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Politique de la pitié chez Rousseau

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Texte

L’œuvre de Rousseau est à la fois et indissociablement une anthropologie, une morale et une politique. Son anthropologie, fondée sur la description de l’homme « à l’état naturel », fait comprendre que c’est l’état de société qui est à l’origine du mal sur la terre. Pour Rousseau, le mal social se présente quotidiennement à nos yeux sous les espèces de la misère, de la violence et de l’oppression. Son anthropologie est pour le moins désespérante : depuis la nuit des temps, quelques puissants, à l’abri des lois, exploitent l’immense majorité sans défense. Pourtant l’œuvre de Rousseau ne se borne pas à une simple dénonciation, si brillante soit-elle, de la réalité sociale. Et c’est précisément ce qui en fait tout son intérêt. Comme le démontrent sa politique et sa morale, le règne universel de l’injustice n’est pas une fatalité. Car si Rousseau refuse d’admettre une quelconque « nature humaine » pouvant éventuellement fonder en raison une communauté d’hommes, c’est pour se donner les moyens de penser une communauté politique affective fondée sur un sentiment naturel : la pitié.

Le constat de l’injustice sociale : « La violence des hommes puissants et l’oppression des faibles »

Dans la préface du Discours sur l’inégalité , Rousseau constate qu’« en considérant la société humaine d’un regard tranquille et désintéressé, elle ne semble montrer d’abord que la violence des hommes riches et l’oppression des faibles. » 1 . La deuxième partie du Discours s’attache ainsi à faire la genèse d’un tel état de fait. Dès ses premières œuvres, Rousseau se présente comme le penseur et le dénonciateur de l’injustice sociale et de ses crimes. Son réquisitoire est acerbe et virulent : l’état de société, glorifié par tous ses contemporains, n’est que l’oppression institutionnalisée des faibles, au profit exclusif des riches et des puissants de ce monde.

La défense des faibles et des opprimés

Rousseau défend le parti des opprimés d’une façon encore inouïe. La société ne présente à l’observateur attentif que désordre et confusion. Ici, l’admirable harmonie de la nature s’est évanouie. Aussi, Rousseau peut-il se présenter comme celui qui a vu le mal 2 et qui doit soulever ce voile social d’hypocrisie et d’horreur légitimant l’injustice. Plusieurs passages de son œuvre sont exemplaires de sa démarche, à la fois d’observation et de dénonciation. Ils parlent d’eux-mêmes :

« J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leurs discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois. » 3

L’injustice née de l’inégalité morale ou politique, comme l’appelle Rousseau pour la distinguer de l’inégalité naturelle ou physique, est magistralement décrite dans un passage de son article « Économie politique » de l ’Encyclopédie . Il mérite d’être cité en entier :

« La confédération sociale […] protège fortement les immenses possessions du riche et laisse à peine un misérable jouir de la chaumière qu’il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? toutes les grâces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées ? et l’autorité publique n’est-elle pas toute en leur faveur ? Qu’un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d’autres friponneries, n’est-il pas toujours sûr de son impunité ? Les coups de bâton qu’il distribue, les violences qu’il commet, les meurtres mêmes et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu’on assoupit, et dont au bout de six mois il n’est plus question ? Que ce même homme soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux innocents qu’il soupçonne. Passe-t-il dans un lieu dangereux ? voilà ses escortes en campagne ; l’essieu de sa chaise vient-il à rompre ? tout vole à son secours ; fait-on du bruit à sa porte ? il dit un mot et tout se tait ; la foule l’incommode-t-elle ? il fait un signe et tout se range ; un charretier se trouve sur on passage ? ses gens sont prêts à l’assommer ; et cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seraient plutôt écrasés, qu’un faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ses égards ne lui coûtent pas un sou ; ils sont le prix de l’homme riche et non le prix de la richesse. /Que le tableau du pauvre est différent ! Plus l’humanité lui doit, plus la société lui refuse : toutes les portes lui sont fermées, même quand il a le droit de les faire ouvrir ; et si quelquefois il obtient justice, c’est avec plus de peine qu’un autre n’obtiendrait grâce ; s’il a des corvées à faire, une milice à tirer, c’est à lui qu’on donne la préférence ; il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter ; au moindre accident qui lui arrive, chacun se détourne de lui ; si sa pauvre charrette renverse, loin de d’être aidé par personne, je le tiens heureux s’il évite en passant les avanies des gens lestes d’un jeune duc : en un mot, toute assistance gratuite le fruit au besoin, précisément parce qu’il na pas de quoi la payer ; mais je le tiens pour un homme perdu, s’il a le malheur d’avoir l’âme honnête, une fille aimable, et un puissant voisin » 4 .

