×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

Que la décolonisation littéraire commence !

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (6)
Texte

De la place Tian An Men à la place des Mille Vents

« Place des Mille Vents, les joueurs couverts de givre sont pareils aux bonshommes de neige. Une vapeur blanche s’échappe des nez et des bouches. Des aiguilles de glace, poussées sous le rebord de leurs toques, pointent vers la terre. Le ciel est de nacre, le soleil, cramoisi, tombe, tombe. Où se situe le tombeau du soleil ? » 1

Voilà un saphir dont ne pourrait se trouver ornée la langue de Molière si, au lieu de choisir le français, Shan Sa s’était tournée vers l’anglais. Abandonnés, au mieux, à une traduction plus ou moins proche du texte original, nous autres, non les Franco-français, mais nous tous, peu importe l’origine, qui lisons et aimons la langue française, aurions été privés du sentir d’une jeune Chinoise à même d’enfanter sous sa plume des trésors de pensées et d’expériences de nous autres inconnues. Et s’il est vrai qu’une langue et ses mots se goûtent, se savourent jusqu’à l’ivresse, voilà bien un mets délicieux dont nous n’aurions pu jouir si la jeune femme s’était établie à Londres ou à New York en quittant la Chine de Tian An Men.

Non seulement ces quelques lignes ne nous seraient parvenues - au mieux, insistons - qu’altérées, mais nous risquions même d’être privés d’un récit grandiose mettant face à face une jouvencelle de l’Empire du Milieu et un officier japonais s’affrontant et s’aimant malgré eux, malgré l’histoire, la leur et la grande - celle qui se pare d’un « H » majuscule -, sur les cases du jeu de go dans la Chine des années 1930.

Dans ce qu’elle avait de novateur, la littérature française de ces dernières décennies ne nous a trop souvent condamnés qu’à deux sentiers bien particuliers : la planète « autofiction » d’une part ; et un genre de satellite résiduel, la « littérature francophone », d’autre part. Né au début des années 1980, dans un monde qui allait bientôt être de nouveau mondialisé, j’ai vite fait mon choix. Je pris pour moi de naviguer sur l’écume des pages venues d’ailleurs.

J’ai suivi Amin Maalouf jusqu’au bout du globe, tantôt dans l’époustouflant Samarcande, tantôt sur les pas de Léon l’Africain. J’ai pensé la globalité avec Edouard Glissant, au travers de sa créolisation de la planète, présentée comme inéluctable dans sa Cohée du Lamentin. Je tiens Les sept couleurs du vent de Bernard Tirtiaux pour l’un des plus beaux romans écrits en français à la fin du 20e siècle. J’ai ri aux éclats avec Dai Sijie et son Balzac et la Petite Tailleuse chinoise et j’ai retenu mon souffle, plongé dans les Ethiopiques de Senghor. Plus personnellement encore, l’amoureux de Japon que je suis n’a jamais pu tourner les pages de Chronique japonaise de Nicolas Bouvier sans une très grande émotion mêlée tout à la fois de respect et de tendresse.

Et tout cela, pour mon plus grand bonheur, sans avoir à passer par les pièges multiples de la traduction qui jamais, ô grand jamais, ne restitue la saveur exacte du mot et la beauté souveraine de la pensée. Car, les Italiens le disent si bien, « traduttore, traditore ». Aucune crainte pourtant : voilà que le monde entier s’était invité en français à ma table d’existence.

Quand le Verbe revient du bout du bout du monde

Ne leur en déplaise, depuis longtemps, les Français de métropole ne sont plus les seuls passeurs, les seuls gardiens de la langue française. Trésor immense, cette langue, qui compte parmi les cinq ou six grandes du monde, continue de rayonner et se déploie librement, comme toute langue vivante au sens propre du terme, pour énoncer des réalités qui ne sont plus le seul fait du microcosme parisien.

Or, en métropole, ce constat semble ne s’être pas encore tout à fait imposé. A tel point que c’est avec force qu’un auteur devait bientôt exprimer son mécontentement dans les colonnes d’un grand quotidien français qui se fera volontiers le relais d’un nouveau mouvement : « La francophonie, oui, le ghetto : non ! » 2 , s’exclamait ainsi Alain Mabanckou dans Le Monde, l’an dernier. Fatigué par cette conception d’une littérature francophone comme « faite hors de France le plus souvent par des auteurs originaires d’anciennes colonies françaises », définition qui « a le mérite de couper court aux discussions et de rassurer les consciences », le poète et écrivain devait, le premier, s’insurger contre cette relégation aux marges, le renvoi dans les confins de la littérature française d’une littérature perçue comme exotique, bref, contre cette hiérarchisation littérature française/centre, francophonie/bout du bout du monde.

