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L’écriture collaborative comme principe d’une identité de groupe

Fiction, roleplay et effet de communauté dans le MMORPG Elite:Dangerous (Frontier Developments, 2014-)

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Texte

Il arrive que « l’homo digitalis » devienne un « homo fabulator1 » : aux antipodes de l’opinion commune, qui considère le jeu vidéo comme un concurrent de la littérature traditionnelle, certains MMORPG tendent en effet à créer des vocations d’écrivains, en encourageant l’expression littéraire de fictions au sein de leurs communautés. Ces jeux deviennent ainsi l’occasion et le lieu d’émergence de pratiques d’écriture collaboratives dont l’une des fonctions essentielles est d’assurer la cohésion du groupe, en lui fournissant des récits fondateurs, des mythes étiologiques, des normes et des valeurs. Cette culture littéraire participative2 apparaît ainsi comme un des lieux d’élaboration de ces « croyances et pratiques communes » qui définissent les communautés virtuelles (Stone 2001) ; elle contribue à souder voire à fonder des identités collectives, en construisant des « imaginaires de communauté » (Leroux 2013), et en créant par là un sentiment d’appartenance pour les joueurs au sein de ces « communautés imaginées3 ». Ce sont ces pratiques scripturaires fictionnelles, envisagées dans leur dimension identitaire, que nous nous proposons d’étudier. Nous nous appuierons sur le MMORPG Elite Dangerous4 pour tenter de définir, à partir de cette étude, la notion d’effet de communauté, entendue comme production d’un sentiment réel d’appartenance reposant sur une pure fiction partagée. La prolifération fictionnelle auquel donne lieu Elite Dangerous, l’esprit de corps auquel se prête ce jeu de niche, enfin son caractère de « bac à sable » (sandbox) offrant une grande agentivité aux joueurs, libres de choisir leur carrière et d’orienter le parcours de leur personnage au fil des mois et des années : tels sont les éléments qui expliquent le choix de ce MMORPG dans le cadre de la présente démonstration.

À quelles conditions un groupe peut-il être défini comme une communauté ? Une telle question n’est pas de celles auxquelles il est aisé de répondre. « Les psychologues, les sociologues, les historiens ont développé des outils d’analyse des mécanismes d’interaction au sein des groupes. Tous ne sont pas d’accord sur ce qui, à partir d’un groupe, est constitutif d’une communauté » écrivait déjà en 1993 Howard Rheingold au seuil de son ouvrage pionnier sur Les Communautés virtuelles (1995). Plus radical, Frans Mäyrä demandait en 2016  : « Are games capable of supporting true communities ? » (2015). Et en effet, on est en droit de s’interroger : en quoi des regroupements de joueurs anonymes, dispersés géographiquement, réunis de façon plus ou moins provisoire autour d’un monde virtuel également fragile, peuvent-ils constituer des communautés au sens fort que Ferdinand Tönnies donnait à ce mot voici près d’un siècle et demi, c’est-à-dire « de sang, de lieu et d’esprit, de voisinage, d’amitié » ?

La communauté de sang comme unité d’essence se développe et se différencie en une communauté de lieu, qui a son expression immédiate dans la vie commune, et la communauté de lieu se développe en communauté d’esprit5.

La définition de Tönnies ne s’applique pas aisément aux groupes de joueurs en ligne : point ici de « sang », de « lieu », ni de « voisinage ». La sociologie, qui depuis plusieurs décennies a tenu compte de l’émergence d’Internet, offre plusieurs entrées pour tenter de saisir cette nouvelle réalité. Celle de la communauté d’intérêt par exemple : des objectifs communs, ou des ambitions individuelles poussent des joueurs à se regrouper au sein d’alliances tactiques. La notion de communauté de pratique, fondée sur le partage d’expérience et de compétences, en vue de la résolution de problèmes liés à un domaine bien particulier, peut aussi être opératoire : nombreux sont effectivement les groupes de joueurs à réserver à leurs membres certaines astuces qui leur donneront un avantage tactique lors d’affrontements in game contre des groupes adverses. Mais Frans Mäyrä doute que ces communautés, mues par le seul intérêt, soient de « vraies communautés » (« true communities ») : des enjeux stratégiques ou d’entraide ne suffisent pas à créer le sentiment d’appartenance inséparable de la notion de communauté. Mais il existe aussi, au-delà de ces regroupements conjoncturels et opportunistes, des groupes de joueuses et de joueurs orientés roleplay pour lesquelles les performances et les bénéfices en jeu restent secondaires, au regard d’un esprit communautaire procédant d’autres sources que l’espoir de disposer d’avantages en jeu, et tourné en revanche vers un esprit de camaraderie jugé plus essentiel que le gain ou la victoire. Pour en prendre la mesure, plutôt qu’une méthode objective et sociologique, je privilégierai ici une démarche plus psychologique et littéraire, en extrapolant à partir de trois notions issues des sciences historiques : celle de « lieux de mémoire » forgée par Pierre Nora (1984) ; celle « d’invention de la tradition », avancée par Eric Hobsbawm6, et surtout celle de « communauté imaginée », créée par Benedict Anderson7. Ces approches, toutes trois d’obédience constructiviste, toutes trois datant du troisième quart du XXe siècle, possèdent un point commun : elles laissent une place essentielle à la subjectivité dans l’appréhension des communautés de joueurs. Ce qui définit le groupe, dans cette perspective, c’est une identité collective partagée et perçue comme telle, « a psychological sense of community », pour reprendre l’expression élaborée par S. B. Sarason et mise à l’honneur par Chavis et McMillan8. Parmi ces différents éléments susceptibles de souder les joueuses et les joueurs, et de conférer un sentiment d’appartenance aux membres du groupe, je m’intéresserai ici à la fiction participative : l’écriture fictionnelle collaborative et partagée, adossée à un sub-univers ludique (lore), apparaît susceptible de cimenter un groupe autour d’histoires et d’aventures, de personnages, de lieux, mais aussi de valeurs (« common beliefs in an idea system, moral order, etc. » écrit Frans Mäyrä (2015, 3)). Le MMORPG Elite Dangerous9, qui se prête particulièrement à la production fictionnelle, permettra de mettre en lumière quelle forme particulière de sentiment d’appartenance peut unir des joueurs en ligne à travers des fictions partagées, jusqu’à créer un sentiment communautaire voire d’authentiques communautés. Après avoir montré que le jeu de simulation spatiale Elite Dangerous est un puissant moteur fictionnel, j’envisagerai la façon dont les notions de « lieu de mémoire », d’« invention de la tradition » et de « communautés imaginées » favorisent un sentiment d’appartenance fondé sur des créations partagées. L’étude se terminera par l’examen de ces pratiques de la fiction au sein du groupe des « Green Planet ». L’enquête, fondée sur une observation participante, s’appuie sur les ressources en ligne et a été complétée par huit entretiens personnalisés réalisés en audioconférence ou en visioconférence en mai 2020 auprès de huit joueurs réguliers, comptabilisant au moins plusieurs centaines d’heures de jeu, et appartenant à trois factions : les Black Birds, la Wing Atlantis et les Green Planet.

