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A la recherche du Paradis

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      • Mot-clésFR Éditeur 322 articles 18 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 29 articles
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      Texte

      Conférence prononcée au Colloque de Presov « Tolérance et différence » organisé par le Département de langue et de littérature françaises de la Faculté des Lettres de l’Université de Presov, les associations Jan Hus et Sens Public, avec le soutien de l’Ambassade de France en Slovaquie, en septembre 2006.

      Textes recueillis et édités par Carole Dely.

      Les sociétés tchèque et française à la fin du 19e siècle

      Parce qu’il était le fils d’un Français et d’une Allemande juive vivant à Prague, Julius Zeyer a été fortement influencé par les événements et par la situation politique, sociale et culturelle de ces deux pays dans la seconde moitié du 19e siècle. Les intellectuels français et tchèques, plus touchés que la majeure partie des Français et des Tchèques, ont à cette époque le sentiment de traverser une crise : crise politique, économique et crise morale. L’évolution de la société est en outre accompagnée de l’effondrement de la foi catholique. En France, de même que dans la monarchie austro-hongroise des années 1880, l’antisémitisme catholique, doctrinal et liturgique, devient un phénomène de masse et s’accompagne d’une vague de publications antisémites. Le monde catholique, aux prises avec la modernité, a tendance à accuser le juif, le franc-maçon et l’anarchie socialiste.

      Cet effondrement de la foi et cet affaiblissement du monde catholique vont paradoxalement susciter dans les années 1880 la nostalgie d’une croyance ; ce sont bien là les composantes du mal de fin de siècle : le sacré sans cesse désiré, sans cesse ressenti comme lointain, et raisonné comme lointain, par des hommes fatigués de trop connaître. Une forme de catholicisme esthétique remplace chez certains écrivains le sentiment religieux perdu. 1

      « Coincés entre une nostalgie diffuse du surnaturel et un refus des cultes orthodoxes, beaucoup parmi les écrivains ou les artistes de l’époque ont été conduits à exprimer moins la foi véritable qu’une sorte de rêverie sentimentale et mythique qui était l’association de développements imaginaires souvent étranges. » 2

      Peu d’intellectuels restent insensibles à la question religieuse : ils sont attirés par le surnaturel, sans pouvoir pour autant trouver une réponse à leurs aspirations dans aucune des religions existantes. Leurs œuvres littéraires et picturales témoignent souvent de leur inquiétude religieuse. 3

      Élevé par sa mère et par sa bonne, Julius Zeyer s’est toujours senti tchèque. De plus, c’est un Tchèque vivant dans la minorité juive pragoise, un Tchèque opprimé par le gouvernement austro-hongrois, et peut-être un homosexuel subissant tous les sentiments hostiles de la société de cette époque - l’homosexualité de Zeyer reste une énigme, mais les connaissances que l’on a aujourd’hui de sa vie et de son oeuvre accréditent de plus en plus cette idée.

      Toute la vie de Julius Zeyer, et conséquemment son oeuvre, sont marquées par la recherche de la vérité. Mais où la trouver ? Le poète a été très influencé par les idées et les mouvements de la société intellectuelle française. Le néo-christianisme de certains intellectuels s’est concentré sur l’idée que toutes les religions ont un devoir commun : le bien public. D’autres philosophes et écrivains français préféraient le bien à la vérité. Zeyer était par ailleurs fasciné par le mysticisme sacré des prêtres égyptiens, indiens, japonais, etc. ; une grande âme conjuguée à une grande volonté peut lutter contre la sensualité, et avec l’intuition, ouvrir sur un univers irrationnel, transcendant et poétique. La connaissance de ces mythes et religions ouvrait au poète un univers de mystères, de gloires, de vies presque oubliées. Les thèmes préférés de Julius Zeyer étaient la fin de la gloire païenne et l’aube du christianisme. Son intérêt portait avant tout sur la poésie ancienne, poésie du savoir suprême.