Hiérarchisation d’autant plus suspecte à ses yeux que des Makine, Cioran, Semprun, Kundera ou Beckett, « écrivains francophiles », ont les honneurs des Lettres françaises, « sont placés dans les rayons de la littérature franco-française », quand des « Kourouma, Mongo Beti, Sony Labou Tansi relèvent encore de la littérature étrangère, même s’ils écrivent en français ». Et ils ne sont pas les seuls. Cette hiérarchisation demeure d’abord le fait des éditeurs, qui créent des collections particulières, où serait mise en valeur une certaine spécificité régionale, quand les « francophiles » voient la portée de leurs textes être érigée au rang d’universel. Somme toute, en caricaturant à l’extrême, les francophones sont du simple particulier, une contingence de la littérature française, et leurs écrits n’ont pas grand-chose à nous apporter dans l’intelligence de ce monde, quand d’autres rejoignent d’office le panthéon des grands de la littérature française. Hiérarchisation consacrée en bout de chaîne par les libraires, qui créent des rayons particuliers pour ces auteurs.

Sauf qu’aujourd’hui, un Edouard Glissant aide à comprendre les logiques de la « mondialité » bien mieux que quiconque. Et un Danny Laferrière a un mode de vie identique à celui de bien des voyageurs du monde moderne, et nous éclaire avant tout sur nous-mêmes quand il narre ses voyages aux quatre coins du monde.

Et Alain Mabanckou d’entreprendre alors d’inverser les termes de l’équation : « Pendant longtemps, ingénu, j’ai rêvé de l’intégration de la littérature francophone dans la littérature française. Avec le temps, je me suis aperçu que je me trompais d’analyse. La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents ». Au fond, c’est à la littérature française d’entrer dans ce grand univers étalé sur cinq continents, pas l’inverse. Car il faut « reconnaître qu’il est suicidaire d’opposer d’une part la littérature française, de l’autre la littérature francophone ».

Et notre poète de prendre pour un temps les habits du voyant : « La fratrie francophone est en route. Nous ne viendrons plus de tel pays, de tel continent, mais de telle langue. Et notre proximité de créateurs ne sera plus que celle des univers... » 

La littérature française est-elle soluble dans la francophonie ?

Un peu plus tôt 3 , Anna Moï, plus mesurée, avait déjà lancé un pavé dans la mare. Evoquant la diminution du nombre de francophones d’année en année, elle observait : « La puissance anglo-saxonne n’explique pas entièrement ce rétrécissement de la clientèle. L’anglais est certes le vecteur de communication de l’économie mondiale, mais aussi, il est la langue de plusieurs cultures : les Anglo-Saxons ont intégré le chromatisme des peuples qui contribuent à construire cette universalité. » Quand les Anglo-Saxons ont accepté il y a plus d’une décennie déjà de faire tomber les barrières littéraires et admis que des Kazuo Ishiguro, des Ben Okri, des Arundhati Roy ou des Salman Rushdie ne soient plus différenciés des autres auteurs britanniques et qu’est alors née une World Literature, Anna Moï précise : « Je note cependant que mes romans, écrits en français et publiés par Gallimard dans la collection "Blanche", sont répertoriés dans le département de littérature vietnamienne à la Fnac. Les libraires anglo-saxons préfèrent classer les écrivains du monde entier par ordre alphabétique. » Et de s’interroger : « Peut-on imaginer, un jour, une intégration des destinées polychromes dans le rayonnement francophone ? Assistera-t-on à la naissance d’un lectorat français sensibilisé par des questions d’enfance africaine, de conséquences de l’indépendance en Inde, de destinées tziganes, de castes ? Les amours illicites et fatales d’une Indienne du Kerala et d’un intouchable toucheront-elles autant les lecteurs français que les émois amoureux des acteurs du microcosme parisien ? » En somme, un véritable combat pour l’égalité littéraire, qui rejoint cette envie de sortir du ghetto évoquée plus haut.

Or, ce microcosme parisien et sédentaire n’a pas encore été ébranlé par les soubresauts de la globalisation et s’en tient à de vieilles idées qui nous empêchent de comprendre le monde tel qu’il est aujourd’hui. Mais il n’en reste pas moins le centre vital de l’économie de la littérature en français.