Pour Rousseau, le principe de l’oppression sociale est l’inégalité des rapports sociaux, entérinée par les lois et les institutions politiques. Il montre, dans la deuxième partie du Discours sur l’inégalité, comment et pourquoi les lois sont, dès l’origine, une usurpation du riche, tout à son profit 5 . Pour mettre fin à un état de guerre perpétuelle, née de la réunion des hommes jusque-là épars sur la surface de la terre 6 , les riches font accepter les lois civiles aux pauvres. Elles ne seront que l’acte juridique de légitimation de la dépendance et de l’asservissement du plus grand nombre au petit nombre des privilégiés. Cette dénonciation incisive revient comme un leitmotiv dans l’œuvre de Rousseau : « Dans le fait, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien » 7 . L’ensemble de l’édifice social repose donc sur un faux contrat, tel qu’il est énoncé dans le Discours sur l’économie politique :

« Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donniez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. » 8 .

Ces contrats léonins entérinent certes l’usurpation du pouvoir par les puissants, mais ils transforment aussi la propriété et l’inégalité politiques en état de fait irrévocable, consenti et légal. La réalité de la vie sociale n’est que la force faite loi. L’ordre social est gouverné par la loi du plus fort 9 .

Ce sont les hommes, et eux seuls, qui sont donc à l’origine du mal social. Ce mal n’est ni la faute de Dieu ni la conséquence d’un quelconque péché originel. Le mal est l’œuvre des hommes. Ernst Cassirer montre bien comment Rousseau met fin de façon époustouflante au débat sur le mal qui traverse le 18e siècle. Il parle à cet égard de « la fin de la théodicée 10  : « Homme, ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur c’est toi-même » 11 . L’inégalité n’est donc ni d’origine naturelle ni d’origine divine, mais d’origine sociale. Elle résulte du passage à l’état social, origine de la méchanceté et de l’aliénation de l’homme.

Argent, inégalité et dépendance

L’inégalité sociale se présente le plus souvent sous la forme de la dépendance financière. À cet égard, Sylvie Leliepvre-Botton a raison de rappeler que « Rousseau est, au 18e siècle, le grand contempteur de l’argent. » 12 . Dans une société tout entière dominée par le paraître, l’argent est la véritable expression du lien social 13 , tout se vend et s’achète, y compris les hommes et les sentiments. Aussi, celui qui n’en possède pas est-il exclu de fait de la vie sociale. L’argent, c’est ce « grand moyen d’acquérir ôté à ceux qui n’ont rien. » 14 . Rousseau regrette ainsi que l’argent soit devenu le centre des préoccupations publiques, quand les Anciens ne parlaient que de mœurs et de vertus. 15 . C’est pourquoi le philosophe peut rappeler « qu’on a de tout avec de l’argent, hormis des mœurs et des citoyens » 16 . Nous retrouverons plus loin cette question de la place accordée à l’argent dans la Cité. Pour l’instant, il importe de voir que l’argent est le moyen privilégié de l’oppression sociale. Celui qui n’a pas d’argent est à la merci de celui qui en a ; il tombe sous sa dépendance et perd sa liberté. Pour vivre, le pauvre est forcé de se vendre au riche et de devenir son esclave : « Le riche tient la loi dans sa bourse, et le pauvre aime mieux le pain que la liberté » 17 . Dans le célèbre chapitre consacré à l’esclavage au livre I du Contrat social , Rousseau dénonce cette aliénation de l’homme qui, en perdant sa liberté, renonce du même coup à sa qualité d’homme et aux droits mêmes de l’humanité. Le soi-disant contrat d’esclavage est un contrat de dupes, puisque nul dédommagement ne peut venir équilibrer la perte de son humanité. C’est pourquoi, selon Rousseau, le pire qui puisse arriver à un homme, c’est de se trouver à la discrétion d’un autre 18 . Comme le contrat social de l’origine, lors du passage de l’état de pure nature à l’état civil, c’est un faux contrat fondé sur la même illégalité. Aussi, paradoxalement, la circulation même de l’argent permet-elle de conserver et l’inégalité et l’indigence.