      Jan Voborník 4 appelle Julius Zeyer « philosophe » en raison de sa recherche de la vérité et de sa soif d’éternel. Bien que poète catholique, Zeyer n’était pas partisan du christianisme de son époque, en lequel les idées sur le Christ étaient faussées. Il était aussi un symboliste, et nullement dogmatique. En étudiant les religions et les idées philosophiques des différentes nations, Zeyer a sélectionné tout ce qui correspondait à son âme, à son désir et à ses voeux d’une humanité meilleure. Durant toute sa vie, le poète a créé la beauté, cherché la vérité et voulu le bien. Ce sont les traits essentiels de son existence. Assez souvent déçu par la situation sociale et politique, mais aussi par sa situation personnelle, Zeyer s’est retiré dans un monastère pour méditer sur la vie. Mais son tempérament empêcha qu’il séjourne plus de quelques jours. Ce n’était pas pour devenir moine qu’il y était entré, mais pour travailler à une poésie réunissant les trois éléments suprêmes mentionnés plus haut : la beauté, la vérité et le bien. Zeyer ne cessait de chercher le paradis dans son coeur et dans son âme. Toute son oeuvre témoigne de cette recherche. Si nous nous concentrons sur les ouvrages dans lesquels il a adapté des compositions anciennes, nous trouvons une chanson qui s’accorde avec tout ce qui vient d’être dit. Il s’agit de La Chronique de saint Brandan 5 , paraphrasant une chanson médiévale du 12e siècle : Les Voyages merveilleux de saint Brandan à la recherche du Paradis terrestre.

      Avant de comparer ces deux compositions, posons ces quelques questions :

      1. 1° : Pourquoi Julius Zeyer fait-il de la elemlistephrase plutôt que de la traduction ?
      2. 2° : En quoi l’auteur est-il « originel » et original ?
      3. 3° : Pourquoi a-t-il été si fortement influencé par les compositions médiévales ?

      La signification des paraphrases zeyériennes est expliquée comme suit par Jan Voborník dans sa monographie :

      « Celui qui veut saisir la vieille beauté poétique en sa forme originelle, celui-là doit avoir beaucoup de connaissances. Les traductions fidèles ne sont pas destinées au peuple. Les profanes ne peuvent saisir les beautés classiques. Mais pour ne pas les exclure de la perception de cette beauté rare, il faut rendre la poésie accessible. Et c’est la paraphrase moderne qui peut le faire. » 6

      Pour rendre compte de l’originalité de Julius Zeyer, Jan Voborník recourt à une comparaison avec les paysages romantiques de Ludwig van Tieck : en dessinant un paysage, van Tieck crée une image fantastique qui ne peut pas exister. Ce procédé ne correspond pas à celui du poète Zeyer, qui lui étudie longtemps le paysage, son mystère et son âme. Après avoir mis sur papier tout ce qu’il a étudié et saisi, il crée le paysage de lui-même, le paysage impressionniste comme reflet du paysage réel.

      L’originalité du poète tient également à ses procédés de création :

      1. 1°- les impressions immédiates de la réalité extérieure, surtout celles des paysages ;
      2. 2°- la connaissance approfondie d’une histoire ancienne ;
      3. 3°- la reproduction de cette histoire dans le cadre d’impressions sensuelles ; les modifications, l’approfondissement du sujet, le travail d’imagination personnelle ;
      4. 4°- le travail littéraire. 7

      A la recherche du Paradis ou d’une grande tolérance 8

      Le médiéviste Ian Short 9 constate que Le Voyage de saint Brandan est un véritable bijou de la littérature médiévale. Il reconnaît dans cette légende les influences de la mythologie grecque, des histoires celtes et des légendes chrétiennes. Le héros de la composition, l’abbé Brandan, a vécu au 6e siècle. Il avait cette idée extraordinaire de visiter le Paradis encore vivant. 10

      Ian Short suppose que la légende a existé dans la tradition orale. Il est probable que la légende, transmise d’un trouvère à l’autre, s’est trouvée chaque fois enrichie de nouveaux éléments fantastiques. Le premier texte connu, apparu au 9e siècle, a été écrit en latin par un moine irlandais qui avait vécu dans un monastère de Lotharingie. Il s’agit de la Navigatio sancti Brendani Abbatis. Parallèlement est écrite Une Vita sancti Brendani. Ce texte parle plus particulièrement de la vie de Brandan, il souligne sa sainteté et donne d’amples détails sur son lignage et son enfance. Au cours du 10e siècle, les moines germaniques ont recopié le manuscrit de la Navigatio sancti Brendani Abbatis. 11