La franchise Elite : un puissant moteur de création fictionnelle

Elite, simulation spatiale à la première personne dont la première version remonte à 1984, n’a cessé d’afficher une dimension littéraire, liée d’abord aux contraintes de son gameplay10. Une des spécificités du jeu, qui se révèle un opérateur de fiction particulièrement efficace, consiste dans l’absence d’objectifs nettement formulés : le propre d’un jeu comme Elite Dangerous, comme l’indique ses slogans (“blaze your own trail”, “forge your path”), est justement de laisser chaque joueur ou groupe de joueurs libre de s’approprier le jeu comme il l’entend. La faiblesse des buts proposés (le jeu refuse obstinément, depuis trente ans, toute forme de scénarisation ou de campagne scriptée) exige le recours à l’imagination, propice à l’élaboration fictionnelle : la fiction communautaire joue de ce point de vue un rôle facilitant, dans la mesure où elle renforce l’identité du joueur et donne un sens à sa vie (in game). Aussi, dès la première mouture du jeu, les développeurs David Braben et Ian Bell se sont appuyés sur des fictions extérieures au jeu, afin de favoriser une immersion rendue difficile, à l’époque, par la nudité des décors, l’absence d’avatar et l’austérité répétitive des mécaniques ludiques. En 1984, Elite était ainsi livré avec une nouvelle spécialement écrite par Robert Holdstock, dont la plupart des éléments ne furent jamais implémentés in game (1984), mais dont le but était d’aider l’imagination du joueur à remplir un jeu qui restait très vide et dépouillé. L’habitude était prise : elle s’est poursuivie et même amplifiée. En 1993, c’est ainsi un recueil d’histoires, traduit en français sous le titre Nouvelles de la frontière, qui accompagnait les deux disquettes du jeu. Aujourd’hui, neuf ans après le lancement du dernier opus de la franchise, Elite Dangerous ne compte pas moins de neuf romans sous licence11. L’éditeur publie en outre des articles de presse dans un journal in game, le Galnet, à un rythme quotidien ou quasi quotidien, sur un site tiers, et également accessibles depuis l’interface du jeu. Cette littérature commanditée par Frontier Developments a été relayée par une intense activité littéraire de la part des joueurs eux-mêmes, en particulier depuis la commercialisation de la mouture actuelle du jeu (2014), à orientation résolument multijoueur. De nombreuses propositions narratives, souvent inscrites dans un cadre communautaire, accompagnent la vie des joueurs au sein de leurs groupes12 (appelés ici « factions »).

L’attrait pour l’écriture et la création ne s’imposent pourtant pas a priori comme une évidence : space opera orienté vers le combat, Elite attire des joueurs plutôt masculins, sans forcément beaucoup d’expérience littéraire préalable, et que leur profil ne semblait pas prédestiner à ce passage à l’écriture créative. Si certains joueurs avaient l’habitude d’écrire avant de découvrir Elite, d’autres, qui n’avaient jamais pris la plume auparavant, se trouvent comme poussés par l’expérience de jeu à produire des fictions, qui prennent très souvent la forme d’un journal ou de l’autobiographie fictive de leur personnage. Mais cette expression personnelle prend parfois des formes plus variées : nouvelles et romans, chansons, poèmes, chaînes de radio, publicités, machinimas, en marge du jeu lui-même. L’une des plus ambitieuses réalisations est Sagittarius’eye, somptueux magazine mensuel, livré comme une revue en papier électronique. Plusieurs radios anglophones, comme Inara Radio et surtout Radio Sidewinder, diffusent de la musique et des informations sur le jeu (« Elite Dangerous related news, jingles, ads and in-game information »). Cette station possède son siège fictif dans un système stellaire emblématique du premier Elite de 1984, Lave13. Ce passage à l’acte d’écrire et plus généralement l’ensemble de la prolifération fictionnelle et narrative illustrent parfaitement le propos d’Antoine Dauphrage selon lequel « Les dimensions ludique et fictionnelle ont tendance à se fondre l’une dans l’autre, dans un mouvement de redéfinition des frontières du jeu. […] » (2011). Si Frontier Developments encourage généralement ces initiatives, celles-ci ne s’intègrent pourtant que rarement à l’intérieur du jeu : elles trouvent place aux lisières d’Elite Dangerous, le plus souvent sur des plates-formes tierces destinées à venir en aide aux joueurs. Inara14, l’un de ces sites compagnons les plus dynamiques, dont l’usage est en fait indispensable au joueur du fait de la complexité des mécaniques de jeu, recense ainsi, à côté des outils d’assistance qu’il met librement à disposition, plus de 24 000 entrées de journaux de pilotes en avril 2023, pour la plupart anglophones. D’autres fictions sont hébergées ailleurs : réseaux sociaux, espaces collaboratifs, sites webs des groupes ou même pages de pilotes indépendants. Les joueurs francophones disposent ainsi de leur propre forum fédératif elite-dangerous.fr, ouvert aux différentes factions de langue française. Ce forum propose une grande section intégralement dédiée au roleplay : en avril 2021, cette zone comportait 121 journaux de vol en français, pour plusieurs milliers d’entrées, ainsi que divers textes, récits, nouvelles, souvent à caractère autobiographique, et transposant avec plus ou moins de fidélité les aventures du personnage. ED-Board conserve aussi de nombreux textes personnels de pilotes.

Journaux de bord publics sur ED-Board.

Certaines de ces productions sont influencées par les codes issus du jeu de rôle tour par tour ou de la fanfiction : on trouve d’ailleurs des productions consacrées à Elite Dangerous sur les principales plates-formes, y compris en français, par exemple sur fanfiction.net16. Des récits transmédiatiques sont parfois éclatés sur différentes plates-formes (vidéos, blogs, forums), exigeant pour être bien compris le parcours de l’ensemble des supports, selon les principes du transmedia storytelling17. L’éditeur Frontier encourage ces appropriations littéraires et créatives en proposant par exemple des concours de vidéos et machinimas (en 2015 et 2017) et de nouvelles (en janvier 2016 et novembre 201718).