La dépendance du grand nombre à la minorité des privilégiés se manifeste dans la pauvreté cruelle souvent décrite et dénoncée par Rousseau. Sans trop y insister, il me semble nécessaire de citer quelques uns de ses persiflages corrosifs, afin de bien se représenter le rapport qu’il entretenait avec son époque. L’énorme disproportion entre le superflu détenu par une poignée de nantis et le manque du strict nécessaire de la grande majorité est sans doute pour lui l’injustice la plus révoltante dans toute société. Il l’exprime avec une ironie mordante : « Il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain. » 19 . La société n’est que le moyen de la légitimation de l’inégalité et de l’injustice puisque, toujours, « une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire » 20 . L’œuvre de Rousseau n’en reste pourtant pas à ce constat à la fois pessimiste et tragique faisant de l’exploitation et de la misère la nature même du politique. Car l’homme possède en lui un sentiment inné et acquis, instinctif et intellectuel, lui permettant de reconnaître son semblable chez autrui. La pitié est ce sentiment à l’origine de toute morale et de tout ordre politique digne de ce nom.

La conceptualisation d’un sentiment

« La pitié bien que naturelle au cœur de l’homme resterait éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu. […] Comment imaginerai-je des maux dont je n’ai nulle idée ? Comment souffrirai-je en voyant souffrir un autre si je ne sais même pas qu’il souffre, si j’ignore ce qu’il y a de commun entre lui et moi ? Celui qui n’a jamais réfléchi ne peut être ni clément ni juste ni pitoyable ; il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain ». 21

Si l’on suit cette définition, alors la pitié ne semble plus être une affection instinctive pré-rationnelle. Elle serait bel et bien intellectuelle. On pourrait même dire qu’elle est caractéristique de l’état social, dans lequel l’homme développe ses facultés jusque-là en sommeil. La pitié serait la qualité suprême de l’honnête homme capable de beaucoup d’affections et donc de plaindre son semblable en de nombreuses occasions. Et l’insensibilité ne serait que la fille de l’ignorance. Mais, sans entrer dans des débats doctrinaux érudits, il suffit de suivre Rousseau dans sa description du processus de reconnaissance de ce qu’il y a de commun entre moi et l’autre. Rousseau montre que l’expression « avoir pitié de » signifie « souffrir avec ». Pour lui, il s’agit d’un mouvement dans lequel je me mets à la place de l’autre en m’identifiant à lui. Ce qui explique, comme le fait remarquer Jean Starobinski 22 , le statut ambigu de la pitié, tantôt antérieure à la réflexion, tantôt mise en jeu par la réflexion et l’imagination. « Comment nous laisserons-nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l’être souffrant. Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous mais dans lui que nous souffrons » 23 . Cette très belle formule exprime clairement ce transport de soi dans l’autre, cette identification de soi dans l’autre, cette reconnaissance du même au miroir de la souffrance de l’autre. Rousseau fait de cette mutuelle sensibilité au malheur, l’origine probable des langues : le premier mot des hommes « ne fut pas chez eux, aimez-moi, mais, aidez-moi » 24 .Les hommes ne commencèrent pas par raisonner mais par sentir. Ils forment une communauté d’êtres sensibles. La pitié, c’est la communauté du sentiment.