      Francisque-Michel 12 rappelle que c’est un savant philologue allemand du 19e siècle, Hermann Suchier, qui a publié en entier et pour la première fois ce poème. 13 Le manuscrit latin avait été recopié et adapté jusqu’au 13e siècle. D’après Ian Short, la plus célèbre et la plus belle adaptation est Le Voyage de saint Brandan qui a été composé en 1120 en dialecte anglo-normand par un clerc du nom de Benedeit, ou Benoît. 14

      Julius Zeyer a longtemps étudié des chansons irlandaises et bretonnes, légendes et mythes. En 1884, il a visité l’Italie et là, influencé par la culture, par les beautés naturelles, architecturales, picturales et littéraires, par l’ambiance des villes de Florence, Sienne, Fiestole et Aventine, les monastères médiévaux, il a commencé à écrire La Chronique de saint Brandan. Lui-même qualifie sa légende d’« odyssée celto-chrétienne ».

      Commençons à comparer la composition de Benoît et celle de Julius Zeyer en comparant le nombre de vers : le texte médiéval Le Voyage de saint Brandan est écrit en 1834 octosyllabes et rimes plates ; La Chronique de saint Brandan en 2603 décasyllabes et vers blancs. Dans son travail poétique, Zeyer modifie des passages, en recrée d’autres qui n’avaient été précédemment que mentionnés. Cet effet est assez intéressant, car on est habitué à ce que Zeyer réduise normalement le texte originel, les adaptations zeyériennes sont en général plus courtes que les chansons et les légendes médiévales.

      Le texte des Voyages merveilleux de saint Brandan à la recherche du Paradis terrestre est écrit comme un ensemble, sans être divisé en chapitres. Le texte préparé par Ian Short contient cinquante-quatre brefs chapitres ; la composition de Julius Zeyer comprend huit parties appelées « les têtes ».

      Le sujet de la légende peut être brièvement résumé ainsi : l’abbé Brandan prend la mer avec ses dix-sept frères. Chaque étape de leur odyssée est une merveille, chaque île est un monastère, où les bizarreries d’une nature fantastique répondent aux étrangetés d’une vie tout idéale. 15

      La composition médiévale commence par la présentation de l’abbé Brandan, un des hommes les plus sages et les plus justes. Il prie Dieu de pouvoir visiter le Paradis ; il vient voir le clerc Barint qui vit dans la forêt avec trois cents moines. Barint raconte à Brandan l’histoire de la quête de son fils Merdoc, qui a découvert une île sur laquelle il est possible de vivre de l’odeur de belles fleurs et où chantent les anges. Brandan choisit quatorze frères qui lui promettent d’être fidèles. Dieu envoie alors un ange pour manifester sa bénédiction pour le voyage de Brandan. Mais trois autres moines veulent les suivre. Brandan, qui est doué de capacités prophétiques, sait que deux de ces hommes subiront l’influence du diable et que le troisième y échappera. Le bateau part. Pendant quinze jours, les moines ne voient que mer et ciel. Puis soudain, la mer est dominée par un calme plat.

      Ce même passage, dans la légende de Julius Zeyer, commence par la fête de Noël au monastère dont Brandan est abbé depuis un an. La gloire et la modestie de Brandan soulignent sa sainteté, qui lui fait mériter l’exaucement de son désir. Et Brandan veut voir non seulement le Paradis, mais aussi l’Enfer.

      Du point de vue poétique, Julius Zeyer excelle en particulier dans les passages qui décrivent des espaces saturés de lumière, de gloire et de splendeur. De cette façon, il modernise les images proposées par l’auteur médiéval, pour mettre à profit ses propres ressources poétiques et obtenir ainsi sa propre « peinture verbale ». Voyons par exemple la description de l’ambiance splendide, à la fois solennelle et tranquille, de la soirée de Noël :

      - l’image d’introduction :

      « Quand le soir de Noël est venu,

      - la lumière froide :

      « et les étoiles brillaient au-dessus de la neige »