Était-ce cependant là, avec deux articles qui auraient aussi bien pu passer inaperçus, le commencement d’une nouvelle aventure, ou fallait-il même le faire remonter à la création du festival Étonnants voyageurs et à son invite téméraire aux pérégrinations littéraires et réelles les plus audacieuses à une époque où le monde des gendelettres et des plumitifs de l’ennui n’avaient déjà plus rien à nous offrir à lire ou à voir que leur nombril ? Ou fallait-il même remonter à l’effondrement du mur de Berlin, en 1989, qui allait voir les idéologies s’effondrer, la géopolitique se craqueler, et emporterait peu à peu dans un vent de poussière une littérature franco-française sclérosée, de plus en plus fragilisée face à l’émergence d’un monde mondialisé?

Mais qu’importe une date de naissance ! Ce vacarme devait bientôt s’amplifier avec la rentrée littéraire de 2006 : cinq prix littéraires 4 , et non des moindres, allaient être décernés à des écrivains étrangers. Hasard ou révolution ? La brèche était ouverte, ne restait plus qu’à s’y engouffrer.

Pour une littérature-monde

Or, en mai 2007, il se passait enfin quelque chose en France.

Alors qu’on assistait à l’élection d’un candidat qui devait regonfler la droite en s’accaparant l’électorat du Front National par l’appropriation des idées de son vieux leader, un étrange recueil devait être publié, aux antipodes de cette pensée conservatrice, dont on avait eu des échos quelques temps plus tôt dans Le Monde.

Des échos qui commençaient à en dire long : reprenant entre autres à son compte les arguments d’Alain Mabanckou et d’Anna Moï, un manifeste 5 parut, signé par près d’une cinquantaine d’écrivains de tous horizons.

L’estocade était forte : on devait y parler de « révolution copernicienne », rien de moins. En gros, la francophonie cessait de tourner autour de la littérature française ! « Copernicienne, parce qu’elle révèle ce que le milieu littéraire savait déjà sans l’admettre : le centre, ce point depuis lequel était supposée rayonner une littérature franco-française, n’est plus le centre ». Et même plus précisément : « le centre, nous disent les prix d’automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. Et naissance d’une littérature-monde en français ».

Naissance, voire Renaissance littéraire : « Le monde, le sujet, le sens, l’histoire, le "référent" », les ingrédients du roman sont de retour, quand celui-ci, pendant des décennies, « n’avait plus qu’à se regarder écrire ». Probablement que la chute du mur de Berlin n’y était pas pour rien. Elle mettait seulement plus de temps à faire sentir ses conséquences en français que chez les Anglo-Saxons. La France, au demeurant, semble encore loin d’accepter la réalité de la globalisation, sujet qui ne fut ainsi guère abordé, pour ne pas dire occulté, lors de la campagne présidentielle du printemps 2007. Et ce comportement s’en est finalement, à ce jour, ressenti jusqu’à dans sa littérature. Mais « la meilleure des nouvelles », c’est que le monde est de retour sur sa scène. Une scène qui transcende désormais le cadre national pour fusionner dans un grand ensemble intercontinental.

Cette « littérature-monde en français » - puisque telle est sa dénomination - semble curieusement épouser les mouvements souterrains d’un peuple mélangé, apparaît soudain comme le parfait reflet d’une nation française véritable mosaïque d’individus d’origine asiatique, maghrébine, africaine, voire d’ailleurs, fondus depuis plusieurs générations déjà dans les couches populaires, et réclamant une égalité de droit, comme lors des nuits de novembre 2005, que la littérature-monde se propose de lui offrir par un moyen détourné. Révolution copernicienne ? Finalement, le mot n’était peut-être pas si fort.

Allons même plus loin : au demeurant, qu’est-ce qui distingue aujourd’hui les populations de New York, de Londres ou de Paris ? En apparence, rien. Les multitudes foulant le pavé de Manhattan, les individus pressés de la City ou les piétons du quartier de l’Opéra, à Paris, offrent tous le même spectacle de masses aux couleurs éclatées et variées ; le monde les habite dans sa diversité. La vraie différence, ce sont la langue qu’ils ont respectivement en partage, et la culture dont ils sont les dépositaires. Ce nouveau courant littéraire accompagne donc une certaine modernité : elle le précède mais il la rend intelligible. Au fond, cette littérature-monde prend acte d’une réalité manifeste, l’entérine de facto.