Visuel officiel du concours organisé par Frontier Developments en 2015.

Sous la pression d’une communauté avide de récits, et qui s’érige en force de proposition scénaristique alternative, il arrive à l’éditeur Frontier Developments d’accompagner certaines de ces initiatives issues des joueurs : ce fut le cas en particulier en mai 2017, au cours de la retentissante affaire Salomé, course poursuite galactique qui occupa des milliers de joueurs, et dont l’issue devait déterminer le dénouement du roman de Drew Wagar Premonition. Le prochain ouvrage du romancier, Retribution, sera tout entier le fruit d’une expérience communautaire19.

Il arrive que ces fictions servent à constituer, au sein du jeu, un lore autonome, assez lâchement lié à la trame officielle du scénario, et directement rattaché à des groupes de joueurs. Certaines « factions » sont en effet pourvues d’institutions, de personnages non-joueurs (PNJ), d’une histoire propre sur lesquels se greffent des trames narratives orientant le gameplay collectif du groupe, et créant un système partagé de valeurs et de références. Dans le monde francophone, le cmdr Aymerix a créé pour le groupe des Black Birds une histoire, des institutions, un mode de gouvernement dictatorial, des organes politiques et même des représentants fictifs20. De tels sous-univers connaissent un retentissement nécessairement limité : ils concernent surtout les membres du groupe, et ne sont pertinents in game que pour la poignée de systèmes contrôlés par la faction impliquée. Ces systèmes pourront se voir doter de fonctions propres, comme abriter un organe de gouvernement, sans que de telles informations, essentielles pour la vie du groupe, apparaissent jamais directement dans les interfaces des joueurs. Une connaissance minimale du lore communautaire est un préalable à toute demande d’admission au sein du groupe : il est demandé au postulant de prendre connaissance du site web des Black Birds, et de consulter les archives de l’organe de presse, le Vox Veritas, journal de propagande à coloration évidemment humoristique. Les articles parus depuis huit ans relatent pour l’essentiel des aventures jouées réellement, et transposées dans un style à la fois journalistique et comique par l’équipe de reporters chargée d’animer le blog Wordpress du journal. Ces histoires constituent un fort ressort communautaire : l’explosion du vaisseau Shaddam IV21, survenu en 201522, constitue toujours huit ans après les événements un lieu de mémoire et une référence fédératrice, y compris pour les nouveaux joueurs : être capable de s’y référer spontanément constitue un signe de bonne intégration au groupe. D’une façon plus générale, l’ensemble des joueurs interrogés confesse connaître mieux ou beaucoup mieux le lore du groupe que le lore du jeu, parfois à cause de la barrière de la langue, les romans franchisés n’étant pas traduits, mais c’est aussi le cas de joueurs qui lisent couramment l’anglais. À coup sûr, ces fictions partagées et souvent co-écrites participent d’un « sentiment de communauté », au sens que les psychologues donnent à ce terme23, et contribuent à cimenter les liens entre les membres d’un groupe de joueurs. D’après Chavis et McMillan, le lien communautaire est fondé sur un sentiment d’appartenance indépendant des structures formelles : ce qui est le cas de la plupart des groupes de joueurs d’Elite Dangerous, le plus souvent dépourvus de formalisation administrative ou institutionnelle dans le monde réel24. Ils restent habituellement informels, et ne sont structurés qu’à travers un répertoire in game et l’usage d’outils dédiés (sites web, réseaux sociaux, serveurs Discord). Les levées de fonds, par exemple pour financer les hébergements de sites ou des opérations caritatives25, sont lancées ponctuellement, à travers des cagnottes en ligne. Les histoires partagées, vécues en jeu, déclinées sur un mode roleplay dans les articles ou les relations, créent cette impression de « similiarité » (« similarity ») entre des membres d’horizons divers, qui constitue selon Joseph R. Gusfiel l’un des éléments constitutifs du sentiment d’appartenance (1975). Tous les joueurs interrogés se sentent en effet d’abord membres de leur groupe, puis considèrent qu’ils font partie de l’ensemble francophone, et enfin, éventuellement de la communauté internationale des joueurs, mais pas toujours. L’intérêt et les objectifs de jeu sont secondaires : c’est avant tout l’esprit de camaraderie qui retient les joueurs au sein du groupe, et aussi, secondairement, l’histoire vécue ensemble dans le jeu. Le cmdr Redfox, responsable actuel du lore du groupe des Black Birds et rédacteur-en-chef du journal Vox Veritas, explique ainsi que le suspense et les cliffhangers entre les chapitres des Chroniques, qui accompagnent des missions réalisées en jeu, sont un appât pour des joueurs qui souhaiteront connaître la fin d’une histoire dont ils seront aussi les acteurs. Ce moteur narratif qui cimente le groupe illustre l’analyse de Chavis et Mac Millan : ces chercheurs affirmaient en effet l’importance d’une histoire partagée, ou du moins connue, dans la genèse du sentiment communautaire : elle constitue selon eux un « definitive element for true community » (1986, 14).

L’identité communautaire : une construction fictive et « imaginée »

On peut s’interroger sur la façon dont la fiction, si essentielle parmi ces groupes de joueurs, contribue à façonner une « communauté d’esprit et d’amitié », pour reprendre les mots de Tönnies. Les joueurs interrogés mettent en avant la nature d’Elite Dangerous : en tant que jeu bac à sable, il autorise bien sûr toutes les appropriations singulières et les histoires uniques, dont les joueurs veulent garder une trace et qu’ils souhaitent aussi souvent faire connaître. Il n’en reste pas moins que tous les bacs à sable ne se prêtent pas à de telles appropriations. L’imaginaire du space opera, associé au genre littéraire du journal de voyage, semble prédisposer à cette prolifération textuelle, comme le montre également l’exemple de Star Citizen, encore en développement mais lui aussi déjà riche d’une abondante production de la part des joueurs26. Plusieurs notions issues des sciences humaines peuvent aider à comprendre comment ces fictions contribuent à cristalliser, ou à précipiter au sens chimique du mot, un esprit communautaire.