      - la gradation de la lumière ainsi que de la chaleur, la liaison de plusieurs sentiments et sensations (le calme, la chaleur, l’odeur), dans le réfectoire :

      « [dans] la cheminée de pierre un arbre entier brûlait en remplissant la grande salle de son crépitement et de l’odeur de la chênaie. »

      - La gradation du désir spirituel :

      « L’ancien désir de voir le Paradis s’est enflammé soudain dans l’âme de Brandan. »

      Les pensées de l’abbé sont interrompues par le son d’une cloche, suivi de l’arrivée d’un vieillard. Celui-ci semble être la personnification même de l’Irlande, des vieux chants ayant perduré jusqu’à l’époque de Zeyer. Le lecteur tchèque pourrait aussi y voir la personnification du destin de la Bohême, surtout dans le symbole de « la chaîne d’or de l’ancien chant », qui a été coupée « par l’épée impie ». Julius Zeyer rend de cette manière honneur aux vieux druides et à leurs chants anciens. Le personnage du druide est un maillon de chaîne qui relie le lointain passé à son époque. Zeyer choisit le rôle d’un druide de la fin du siècle. Le vieillard de Zeyer s’appelle Merdok, mais l’histoire de sa vie est différente de celle du Merdoc dans le texte médiéval. Le vieil homme et son fils se trouvent poursuivis par un cruel sauvage païen, qui assassine ce dernier et aveugle Merdok. Le vieux druide pressent que l’assassin cruel se trouve parmi les moines du monastère de Brandan. L’abbé s’aperçoit de la pâleur du moine Lucius qui est soudainement parti. Par cette scène, Zeyer crée le début d’une histoire, il justifie ainsi le destin sombre d’un moine qui apparaît aussi dans la légende médiévale. Mais Benoît ne disait rien de son origine ni de son nom.

      Dans le texte de Zeyer sont développés les contrastes du bien et du mal, de la sainteté et de la malédiction, du christianisme et du paganisme.

      L’odyssée des moines et de leur abbé Brandan les conduit sur des îles merveilleuses. Mais il y a certains endroits qui excitent puissamment la fantaisie de l’auditeur ou du lecteur. Un épisode impressionnant se déroule sur l’île où les moines trouvent des brebis énormes. Un messager de Dieu apporte du pain aux pèlerins et leur explique pourquoi les brebis sont si grandes : elles ne sont jamais traites mais ne souffrent d’aucune maladie. Puis les frères découvrent une autre île où ils veulent passer Pâques. Finalement, ils s’aperçoivent qu’ils se trouvent sur une baleine. Ils continuent leur voyage et découvrent un arbre magnifique par sa beauté :

      E ledement s’estent par l’air, Umbrajet loin e tolt le clair, Tute asise de blancs oiseus : Unches nul hom ne vit tant beus. » La poétisation de Julius Zeyer : « L’arbre haut comme dix tours se dressait sur les rochers bleus de lapis-azuli, et il était blanc comme s’il était de givre, de marbre, et la lumière du jour brisait ses rayons d’or parmi les feuilles, frémissante comme dans la rosée rose, et du sommet qui atteignait le ciel et la mer, où ses longues branches pendaient et répandaient leur odeur et le froid et l’ombre, cet arbre était couvert d’oiseaux brillants si fort que les moines ne pouvaient supporter cet éclat. » 16

      Le caractère extraordinaire de l’arbre, sa particularité et sa nature miraculeuse sont présentés au moyen de plusieurs procédés pleins d’imagination, comme si Julius Zeyer peignait avec des mots au lieu de pinceaux. Ces tableaux sont soulignés par des couleurs simples qui créent des surfaces de couleurs insolites. Dans le texte cité ci-dessus, il s’agit de l’arbre blanc, des rochers bleus et de la lumière d’or, trois couleurs essentielles et suprêmes dans la conception poétique du symbolisme zeyérien des couleurs. Le poète ajoute encore l’image rose de la rosée, symbole de la fragilité, de la fraîcheur et de l’aube.

      L’arbre connu pour sa beauté dans le texte de Benoît devient pour Julius Zeyer une occasion favorable de peindre un de ses plus beaux tableaux façon Art Nouveau, un élément de la nature lié à un miracle. L’arbre en tant que cathédrale ou abri est un des effets poétiques préférés de Zeyer.