Naguère, « les écrivains antillais, haïtiens, africains qui s’affirmaient alors n’avaient rien à envier à leurs homologues de langue anglaise. Le concept de "créolisation" qui alors les rassemblait, à travers lequel ils affirmaient leur singularité, il fallait décidément être sourd et aveugle, ne chercher en autrui qu’un écho à soi-même, pour ne pas comprendre qu’il s’agissait déjà rien de moins que d’une autonomisation de la langue. Soyons clairs : l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l’acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni n’écrit en francophone. La francophonie est de la lumière d’étoile morte ».

Finalement, c’est le « lien charnel exclusif entre la nation et la langue qui en exprimerait le génie singulier » qui se rompt lentement. Et notre manifeste de conclure : « Le centre relégué au milieu d’autres centres, c’est à la formation d’une constellation que nous assistons, où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, n’aura pour frontières que celles de l’esprit ».

Dit en d’autres termes, la littérature-monde en français fait naître une nouvelle nation mondiale, celle pour qui écrire en français est un plébiscite de tous les jours.

Manifeste ou Constitution, à chacun de juger !

Une littérature pour tout ce que nous avons en partage

Surtout, ce même mois où devait naître un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale - les deux termes étant renvoyés l’un à l’autre comme si l’identité nationale ne pouvait se concevoir qu’au travers d’une lutte fantasmée contre des hordes d’envahisseurs supposées massées aux portes de l’Hexagone -, ce même mois, disions-nous, l’on sauvait un peu de notre âme par la publication d’un essai 6 reprenant et développant le titre du manifeste précité. Michel Le Bris opérait d’entrée de jeu un constat clair : « Historique, donc, ce moment : l’acte de décès d’une certaine idée de la francophonie, perçue comme un espace sur lequel la France dispenserait ses lumières au bénéfice, il faut donc le supposer, de masses encore enténébrées » (p. 24).

Au demeurant, replacée dans un contexte historique, cette naissance semble réaffirmer la primauté du libre-arbitre sur le cours des événements. Car : « Parallèlement, et cette quasi-simultanéité était frappante, montaient les intégrismes, se réveillaient partout les nationalismes, pour ne pas dire le délire identitaire - au nom de la culture, comme de bien entendu, culture perçue comme menacée ou culture visant à l’hégémonie, prenant l’une et l’autre en otages ses artistes, sommés d’en être l’expression, le porte-voix de leur "communautés" . "Salman Rushdie contre les intégrismes", telle était la ligne de partage qui traversait l’idée même de culture, et de création artistique. La fatwa lancée contre cet écrivain marquait la radicalité de l’enjeu : nous étions bel et bien en train de changer de monde. » (p. 32). Au fond, cette littérature-monde s’affirme aussi envers et contre un monde post-11 septembre 2001 qui voit des ennemis dans les autres civilisations, des terroristes dans tout ce qu’il y a de non occidental, et qui nous intime de choisir notre camp, celui du repli identitaire. Elle se dresse contre l’arbitraire d’un George W. Bush qui déclare : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ». Le Verbe contre ceux qui décrètent que les barbares sont à nos portes et qu’il faut bâtir de nouvelles murailles de Chine qui n’ont pour résultat que de réduire les libertés individuelles, et avec elles, le pouvoir créateur, voilà l’enjeu.

« Ce qui ressortait de cette prodigieuse absorption n’était donc plus l’Occident initial mais une irisation de figures nouvelles, bref, nous assistions à la venue de quelque chose d’autre : la naissance d’une littérature-monde. Multiple, diverse, colorée, multipolaire et non pas uniforme comme le craignaient les esprits chagrins. La terre, en somme, était en train de devenir ronde. Et c’était, pensions-nous, la meilleure des nouvelles.

Littérature-monde, très simplement, pour revenir à une idée plus large, plus forte de la littérature, retrouvant son ambition de dire le monde, de donner un sens à l’existence, d’interroger l’humaine condition, de reconduire chacun au plus secret de lui-même. Littérature-monde, pour dire le télescopage, dans le creuset des mégapoles modernes, de cultures multiples, et l’enfantement d’un monde nouveau. » (p. 41)