La première est celle de lieu de mémoire, inventée par Pierre Nora. Le mot n’est pas à entendre en un sens purement spatial, puisqu’à côté des monuments aux morts et du Panthéon, Nora retient aussi la Marseillaise ou les trois couleurs nationales, ou plus généralement tout symbole ou œuvre à laquelle une collectivité attache matériellement un souvenir partagé. De tels lieux de mémoire existent dans Elite Dangerous : en parcourant l’espace galactique, le joueur découvre plusieurs centaines de balises contenant des messages reliés au lore du jeu et commémorant des événements historiques fictifs.

Lieu de mémoire en forme de balise touristique dans Elite Dangerous.

Les joueurs ont attaché la même importance à certains lieux qui n’y étaient pas prédestinés par le scénario de l’éditeur, soit qu’ils y aient associé des événements imaginaires, soit qu’ils aient choisi d’y célébrer des faits qui se sont effectivement passés en jeu entre les membres du groupe. Ainsi, les Children of Raxxla anglosaxons ont réussi à imposer le nom officieux de « Salomé’s Reach » à un obscur système aux confins de la galaxie, non loin de l’endroit où le personnage du roman de Wagar, joué par le romancier, prêta serment au cours de ses aventures romanesques : depuis, ce système désolé loin de toute civilisation est devenu une sorte de lieu de pèlerinage pour beaucoup d’explorateurs ; ils sont contraints de passer des dizaines d’heures de pilotage fastidieux avant de parvenir à ce bout du monde, sans intérêt autre que de constituer un lieu de mémoire. Des monuments funéraires, disposés par l’éditeur, commémorent le souvenir des joueurs disparus dans le monde réel : je n’y insisterai pas parce que de tels mémoriaux sortent du cadre de cette étude, et qu’Olivier Servais a consacré une analyse à ces lieux de mémoire particuliers tels qu’on les trouve dans World or Warcraft (2016).

Nous pouvons recourir à une seconde notion, pour tenter d’éclairer le rôle de la fiction dans la cohésion des groupes de joueurs : celle de la tradition inventée, concept imaginé par l’historien marxiste Eric Hobsbawm, et selon lequel certaines traditions sont forgées de toutes pièces pour créer un lien artificiel, à la faveur d’un passé imaginé27. Fabriquées afin de construire fictivement une continuité temporelle, ces traditions servent à légitimer le présent en l’ancrant dans une histoire immémoriale ou lointaine. C’est dans cet esprit, explique Hobsbawm, qu’il faut comprendre le choix de la monarchie britannique, au début du XXe siècle, de privilégier les édifices néo-gothiques, qui instauraient un lien fictif avec la monarchie anglaise médiévale. Ces traditions inventées visent selon ce chercheur trois finalités : établir ou symboliser la cohésion sociale d’un groupe ou d’une communauté, réelle ou artificielle ; légitimer des institutions ; inculquer des croyances, des systèmes de valeur et des codes de conduite. C’est exclusivement le premier point que visent les communautés francophones d’Elite Dangerous, lorsqu’elles inventent des traditions et des histoires passées avec lesquelles elles prétendent renouer. Les Black Birds se présentent en effet comme les successeurs des premiers pilotes qui, plus d’un siècle auparavant, avaient lutté contre une précédente invasion alien : un livre entier de leurs Chroniques retrace cette épopée révolue28. La course du sapeur constitue un bel exemple de tradition inventée de toutes pièces mais susceptible de souder le groupe autour d’une référence partagée et d’un passé prétendument séculaire : tous les ans, cette course sportive propose aux joueurs de commémorer l’exploit fictif d’un vétéran, forgé de toute pièces par l’un des responsables du lore du groupe, et que les joueurs sont invités à reproduire en son honneur. Un article de presse précise ainsi :

La « course du Sapeur » qui s’est tenue ce 9 septembre dernier est une autre conséquence des archives retrouvées du Consilium. Cette dernière […] retrace le parcours d’un ancien pilote Black Birds qui s’est sacrifié pour sauver des civils. […] Lors de l’événement d’origine, celui qu’on appellera le « Sapeur » a été le premier des pilotes Black Birds à mourir au combat29.

Tradition inventée à tous égards : l’événement fondateur n’eut jamais lieu ailleurs que dans l’imagination d’Aymerix, mais il instaure un sentiment de continuité avec ce passé fictif. La course du sapeur correspond à cette « production de rituels », inventée dans le seul but de créer une occasion festive qui réunit les membres du groupe, selon une mécanique qui obéit à celle décrite par Eric Hobsbawn : « le passé, réel ou fictif, auquel [ces traditions] se réfèrent, implique des pratiques stables, formalisées de manière normative, se prêtant à la répétition » et qui tend à renforcer certaines valeurs fictives professées par ce groupe de mercenaires (1995). On ne peut parler stricto sensu de fakelore au sens que Richard M. Dorson donnait à ce mot, c’est-à-dire d’inventions inauthentiques données comme traditionnelles30 : personne n’est dupe, et ces forgeries n’ont pas de but idéologique ou commercial, contrairement à la pizza margherita, emblème du fakelore (Nowak 2014) ; on peut rapprocher ces inventions en revanche d’une forme de « folklorisme littéraire » dépourvu d’intentions trompeuses, tel que le définit Marija Stanokik (1996). Ce mythe du sapeur n’est par exemple pas sans lien avec les légendes forgées autour des « géants » carnavalesques dans le Nord de la France, au début du XXe siècle, dans le but de donner une identité à une commune ou à un canton. Ainsi, à Bourbourg, le carillonneur Gédéon est censé avoir averti la population de l’arrivée des Espagnols au XVIIe siècle, et avoir sauvé la ville : toute la petite commune se retrouve chaque année, à la Saint-Jean, autour de ce héros inventé de toutes pièces en 192831. Sylvain Lesage considère qu’« Il faut alors faire du géant le point sur lequel se cristallise la mémoire de la ville, mémoire souvent inventée, mais structurante de la cohérence du corps urbain » (2004). Le sapeur des Black Birds, ou encore le Borgne, hologramme d’un ancien soldat supposé être autrefois mort au combat, jouent le même rôle en jeu que le géant flamand, symbole de sociabilité régionale et susceptible également « d’assurer la mémoire collective », comme l’écrit encore l’historien. La fictionnalité de ces traditions, qu’elles soient régionales ou ludiques, n’obère en rien la profondeur ou la réalité de la sociabilité qu’elle permet, dans un semblable contexte festif ou du moins récréatif, mais que la seule considération du divertissement ne saurait épuiser32.

Le Borgne, hologramme d’un ancien soldat supposé être autrefois mort au combat.