Mais c’est surtout dans l’Émile que Rousseau a le plus développé sa théorie de la pitié. Il a résumé l’ensemble de ses réflexions sur le sujet en trois maximes. La première : « Il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont le plus à plaindre » 25 . Rousseau l’explique par le fait que le véritable transport hors de soi dans la pleine identification avec autrui ne peut se produire qu’à l’égard des êtres souffrants, dans la mesure où l’on n’éprouve qu’envie, convoitise et jalousie envers l’être heureux. La vue du bonheur ne fait pas naître de véritable sentiment d’humanité chez le spectateur. Ce serait même le contraire. La raison de cette impossibilité vient de ce que le bonheur instaure un rapport d’inégalité entre l’être heureux et celui qui le regarde. Je ne peux donc pas me transporter en lui, puisque je ne veux qu’échanger nos places respectives. Pour Rousseau, la communauté humaine serait une « communauté du malheur » 26 Certes, il l’affirme à de nombreuses reprises, mais nous verrons que sa position à ce sujet est bien plus subtile, car pour lui, le propre du politique est aussi de tenter de partager le bonheur.

La deuxième maxime rappelle qu’« on ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même ». 27 Si les riches et les puissants sont si durs et si terribles avec les pauvres et les faibles, c’est qu’ils pensent que jamais ils ne le deviendront eux-mêmes. Une éducation véritablement humaine doit donc faire en sorte que l’élève soit préparé à vivre et endurer toutes les conditions et toutes les situations que la fortune de la vie peut lui réserver. Émile, ce jeune homme qui a de la naissance, doit apprendre à ne pas considérer les pauvres, les infirmes et les malheureux en général comme de purs étrangers. Chacun naît, vit et meurt ; l’homme est le même dans tous les états. Le précepteur d’Émile doit bien lui montrer que la condition de l’homme est la même pour tous et que c’est leur condition identique qui rend les hommes semblables.

Enfin, la troisième maxime s’intéresse au processus même de la pitié : « La pitié qu’on a du mal d’autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment qu’on prête à ceux qui le souffrent » 28 . L’intensité du sentiment de pitié ne s’évalue donc pas de façon objective, car jamais je ne sens ce que sent autrui. C’est un phénomène purement subjectif : on attribue en pensée une valeur de souffrance à un être. En cela la pitié est révélatrice de la façon dont chacun traite les autres, car on ne plaint guère un cheval de labours au travail puisque, à tort ou à raison, on ne juge pas qu’il puisse souffrir. De la même façon, la force de l’habitude nous endurcit sur le sort des hommes, « et les riches se consolent du mal qu’ils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour n’en rien senti » 29 . On fait bon marché du bonheur des gens qu’on méprise. Il suffit de « s’argumenter un peu » pour étouffer en soi ce sentiment inné qu’est la pitié. Ce faisant, on étouffe en soi toute moralité.

La pitié ou l’origine de la morale

La pitié permet en effet la naissance et l’affirmation de toute conscience morale. Comme nous l’avons vu, la pitié tempère en l’homme l’instinct de l’amour de soi-même. Cette modification, opérée à la fois par le sentiment et la raison, « produit l’humanité et la vertu » 30 . Mais Rousseau note que la morale des hommes, sans l’affection naturelle de la pitié, n’en aurait jamais fait que des monstres. La pitié est l’appui naturel et pré-rationnel de toute morale. La difficulté de la position de Rousseau vient du fait qu’il définit l’état de pure nature comme un état où l’homme n’entretient avec ses semblables aucune relation morale. Dans cet état, seule la pitié instinctive tempère la fruste brutalité de l’amour de soi. En fait, la vraie moralité n’est possible que dans l’état civil. Car les lumières de l’homme s’y développent et l’obligent à agir, non plus selon la seule impulsion de l’instinct, mais selon la justice 31 . C’est la raison pour laquelle Robert Derathé dit à cet égard que « le Discours sur l’inégalité sert d’introduction au Contrat social et ne doit pas en être séparé » 32 . La société actualise cette conscience morale qui, jusque là, n’était que virtuelle. D’où le paradoxe fondamental de la pensée de Rousseau : la société est bien le lieu du plus grand malheur des hommes, mais c’est seulement dans cet état que chacun peut devenir pleinement un homme.