      Cet arbre a été créé par Dieu pour les anges déchus qui ont été bannis du Paradis ; qu’ils regrettent leur erreur et ils pourront revenir, mais de fait ils ne peuvent plus le faire. La tolérance de la Providence divine et de Dieu lui-même se manifestent ailleurs dans le passage qui raconte l’histoire de Judas. Quatorze chapitres 17 de la légende médiévale, c’est-à-dire 610 vers, ont été remaniés par Zeyer en 100 vers. Les deux poètes conduisent leurs pèlerins dans un pays inhospitalier, couvert d’un linceul noir qui répand une puanteur terrible. Les flammes jaillissent des vallées profondes, le vent hurle et le tonnerre gronde.

      Julius Zeyer conserve cette image et il la développe par l’idée des limbes, en lui ajoutant un aspect plastique au moyen de ses procédés poétiques, avant tout par la personnification et maintes riches comparaisons :

      Estenceles od les lammes,

      Rochez ardanz e les flammes

      Par cel air tant halt volent

      Le cler del jurn que lur tolent. »  

      La poétisation de Julius Zeyer :

      « Le courant les porta dans la zone

      où il y avait fumée au lieu d’air,

      cette fumée affluait sur les eaux croupissantes,

      le brouillard étouffant y luttait avec les nuages

      pour gouverner le noir

      d’où un bruit curieux, creux sortait

      et les effrayait. Ils cherchaient en vain

      à tourner le navire et à s’enfuir,

      mais le vent les poussait de plus en plus dans les ténèbres,

      en hurlant terriblement, la fumée les étouffait (…).

      Les flammes sortaient maintenant des vagues

      et les éclairs sillonnaient le ciel

      comme des vipères dans le noir

      et dans la pénombre effrayante

      les visages des démons apparaissaient de temps à autre. » 18

      Julius Zeyer ne retraduit pas dans sa Chronique de saint Brandan l’image d’un énorme diable, forgeron de l’Enfer. Il ne rend même pas l’image effrayante de l’Enfer que les moines de Benoît aperçoivent lorsqu’ils rencontrent Judas, qui leur raconte l’histoire de sa trahison et de sa souffrance. La description des deux Enfers où Judas doit supporter des peines est très émouvante, elle laisse une forte impression, mais aussi en même temps une impression d’extrême cruauté. Zeyer a réduit ces passages en ne conservant plutôt que la bonté, la grande tolérance et la pitié de Brandan, et également celles de l’auteur lui-même. Pendant toute la nuit, Brandan a chassé les diables, il a protégé Judas par ses prières contre le mal de l’Enfer.

      La dernière partie des deux légendes, celle de Benoît ainsi que celle de Julius Zeyer, sont presque identiques quant au nombre de vers.

      Benoît propose une introduction intéressante et curieuse aux endroits où les frères peuvent pressentir la présence du Paradis : ils naviguent entre les murs d’un épais brouillard. Les murs s’écartent pendant trois jours, puis les moines aperçoivent la plus belle image du Paradis que l’homme de l’époque médiévale ait jamais pu créer :

      Ian Short (p. 40 ; partie Le lapidaire divin) :

      « Ils voient tout d’abord un mur qui s’élève jusque dans les nuages, un mur sans créneaux, ni chemin de ronde, ni bretèche, ni tour d’aucune sorte. Aucun des moines ne sait, à vrai dire, de quel matériau ce mur est construit, mais il est encore plus blanc que neige : c’est le Roi céleste qui l’a érigé. Il l’a fait sans le moindre effort, tout d’une pièce et sans brèche. Il est parsemé de gemmes qui projettent une grande lumière éclatante : chrysolithes de choix tachetés d’or en grande quantité ; le mur flamboie, resplendissant de topazes, chrysoprases, hyacinthes, calcédoines, émeraudes, sardoines ; en bordure, des jaspes et des améthystes luisent avec éclat ; il y a aussi la jacinthe brillante, le cristal et le béryl qui se renvoient leur luminosité : c’est un artiste de grand talent qui a su monter de telles pierreries. Elles réfléchissent entre elles la grande brillance de leurs couleurs qui se reflètent à leur tour les unes dans les autres. La mer clapote contre les hautes montagnes de marbre dur qui s’étendent loin du mur ; et sur cette chaîne de montagnes de marbre s’élève une autre montagne entièrement d’or pur. Au sommet de celle-ci se dresse le mur qui enclot les fleurs du Paradis. »

      Dans la description de Julius Zeyer, c’est la nature qui joue un rôle très important. Les couleurs symbolisent la spiritualité, la foi et la pureté.