Troisième notion, enfin, susceptible d’aider à comprendre comment la fiction peut générer un sentiment d’appartenance bien réel : celle de communauté imaginée. Benedict Anderson avait élaboré cette catégorie pour expliquer la genèse et la nature du nationalisme. Selon lui, le sentiment national n’est pas fondé sur un substrat objectif (terroir, langue, culture, religion…) : il n’est qu’une construction imaginaire. L’idée de nation serait ainsi, d’après Anderson, une fiction qui donne artificiellement aux membres d’une société un sentiment de proximité avec des anonymes supposés partager un certain nombre de valeurs communes (une langue, une patrie, etc.). C’est pourquoi la nation lui apparaît comme une « communauté imaginaire », ses membres ayant l’impression illusoire d’être unis par les mêmes liens que des villageois d’autrefois.

Cette approche constructiviste par laquelle Anderson analyse l’émergence des nations dans les consciences peut aider à comprendre, partiellement, comment un sentiment communautaire émerge dans certains groupes à orientation roleplay, à partir d’élaborations fictives sur lesquelles se cristallise une identité. Parmi les conditions socio-culturelles qui président à la genèse de l’idée de nation, Anderson pointe en particulier « l’essor de l’imprimé-marchandise » (2002, 49). La lecture du journal distribué très largement créa en effet au XIXe siècle cette « cérémonie de masse » qui a permis d’unir des lecteurs dispersés et isolés autour de valeurs communes, et leur a donné le sentiment illusoire d’appartenir à une même communauté. Mutatis mutandis, la presse joue un rôle essentiel au sein des communautés de joueurs francophones d’Elite Dangerous : les principaux groupes disposent en effet de journaux ou plus généralement de médias. Dans le monde francophone, les Black Birds disposent du Vox Veritas, les Azghaariens de l’Azgharie Post33, et les Green Planet, outre leur organe de presse écrite, animent une radio roleplay, « Zone libre34 ». Exerçant le même rôle que les organes de presse étudiés par Anderson, ces médias fédèrent les joueurs et les informent d’événements ou de situations, selon la personnalité de chaque journaliste, et surtout selon les principes et les orientations qui prévalent au sein de chaque comité de rédaction, démocrate, autoritaire ou encore anarchiste.

Le Vox Veritas des Black Birds.

À la presse s’ajoutent les œuvres de fiction, qui jouèrent aussi un rôle dans la naissance de l’idée de nation, précise Anderson : « la fiction s’infiltre paisiblement et continûment dans la réalité », explique ainsi l’auteur de L’Imaginaire national (2002, 47). « L’imprimé et le papier » (2002, 50‑55), en effet, c’est aussi le roman. Christine Chivallon en souligne l’importance dans la pensée d’Anderson :

Le roman occupe une place singulière dans le processus de création de ces unités nationales nouvelles. Car toutes les traditions inventées utilisent, dans la mesure du possible, l’histoire comme source de légitimation de l’action et comme ciment de la cohésion du groupe. (Chivallon 2007)

Or, les joueurs d’Elite Dangerous sont nombreux à mettre en scène dans des nouvelles et des récits le groupe auquel ils appartiennent. Chaque joueur est invité à s’emparer du lore et à écrire à son tour du roleplay, participant ainsi à la co-écriture sinon d’un roman national, du moins de la trame narrative qui porte, chez les Black Birds, le nom biblique de Chroniques, divisées en livres. Dans le monde anglophone, les Children of Raxxla complètent un lore centré autour des romans sous franchise de Drew Wagar. Le rôle de lien exercé par l’écriture partagée est d’autant plus significatif que plusieurs joueurs confessent n’être venus à l’écriture de fiction qu’à l’occasion de cette expérience vidéoludique communautaire au sein d’Elite Dangerous, ainsi le leader du groupe, Phoneix, ou Dainslef, auteur d’un roman en ligne intitulé Abandonnez tout espoir36, ou Aymerix, biographe fictif d’ Alvinia 37. Chaque joueur intégrant ces groupes est appelé à devenir « lecteur-auteur ou lectauteur », pour reprendre la formule de France Vachey. Il peut « ainsi jouer son rôle, dans une écriture collaborative qui construit une communauté virtuelle » (2011). Ainsi, la communauté imaginée, au sein des groupes de joueurs ou parmi les membres d’une même nation, « remplit un vide et remplace une chose qui n’existe pas, à savoir la relation d’interconnaissance », pour reprendre une fois encore les termes de Christine Chivallon à propos de la notion inventée par Anderson (2007). Comme les éléments fictifs structurant la conscience nationale, le complexe édifice roleplay permet de réunir des joueurs d’horizons divers, en leur délivrant une histoire commune fictive, un roman communautaire, ou du moins une mémoire partagée par les joueurs. L’imaginaire vient ainsi meubler une béance, créer ou maintenir un sentiment de co-présence entre les membres du groupe.

Des hippies intersidéraux : le cas des Green Planet

Est-ce à dire que cette fiction communautaire puisse être créatrice de valeurs et revêtir une dimension pour ainsi dire axiologique ? On note certes une tendance de la part de certains groupes à s’organiser autour d’une langue vernaculaire partagée ou en fonction de leur nationalité, mais d’une façon générale, la réponse est non : ces communautés imaginées, au contraire des constructions identifiées par Anderson et Hobsbawm, ne visent pas à asseoir une domination d’ordre idéologique, ni à transférer en jeu un identitarisme national. Il existe toutefois un groupe francophone dont le statut est assez exceptionnel, puisqu’il a été spécialement conçu pour partager et expérimenter des valeurs liées à un engagement socio-politique donné comme tel, et qui s’exprime à travers un roleplay fictionnel ambitieux entièrement dévolu à cette finalité : c’est le groupe des Green Planet, fondé par Sloanne Yalniz38. Dans ce qu’on appelle la vie réelle, le fondateur du groupe est un artiste et un comédien qui tend à sensibiliser son public à des enjeux politiques et sociétaux à travers des spectacles et des performances. La faction des Green Planet, forte de quelques dizaines de joueurs, est conçue comme champ d’expérimentation des convictions écologiques et altermondialistes de ses membres. L’objectif est, tout en prenant plaisir au gameplay offert par le titre de Frontier Developments, d’inviter les membres du groupe et des autres groupes auxquels ils ont affaire, à s’interroger sur la possibilité de vivre selon des principes éthiques et de promouvoir des convictions politiques, dans un monde aussi ultra-libéral et violent qu’est en principe celui d’Elite Dangerous. Les Green Planet promeuvent in game un idéal « spacio-alternaliste » qui défend « l’arrêt de la terraformation globale au profit d’une éco-panthropie planétaire », transposition, au sein de l’univers de science-fiction, d’objectifs proposés aujourd’hui par certains défenseurs de l’environnement39. Sloanne Yalniz est l’auteur d’un manifeste qui ne prend son véritable sens que par rapport aux enjeux de l’IRL :

