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L'ironie, la vertu de l'écriture féminine ? L'exemple de Jaroslava Blaûkovà

Informations
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Texte

« Ironie, vraie liberté ! C’est toi qui me délivres de l’ambition du pouvoir, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers, et de l’adoration de moi-même.  »

Joseph Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire

En guise d’introduction, je souhaiterais exposer les mobiles qui m’ont poussé à rédiger cet essai. En fait, le premier est constitué par trois citations, trouvées dans l’excellent ouvrage de Pierre Schoentjes sur l’ironie. L’auteur y reproduit les opinions des personnages intellectuels du 19e siècle sur les femmes et l’ironie en constatant : « Il n’y a pas longtemps, certains esprits, par ailleurs tout à fait respectables, refusaient de reconnaître au peuple et aux femmes le sens de l’ironie : « Le peuple ne comprend pas l’ironie ; la femme non plus », disait Georges Palante, un avis sur lequel René Schaerer renchérissait en écrivant que l’ironie est « exécrée de ces êtres impulsifs que sont les femmes et la foule, et fort goûtée, en revanche, des esprits artistes et méditatifs ». Plus catégorique, Joseph Conrad faisait dire à l’un de ses personnages dans Sous les yeux d’Occident (1911) : « Les femmes, les enfants et les révolutionnaires exècrent l’ironie, négation de tous les instincts généreux, de toute foi, de tout dévouement, de toute action ! ».

À ces affirmations de l’incapacité féminine de créer, voire de comprendre l’ironie, s’ajoute l’expérience que j’ai eue dans un cours magistral à la Faculté de Lettres de l’Université catholique, à Louvain-la-Neuve en Belgique. L’enseignant, d’ailleurs très brillant, souhaitant expliquer la différence entre les régimes de littérarité, mais aussi amuser ses étudiants, a présenté deux textes. Le premier, tenu pour l’exemple de l’attitude conformiste et classique, était l’extrait d’un roman des éditions Harlequin (le résultat obtenu quand les dames se mettent à écrire, d’après un de ses collègues) : 

« Alicia avait fermé les paupières, saisie du vertige de l’espoir. Gilles ne l’avait pas fuie volontairement... Durant un silence interminable, il ne la quitta pas des yeux.

– Regarde-moi ! ordonna-t-il avec une impatience rageuse qui la fit obéir. Depuis que tu es revenue à Eastdale, ma vie a été purement et simplement un calvaire. Et je ne prétendrai pas que les huit années précédentes étaient plus heureuses. Je t’aime, Alicia, reprit-il presque difficilement après un long silence, et je veux que tu sois ma femme.

– Non ! répondit-elle, éperdue. Je ne peux pas... Tu ne peux pas... Enfin, tu dois comprendre que c’est tout simplement impossible !

– Impossible... que je t’aime ? Mon amour, je ne me souviens qu’il en ait été autrement dans ma vie, fit-il d’une voix si grave qu’Alicia trembla. Je veux que tu m’épouses. Je veux vivre avec toi, et t’aimer. Lui prenant doucement le visage dans ses mains, il chassa les mèches blondes qui balayaient son front.

– Pour le moment, reprit-il, je veux que tu oublies le passé : ton mari, mon ex-femme, les mensonges, les trahisons qui nous ont fait souffrir. Maintenant, une seule chose m’importe. Je dois savoir la vérité, Alicia. Je t’aime et je suis sûr – presque sûr, que tu m’aimes aussi. Ai-je raison ? »

Inutile de dire que ces lignes, lues avec le talent dramatique exceptionnel de l’enseignant, ont provoqué les éclats du rire et les applaudissements de toute la classe... Le deuxième texte, illustrant l’attitude moderniste et ironique de l’auteur vis-à-vis du sujet traité, était le premier chapitre du bien connu Candide ou l’optimisme de Voltaire, qui décrit les aventures amoureuses du jeune Candide et de mademoiselle Cunégonde :

« Elle rencontra Candide en revenant au château et rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d’une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu’il disait. Le lendemain après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensualité, une grâce toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent. »

Alors que le premier texte emploie d’une manière fort quantitative les stéréotypes littéraires sur le sujet d’amour, et que son but est d’inciter le lecteur (à vrai dire, dans 99 % des cas il s’agit de lectrice) de s’identifier avec ce qu’il dit, d’y croire, le deuxième texte, lui-aussi, emploie les mêmes stéréotypes, mais en jouant sur le registre classique, en ironisant la situation des deux amoureux. Cela se manifeste par l’emploi répétitif de l’adverbe « innocemment » ; or, le lecteur sait très bien que le comportement de Candide et de Cunégonde est loin d’être innocent, par l’énumération des actions qui se veulent emphatiques et qui sont devenues clichés (notons surtout la syntaxe de la parataxe finale : les phrases strictes, formées d’un sujet et d’un prédicat, rien de plus) et par la suite de l’histoire, puisque Candide est chassé du château.

Pourquoi donc prendre comme point de départ, pour un essai, trois phrases d’intellectuels masculins qui ont vécu au tournant du 19e et 20e siècle et un extrait d’un roman de gare d’une médiocrité exceptionnelle ? Certes, nous ne voudrions pas prétendre que ces trois sentences constituent l’affirmation d’un courant idéologique dans la théorie littéraire ou la culture en général ; de même, il serait insensé et ridicule d’attribuer à l’extrait du roman d’une certaine Mary Lyons la valeur symbolique représentant un type de l’écriture féminine (bien que de nombreuses personnes le feraient volontiers). D’ailleurs, une Mme de Staël, une Jane Austen, et en littérature slovaque, Timrava, ont bien manifesté leur goût pour l’ironie. Pourtant, les opinions des trois personnages cités et le choix de l’enseignant ne sont pas innocents. Ils traduisent les affirmations appartenant à un ensemble d’idées tenace dont on trouve les premières manifestations dès les textes de l’Antiquité. Ces affirmations entretiennent par ailleurs un rapport étroit avec les stéréotypes portant sur le masculin et féminin, étant lié surtout à la différence langagière.