L’important pour nous est alors de bien voir que, dans la société, les hommes forment une communauté morale :

« De cette seule qualité [la pitié], découlent toutes les vertus sociales […]. En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l’espèce humaine en général ? La bienveillance et l’amitié même sont, à le bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose que désirer qu’il soit heureux ? » 33

La pitié est donc cette « vertu naturelle » qui permet de fonder la moralité et la vie sociale. L’intérêt seul ne pourrait faire perdurer cette union dans le temps :

« Les Lapons ensevelis dans leurs glaces, les Esquimaux, le plus sauvage de tous les peuples, se rassemblent l’hiver dans leurs cavernes [pour s’entraider] et l’été ne se connaissent plus. Augmentez d’un degré leur développement et leurs lumières, les voilà réunis pour toujours » 34 .

La pitié est donc bien une condition de possibilité de l’union des hommes en société.

La pitié et la communauté morale des hommes

Dès la préface du Discours sur l’inégalité, Rousseau affirme, contre Diderot et les philosophes, que la sociabilité n’est pas un principe du droit naturel. Car, « c’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes [amour de soi et pitié], sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondements, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d’étouffer la nature » 35 .

Il n’existe pas de société générale du genre humain, comme le dit le Manuscrit de Genève, car les hommes ne sont unis que par le profit qu’ils espèrent tirer les uns des autres. L’intérêt personnel est donc ici déterminant. Pourtant, Rousseau déclare dans l’Émile que « l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir » 36 . A l’état de nature, les hommes restent dispersés, mais certains bouleversements naturels les ont forcés à s’associer pour faire face à la pénurie qui succéda à l’abondance. C’est l’intérêt qui d’abord rassembla les hommes. Potentiellement sociable, l’homme ne le deviendra réellement qu’après avoir vécu, pendant un temps, entouré de ses semblables. Dans cette première proximité, ses lumières et ses facultés se développent de telle façon qu’elles peuvent rationaliser ce sentiment naturel qu’est la pitié. L’homme naturel ne connaît pas de bien moral, mais « sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné » 37 . Comme le souligne Victor Goldschmidt 38 , la pitié possède un enracinement biologique naturel qui ne pousse pas l’homme à la sociabilité dans la durée. Elle n’entre en action que par intermittence lors de rencontres fortuites et contribue au maintient de l’isolement des hommes. La position de Rousseau se révèle donc subtile, car ce n’est que dans la société que le principe naturel de la pitié se fera conscience morale, propre à me faire reconnaître autrui comme un alter ego. Alors, ce qui n’était qu’une détermination biologique pourra se faire devoir éthique.

Quoi qu’il en soit, si la pitié n’est pas à l’origine de la sociabilité de l’homme, elle est sa condition de possibilité fondamentale, dans la mesure où, grâce à elle, l’homme est capable d’éprouver et de partager avec ses semblables une communauté de condition. C’est à partir de là que les hommes peuvent fonder une communauté morale. En reconnaissant les autres comme mes semblables, je peux les considérer comme mes frères. Cette identification de soi à l’autre a été parfaitement décrite par Rousseau dans deux épisodes de sa vie, qui ont, semble-t-il, échappé aux commentateurs. A la fin de la 4e Promenade, Rousseau raconte deux épisodes de sa jeunesse qu’il a volontairement passés sous silence dans ses Confessions, afin, dit-il, de ne pas brosser un portrait trop flatteur de lui-même. L’épisode avec M. Fazy et celui avec son camarade Pleince sont chacun une illustration de ce que peut être le sentiment de la pitié. Aussi importe-t-il peu qu’ils soient vrais. Dans le premier, le jeune Jean-Jacques se rend dans la fabrique d’indiennes de son oncle, M. Fazy. En se promenant parmi les machines, il se coince deux doigts dans l’une d’elles. Il hurle, il saigne, perd deux ongles et se met à pleurer. M. Fazy se précipite pour le soigner et, affolé, les larmes aux yeux, supplie l’enfant de ne pas le dénoncer :

« Au fort de ma douleur la sienne me toucha, je me tus » 39 .