Green Planet est un mouvement humano-spatio-écologiste qui défend le respect et l’épanouissement de la personne humaine, extra-humaine et de la biodiversité à l’échelle cosmique. Le mouvement déclare faire valoir le droit de chacun à vivre dans un environnement spatial sain et préservé, la liberté de circulation des vaisseaux et des équipages, le droit des terrestres et des spatiaux à disposer d’eux-mêmes et à se gouverner démocratiquement […], la solidarité et le partage équitable des richesses et des ressources entre les populations planétaires et spatiales […] et nous avons fait de l’abolitionnisme le fer-de-lance de nos actions. (Nicou 2016)

La « panthropie » est, sous prétexte de roleplay, une invitation à réfléchir à notre propre façon d’habiter le monde ici et maintenant. Le jeu, sans être un prétexte secondaire, devient le support à un discours dont le caractère idéologique est assumé. La pratique du roleplay revêt d’ailleurs au sein du groupe un caractère obligatoire. Sloanne Yalniz considère que le temps consacré à Elite Dangerous par les membres des Green Planet se répartit pour moitié en temps de jeu, pour moitié « hors-jeu », ce qui correspond, explique-t-il, au « temps que nous pouvons passer à écrire, dessiner, faire une vidéo, nous documenter, lire ». Les membres du groupe détournent ainsi à des fins éthiques des mécaniques de jeu davantage conçues en principe en vue de l’accumulation monétaire et de la destruction des ressources dans le cadre d’un individualisme forcené. Les joueurs qui croisent les Green Planet se trouvent ainsi invités à réfléchir à leur propre responsabilité écologique et politique non pas tant dans le jeu que dans le monde réel. Militant, Sloanne Yalniz considère Elite Dangerous comme une plate-forme destinée à sensibiliser aux valeurs sociales et écologiques qu’il souhaite diffuser. Les Green Planet fournissent ainsi l’exemple paradigmatique d’une véritable communauté, soudée autour de valeurs et portée par un roleplay chargé de transposer en jeu des principes et des idées, afin de les vivre, de les expérimenter au sein d’une « communauté imaginée ». Le jeu vidéo apparaît ici comme le refuge ou l’héritage de vieux rêves communautaires des années soixante-dix, et se donne pour but d’exercer le même rôle dérangeant et réflexif que ces collectivités originales pouvaient et peuvent encore avoir aujourd’hui.

La puissance de la fiction pour créer un sentiment communautaire, bien mise en évidence par les historiens de l’idée de nation, offre ainsi une modélisation au moins partiellement opératoire pour comprendre le sentiment d’appartenance au sein de groupes de joueurs à orientation roleplay. Toutefois, si l’approche constructiviste ou subjective à laquelle nous convient les historiens du mythe national peut nous aider à comprendre les forces centripètes à l’œuvre au sein de certaines communautés de joueurs, il n’en est pas moins essentiel d’apporter un certain nombre de réserves qui viennent limiter ou du moins circonscrire la pertinence de ces rapprochements. Tout d’abord, le roleplay n’est qu’un élément parmi d’autres, au sein de communautés visant aussi de façon plus classique à l’entraide et ouvertes aux nouveaux joueurs souhaitant s’initier aux subtilités du jeu et acquérir les compétences nécessaires à leur progression : les approches sociologiques traditionnelles énoncées au début de cette étude restent bien sûr valides, sauf peut-être dans le cas de communautés roleplay très expérimentales comme celle des Green Planet. Mais dans tous les cas, les témoignages recueillis concordent pour souligner l’importance revêtue par le lore au moment de l’admission. L’univers imaginaire du groupe, tel qu’il est disponible sur les sites web et les réseaux sociaux, contribue à son attractivité et à susciter les candidatures des postulants. Une autre différence essentielle distingue la communauté de joueurs de la conscience nationale selon Anderson : la mise en place de l’esprit communautaire ne tend pas à rallier les joueurs à une idéologie ni à les soumettre à une domination, même si dans certains cas le roleplay et la fiction peuvent accompagner les compétitions entre groupes, et justifier de véritables campagnes de presse fictives, sur un mode volontiers polémique40.

Conclusion : de la fiction communautaire à l’effet de communauté

Les communautés de joueurs existent-elles ? demandions-nous au seuil de cette étude exploratoire. Communauté imaginée n’est pas synonyme de communauté imaginaire : l’effet produit par la construction fictive est bien réel, comme le montrent les réunions IRL proposées parfois parfois aux membres des groupes. Ces communautés imaginées ne sont pas des « supercheries » ou des « contrefaçons », comme l’explique Anderson : « Les communautés ne se distinguent ni par leur fausseté ni par leur authenticité, mais par le style dans lequel elles sont imaginées » (2002, 20). Afin d’échapper au tourniquet stérile et convenu de l’opposition entre virtuel et réel, je parlerais plus volontiers d’effet de communauté pour tenter de cerner le sentiment d’appartenance provoqué par l’adhésion à une fiction partagée, en transposant les notions d’effet de réel et d’effet-personnage élaborées respectivement par Roland Barthes (1968) et Vincent Jouve (1998) : c’est-à-dire que la fiction produit une impression de communauté qui, en tant que telle, n’est pas illusoire, mais existe avant tout comme effet et comme représentation.

Au demeurant, l’idée selon laquelle la communauté de joueurs est d’abord une « réalité imaginée » fondée sur un sentiment de co-présence n’est pas entièrement nouvelle : Douglas Thomas et John Brown, dans un article daté d’une dizaine d’années, expliquaient, à partir de leurs observations de World of Warcraft, que « le premier moteur qui mène les mondes virtuels […] c’est la réalité imaginée » :

Le moteur principal des mondes virtuels n’est cependant pas les règles, le code ou les graphiques, ni même les joueurs eux-mêmes. C’est la réalité imaginée, en partie partagée et en partie unique, qui est construite entre les joueurs qui donne à l’espace son pouvoir. […] Les joueurs construisent non seulement un discours et une culture partagés, mais s’engagent réellement dans un sentiment de coprésence.41

J’ai essayé de montrer, à partir de groupes à orientation roleplay, comment les fictions élaborées et vécues en commun contribuaient à créer cette réalité à la fois imaginée et malgré tout réelle, qu’on est en droit d’appeler une communauté. Les analyses proposées ici sont-elles généralisables, ou les pratiques communautaires fictionnelles ici envisagées sont-elles propres à un titre comme Elite Dangerous ? D’autres études seraient nécessaires pour répondre précisément à cette question. L’originalité des créations liées à ce jeu, qui les distingue des fan fictions, consiste dans un souci d’articuler les productions fictives communautaires aux événéments en jeu, voire au gameplay lui-même : une telle démarche, fondée sur une écriture à fortes contraintes, dépasse les enjeux habituels des écritures créatives en ligne.

