est tout d’abord urgent de donner à ce jeune les connaissances dont il a besoin pour lutter, sans quoi l’exacerbation n’en sera que plus grande. L’École seule peut remettre à plat l’inégalité créée par le hasard de la naissance et étendue aujourd’hui par la libre circulation des capitaux. Il faut aujourd’hui plus que jamais encourager l’apprentissage de plusieurs langues. Favoriser l’accès à l’École des meilleurs et non des plus aisés, et pour cela, réformer le système de la carte scolaire, qui créent des déséquilibres incorrigibles entre quartiers ou villes vis-à-vis des chances offertes aux individus face à l’avenir, les meilleurs établissements faisant grimper les loyers des logements environnants, que seuls les familles les plus fortunées peuvent prétendre payer. Il faut également stimuler l’enseignement à l’échelle de l’Europe : le programme universitaire Erasmus est un premier pas en ce sens. Pourquoi ne pas imaginer des pôles de spécialisation qui attirent les meilleurs enseignants européens et étrangers dans de grandes universités ouvertes au plus grand nombre, en fonction du mérite des étudiants ? Doter les institutions de moyens. Harmoniser l’enseignement de certaines matières pour permettre aux étudiants d’avoir des repères communs dans toute l’Europe. En France, enseigner davantage l’histoire de l’immigration. Dans ce contexte, l’éducation peut apparaître comme fondement de la citoyenneté européenne. Elle en sera en tout cas le ferment de l’égalité.

      Un autre argument rend essentiel l’impératif cosmopolite : l’Europe, à l’exception de la France et de l’Irlande, voit sa population décliner lentement. Exigence d’un marché du travail vieillissant, besoin démographique, l’immigration s’impose comme un recours incontournable : la citadelle Europe, pour des raisons pragmatiques, se trouve obligée d’ouvrir ses portes. Du reste, depuis 1989 - si ce n’est depuis la nuit des temps -, il ne s’agit plus d’être « pour » ou « contre » l’immigration, question seule valable dans un monde balafré de frontières : l’immigration est une réalité sociale, politique, économique, culturelle. Et elle est bénéfique. Forme parmi les plus concrètes du cosmopolitisme, elle a à ce point marqué l’Hexagone que sans elle, l’Histoire eût tôt fait de reléguer la France au rang de puissance moyenne, que sans elle, l’industrie naissante de la France au 19e siècle, confrontée à une baisse de la natalité, n’eût jamais eu assez de bras pour alimenter le feu des fabriques, que sans elle, les premières tranchées eussent été trouvées vides par les Allemands en 14-18. Les immigrés ont occupé de nombreux emplois dans le primaire et le secondaire dans la première moitié du 20e siècle, et on estime que, depuis 1945, ils ont construit 90 % des autoroutes, un logement sur deux, une machine sur 7. Le quart, si ce n’est le tiers, de la population française serait issu de l’immigration. Et aujourd’hui encore, l’Hexagone ne puise pas seulement en elle sa force de travail, elle en retire sa vivacité, son art, son dynamisme. Pourtant, la figure de l’immigré reste absente de l’imaginaire socio-politique français.

      En réalité, « l’accélération de l’Histoire » a de terrible que nombre d’hommes et de femmes y sont très mal préparés. D’où l’impérieuse nécessité de les cultiver, de les éduquer, de les former chaque jour qui passe, inlassablement. Et, peut-être, abolir un jour la dépendance d’un homme à l’égard d’un autre. Les Lumières, « se définissant comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute » 8 , n’envisageaient sans doute rien d’autre lorsqu’elles voyaient dans la connaissance le salut et la liberté de l’humanité.

      « La créolisation du monde est irréversible »

      Enfin, étage secret et merveilleux d’une mondialisation au beau visage, apaisée et underground, il y a cette classe insolite d’hommes et de femmes trop à l’étroit dans une seule nationalité, qui résident à l’étranger ou voyagent chaque année grâce à leurs études ou à leur métier, accumulant les miles et se retrouvant autour d’une langue commune comme l’anglais, le français ou l’espagnol, et dont les repères sont souvent les mêmes, indépendamment de leurs origines.