Dans la première partie de cet essai, nous nous efforcerons d’esquisser la relation de ces stéréotypes avec la langue et la pensée, puis nous tenterons de les lier avec la problématique de l’ironie. La deuxième partie, la partie « exemple », sera consacrée à la tentative de caractériser le type d’ironie qui est à l’œuvre dans l’écriture de J. Blaûkovà, l’auteure dont le parcours dans la littérature slovaque a été décrit ailleurs. Ce choix n’est pas le résultat d’un hasard : d’une part, Blaûkovà représente un cas particulier, parce qu’elle écrit depuis 1956 ; nonobstant les trente années de silence induites par l’émigration, elle est en train de devenir une figure de proue des femmes-écrivains sur le champ littéraire slovaque, qui est d’ailleurs assez restreint. D’autre part, l’œuvre de Blaûkovà représente en quelque sorte une contradiction : bien que son œuvre porte manifestement des signes de l’écriture féminine, l’auteure elle-même refuse d’être rangée dans cette catégorie inventée par la critique littéraire des années 60. En outre, J. Blaûkovà est une excellente ironiste qui manie cet art avec une finesse incomparable.

Il ne sera certainement pas exagéré que de dire que l’ironie, cette figure de style ou de pensée, accompagne les premiers grands écrits de la civilisation occidentale. On peut même se référer à de grandes narrations religieuses : le pauvre Job ne raille-t-il ses amis qui prétendent le consoler par les exhortations, quand il leur répond : « Vraiment, vous, vous êtes la voix du peuple, avec vous mourra la sagesse » ? Ou même le grand prophète Élie, ne se moque-t-il des prêtres païens qui veulent attirer l’attention de leur dieu, en leur recommandant de crier plus fort, puisque c’est un dieu : il a des préoccupations, il a dû s’absenter, il a du chemin à faire ; peut-être qu’il dort et il faut qu’il se réveille ? La présence de l’ironie dans les textes littéraires ou philosophiques à travers les âges semble être bien établie ; depuis des philosophes grecs – rappelons qu’un type d’ironie porte le nom de son inventeur – l’ironie socratique –, en passant par les penseurs des Lumières – pensons au grand ironiste Voltaire, dont le texte figure dans l’introduction comme exemple de l’ironie moderne –, jusqu’à notre époque postmoderne, elle se modifie, prend de nouvelles formes et fascine les chercheurs, les écrivains, et les lecteurs. Dans la philosophie, la critique et la science littéraire actuelles, en tant que figure de pensée et de style, elle constitue le sujet de multiples recherches (notamment chez Ph. Hamon, P. Schoentjes et E. Behler en ce qui concerne les études générales).

La définition de l’ironie constitue le sujet de nombreux articles, et même de multiples ouvrages ; pour atteindre nos objectifs, on se contentera de la définition du Petit Robert . On y trouve trois significations : premièrement, l’ironie est la manière de se moquer de quelqu’un ou de quelque chose en disant le contraire de ce qu’on veut faire entendre. L’exemple le plus simple de cette signification serait la phrase « Beau temps, n’est-ce pas ? », prononcée lorsqu’il pleut à verse. Cela correspond à la figure rhétorique apparentée à l’antiphrase. La deuxième signification serait celle de la disposition railleuse, moqueuse, correspondant à cette manière de s’exprimer. Depuis Voltaire, on attribue cette disposition, très souvent, aux écrivains et philosophes français. Enfin, la troisième signification caractérise l’ironie du sort, c’est-à-dire l’intention de moquerie méchante qu’on prête au sort. Le sort frappe les étudiants qui font l’école buissonnière, et qui, accidentellement, rencontrent leur prof avec d’autres collègues, puisque ce jour-là, par l’ironie du sort, dit-on, les cours ont été annulés. En effet, il s’agit là d’une sous-catégorie de l’ironie (l’ironie dans les choses), telle que la présente P. Schoentjes.

On voit bien que le dictionnaire insiste sur la raillerie et le contraire, qui sont, sans aucun doute, les deux colonnes constitutives de cette figure de style ou de pensée. Dans le contexte littéraire, c’est l’aspect polyphonique ou bien l’aspect « double langage » de l’ironie qui prévaut. L’ironie serait alors une sorte de citation implicite, consistant pour l’énonciateur à faire entendre dans son propos une voix qui n’est pas la sienne et dont, par une série d’indices, il montre qu’il se distancie. Il semble pourtant que ces définitions oublient un aspect caché de l’ironie, à savoir le fait que, pour décoder l’ironie, pour la lire (et pas seulement dans un texte littéraire), il faut que le lecteur ait un certain niveau de sophistication et d’intelligence. Sinon, il va réagir comme ce lecteur de La Valse aux adieux de Kundera, le grand professeur de médecine, qui prétend que l’écrivain n’a pas su, dans le personnage du docteur Skreta, « exprimer d’une façon suffisamment puissante la beauté du don de semence ». L’auteur a beau de se défendre que le roman est comique et le personnage de Skreta fantaisiste, son lecteur le regarde, méfiant, et lui demande : « Et vos romans, il ne faut pas les prendre au sérieux ? » Kundera en conclut que rien n’est plus difficile que de faire comprendre l’humour ; sans vouloir simplement identifier l’ironie à l’humour, on peut modifier un peu sa conclusion en disant qu’il n’est pas simple de faire comprendre l’ironie.