Dans le deuxième épisode, alors qu’il est un peu plus âgé, Jean-Jacques se querelle avec son camarade de jeu, Pleince. Ils se battent et Pleince lui abat sur la tête un coup de mail si bien appliqué qu’il fait tomber Jean-Jacques sur le sol, sans connaissance.

« Il cru m’avoir tué. Il se précipite sur moi, m’embrasse, me sert étroitement en fondant en larmes et poussant des cris perçants. Je l’embrassai aussi de toute ma force en pleurant comme lui dans une émotion confuse qui n’était pas sans quelque douceur »  40 .

La mère de Pleince arrive alors :

« Ses larmes et celles de son fils pénétrèrent mon cœur au point que longtemps je la regardai comme ma mère et son fils comme mon frère, jusqu’à ce qu’ayant perdu l’un et l’autre de vue, je les oubliai peu à peu » 41

Mise à part l’effusion expressive des sentiments propre au 18e siècle, ces deux épisodes sont remarquables en ce qu’ils mettent en scène une communauté morale dans la douleur. Le fait que Jean-Jacques soit encore un enfant dans les deux épisodes montre bien que le sentiment de pitié est inné et antérieur à toute réflexion élaborée. Elle est de l’ordre du sentir car, comme le dit Rousseau, « les actes de la conscience ne sont pas des jugements mais des sentiments » 42 . Mais c’est le second épisode qui est surtout intéressant parce que la pitié y fonctionne selon un double mouvement : au beau milieu d’une querelle, Pleince, après avoir assommé Jean-Jacques, prend pitié de l’être qu’il a ainsi blessé ; mais inversement, Jean-Jacques, celui qui souffre dans son corps, est touché par la douleur morale du responsable de cette souffrance. On voit bien comment par ce double rapport se crée une véritable communauté de sentiment dans la douleur. Cette communauté en pitié est illustrée par le fait que Jean-Jacques considère son camarade et la mère de celui-ci comme son propre frère et sa propre mère. L’image parle d’elle-même : par la pitié, je souffre en l’autre et le reconnaît comme mon semblable, mon frère. On peut enfin noter que ce sentiment de communauté n’est pas furtif : il faudra du temps à Jean-Jacques pour oublier ses nouveaux parents. Cette union des âmes s’inscrit d’emblée dans la durée 43 .

La pitié permet de « plaindre le mal d’autrui » 44 et donc de reconnaître le même dans l’autre. Cette capacité de sentir et de penser du point de vue de l’autre est le fondement de la morale. Mieux, toute communauté humaine est, chez Rousseau, d’emblée pensée en tant que communauté morale faite de droits et de devoirs imprescriptibles. La morale rousseauiste est ainsi, de façon indissociable, une politique. Elle exige une « bienfaisance active » 45 envers les plus démunis et donc la fondation d’une communauté de citoyens que l’on pourrait définir paradoxalement comme des patriotes de l’universel.

Lien :


  1.   Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes , Paris, Gallimard, Pléïade, t. III, 1964 [1755], p. 127.

  2.  « J’ai vu le mal et tâché d’en trouver les causes », Dernière réponse de J.-J. Rousseau aux objections sur le Discours sur les sciences et les arts, Paris, Gallimard, Pléïade, t. III, 1964, p. 95 ; « Je vois le mal sur la terre », Émile ou de l’éducation , Paris, Garnier, Classiques Garnier, 1999 [1762], livre IV, p. 337.

  3.  Fragment sur l’état de guerre, Paris, Gallimard, Pléïade, t. III, 1964, p. 609

  4.   Discours sur l’économie politique , Paris, Gallimard, Pléïade, t. III, 1964 [1755], p. 271-272.

  5.  Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 177-178 : la société et les lois « donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère ».