      Le mur blanc du Paradis couvert de pierreries est peint par Julius Zeyer assez fidèlement d’après la légende médiévale, mais le poète crée une forte impression par le spectacle magnifique des couleurs, comme s’il était extrait des contes des Milles et une nuit. L’autre mur, ainsi que le mur entourant juste le Paradis, est plus modeste, à savoir plus spirituel ; la spiritualité de cette partie du texte zeyérien est caractérisée avant tout par les symboles de la foi : les fleurs, l’odeur, la rosée.

      Le paradis de Benoît, c’est un beau jardin, un jardin magnifique. Le Paradis zeyérien est davantage rempli d’une symbolique spirituelle. Mais ni légende de Benoît ni légende de Zeyer ne permettent aux moines de continuer d’enrichir leurs connaissances parce que « l’homme ne peut plus supporter un bonheur surnaturel si énorme. »

      Les clercs de la légende médiévale partent pour l’Irlande. Leur voyage de retour dure trois mois. Julius Zeyer a élargi aussi cette partie du pèlerinage. Brandan seul garde le navire et le dirige. Il devient la forteresse symbolique de la foi imperturbable. Même dans la nuit, où l’on est si proche du ciel, des idées et des sentiments nobles, la nature ne cesse de faire partie de l’univers spirituel, de la vie pathétique mais animé d’une foi sincère de l’abbé Brandan. Seul Brandan peut être élu pour atteindre certaines connaissances inaccessibles : dans la composition de Zeyer, il s’agit de sa rencontre des apôtres et de Jésus-Christ pour la fête de Pâques.

      Les derniers quarante vers de la légende médiévale racontent le retour de Brandan, la rencontre avec les moines qui sont restés dans le monastère et la fin de la vie de Brandan. Julius Zeyer a condensé cette même idée en dix-sept vers où le poète entre autres écrits :

      « Et après plus de quarante jours, l’odeur dont ils étaient imprégnés est sortie de leurs habits. Et après un certain temps, l’odeur a disparu de leurs habits mais non de leurs âmes, elle y est restée pour toujours ; et tous ont vécu une vie sainte. Et le terme est arrivé et Brandan a pris congé, bienheureux et il est allé vers Dieu, oh, trois fois bienheureux celui qui vit le Paradis et le doux visage du Christ, celui qui a assouvi son désir, ce désir que nous tous avons dans le fond de l’âme et qui, de nos jours, s’appelle la soif d’idéal. » 19

      Le grand voyage de saint Brandan s’est terminé : il a trouvé le Paradis grâce à son humilité, son grand amour lié à sa grande tolérance envers tous ceux qui souffrent. L’autre grand voyage, celui d’un auteur tchèque, d’un poète si différent des autres, d’un étranger qui se sentait Tchèque mais avait des origines franco-allemandes juives, d’un poète à l’âme sensible, à l’imagination extraordinaire et unique, n’a jamais pu, lui, s’achever. Julius Zeyer nous a laissé une oeuvre riche, pleine de secrets et de mystères. Dévoiler tous les trésors sortis de l’âme poétique de cet auteur est une tâche sans fin. La connaissance des écrits de Zeyer, recherche comparatiste incluse, reste une grande aventure pour tous les amateurs de cet écrivain et de son oeuvre.

      Bibliographie

      FRANCISQUE-MICHEL ; Les Voyages merveilleux de saint Brandan à la recherche du paradis terrestre, Paris : Claudin, 1878.

      JACOBS, Joseph; Keltské pohádky a povesti; Britské ostrovy a Irsko, Brno : Kynwal Kanhwch, vol. 4., 1996.

      Kvety, année XXI., livre XLII, 1889.

      SEC, Ivan : Keltské mýty a legendy, Brno : Koala, 2004.