Pourquoi ? L’ironie naît de l’intention et, sous la plume de l’auteur, elle renaît sous les yeux et dans l’intellect du lecteur. Donc, elle peut renaître et bouleverser le premier sens du texte. Mais elle peut aussi rester latente et inerte, sans être lue et comprise. Un autre piège de l’interprétation (ou plutôt de la surinterprétation) consiste dans la tendance de parler de certains textes historiques comme des exemples d’ironie, alors que l’auteur n’avait eu aucune intention d’ironiser son sujet. Le nom d’auteur, le contexte de l’œuvre en question et son paratexte, eux aussi, ne doivent pas être négligés. Le paratexte qui donnait la valeur ironisante du texte de Mary Lyons, c’était la voix parodique de l’enseignant, qui mettait dans toute sa réplique une emphase et une intonation faussement solennelle. Pourtant, puisque ce texte a été publié dans la collection Harlequin (le contexte de l’œuvre est déjà donné), qui a une certaine réputation dans le champ littéraire, il n’est aucun doute qu’il s’agisse d’ironie. Tout cela montre jusqu’à quel degré l’ironie oscille entre le langage (et la relation de l’individu au langage) et la pensée, qui, dans le cas de celui qui perçoit l’ironie, doit être non-dogmatique et ouverte aux multiples possibilités de significations.

Puisque les origines de l’ironie sont dans la conversation, dans l’oral, et c’est en premier lieu la connaissance de celui qui parle qui permet de comprendre ce qu’il veut dire, il ne serait pas sans intérêt, tout en gardant en mémoire le rapport prétendu différent, sinon hostile des femmes envers l’ironie, de voir dans quelles intentions les textes des Anciens parlent du langage féminin. Dans notre raisonnement, nous reprenons la thèse de M. Yaguello, auteure qui préconise l’approche socio-linguistique dans la problématique du langage : le rapport de l’individu à la langue passe par son rapport à la société. Parmi les paramètres de la variation, classe sociale, groupe ethnique, âge, profession, région, etc., il convient de faire place à la différenciation sexuelle. Cela ne veut pas dire que la femme parle autrement que l’homme à cause des différences psychiques et biologiques ; les différences dans les langages des deux genres sont plutôt dues à la condition féminine, résumée dans la sentence devenue fameuse de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». La condition féminine englobe alors tous les stéréotypes et les préjugés culturels, qui se traduisent aussi dans le langage. Et les stéréotypes ? Il y en a un, principal, qui établit un rapport négatif entre la femme et la fonction de parler, c’est celui d’une femme qui ne sait pas bien manier le langage (elle l’emploie d’une manière corrompue, incorrecte) et par conséquent, qui gâche tout. L’exemple devenu archétypal nous est donné par le livre de la Genèse, puisque, en principe, c’est la « mauvaise langue » d’Ève qui entraîne l’humanité dans le péché originel. À cela s’ajoute la confiance trop facile qu’Ève, et par conséquent, l’ensemble des femmes, prête à la parole, ce dont on parlera plus tard. Une autre variation de ce stéréotype est celui de la femme bavarde, d’une papoteuse qui ne parle de rien. Déjà, saint Paul dans l Épître aux Corinthiens souligne : « Que les femmes se taisent à l’assemblée ; car il ne leur est pas permis de parler, mais qu’elles soient soumises ». Certes, une explication réside dans le contexte de société patriarcale, où le discours masculin régnait dans le domaine public alors que celui de la femme appartenait à l’intimité de la maison, au gynécée. Pourtant, même aujourd’hui, dans notre société où se réalise à haut degré l’émancipation féminine, on trouve les résidus du stéréotype masculin/féminin, qui correspond au schéma domination/soumission. Pour illustration, voilà un exemple cité par M. Yaguello : selon deux psychologues américains (Zimmermann et West) qui ont analysé dix conversations entre femmes, dix autres entre hommes, ainsi que onze conversations mixtes, si les cas d’interruption et de recouvrement (phrase commencée avant que l’autre n’ait fini) sont également répartis dans les échanges de même sexe, dans les échanges mixtes, les hommes sont responsables des interruptions pour 98 % cas et des recouvrements pour 100 % cas.

Le dualisme qu’on créait entre femme/homme et nature/culture – et par conséquent entre le privé/le public – est perceptible dès l’Antiquité, dans les textes de Platon. Dans le dialogue Cratyle , il attribue aux femmes le rôle de conservation des formes les plus anciennes de la langue. Les femmes sont ici les conservatrices de la nature, tandis que les hommes seraient inventifs, ceux qui ont le rapport créatif avec le langage. Les femmes apparaissent comme celles qui ne savent pas bien manier le langage, celles au secours desquelles il faut venir avec des ouvrages tels que La Liste alphabétique des mots présentant des difficultés d’orthographe ou de compréhension pour les dames et autres personnes inexpertes , publié en 1604 par R. Caudrey, ou le Dictionnaire à l’usage des jeunes écoliers, des marchands, des étrangers de toutes sortes et des dames , édité en 1623 ; ou encore cette Glossographie qui porte une dédicace qu’on dirait aujourd’hui très ironique – elle est dédiée « aux femmes les plus savantes et aux hommes les moins intelligents et les moins cultivés ». Si on objecte que ces ouvrages appartiennent au 17e siècle, une époque qui diffère bien de la nôtre, citons un linguiste célèbre – Jespersen – et ajoutons que cet ouvrage a été publié, pour la première fois, en 1922. Après avoir constaté que les femmes préfèrent le commun et les hommes inventent souvent les expressions nouvelles et bizarres (il reprend, en autres mots, la thèse de Socrate exposé dans le Cratyle ), il recommande à ceux qui désirent apprendre une langue étrangère de lire beaucoup de romans écrits par les femmes, parce qu’ils y rencontreront précisément ces mots et ces formules de tous les jours dont l’étranger a besoin avant tout, ce qu’on peut appeler la « petite monnaie » de la langue.