Écrire, voilà la nécessité. Or la langue n’est plus qu’une contingence, un choix dans un monde mondialisé qui nous expose à tous les vents littéraires. Mais faire du français une nouvelle nécessité, voilà bien le propos ! « Écrivain, il se trouve tout simplement que j’écris en français. Et je me sens du coup héritier, aussi, d’une longue histoire, responsable en quelque sorte d’une aventure inachevée qu’il m’appartient, avec d’autres, de prolonger. A ce titre, la foule des petits hommes gris, déconstructeurs, intertextualistes, structuralistes, Diafoirus formalistes m’est toujours apparue comme une foule ennemie, acharnée à détruire le seul trésor qui m’importait. » (p. 43)

Il ne s’agit évidemment pas d’abolir une forme de littérature au profit d’une autre. L’Histoire, le monde sont restés bien présents dans les livres d’auteurs français : que l’on songe ainsi au succès des livres d’un Jean-Christophe Rufin ou d’un Philippe Claudel, pour n’en citer qu’une fraction infime. Mais il ne s’agit plus non plus de complémentarité.

La littérature-monde en français ? Une fusion : Élargir les horizons pour donner à chacun de comprendre le monde et pour chasser ce mauvais fantôme de la littérature française qu’est la tentation de l’exotisme, qui ramène toute altérité à soi et annihile le Divers et l’ailleurs.

Et pour des Français qui se voient aujourd’hui reprocher de ne pas pouvoir comprendre la modernité, quelle opportunité fabuleuse !

Un combat politique vers la décolonisation littéraire ?

En clair, la littérature-monde en français est un lieu de refuge pour ceux qui fuient toute forme d’impérialisme culturel. La littérature-monde, c’est pouvoir s’approprier une réalité ou une perception qui n’est pas la mienne, sans intermédiation. Mais ce que nous pourrions même nous risquer à nommer une « décolonisation littéraire » est aussi un combat géographique : il s’agit de faire tomber une frontière littéraire, celle du parisianisme. Paris est devenu trop étroit pour contenir le monde. La capitale de l’Hexagone n’est plus ce « débarcadère des bonnes volontés » chanté jadis par Cendrars dans Bourlinguer. On s’imagine mal un provincial gagner Paris aujourd’hui et conquérir le monde littéraire du haut de ses vingt ans, comme c’était pourtant le cas il y a encore moins d’un siècle, quand un Saint-Exupéry s’imposait peu à peu, jusqu’à écrire Courrier Sud. Aujourd’hui, ce provincial talentueux, ce pourrait être Shan Sa fuyant le printemps de Pékin. Au vrai, Montréal, Hanoi ou Dakar sont des lieux de création littéraire tout aussi légitimes.

Vérité terrible s’il en est, la Rive Gauche est en train de perdre le monopole de la pensée, pour n’avoir pas su se renouveler. Paris pourrait bientôt n’être plus qu’une grande imprimerie. De fait, dans le même recueil, Alain Mabanckou frappe encore plus fort : « Le modèle achevé - et donc intouchable - étant la littérature française, forte et fière de sa longue tradition des lettres, de ses différents courants, de ses prix d’automne, de ses illustres auteurs, de ses prestigieuses maisons d’édition parisiennes » (p. 56). Un royaume oublié aux rites curieux dont l’origine a été perdue dans la nuit des temps, serait-ce ce qu’est devenue la capitale française ? Quoi qu’il en soit, « les littératures « périphériques » d’expression française devaient graviter autour de ce noyau. Dans ces conditions, même lorsque certains espaces francophones révélaient un dynamisme littéraire indéniable - comme au Québec ou à Bruxelles -, avec pourtant des maisons d’édition importantes, des aides variées à l’édition et une presse littéraire significative, Paris demeurait plus que jamais le centre, l’unité de mesure. » (p. 56)

Alain Mabanckou rappellera un peu plus tard 7 que le terme « francophonie » fut conçu au 19e siècle par le géographe Onésime Reclus en réaction à l’affaiblissement de l’Empire colonial français, qu’il était lié à une idée de l’expansion coloniale. Aujourd’hui, divers facteurs précipitent sa mise à mort, au premier rang desquels la mondialisation elle-même, pour le meilleur et pour le pire. De fait, une connexion Internet suffit désormais à lire Le Monde ou à pouvoir trouver les meilleures études ou d’excellents essais en ligne de n’importe où dans le monde. A Nouakchott, capitale de l’un des pays les plus pauvres au monde, moyennant 150 ouguiyas la demi-heure (environ cinquante centimes d’euros), des étudiants peuvent surfer sur le net, passer de la lecture de leur quotidien préféré au visionnage d’une vidéo, voire, à une conversation avec un cousin installé au Canada.