      ŠIMEK, O., Dejiny francouzské literatury v obrysech, Díl první, Stredovek, Prague : Sfinx Bohumil Janda, 1947.

      VOBORNÍK, Jan: Julius Zeyer. Prague : Unie, 1905.

      ZEYER, Julius.; Kronika o svatém Brandanu, Prague : Unie, 1906, vol. 4.

      ZEYER, Julius; Maeldunova výprava, Prague : Unie, 1906, vol. XXIX.

      Webographie

      http://arbredor.com.titres/brendan.html

      http://encyclopedia.jrank.org/fr/STE_SUS/CHARGE_WHITLEY_1830_1909_html

      http://fr.wikipedia.org/wiki/Saint_Brandan

      http://jacbayle.club.fr/livres/Utopie/Brendan.html

      http://mypage.bluewin.ch/brandan/pages.html

      http://www.victorianweb.org/authors/tennyson/works.html

      http://yclady.free.fr/ikonbrendan.html

      http://keltic.johnny.free.fr/mythes/B/bran_le_corbeau.htm

      http://keltic.johnny.free.fr/mythes/B/brendan.htm


      1.  Plus Peyelet, G. ; La Littérature fin de siècle de 1884 à 1898, Vuibert, Paris 1994, p. 15-20.

      2.  Ibid., p. 20.

      3.  Ibid., p. 20.

      4.  Jan Voborník (* 10. 4. 1854 Pohorí u Rychnova nad Knežnou, † 7. 3. 1946 Praha) a été professeur de tchèque, de latin et de grec ; il a été aussi traducteur, critique et auteur de drames.

      5.  Cette légende de Julius Zeyer a été publiée pour la première fois dans la revue Lumír en 1884.

      6.  Vobornik, J.; Julius Zeyer, Unie, volume XXXV, Prague, 1907, p. 271.

      7.  Ibid., p. 271-272.

      8.  Pour expliquer la différence entre l’écrivain Julius Zeyer et les autres écrivains de son époque, et pour expliquer la différence entre une composition médiévale et celle de Zeyer, j’ai inventé pour cette intervention le titre A la recherche du Paradis. Il me semblait en effet que ce titre exprimait parfaitement non seulement le sens de la vie de saint Brandan, la recherche de la tolérance en général, mais aussi la recherche du paradis spirituel, de l’âme et du coeur. Le titre A la recherche du Paradis perdu et retrouvé de Julius Zeyer pourrait sans doute tout aussi bien convenir, parce que trouver le Paradis terrestre n’est rien de moins que le rêve éternel du poète. Mais à la Bibliothèque Nationale de Prague se trouve un vieux livre intitulé Les Voyages merveilleux de saint Brandan à la recherche du Paradis terrestre. Quelle surprise de découvrir que le titre que nous avons choisi, existe depuis le 12e siècle ! Tandis que le sujet général de la légende médiévale est vraiment le désir de trouver le Paradis terrestre, le sujet de Zeyer est inspiré non seulement de cette légende mais aussi des sentiments, des espoirs, des désirs et des rêves de Zeyer lui-même.