Tout ce que venons de mentionner illustre l’image inférieure qu’a le langage féminin par rapport à celui de l’homme qui le maîtrise comme il faut, et qui, en plus, apporte les innovations et enrichit le langage à tous les niveaux. Avec M. Yaguello et d’autres linguistes, une fois de plus, nous sommes profondément persuadés du caractère social du langage. Et sur ce point-là, on rejoint la problématique de l’ironie. En fait, d’après la majorité des traités non-littéraires portant sur l’ironie (des auteurs comme Freud, Bergson, Jankélévitch etc.), on s’accorde à dire que tout est social dans l’ironie. L’ironie serait un jeu social portant sur les valeurs morales, esthétiques et idéologiques d’une société donnée. Son essence alors serait constituée par son caractère subversif des mots. Pour comprendre et participer à un jeu, il faut être initié, sinon l’on devient très facilement l’objet de l’ironie, comme cette femme sur la photographie de Robert Doisneau. La photographie représente un couple petit bourgeois, qui regarde la vitrine d’un antiquaire ; tandis que la dame, très bien habillée et tenant sous son bras d’une manière possessive la main de monsieur – peut-être son mari – contemple un tableau qu’on ne voit pas, le monsieur, avec un regard oblique, contemple un autre tableau représentant un nu que son épouse n’a pas aperçu. La femme devient donc l’objet de l’ironie, notamment du point de vue de l’homme, et de l’auteur de cette photographie ; puisqu’elle ne se rend pas compte que son partenaire s’intéresse à un tableau tout à fait différent du sien (qui est peut être une image cliché, une nature morte avec des pommes par exemple) ; son discours grave (elle semble commenter le tableau qu’elle regarde) est ridiculisé. De la même manière, l’auteur, par la nudité la jeune femme sur le tableau, ridiculise le chapeau et le foulard de la bourgeoise trop habillée, ficelée dans ses vêtements. Elle joue ici le rôle du tiers, de celui qui est dupé, qui ignore qu’il est devenu l’objet de l’ironie. Autrement dit, le regard oblique de l’homme permet d’ironiser tout le discours des valeurs morales auxquelles la femme semble se lier ; et que souligne son geste possessif.

En partant de ce constat, on pourrait prétendre avoir trouvé la réponse à la question que nous nous sommes posés au début par l’intermédiaire des trois citations et du texte représentant l’exemple de la lecture stéréotypée, à savoir : pourquoi les femmes seraient-elles incapables de comprendre l’ironie, voire de la produire ? Comme cette bourgeoise qui s’attache au bras de son mari, elles seraient trop attachées à un discours quelconque, au discours moral, idéologique, hiérarchique ; elles lui attribueraient le sens premier, le sens que l’homme lui avait donné, puisque c’est lui qui l’avait créé. À la différence de l’homme, elles ne le domineraient pas, elles y croiraient tout simplement, elles croiraient à la Parole, comme Ève, la trop crédule, avait cru à ce que le serpent lui insinuait, et comme la lectrice de Mary Lyons va croire à tous les clichés que l’auteure met dans la bouche de Gilles et d’Alicia. L’homme, en tant que créateur, peut se permettre de contempler sa création d’en haut, et de porter le jugement dépréciatif qui est exprimé d’une manière sérieuse, mais qui comporte ce regard oblique, cette subversivité qui est l’essence de l’ironie. Socrate dit bien que les femmes conservent mieux dans leur langage toutes les formes archaïques ; c’est dire qu’elles conservent ce vertu/vice originel de croire à la Parole. Cette croyance a ici la même valeur que le réflexe primitif. Justement, il en est du réflexe, qui est toujours sincère, comme de la croyance : notre premier mouvement est de croire, et de prendre tous les récits au sérieux, comme ce que font les enfants. « Et les femmes », ajouteront les auteurs des sentences citées plus haut.