      Il s’agit peut-être là d’une mondialisation « Mc Do » - encore que l’on demande à en connaître les méfaits réels - mais aussi de personnes qui se croisent dans un avion et qui échangent des adresses d’un jazz café à New York, des titres d’ouvrages à lire sur la civilisation indienne, ou d’un site à visiter dans le Sud de la France, et approfondissent ainsi leur connaissance du monde. C’est un Français et un Espagnol qui discutent de l’opportunité d’étudier à Londres dans un restaurant à Tokyo. Il ne s’agit pas nécessairement d’une humanité inculte qui a mal digéré la mondialisation mais, tout au contraire, d’enfants de la génération iPod qui, certes, disposent d’un contenant/produit fabriqué grâce à la mondialisation économique - conçu par Apple et produit dans une usine en Chine -, mais échangent des contenus/écorces de culture (des chants roumains, la musique d’un film brésilien ou du jazz de Shanghai). Cette classe d’hommes et de femmes, quoique encore tout à fait minoritaire à l’échelle du globe, est réellement cosmopolite, et ne voit dans les frontières que des formalités à remplir. Arts, cultures, coutumes, langues, ils brassent, entremêlent, abolissent. En dépit de parcours tout à fait différents qui ne les prédisposent pas à avoir de langage commun, ils trouvent à s’élever à l’étage élégant d’une humanité simple et joyeuse.

      Parmi eux, deux millions de Français vivent et travaillent aujourd’hui à l’étranger, parfaitement intégrés dans les mécanismes libéraux d’interdépendances économiques et culturelles qu’a créés la mondialisation si décriée au sein de l’Hexagone. Citoyens du monde, ils y prospèrent et ne s’opposent pas à l’accélération de l’Histoire, en profitent bien plutôt : car est-ce également une coïncidence si les Français de l’étranger ont voté à plus de 80 % pour le traité constitutionnel, fin mai 2005 ?

      Il n’y a pas lieu d’être pessimiste : l’Europe peut s’enorgueillir de réussites inattendues, que l’on relève trop peu. D’Erasmus aux compagnies aériennes qui relient les grandes cités européennes pour une poignée d’euros, d’un système bancaire mieux harmonisé de jour en jour à l’abolition pure et simple des frontières, du développement de la téléphonie mobile à la mobilité des travailleurs qui ne cesse d’augmenter, les citoyens de l’Union ne cessent de se rapprocher. L’idée d’Europe appartient aujourd’hui à leur quotidien.

      Ce n’est plus au nom d’un certain orgueil historique que l’Hexagone peut espérer imposer ses idées sur la scène européenne. Mais le projet européen passe par la France, ne serait-ce que parce que sa démographie devrait en faire demain la nation la plus peuplée de l’Union, aux alentours de 75 millions d’habitants vers 2050 9 , à l’heure où toutes les autres populations sont sur le déclin, déclin que seule peut espérer enrayer l’immigration.

      Précisément, parce qu’elle a toujours su faire place à ses immigrés au fil des générations, la patrie des Lumières est restée idéalement une terre d’égalité entre les hommes. Ce petit lieu du monde est à lui seul espoir de liberté. Tout en établissant fermement et en maintenant ses idéaux républicains, elle a historiquement joué en quelque sorte le rôle d’une Amérique européenne, ayant même été pays d’immigration à une époque où les Européens partaient peupler les États-Unis.

      Il y a des raisons solides de croire que prendra bientôt fin la crise durable qui la frappe d’inertie depuis plus de vingt ans. Des arguments ? D’abord, un solide tissu industriel qui fait du pays l’une des puissances économiques majeures de la planète, avec 39 sociétés françaises parmi les 500 premiers groupes mondiaux (contre 37 allemandes et 35 britanniques) ; mais aussi une démographie robuste, une jeunesse ambitieuse et nourrie au lait de l’Europe dès sa plus tendre enfance, prête à faire face au lourd fardeau des retraites. Au reste, d’ici quelques ans, les départs à la retraite des baby-boomers d’après guerre devraient donner une impulsion nouvelle et puissante à l’économie qui, combinée à une dérégulation sérieuse, pourrait entraîner rapidement une dynamique d’emplois très puissante. Par ailleurs, avec Iter, la France s’apprête à accueillir sur son sol les meilleurs scientifiques des quatre coins du monde pour développer l’énergie du futur, à l’heure même où les ressources pétrolières semblent s’épuiser. Ces atouts doivent servir de moteur pour la mise en branle d’idéaux européens tels que l’impératif cosmopolite. Car dans le cadre de la mondialisation d’autres défis ont surgi, qui se moquent eux aussi des frontières, comme le terrorisme mondial, la régulation juridique d’internet, les risques de pandémies mondiales ou les questions environnementales, enjeux qui dépassent la compétence des États-nations seuls et impliquent une coopération accrue entre les individus de toute nation.