De même, les voyages, qui favorisent l’observation autant que la création, l’échange autant que la découverte, sont devenus plus faciles, même en Afrique, continent qui n’a pas encore su s’extraire de la pauvreté. Une certaine nourriture spirituelle est donc aujourd’hui à la portée de tous.

« Et c’est là précisément qu’intervient la littérature-monde, celle qui fonde les complicités au-delà des continents, des nationalités, des catéchismes et de l’arbre généalogiques pour ne retenir que le clin d’œil que se font soudain deux créateurs que tout semblait éloigner dès le départ... » (p. 61)

Certains objecteront encore que seuls les auteurs nourris au lait de la Sorbonne ou de quelque grande école française peuvent dispenser la lumière. Comme si les meilleurs romans avaient été enfantés par une certaine élite intellectuelle ! Ceux-là n’entendent rien au processus créateur et oublient qu’en d’autres temps, des Cendrars crevaient la faim à New York avant d’accoucher des Pâques ! Cendrars, élève dissipé, fugueur, grand diplômé de l’école buissonnière. Mais bourlingueur furieux et ayant cherché des mots pour le dire.

La contribution de Nimrod laisse également apparaître une dimension politique de la littérature-monde. « Tout porte à croire que la promulgation de lois sur les bienfaits de la colonisation française en Algérie a réveillé les démons mal endormis des colons et fonctionnaires coloniaux que la République, sans façon, s’était empressé de ranger au rayon des oubliettes. A présent, ils relèvent la tête » (p. 219). En finir avec la « repentance », n’est-ce pas un thème cher au nouveau président de la République ? Or, c’est aussi une certaine vision de la France qui s’exprime au travers de cette révolution littéraire: « Il faut dire que la France est peut-être le seul État au monde à fonder sa cohérence et son appartenance sur une langue et, plus que sur cette langue, sur la littérature produite par cette langue. » (p. 227)

Ne nous y trompons pas : Ce combat pour une certaine décolonisation littéraire ne peut d’ailleurs que renforcer les francophones dans le monde, près de 200 millions de personnes sur cinq continents 8 , soit une patrie littéraire de la taille de l’Indonésie !

Dans le recueil, Jacques Godbout rejoint d’ailleurs le point de vue d’Alain Mabanckou quand il n’hésite pas à écrire que, par opposition aux Anglo-Saxons, « les Français ont plutôt perpétué l’approche coloniale en acceptant de nommer « francophonie » leur relation nouvelle avec les nations libérées. Le nouvel espace serait « francophone », la France magnanime faisait don de sa langue aux peuples du monde, mais Paris restait le banquier de la littérature. » (p.104) Ou encore : « Les « francophones », n’est-ce pas, seraient une race à part que l’on rencontre en Afrique, en Amérique et dans les territoires périphériques de Belgique ou de Suisse. » (p.105).

Le remède ? « Paris doit modifier son appareil éditorial et critique. Il ne s’agit pas de créer une mode « francophone », il s’agit de changer la « culture » de l’institution littéraire en France. Est-ce réalisable ? On peut comprendre notre scepticisme, c’est un débat qui, pour nous, date de plus de quarante ans. » (p.107)

Au demeurant, la langue de Molière ne retrouvera-t-elle pas cette part d’universalité dont elle se réclame en laissant de plus en plus de voix s’exprimer aux quatre coins du monde par elle ? N’est-ce pas sa vocation même ? Edouard Glissant ne saisit-il pas, en quelque sorte, l’âme du français quand il affirme 9  : « Si la langue française m’avait été proposée ou imposée (on a essayé il est vrai) comme le seul vécu de son espace traditionnel, je n’aurais pas pu y exercer. Une langue se rehausse de permettre que nous y tracions notre langage : la poétique de notre rapport aux mots. »

Reste cependant un ancien obstacle, de taille, au développement de cette littérature-monde : le prix du livre français à l’étranger. Que les Trois mousquetaires et Vingt ans après puissent coûter environ autant à eux deux à Tokyo qu’une bouteille de champagne (du mauvais champagne, il est vrai), passe encore pour la deuxième puissance économique mondiale. Mais comment vendre ces mêmes volumes ailleurs, dans des pays beaucoup moins riches que la France, où le français tâche d’être pourtant tout aussi vivant ?