En les contraignant à accepter la gravité du discours, on a interdit aux femmes toute attitude subversive vis-à-vis du langage, c’est-à-dire qu’on leur a interdit d’interpréter le discours de façon ironique. Car n’oublions pas que si l’ironie est un mode d’écriture, elle est aussi un mode de lecture. La définition du dictionnaire insistait sur la moquerie, mais l’ironie doit avoir pour effet le rire ou le sourire ; le même sourire que celui que les mots de l’ange avaient provoqué sur le visage de Sara (et le lecteur va nous permettre de nous servir de la Bible, cette magnifique source des archétypes et stéréotypes, pour la dernière fois), quand elle a entendu l’annonciation faite à Abraham (son époux) qu’un fils allait lui naître. Yahwé questionne Abraham : « Pourquoi donc Sara a-t-elle ri, en disant : Est-ce que vraiment je puis enfanter, alors que moi je suis devenue vieille ? » Yahwé est irrité puisque Sara s’est permise d’interpréter ses paroles de façon ironique, à n’y pas croire ; elle est tout de suite culpabilisée et nie avoir ri parce qu’elle a peur. Pourtant, elle est défaite par la répartie de Yahwé : « Non ! Tu as ri. » Il serait sans intérêt de raconter toute la situation autour du rire de Sara, si seulement la même situation ne s’était produite quelques versets plus haut. Cette fois-ci, c’est Abraham qui rit, à son tour, en entendant la prophétie de la naissance future : « [Abraham] tomba sur sa face ; il rit et il dit dans son cœur : Est-ce qu’à un homme âgé de cent ans il peut naître un fils ? ». Yahwé, qui feint de ne rien avoir entendu, continue à faire ses promesses. Il est clair que, dans ces situations, l’agent du discours (Yahwé) n’est en aucun cas ironique. Les destinataires du discours, eux, ironisent et rient. Par leur rire, ils traduisent la réaction qui ressort au niveau familier, du type : « Tu parles ! Tu es ironique, n’est-ce pas ? ». Tous les deux, ils se trompent, mais ce n’est que Sara qui est culpabilisée et exhortée. Une fois de plus, nous y retrouvons le stéréotype de la double mesure et de l’infériorité de la femme. Dès cette période, on interdit au regard féminin de chercher la fêlure du discours pour y glisser cette obliquité qui engendre l’ironie. Le féminin doit y renoncer, et c’est quelque part dans le rire défendu de Sara que l’écriture à la Mary Lyons trouve ses origines : crois-y, et tu seras heureuse. Bien sûr, une des raisons pour lesquelles certaines femmes se délectent d’une telle littérature tient au penchant pour la sentimentalité, qui est largement attribué au féminin.

Après avoir exposé les raisons sous-jacentes qui fondent les stéréotypes exprimés par les trois citations, essayons d’aborder une écriture qu’on pourrait qualifier, sous un certain aspect, de « féminine » et « émotive », avec une petite nuance ironique. Féminine, puisque née sous la plume d’une femme qui sait retravailler les petits faits de la vie en leur donnant une dimension générale et parfois transcendantale ; émotive, puisqu’elle sait jouer la partie de ses personnages féminins pour ensuite s’en séparer. Sous un certain aspect seulement, parce que l’autre aspect de son écriture est ce sens de l’ironie et de l’auto-dérision, qui, nous l’avons vu, ne sont pas typiquement féminins. D’après un critique, la distance avec les sujets est une caractéristique de cette écrivaine ; de cette manière, elle corrigerait l’engagement émotionnel dont elle ne fait pas l’économie dans ces récits.

La religion en tant que telle ne supporte pas l’ironie ; par contre, on la retrouve très souvent dans les dialogues philosophiques de Socrate. De même, l’ironie, comme le fait social, ne peut pas subsister dans les régimes totalitaires. De ce fait, les récits de J. Blaûkovà, l’écrivaine slovaque la plus lue dans les années soixante, représentent un matériau intéressant pour analyser l’ironie. Dans ses recueils de courts récits, l’ironie et la distance ironique constituent un des éléments dominants, qui reste en même temps très discret. Pour relever l’ironie, il faut une lecture lente, parfois répétée ; une telle lecture fait ressortir les rapports ironiques qui existent dans le récit. En fait, il est difficile de parler des phrases et mots ironiques ; l’ironie naît des confrontations complexes entre les différents passages, affirmations, événements qui constituent le texte. Blaûkovà profite, d’une manière peut-être trop innocente aux yeux du lecteur d’aujourd’hui, du regard ironique pour mettre en doute les valeurs idéologiques et morales de l’époque et pour exprimer, pour les uns, très manifestement, pour les autres, très subrepticement, sa contestation. Ainsi, dans la nouvelle La lune de nylon , elle met en place le dialogue entre les projecteurs saouls et le docteur Paötinsk, le personnage représentant la morale petit-bourgeoise :

« – Vous trinquez à quoi ? (lui demande un projeteur) – À la santé, a-t-il répondu de manière mécanique. – Trinquez à la fusée ! – Si vous voulez.... – Buvez à la fusée, parce que (…) on va la charger de tous les désordres du monde et on va la projeter dans l’espace ! Buvons à la fusée. »

Ajoutons que la fusée constituait une partie importante du discours politique pro-soviétique ; elle symbolisait toutes les victoires scientifiques des Soviets : le premier homme dans l’espace, c’était un Russe ! Il est évident que le mythe de la fusée, devenu populaire, reçoit, dans le discours du projeteur ivre, des nuances messianiques. L’auteure laisse donc un des personnages déformer le symbole sérieux et grave de la fusée ; à cela s’ajoute encore le motif de l’ivresse (« Ils ont avalé le contenu de leurs verres d’un coup », cette phrase figure ici comme le signe d’alerte qui signale la présence de l’ironie) et chacun sait quel effet produisent les mots prononcés d’une manière grave par une personne ivre. L’ingéniosité de l’auteure (et la nuance presqu’imperceptible de l’ironie) consiste dans le fait que ces mots sont prononcés dans une atmosphère d’enthousiasme collectif – le projeteur fête l’allocation d’un nouvel appartement, il trinque à la gloire, en quelque sorte, et à la bienveillance de l’État socialiste qui prend soin de ses citoyens –, un enthousiasme qui ressemble trop au sentiment général qui régnait dans les années cinquante. À cela correspond l’insistance du projeteur sur le caractère de la fête : « Camarades, camarades ! On ne fête pas ici un baptême quelconque. Ici, on fête mon appartement ! » L’ironie ici prend un aspect antiphrastique : le discours prétendu noble est émis de la bouche d’une personne humble. Or, dans une lettre privée, l’auteure avoue que beaucoup de passages contenant de l’ironie ou de la parodie à nuance politique devaient disparaître après l’intervention de la censure.