      Le monde s’éveille peu à peu à cette pensée des brassages. Brown devient par exemple, selon l’auteur américain Richard Rodriguez, la nouvelle couleur de peau des États-Unis. New Asia, c’est ce mélange des cultures pop asiatiques qui bouscule la jeunesse de Bangkok à Tokyo, en passant par Séoul, Taipei ou Shanghai. Une « pensée du tremblement », pour reprendre les mots d’Édouard Glissant, qui secoue la planète et ses sphères multiples.

      Mais l’Europe cosmopolite doit s’ériger autour de son nouvel humanisme, en prendre conscience : elle deviendra alors une alternative indispensable au conservatisme revigoré de l’Amérique et au néo-autoritarisme asiatique qui tendent à émerger au 21e siècle. Et il y a un moment historique à saisir pour les intellectuels et les politiques afin de combattre la haine trop ordinaire et imposer notre impératif : l’Italie des années 1920, l’Allemagne des années 1930, avril 2002 devraient nous rappeler qu’il ne faut jamais tarder à réagir. Aujourd’hui, le discours xénophobe brouille toutes les pistes, exploite la peur du changement. Car les avocats de la xénophobie savent leur survie menacée.

      Emprunt de pragmatisme, l’impératif cosmopolite vise à clouer le bec aux spectres de la haine et à abattre la xénophobie par tous les moyens politiques, philosophiques, économiques et culturels à sa disposition. Et il y parviendra. Car « la créolisation du monde est irréversible », ainsi que le chante Édouard Glissant. Et notre bande de mauvais garçons a tout lieu de se réjouir de cette certitude indestructible !


      1.  Cf. la formule exemplaire du maître de Platon : « Je ne suis ni un Athénien, ni un Grec, je suis un citoyen du monde », que le grand stoïcien Épictète reprendra à son compte en déclarant « Je suis du monde » (Alain).

      2.  Chap. VI, 44.

      3.  « Quant à savoir si la raison est en nous innée ou non […], je ne pense pas errer en disant qu’il y a dans notre âme un germe naturel de raison. » Cf. Discours de la servitude volontaire.

      4.  Raison pour laquelle ce sont les trois plus grandes puissances militaires de l’Europe (Allemagne, France et Grande-Bretagne) qui négocient actuellement avec l’Iran pour qu’elle renonce à se nucléariser.

      5.  Lire sur ce point l’étude d’André Sapir, La mondialisation et la réforme des modèles sociaux européens, disponible en anglais sur le site www.bruegel.org

      6.  Braudel rappelle en effet que « le capitalisme a besoin d’une hiérarchie. Mais qu’est-ce qu’une hiérarchie en soi, aux yeux d’un historien qui voit défiler devant lui des centaines et des centaines de sociétés qui toutes ont leurs hiérarchies ? Qui toutes aboutissent, au sommet, à une poignée de privilégiés et de responsables. […] Faut-il casser la hiérarchie, la dépendance d’un homme vis-à-vis d’un autre homme ? Oui, dit Jean-Paul Sartre, en 1968. Mais est-ce vraiment possible ? » (Cf. Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Ed. Champs Flammarion, pp. 78-79).

      7.  Cf. « La France du chômage et la France du non se recoupent », in Le Monde du 1er juin 2005.

      8.  Cf. la première phrase de Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?, d’Emmanuel Kant.

      9.  Voir les résultats de la grande enquête réalisée par l’INSEE, présentés en mai 2005.

      Planel Niels
      Wormser Gérard masculin
      L'Impératif cosmopolite
      Planel Niels
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2006-02-28
      Politique et société
      Europe
      Montaigne, Michel de (1533-1592)
      Pays en développement
      Mondialisation
      Capitalisme
      Diversité culturelle
      France