Quelques critiques

D’abord, et paradoxalement, c’est chez Edouard Glissant, qui pourrait bien être l’une des pères fondateurs de cette littérature-monde en français, que l’on n’en trouve pas moins une mise en garde, d’une certaine façon, contre de possibles errements : « L’idée du monde ne suffit pas. Une littérature de l’idée du monde peut être habile, ingénieuse, donner l’impression d’avoir « vu » la totalité (c’est par exemple ce qu’on appelle en anglais une World Literature), elle vaticinera dans des non-lieux et ne sera qu’ingénieuse déstructure et hâtive recomposition » 10 . Au demeurant, s’il ne perd rien de son actualité, tout au contraire, ce propos précède cependant d’une décade le manifeste de ce printemps et ne vise bien évidemment pas la littérature-monde, Glissant ayant même apporté une contribution au recueil. Mais cette remarque pourrait sonner comme un rappel.

En revanche, dans son blog 11 , l’écrivain Pierre Assouline - entraînant d’ailleurs un flot immense de réactions - vise directement les auteurs du manifeste : « Parmi les signataires, on trouve des écrivains dont l’œuvre s’est d’ores et déjà imposée en France et dans le monde. Leur littérature n’a pas attendu ce manifeste pour s’ouvrir au monde. Ils font de la littérature-monde comme M. Jourdain de la prose. » Parlant d’« usine à gaz », voire de « galère », il fustige un mouvement qui n’en serait finalement pas un, tout juste une illusion de plus, à classer à la suite du « nouveau roman » ou des « nouveaux philosophes ». Il frappe plus fort quand il affirme : « Ce que ne dit pas ce nouveau manifeste qui s’insurge contre les épouvantails de l’arrogance franco-française et de son indifférence au monde, c’est qu’aujourd’hui un jeune auteur des Balkans ou d’Afrique a plus de chance de se faire connaître tant il est sollicité par les bourses, festivals, collections et autres, que son congénère inconnu du Maine-et-Loire. » La victime serait donc au final le provincial ; l’époque d’un Paris « débarcadère des bonnes volontés » n’est plus, il est vrai, nous l’avons dit. Encore qu’il semble plus urgent de penser le monde que la province, mais cela est notre parti pris.

Surtout, Pierre Assouline conclue : « Sans qu’il soit nécessaire d’en faire un tam-tam, le monde est déjà dans les romans en France aussi n’en déplaise aux myopes, avec plus ou moins de bonheur selon les millésimes. Relisez A la recherche du temps perdu, vous verrez, c’est déjà manifeste. » Certes. Mais la Recherche est déjà d’un autre temps. Balzac, Hugo, Proust, Malraux, tous ont avalé l’univers tout entier pour le digérer dans leurs romans.

Or, voilà précisément l’objet de la quête d’une littérature-monde en français. Faisant de quiconque parle et écrit le français une sorte de joyeux pirate qui n’a plus qu’à se lancer lui aussi dans la course, cette littérature-monde ne dit qu’une chose : que le meilleur gagne, que les plus beaux romans viennent au monde, portés par des souffles culturels multiséculaires ! Les idées enfantées d’intellectuels voyageant de Saint Germain des Prés à la Sorbonne n’ont qu’à bien se tenir, quand des manuscrits chargés de mille vérités vont atterrir, qui leur disputeront leur légitimité à armes égales, c’est-à-dire avec des mots.

A noter qu’un peu plus tôt, dans Le Monde des Livres 12 , Alexandre Najjar, avocat, écrivain et responsable du supplément L’Orient littéraire, aura formulé à peu près le même type de critiques qu’Assouline : « La notion de « littérature-monde en français » ne veut rien dire, elle n’est qu’une périphrase de la francophonie qui est l’ensemble de ceux qui, aux quatre coins du monde, ont le français en partage. « Il a expliqué l’eau par l’eau », dit un proverbe libanais ». Nous espérons que les enjeux présentés au travers de cet essai auront convaincu qu’il n’en est rien.

L’an I de la littérature-monde en français ?

Au fond, la littérature-monde est une réponse forte à la globalisation, une symbiose harmonieuse entre la France et le monde au travers d’une langue qui peut encore se saisir de l’universel pour le sculpter. Elle pourrait être à la littérature ce que RFI est à l’information : Cette radio est en effet l’un des rares médias à consacrer autant d’importance à l’actualité en Côte d’Ivoire qu’à celle des États-Unis, à une crise politique au Japon qu’aux dégâts causés par une invasion de criquets pèlerins en Afrique de l’Ouest, toute proportion gardée, bien évidemment. Mais un chauffeur de taxi de Dakar, une étudiante en français au Japon ou un agriculteur au Bénin y trouvent leur compte, sentent leurs préoccupations exprimées... en français.