  6.  Les modalités du passage de l’état de pure nature à l’état social sont peu explicitées par Rousseau. Le Discours sur l’inégalité insiste sur de brusques bouleversements climatiques et naturels qui auraient subitement mis fin à l’abondance et auraient donc forcé les hommes à se réunir pour survivre.

  7.  Du Contrat social ou principes du droit politique, Paris, Gallimard, Pléïade, t. III, 1964 [1762], I, 9, p. 367. Cf. aussi Émile, op. cit., p. 280 et la 9e Lettre écrite de la montagne, Paris, Gallimard, Pléïade, t. III, 1964 [1764], p. 889-890.

  8.  Discours sur l’économie politique, op. cit., p. 273. Ce faux contrat est repris dans le Contrat social, op. cit., I, 4, p. 358.

  9.  Cf. Fragment sur l’état de guerre, op. cit., p. 610 : « La perfection de l’ordre social consiste, il est vrai, dans le concours de la force et de la loi ; mais il faut pour cela que la loi dirige la force ; au lieu que dans les idées de l’indépendance absolue des princes, la seule force parlant aux citoyens sous le nom de loi et aux étrangers sous le nom de raison d’État, ôte à ceux-ci le pouvoir et aux autres la volonté de résister, en sorte que le vain nom de justice ne sert partout que de sauvegarde à la violence. »

  10.  E. Cassirer, Le Problème Jean-Jacques Rousseau, trad. M.B. de Launay, Paris, Hachette, 1987 [1932],  p. 52 sq.

  11.  Émile, op. cit., p. 342.

  12.  S. Leliepvre-Botton, Droit du sol, droit du sang. Patriotisme et sentiment national chez Rousseau, Paris, Ellipses, 1996, p. 42.

  13.  « La monnaie est le vrai lien de la société. », Émile, op. cit., livre III, p. 217.

  14.   Projet de constitution pour la Corse , Paris, Gallimard, Pléïade, t. III, 1964 [1765], p. 916.

  15.  Cf. le Discours sur les sciences et les arts, op. cit., p. 19-20 : « Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs de vertus ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent. […] Ils évaluent les hommes à des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l’État que la consommation qu’il y fait. ».

  16.  Ibid., p. 20.

  17.  9e Lettre écrite de la Montagne, op. cit., p. 890.

  18.  Cf. Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 181.

  19.  Dernière réponse de J.-J. Rousseau aux objections sur le Discours sur les sciences et les arts, op. cit., p. 79.

  20.  Dernière phrase du Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 194. De telles prises de position de la part de Rousseau sont à replacer dans le débat sur le luxe au 18e siècle. Dès le début du siècle, de nombreux auteurs comme Boisguilbert (1646-1714), Mandeville (1670-1733) ou Cantillon (1680-1733) défendent l’idée d’une économie fondée sur la consommation, l’offre et la demande. Pour eux, le luxe serait un facteur de développement économique favorable à l’ensemble de la société. Ce débat, qui oppose les tenants du luxe comme moteur économique, et les tenants - tel Rousseau - d’une économie fondée sur la production des biens de première nécessité, traversa les siècles suivants jusqu’à nos jours. Sur la polémique sur le luxe au 18e siècle, cf. N. Coquery, L’Hôtel aristocratique. Le marché du luxe Paris au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, Préface de D. Roche.

  21.   Essai sur l’origine des langues , Paris, Gallimard, Folio, 1990, p. 92.

  22.  Ibid., note 1, p. 92.

  23.  Ibid. Dans l’Émile, Rousseau l’exprime avec la même formule : « En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l’animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. », livre IV, p. 261.

  24.  Ibid., livre II, p. 110.

  25.  Émile, op. cit., livre IV, p. 262.

  26.  Selon l’expression d’A. Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, Paris, Vrin, 3 tomes, 1984.

  27.  Émile, op. cit., livre IV, p. 263.