L’ironie à nuance politique est plutôt rare dans les textes de Blaûkovà ; par contre, ce qui ne manque pas, c’est l’ironisation de l’hypocrisie et des valeurs morales qui ne sont pas appliquées par ceux qui les prêchent et qui appartiennent souvent au monde des adultes. Certes, Blaûkovà ne met pas au premier plan ce qu’elle veut ironiser ; son ironie est très nuancée, même imperceptible. Dans le court récit Trois jours comme une carte de v œ ux , l’ironie de la jeune fille qui revient d’un week-end gâché passé avec son petit copain s’ajoute à l’hyperbolisation du sujet qu’est la noce. Dans le train, elle dit à sa co-voyageuse, une vieille femme, en désignant son petit ami qui, en réalité, a honte d’elle devant le public curieux d’un petit village :

« Vous savez, c’est mon gendre, je suis allée à ses noces. Il a épousé une riche meunière. En dot, elle a reçu une ferme, cent essuie-mains, deux cents draps, un tonneau de miel, ils seront heureux sans doute, tous les deux. »

À vrai dire, ce type d’ironie peut être de l’auto-dérision antiphrastique, puisque son agent, la jeune fille, s’amuse en disant ce mensonge, qui est le contraire symbolique de ce qu’elle a vécu les trois jours précédents (elle est naïve et jeune, son petit copain ne lui prête plus attention, il est devenu « autre » dans ces montagnes où il est né ; Dorka rencontre une personne différente de celui qu’elle a connu à Bratislava, la capitale). Elle ironise les mots outrageants de la grosse Betyna, la femme de ménage qui s’est moquée d’elle auprès d’une voisine :

« Monsieur n’a pas encore gagné un sou, mais voilà qu’il s’amène chez lui une nana. Une qui n’a pas même une seule robe à elle. Un essuie-main, un drap, rien. Un cul nu, quoi. Puisqu’ils sont sept à la maison. »

On comprend bien l’ironie et l’auto-dérision de Dorka. D’une part, elle met sous l’angle moqueur le mariage traditionnel, où les qualités de la jeune mariée sont symbolisées par la quantité d’essuie-mains, des nappes et des draps qu’elle a reçus en dot. La richesse est donc équivalente à un très haut niveau moral ; Dorka est pauvre, donc de mœurs légères, d’après la représentante des traditions, Betyna ; mais peu lui chaut si elle choque son entourage ; elle s’habille et se coiffe de manière excentrique. D’autre part, Dorka ironise sa propre position ; elle plaisante en disant le contraire de ce qu’est la réalité. Elle invente pour son petit copain la mariée idéale, pourvue d’une dot exagérément généreuse. Sous cet aspect auto-ironique, Dorka devient et l’agent et l’objet de son ironie. Sous l’aspect d’une simple ironie verbale, les objets sont doubles : d’une part, son petit ami, le sourire triste, lui faisant ses adieux tandis que le train part, et qui ne peut entendre ce qu’elle dit ; d’autre part sa co-voyageuse, qui prend tout au sérieux, puisqu’elle répond à la phrase que Dorka vient de prononcer : « Déjà, déjà. Que Dieu les veuille bénir, tous les deux. » C’est donc elle qui soutient le discours traditionnel, que Dorka est un train d’ironiser. Notons que dans ce cas-là, l’ironisation des noces joue sur l’énoncé prononcé par Betyna quelque pages plus haut ; donc il s’agit bien d’ironie verbale. En même temps, les deux ironies que nous avons décrites (l’ironisation de la fusée et celle des noces) sont basées, dans le premier cas, sur le discours idéologique et politique, dans le second, sur le discours traditionnel et culturel. En un mot, bien que l’ironie se reporte aux énoncés précédents, elle joue sur les faits du discours social. Pour la bien comprendre, il faut bien connaître celui-ci ; il faut avoir une compétence idéologique supposant qu’on ait accès au système de valeurs implicites et variables. L’ironie est généralement accompagnée d’un petit clin d’œil de l’auteure, qui met en garde le lecteur, mais ne précise pas pour autant l’objet de l’ironie ; ainsi, Dorka raconte son histoire de gendre et de noces copieuses avec un sourire goguenard, lequel passe inaperçu chez la vieille femme assise à côté de Dorka.

Ce petit clin d’œil, est-ce qu’il est présent aussi dans l’ironie du sort ? Ce type d’ironie, appelé aussi « ironie de la situation », compte sur la narrativité et les changements inattendus dans l’écoulement du temps. Le côté hyperbolisé de l’ironie du sort est le fameux coup de théâtre, où la situation se renverse, les rôles s’échangent et tout se déroule contre l’attente des spectateurs. Un exemple éminent de l’ironie du sort est donné par l’histoire du vilain petit canard qui devient le plus beau cygne et, en fin de comptes, la sentence du Christ selon laquelle « les premiers seront les derniers ». Par le renversement de la situation, Miki, qui était au début le prototype du séducteur musclé, perd peu à peu du terrain, jusqu’à ce qu’il finisse ridiculisé par l’objet même de ses avances, la belle fille à la robe rouge foncé. D’abord, le narrateur peint devant nous le portrait de Miki comme celui d’un dieu grec :

« Il a le visage d’un Discobole, le visage du premier jour de la création. Aucune graisse de trop, aucune pensée inutile. Le front est plein d’assurance. Le visage d’un jeune Alexandre le Grand. Ils sont tous de son âge, les Alexandres qui se précipitent sur les nœuds gordiens avec élan, et ils sont très loin de l’idée de se casser la tête sur quelque chose qu’on peut couper simplement. »