Dans Elite Dangerous, le recours aux notions constructivistes de tradition inventée et de communauté imaginée nous permet de faire sauter le verrou entre fiction et vérité, opposition factice qui empêche de mesurer à quel point la réalité est toujours, pour une large part, un artefact fabriqué, produit de l’imaginaire et résultat de fictions crues en commun42. Pascal évoquait, dans les Pensées, le pouvoir de l’imagination, qu’il invitait à ne pas prendre à la légère, justement parce que cette « puissance trompeuse » était capable de forger une réalité partagée43 : les communautés de joueurs à orientation roleplay que nous avons eu l’occasion d’étudier confirment, s’il était besoin, le bien-fondé des analyses anthropologiques énoncées par l’écrivain de Port-Royal.

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  1. Sur ces notions, voir France Vachey, (2011).↩︎

  2. La littérature collaborative est ici envisagée comme un élément de cette « culture participative » étudiée par Henry Jenkins, Mizuko Ito et Danah Doyd (2017).↩︎

  3. Sur cette notion, voir (B. R. O. Anderson 1991), et sur sa transposition au contexte des communautés vidéoludiques : (Rutter et al. 2006).↩︎

  4. Elite Dangerous est un MMORPG commercialisé depuis décembre 2014, et édité par Frontier Developments, studio indépendant situé à Cambridge, Grande-Bretagne. Il constitue le quatrième opus de la série Elite, créée en 1984, et le premier à proposer un mode « massivement multi-joueur » et par là explicitement communautaire : https://www.elitedangerous.com/. Le présent exposé s’appuie en particulier sur une série d’entrevues réalisées en vocal sur Discord pendant le premier confinement, au printemps 2020, auprès des principaux membres de plusieurs communautés francophones (Black Birds, Wing Atlantis, Green Planet) : cmdr Phoneix, cmdr Vilfourbe, cmdr Redfox, cmdr Dainslef, cmdr Sloanne, cmdr Giblood, cmdr Zaro et le cmdr Aymerix, l’un des principaux animateurs bénévoles dans le monde francophone.↩︎

  5. Ferdinand Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft [1887] ; (Tönnies 2010), « première partie. Théorie de la communauté », § 6, « Communauté de sang, de lieu, d’esprit, parenté, voisinage, amitié ». Dans une communauté selon Tönnies, « le tout prime sur l’individu » précise Sylvie Mesure.↩︎

  6. Eric Hobsbawm et T. Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, 1983 ; tr. fr. : L’invention de la tradition, trad. par Christine Vivier, Éditions Amsterdam, 2006 (2012). Voir aussi Eric Hobsbawm, « Inventer des traditions », Enquête, 2, (1995), p. 171-189, traduction par André Mary, Karim Fghoul et Jean Boutier, en ligne : https://doi.org/10.4000/enquete.319↩︎

  7. Benedict Anderson, Imagined communities, 1983 (1991). Paru en français sous le titre L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, (2002).↩︎

  8. Voir en particulier D.M. Chavis et J.H., McMillan, « Sense of community through Brunswick’s lens: A first look », (1986) ; et S.B. Sarason, The psychological sense of community: Prospects for a community psychology, (1974). Sarason définit le PSOC comme « the perception of similarity to others, an acknowledged interdependence with others, a willingness to maintain this interdependence by giving to or doing for others what one expects from them, and the feeling that one is part of a larger dependable and stable structure » (p. 157).↩︎

  9. Voir note 4.↩︎

  10. L’intérêt linguistique et communautaire du jeu Elite Dangerous a été récemment confirmé par l’étude de Paul Kuang portant sur le lexique particulier d’une communauté de joueurs au sein de cet univers: « Discourse Community Analysis: The Fuel Rats of Elite Dangerous », (2022).↩︎

  11. Voir les titres sur la boutique de Frontier : https://www.frontierstore.net/books.html (page consultée le 14/01/2023). Les deux romans essentiels de cet ensemble sous franchise sont de la main de Drew Wagar : Reclamation (Fantastic Books Publishing, 2014) et Premonition (Cambridge, Frontier Developments, 2017).↩︎

  12. Les guildes, dans Elite Dangerous, prennent le nom de « factions » ou de « squadrons ».↩︎

  13. Voir https://www.sagittarius-eye.com/ et https://www.radiosidewinder.com/, sites consultés le 22 avril 2023.↩︎

  14. https://inara.cz/elite/news/ (page consultée le 14/01/2023).↩︎

  15. https://ed-board.net/fr/?m=logbooks. Page consultée le 3 janvier 2024.↩︎

  16. https://www.fanfiction.net/s/13818700/1/Sang-de-pirate (page consultée le 14/01/2023).↩︎

  17. Voir le travail fondateur de Henry Jenkins, (2003).↩︎

  18. https://forums.frontier.co.uk/threads/ctrl-alt-space-elite-dangerous-film-competition-2017.342654/ (page consultée le 14/01/2023).↩︎

  19. https://forums.frontier.co.uk/threads/.upcoming-drew-wagar-in-game-episodic-story-elite-retribution-14th-january-20-00-in-game-time.562501/ (page consultée le 14/01/2023).↩︎

  20. https://www.black-birds.com/ (site consulté le 14/01/2023)Le groupe est doté d’un organe de gouvernement (le Consilium), fictivement situé dans le système Mufayl, mais aussi d’un organe de lutte anti-alien, ou d’un laboratoire de recherche, le LARA, basé à Shangdi.↩︎

  21. On reconnaît un nom issu de l’univers de Dune de Frank Herbert. Le Shaddam IV était un vaisseau de combat amélioré, qui avait coûté beaucoup de temps et d’efforts à son pilote. Il a été détruit par erreur lors d’une mission orientée roleplay. Les réactions à la fois désespérées et comiques du commandant du vaisseau, enregistrées lors du stream, sont restées dans la mémoire des joueurs de la communauté bien des années après l’événement. Le compte rendu figure dans le journal du groupe : https://vox-veritas.black-birds.com/jadimo-resultat-mitige/ (page consultée le 21/04/2023).↩︎