  28.  Ibid., p. 264.

  29.  Ibid., p. 265.

  30.  Discours sur l’inégalité, op. cit., note XV, p. 219.

  31.  Cf. Du Contrat social, op. cit., I, 8, p. 364. Il faut néanmoins souligner que, dans l’état social, le raisonnement et l’amour-propre étouffent très souvent la pitié naturelle de chacun.

  32.  op. cit., p. 131.

  33.  Discours sur l’inégalité, op. cit., p. 155.

  34.  Essai sur l’origine des langues, op. cit., p. 102.

  35.  Discours sur l’inégalité, op. cit., Préface, p. 126. Rousseau refuse d’admettre que les préceptes du droit naturel soient seulement fondés en raison : « Tout le droit de la nature n’est qu’une chimère, s’il n’est fondé sur un besoin naturel au cœur humain. », Émile, op. cit., livre IV, p. 278.

  36.  Émile, op. cit., livre IV, p. 354.

  37.  Ibid.

  38.  V. Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, p. 340.

  39.   Les Rêveries du promeneur solitaire , Paris, Garnier-Flammarion, 1964 [1772-78], 4e Promenade, p. 79.

  40.   Ibid., p. 80.

  41.  Ibid.

  42.  Émile, op. cit., livre IV, p. 353.

  43.  On peut résumer les conclusions de cette présentation en citant la très belle conférence de Cl. Lévi-Strauss sur Rousseau : « Car, s’il est possible de croire qu’avec l’apparition de la société se soit produit un triple passage, de la nature à la culture, du sentiment à la connaissance, de l’animalité à l’humanité - démonstration qui fait l’objet du Discours [sur l’inégalité] - ce ne peut être qu’en attribuant à l’homme, et déjà dans sa condition primitive, une faculté essentielle qui le pousse à franchir ces trois obstacles ; qui possède, par conséquent, à titre originel et façon immédiate, des attributs contradictoires sinon précisément en elle ; qui soit, tout à la fois, naturelle et culturelle, affective et rationnelle, animale et humaine ; et qui, à la condition seulement de devenir consciente, puisse se convertir d’un plan sur l’autre plan. Cette faculté, Rousseau n’a cessé de le répéter, c’est la pitié, découlant de l’identification à un autrui qui n’est pas seulement un parent, un proche, un compatriote, mais un homme quelconque, du moment qu’il est homme, bien plus : un être vivant quelconque du moment qu’il est vivant. » ; et Lévi-Strauss d’ajouter : « [Rousseau] a découvert avec l’identification le vrai principe des sciences humaines et le seul fondement possible de la morale ». Cf. « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme » [1962] in Anthropologie structurale deux , Paris, Plon, 1996 [1973], p. 49-50 et 55-56.

  44.  Emile, op. cit., livre IV, p. 270.

  45.  Ibid, p. 301.

Martin-Breteau Nicolas
Wormser Gérard masculin
Politique de la pitié chez Rousseau
Martin-Breteau Nicolas
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2006-02-14

L'œuvre de Rousseau est à la fois et indissociablement une anthropologie, une morale et une politique. Son anthropologie, fondée sur la description de l'homme « à l'état naturel », fait comprendre que c'est l'état de société qui est à l'origine du mal sur la terre. Pour Rousseau, le mal social se présente quotidiennement à nos yeux sous les espèces de la misère, de la violence et de l'oppression. Son anthropologie est pour le moins désespérante : depuis la nuit des temps, quelques puissants, à l'abri des lois, exploitent l'immense majorité sans défense. Pourtant l'œuvre de Rousseau ne se borne pas à une simple dénonciation, si brillante soit-elle, de la réalité sociale. Et c'est précisément ce qui en fait tout son intérêt. Comme le démontrent sa politique et sa morale, le règne universel de l'injustice n'est pas une fatalité. Car si Rousseau refuse d'admettre une quelconque « nature humaine » pouvant éventuellement fonder en raison une communauté d'hommes, c'est pour se donner les moyens de penser une communauté politique affective fondée sur un sentiment naturel : la pitié.

Rousseau, Jean-Jacques (1712-1778)