L’image de la kalokagatha des anciens Grecs n’est ici qu’apparente, bien que certains éléments y réfèrent (la métaphore d’Alexandre le Grand). Loin d’être le symbole de la beauté physique et psychique, Miki fait penser plutôt à un jeune Américain plein d’énergie positive, sans une seule idée autoréflexive (et, par conséquent, subversive). Dès le début, son côté intellectuel est mis en doute, et c’est le premier indice annonçant l’ironie du sort. Le narrateur, grâce au champ sémantique de la mythologie grecque, annonce, par la métaphore de nœud gordien, la défaite de Miki. Entre temps, le narrateur renforce l’image du Miki vainqueur en lui juxtaposant le personnage de Skrèko, le garçon chétif qui adore dévotement Miki-le sportif et écoute avec ardeur ses histoires. La rencontre avec la fille en rouge se prépare par l’intercalation de deux discours, le dialogue des deux garçons et les observations de Miki, prononcées par la voix du narrateur :

« À côté du comptoir, une fille brune est assise.

– Combien de coups as-tu marqués en Roumanie ?

– Je n’ai même pas compté. Une centaine, peut-être. La fille a un profil noble ; une soie carmin enveloppe étroitement sa poitrine.

– Bucarest n’est pas mal comme ville. Bien entendu, c’est pas Milan, mais... Les ongles longs, pointus de la brune sont, eux aussi, de couleur carmin, le carmin se mélange avec le feu du cognac, tous ses mouvements sont lents, comme si elle s’ennuyait. »

Après les vains essais réalisés pour entamer la conversation avec elle, après avoir mentionné tous les sujets de conversation faciles (sport, loisirs, musique), cette brune d’une beauté superbe qui s’ennuie fait la chose la moins probable qui soit dans l’imagination de Miki : elle se lève, lance un sourire à un pauvre type de la campagne dont les cheveux luisent de brillantine, et laisse Miki seul dans une surprise indicible. En ce qui concerne le personnage de Miki, il est bien la victime de ce coup de théâtre que le narrateur a soigneusement préparé en signalant sa défaite prochaine : le lecteur peut prévoir le déroulement de la situation, notamment parce que Miki, en se présentant, répète le nom de la jeune beauté comme un forcené. Pour le lecteur et le narrateur, il s’agit plutôt de l’ironie du sort, d’un renversement total, le côté théâtral étant supprimé par les avertissements multiples du narrateur.

Notons que dans le cadre des textes de Blaûkovà, la situation que nous venons de citer n’est pas le seul cas où la force et la sûreté masculine sont ironisées. Le pendant de ce passage se trouve dans l’histoire de la nouvelle Nylonovà mesiac . Andrej, l’architecte plein d’assurance, mais mécontent de la relation plutôt fade qu’il entretient avec la docile et dévouée Draha, quitte celle-ci, et s’éprend de Vanda la rousse. Vanda semble être son genre : elle ne se soucie pas des belles paroles mièvres des amoureux et aime les hommes décisifs et spontanés. Hélas, lui qui détestait l’attachement sentimental exagéré de Draha pour sa personne, s’attache trop à Vanda, laquelle veut rester libre. Après qu’il lui a proposé de se marier, Vanda le quitte à son tour. Comme l’a exprimé un critique tchèque, cette nouvelle peut se réduire à l’histoire d’un mec qui plante sa fiancée et qui trouve une autre nana, mais cette fois-ci c’est elle qui le plante. Bien sûr, la qualité littéraire de la nouvelle consiste en bien d’autres éléments. On est donc confronté au même schéma de personnages – le personnage féminin est l’agent de l’ironie du sort dont le sujet est le personnage masculin, avec quelques différences bien sûr : dans le premier cas, c’est une petite scène appartenant à un vaste panorama narratif, dans le deuxième cas, l’histoire régit la structure narrative ; tandis que le comportement de Miki est largement ironisé, la blessure de sa fierté masculine, bien visualisée et soulignée par le discours indirect libre (« Miki n’y croit pas. C’est pas vrai, elle va pas LE quitter avec ces pauvres enfoirés ! C’est pas possible. ») et le renversement de la situation, spectaculaire, le personnage d’Andrej (vu l’étendue de la nouvelle et l’importance de la principale ligne narrative) est psychologisé de manière plus sérieuse, et, à la différence de Miki, Andrej, après la première réaction émotive, prend son échec comme un adulte qui connaît la vie et raisonne : « Peut-être que c’est bien comme ça. À cause du maintien de l’équilibre. Un moins et un plus. Une caresse et un bon coup dans le nez. Pour que notre conscience de soi ne croisse trop. » Le personnage d’Andrej, capable d’auto-réflexion, sort de sa position d’objet de l’ironie ; il prend de la distance et se regarde lui-même, ce qui est déjà la condition pour que l’auto-ironie ait lieu (mais ce n’est pas le cas dans cette scène finale). Il faut souligner que les personnages masculins, dans les récits de Blaûkovà, ne sont pas ridiculisés de manière simpliste (et l’auteure elle-même est très éloignée d’un féminisme quelconque) ; ils sont plutôt situés dans des circonstances ironiques. Cela est dû aussi à l’histoire des deux récits cités : le personnage de femme forte, indépendante et émancipée, exige, pour maintenir l’équilibre, un personnage masculin qui mette en relief leur indépendance ; ces femmes, en quelque sorte, blessent les hommes qui les adorent.