  22. http://vox-veritas.black-birds.com/jadimo-resultat-mitige/.↩︎

  23. « A sense of community » is « a feeling that members have of belonging, a feeling that members matter to one another and to the group, and a shared faith that members’ needs will be met through their commitment to be together. » (Chavis et al. 1986).↩︎

  24. À quelques exceptions notables près, comme la 51th Massilia, ancien et orienté vers le multigaming, adossé depuis 1991 à une association de type loi de 1901 (http://remlok-industries.fr/groupe-51th-51-tous-humains/, page consultée le 14/01/2023).↩︎

  25. https://www.comtac-fr.space/ (page consultée le 14/01/2023).↩︎

  26. https://robertsspaceindustries.com/ (page consultée le 14/01/2023).↩︎

  27. Eric Hobsbawm, « Les ‘traditions inventées’ désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et qui cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé », in Hobsbawm (1995).↩︎

  28. http://www.black-birds.com/journal-de-mission/ (page consultée le 14 janvier 2023).↩︎

  29. http://vox-veritas.black-birds.com/la-course-du-sapeur/ (page consultée le 14 janvier 2023).↩︎

  30. Richard M. Dorson, American Folklore, (1961), p. 4. Du même auteur, Folklore and fakelore, (1976).↩︎

  31. Voir Marie-France Gueusquin, « Le guerrier et l’artisan : Rites et représentations dans la cité en France du Nord », (1985).↩︎

  32. Voir aussi R. Muchembled, « La fête au cœur. Une approche de la sociabilité septentrionale du XIVe au XXe siècle », (1987).↩︎

  33. https://theazghariepost.wixsite.com/publication (page consultée le 14/01/2023).↩︎

  34. https://sloyalniz.wixsite.com/greenplanet/single-post/2016/03/05/.le-journal-zone-libre-parle-de-green-planet (page consultée le 14/01/2023).↩︎

  35. https://vox-veritas.black-birds.com/. Page consultée le 3 janvier 2024.↩︎

  36. https://elite-dangerous.fr/index/accueil/zone-rp-bb/19711-abandonnez-tout-espoir (page consultée le 20/04/ 2021).↩︎

  37. http://wing-atlantis.fr/wp-content/uploads/2017/03/Alvinia.pdf.↩︎

  38. https://sloyalniz.wixsite.com/greenplanet.↩︎

  39. Voir en ligne l’article de game-guide consacré aux Green Planets, https://game-guide.fr/178746-pcm-green-planet/, page consultée le 22 avril 2020 (Nicou 2016).↩︎

  40. Ainsi, en 2019, la guerre entre l’Azgharie et le ComTac, groupes francophones, relayée par les organes de presse des deux groupes : http://vox-veritas.black-birds.com/conflit-azgharie-menace-fantome/ (page consultée le 14/01/2023).↩︎

  41. « The primary motor that drives virtual worlds, however, is not the rules, code, or graphics, or even the players themselves. It is the imagined reality, which is partially shared and partially unique, that is constructed among the players that gives the space its power. […] We are interested in how smaller microcosms may also develop in the context of groups and guilds of people who may similarly share an imagined connection that is ultimately grounded in a world, and an identity that is grounded in a set of shared experiences, actions, and interactions. […] Players construct not only a shared discourse and culture, but actually engage in the a feeling of co-presence », Douglas Thomas & John Seely Brown, « Why Virtual Worlds Can Matter », (2009).↩︎

  42. La vertu des modèles « non-dichotomiques », fondée sur la porosité entre le réel et la fiction, a été mise en évidence dans l’un des ouvrages fondateurs sur les communautés de joueurs : T. L. Taylor, Play Between Worlds. Exploring Online Game Culture, (2009, 154).↩︎

  43. « Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres » (Pascal et Sellier 1976, fr. 78).↩︎

Gheeraert Tony 0000-0002-1302-8278
Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
L’écriture collaborative comme principe d’une identité de groupe
Fiction, roleplay et effet de communauté dans le MMORPG Elite:Dangerous (Frontier Developments, 2014-)
Tony Gheeraert
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2024/04/17
Aux antipodes de l’opinion commune, qui considère le jeu vidéo comme un concurrent de la littérature traditionnelle, certains MMORPG tendent à créer des vocations d’écrivains, en encourageant l’expression littéraire de fictions au sein de leurs communautés. Ces jeux deviennent ainsi l’occasion et le lieu d’émergence de pratiques d’écriture collaboratives dont l’une des fonctions essentielles est d’assurer la cohésion du groupe, en lui fournissant des récits fondateurs, des mythes étiologiques, des normes et des valeurs. Cette culture littéraire participative apparaît ainsi comme un des lieux d’élaboration de croyances et de pratiques qui définissent les communautés virtuelles ; elle contribue à souder voire à fonder des identités collectives, en créant un sentiment d’appartenance pour les joueurs au sein de ces communautés fondées sur l’imaginaire. Ce sont ces pratiques scripturaires fictionnelles, envisagées dans leur dimension identitaire, que nous nous proposons d’étudier. Nous nous appuierons sur le MMORPG Elite Dangerous pour tenter de définir, à partir de cette étude, la notion d’effet de communauté, entendue comme production d’un sentiment réel d’appartenance reposant sur une pure fiction partagée.
Contrary to common opinion, which sees video games as a competitor to traditional literature, some MMORPGs actually tend to create writers’ vocations, by encouraging the literary expression of fictions within their communities. These games thus become the occasion and the place for the emergence of collaborative writing practices, one of the essential functions of which is to ensure group cohesion, by providing founding narratives, etiological myths, norms and values. This participative literary culture thus appears to be one of the places where the beliefs and practices that define virtual communities are made; it helps to bind and even create collective identities, by fostering a sense of belonging for players within these imaginary-based communities. We propose to study the identity dimension of these fictional scriptural practices. Using the MMORPG Elite Dangerous as a case study, we will attempt to define the notion of “community effect”, understood as the production of a real sense of belonging based on a purely shared fiction.
Jeux vidéo http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb13318902d
Jeux de rôle (jeux) http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb119810869
Appartenance http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb12005361p
Communauté http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/T990-550
Écriture http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11936326f
MMORPG, Elite Dangerous, Communautés de joueurs, Fiction, Sentiment d’appartenance
MMORPG, Elite Dangerous, Gamer community, Fiction, Sense of belonging