      9.  Professeur à l’Université de Londres.

      10.  Brandan n’est pas un personnage de légende, mais sa biographie, comme ses voyages, a été enjolivée par les générations qui se sont succédées. On raconte qu’il naquit vers 485 en Irlande, dans le pays de Tralee, au royaume de Munster. Ses parents, Finnlug et Cara, appartiennent à la noblesse, il reçoit donc une éducation de choix. Baptisé par l’évêque Erec, il passe son enfance auprès de clercs qui lui enseignent le latin, le grec et la littérature, mais aussi les mathématiques, l’astronomie et la médecine. Comme tous les jeunes Irlandais, il apprend l’art de la chasse et de la pêche. Devenu prêtre, il se rend au Pays de Galles, dans le monastère de Lancavar, où il remplace bientôt l’abbé Cadoc, parti avec quelques moines en Armorique. C’est l’époque où les Bretons, chassés par les envahisseurs anglais et saxons, franchissent la Manche pour s’installer en Armorique qui prend alors le nom de « petite Bretagne ». Brandan partage son temps entre le Pays de Galles et l’Armorique. Il s’installe à Alet, bourgade qui se situe à l’emplacement d’un faubourg de la ville moderne de Saint-Malo. Vers 561, il fonde le monastère de Clonfert dans le comté de Galway, en Irlande. Brandan est surtout connu pour ses voyages en mer. De nombreux moines irlandais, épris d’ascétisme et de mortifications, ont l’habitude de prendre la mer pour s’installer sur quelque îlot désert. C’est pour aller à la recherche d’un certain Mernoc que Brandan entreprend vers 520 son premier grand voyage qui le conduit aux îles Féroé et en Islande, terre de glaciers et de volcans. Si l’on en croit la « Vita » et la « Navigatio », Brandan aurait entrepris d’autres voyages vers le sud et vers l’ouest. En descendant vers le sud, Brandan aurait découvert les îles Canaries. En partant vers l’ouest, il serait parvenu à Terre-Neuve et aux Antilles. Ainsi, dès le 6e siècle, le moine Brandan aurait découvert l’Amérique, dix siècles avant Christophe Colomb et quatre siècles avant les Vikings. (Pierre Bouet, Le fantastique dans la littérature du Moyen Age, Presses universitaires de Caen, 1986)

      11.  http://mypage.bluewin.ch/brandan/pages/page19html.

      12.  Auteur de l’Introduction du livre Les Voyages merveilleux de Saint Brandan à la recherche du Paradis terrestre.

      13.  Les Voyages merveilleux de Saint Brandan à la recherche du Paradis terrestre, A. Claudin, Paris 1878, p. XXIII.

      14.  http://mypage.bluewin.ch/brandan/pages/page19html.

      15.  Francisque-Michel, p. VI. Dans son Introduction, Francisque-Michel cite les idées d’Ernest Renan concernant la légende de saint Brandan : « Au milieu de ces rêves apparaît avec une surprenante vérité le sentiment pittoresque des navigations polaires : la transparence de la mer, les aspect des banquises et des îles de glace fondant au soleil, les phénomènes volcanique de l’Islande, les jeux des cétacés, la physionomie si caractérisée des fiords de Norvège, les brumes subites, la mer comme du lait, les îles vertes couronnées d’herbes qui retombent dans les flots. (…) Tout y est beau, pur, innocent : jamais regard si bienveillant et si doux n’a jeté sur le monde ; pas une idée cruelle, pas une trace de faiblesse ou de repentir. C’est le monde vu à travers le cristal d’une conscience sans tache. (…) Le mal apparaît sous la forme de monstres errant sur la mer, ou de cyclopes relégués dans des îles volcaniques ; mais Dieu les détruit les uns par les autres, et ne leur permet pas de nuire aux bons. » Ibid., p. VII-VIII.

      16.   Zeyer ; Kronika o svatém Brandanu, Prague : Unie, 1906, vol. 4, p. 34.

      17.  Conçus et divisés par Ian Short.

      18.  Zeyer, p. 82-83.

      19.  Zeyer, p. 100.

      Novotna Miroslava
      masculin
      Wormser Gérard masculin
      A la recherche du Paradis
      Novotna Miroslava
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2007-06-06
      Tolérance et Différence

      Toute l’œuvre de Julius Zeyer (1841-1901) est marquée par la recherche de la vérité et la quête du bien. Ce sont en même temps les traits essentiels de son être, de son existence. En étudiant les religions et les pensées philosophiques de différentes nations, Zeyer a choisi en elles tout ce qui correspondait à son âme, à son désir et à ses idées d’une humanité meilleure. L’oeuvre de cet auteur tchèque, si différent des autres auteurs de son époque, exprime la tolérance suprême au nom de la vérité. Si nous nous concentrons sur les ouvrages dans lesquels Zeyer a adapté des compositions anciennes, nous trouvons une chanson qui s’accorde bien à tout ceci. Il s’agit de La Chronique de saint Brandan, paraphrasant une chanson médiévale du 12e siècle : Les Voyages merveilleux de saint Brandan à la recherche du Paradis terrestre.

      Arts et lettres
      Philosophie
      Politique et société
      Zeyer, Julius (1841-1901)
      Renan, Ernest (1823-1892)
      Religions