Il y a un combat urgent à mener pour cette littérature, car alors que s’annonce la crise d’un monde de l’édition confronté à de nouveaux phénomènes qui mêlent désintérêt des masses pour l’esprit et émergence de nouveaux loisirs, les livres risquent de devenir le privilège d’une aristocratie cultivée et élitiste qui saura qu’ils sont indispensables à l’existence et à l’épanouissement des individus, tout en étant incapable de répandre cette vérité. Il s’agit donc de faire renaître l’attrait du livre, et le monde entier ne sera pas de trop dans cet élan.

Un combat qui est également loin d’être gagné : car nous sommes désormais entrés dans une époque où les politiques peuvent faire passer des lois sur les bienfaits de la colonisation, où l’on crée des ministères de l’Identité nationale avec des relents de France des années 1930, où il faut que les charters Paris-Bamako produisent du chiffre, où l’Afrique semble être finalement la seule et unique responsable de ses maux, et où, enfin, l’on considère la repentance comme une forme de flagellation. Ainsi, tout semble se passer comme si la littérature était en avance sur la politique.

Allons bon, est-ce là quelque chose de nouveau ? La littérature-monde, c’est au fond le combat du français pour préserver son universalité.

Surtout, au cœur de ce monde mondialisé, et plus que jamais, se pose la question de l’identité. Le livre collectif oublie de soulever cet enjeu crucial qui échappe encore davantage aux sédentaires du microcosme parisien.

Gageons que nous n’en sommes qu’à l’an I de la littérature-monde, et qu’elle aura tout le temps de répondre à cette interrogation fabuleuse.


  1.  Shan Sa, La joueuse de go, Collection « Folio » Gallimard N° « 3805 », p. 9.

  2.  Cf. article paru dans Le Monde du 19 mars 2006.

  3.  Cf. « Francophonie sans Français », in Le Monde du 25 novembre 2005.

  4.  Le Goncourt, le Grand Prix du roman de l’Académie française, le Renaudot, le Femina et le Goncourt des lycéens.

  5.  « Pour une littérature-monde en français », in Le Monde des livres du 16 mars 2007.

  6. Pour une littérature-monde , collectif, sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Paris, Gallimard, mai 2007.

  7.  « La littérature-monde en français : un bien commun en danger », in Libération du 14 juillet 2007.

  8.  Evaluation présentée sur le site de l’Organisation Internationale de la Francophonie.

  9.  Cf. Traité du Tout-Monde, Gallimard, collection « Blanche », p. 86.

  10.  Ibid., p.120.

  11.   La République des livres en date du 10 juin 2007.

  12.  « Contre le manifeste "Pour une littérature-monde en français" », article repris sur son propre site.

Planel Niels
Wormser Gérard masculin
Que la décolonisation littéraire commence !
Planel Niels
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2007-11-27

Littérature française d’un côté, littérature francophone de l’autre, la ligne de démarcation s’est longtemps voulue claire et distincte. Des indépendances à nos jours, c’est souvent avec une certaine condescendance que le milieu littéraire de l’Hexagone a accueilli des auteurs venus d’ailleurs, pourvu qu’ils restassent en marge. Mais cela pourrait n’être déjà plus que du passé. Car une page se tourne : une véritable « littérature-monde en français » émerge, qui repousse peu à peu l’autofiction dans ses ennuyeux retranchements et accouche de nouvelles, de bouillonnantes alchimies produites par un monde qui se mondialise. Contribuant à son intelligence, une littérature sans barrières, « libérée de son pacte exclusif avec la nation », est en train d'apparaître au grand jour.

French literature on one side, francophone literature on the other side have for a long time been separated by a clear and distinct demarcation line. From the time various nations proclaimed their independence down to the present day, literary circles in the French Hexagon, have often displayed a somewhat condescending attitude towards French-writing authors from abroad, expecting them to remain on the sidelines. But this may also have become a thing of the past. A page is being turned : a real world literature in French is emerging which, little by little, pushes French autofiction into its tedious strongholds and gives birth to new, bubbling alchemies produced by a world on the way to globalisation. A contribution to intelligence, a literature without barriers, “freed from its exclusive pact with a nation” is beginning to appear in full light.

Politique et société
Malraux, André (1901-1976)
Glissant, Édouard (1928-2011)
Arts et lettres
Postcolonial
Francophonie