L’ironie verbale et l’ironie du sort, est-elle toujours réalisée sur le plan du narrateur hétérodiégétique, qui fait un clin d’œil au lecteur et prépare diaboliquement pour ses personnages « de mauvaises surprises » ? Le récit réalisé par un narrateur homodiégétique, est-il privé de ce poivre de la vie, puisque le narrateur est trop engagé sur le plan émotionnel ? L’exemple éclairant nous est fourni par le récit panoramique Svadba v Kàne Galilejskej . L’auteur y intercale deux procédés narratifs, celui de la narration homodiégétique et celui de la narration hétérodiégétique. On pourrait encore diviser cette dernière en deux types, puisque la focalisation passe tantôt par Nela, et tantôt demeure focalisation zéro. D’après J. Paötékovà, « le changement de la perspective narrative (la première et la troisième personne du singulier) donne parfois une impression de non volontarisme et témoigne d’une indécision de l’auteur. En effet, à première vue, ces changements de perspective du narrateur créent une certaine incohérence dans le récit, qui se décompose ainsi en deux parties. Pourtant, les changements s’opèrent toujours d’une manière presque invisible ; le changement est toujours précédé d’un passage en focalisation zéro ». Quelles que soient les intentions réalisées et non-réalisées de l’auteure, elle a réussi à mettre en place deux lignes différentes de l’ironie : l’ironie verbale et le regard ironique dans les passages de narration hétérodiégétique, et l’auto-ironie parfois mordante dans les passages de la narration. Nela, une jeune femme de trente ans, qui assiste au mariage de son ancienne camarade de classe, se rend compte très douloureusement de sa situation : elle a trente ans et elle n’est pas encore mariée. L’auto-ironie l’aide à tenir bon contre tous les éléments qui l’entourent et qui lui rappellent cet inconvénient : le fait d’assister au mariage, une commère qui lui demande son âge, les sourires condescendants des demoiselles d’honneur, son propre visage de chat affamé. Elle se rappelle d’une tante vieille et pauvre, qui avait affiché au dessus de son lit ces paroles : « Je suis en bonne santé, je suis belle, je suis heureuse ! », comme l’application d’un enseignement religieux et mystérieux importé d’Amérique. Chaque matin, elle criait ces paroles et tendait ses bras décharnés vers le plafond tâché de moisissure. Nela reprend ces mots et se les redit, en portant sur elle-même un regard ironique. Elle corrompt ainsi le bouclier mal construit de l’assurance et de la fierté, avec lequel elle se défendait dans la conversation avec la commère qui lui reprochait de gâcher sa vie en vivant seule : « Pourquoi je vivrais en vain ? J’ai tout ce que je veux et encore plus ! ». L’auto-ironie de la condition de Nela passe plus tard dans l’ironie verbale du narrateur. En fait, on retrouve les mêmes mots dans le discours indirect libre monologuisé de la scène finale : « Personne ne lui donne d’ordres. Elle est la patronne d’elle-même. Elle a tout ce qu’elle veut, et encore un bout en plus. » Elle dit le contraire de la réalité existante. La voix de Nela se mélange à celle du narrateur au point que l’on ne peut distinguer qui parle. L’auto-ironie et l’ironie verbale se côtoient, le signal en est la phrase qui suit : « Si seulement elle pouvait y croire ».

Est-il possible d’établir une caractéristique de l’ironie au féminin ? Il ne s’agit pas d’une tâche facile, d’autant plus que nous n’avons relevé que les figures ironiques d’une et une seule écrivaine. Ce qui est typique pour ces narrateurs, c’est l’oscillation entre la distance ironique et le rapprochement émotif des personnages. D’après ce que dit M. Kundera, Blaûkovà ne serait donc pas une « bonne écrivaine cent pour cent » ; d’après lui, le rapport du vrai romancier avec ses personnages est ironique. Dans la relation avec les personnages, le narrateur de Blaûkovà est très souple ; il s’abstient pour prendre distance, mais il revient pour s’identifier avec le regard du personnage et pour entrer en sympathie avec eux. Il a cette conscience extrême qui nous immunise contre les étroitesses et les défigurations d’un pathos intransigeant, contre l’intolérance d’un fanatisme exclusiviste. Par ce clivage entre la distance et l’identification, le monde des récits de Blaûkovà est très humain, « vivable » et plein de surprises.

C’est toujours à la fin que vient le temps de revenir au début, plus précisément aux paroles de Joseph Proudhon qui figurent comme épigraphe. Le féminin et le révolutionnaire – cela ne va ensemble que dans notre siècle, surtout depuis Mai 68. Il ne sera pas exagéré de dire que l’ironie constitue dans les textes littéraires féminins (et non seulement féminins) la majeure partie du geste contestateur, même révolutionnaire. Parce que c’est seulement par la mise en question des réalités existantes qu’on peut accéder à l’amélioration de l’état des choses actuel. Et si la littérature (nous ne pensons pas à la littérature dite « engagée ») est loin de se préoccuper de réaliser une amélioration quelconque, la remise en question est son essence. Elle pose des questions, sans en donner les réponses. Là est l’ironie suprême.

Bibliographie

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SCHOENTJES, Pierre, (2001), Poétique de l’ironie, Éditions du Seuil, Paris

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GENETTE, Gérard, (1982), Palimpsestes, la littérature au second degré, Éditions du Seuil, Paris

JOUVE, Vincent, (1997), Poétique du roman, Sedes, Paris

KUNDERA, Milan, (1993), Les testaments trahis, Gallimard, Paris

YAGUELLO, Marina, (1972), Les mots et les femmes, Payot, Paris

Moysova Stanislava
masculin
Wormser Gérard masculin
L'ironie, la vertu de l'écriture féminine ? L'exemple de Jaroslava Blaûkovà
Moysova Stanislava
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2003-10-06
La différence des sexes : enjeux et débats contemporains
Beauvoir, Simone de (1908-1986)