Actualité et inactualité des écrans
Nous assistons depuis plusieurs années à une réflexion pluridisciplinaire sur les écrans. Parmi la multitude d’ouvrages, nous pouvons signaler à titre indicatif en sociologie ceux d’Olivier Masclet (Masclet 2018), de Laurence Allard (Allard 2010), ainsi que les différentes études proposées notamment dans la revue Réseau ; en psychologie, les travaux pionniers de Sherry Turkle (Turkle 1984) ou ceux de Serge Tisseron (Tisseron 2012) ; en neurosciences, les ouvrages de Maryanne Wolf (Wolf 2015) ou de Stanislas Dehaene (Dehaene 2007), et, plus récemment, celui de Michel Desmurget (Desmurget 2020, 2023). Ce simple constat suffit à attester d’un intérêt actuel pour la recherche sur les écrans. Cette actualité ne se limite cependant pas au strict champ de la recherche universitaire, puisque celle-ci s’est trouvée présente dans les recommandations médiatiques de Serge Tisseron (Tisseron 2017), ainsi que dans le rapport remis le 30 avril 2024 au Président de la République française Emmanuel Macron.
Toutefois, cette actualité des écrans n’est pas ce qui motive principalement une approche philosophique qui, en ce sens, se veut inactuelle, car orientée autant vers le passé que vers l’avenir (Bodini et al. 2020). Certes, déjà certains philosophes se sont essayés à réfléchir philosophiquement sur les écrans (Charolles 2013; Vial 2015; Chardel 2020), faisant alors de l’écran un objet digne de la philosophie. Toutefois, l’ouvrage des philosophes Mauro Carbone et Graziano Lingua (2023) se distingue doublement de ses prédécesseurs et contemporains. Soutenu internationalement, à la fois par le Projet d’Excellence du Département de Philosophie et des Sciences de l’Éducation de l’Université de Turin, le Département Humanisme Numérique du Collège des Bernardins de Paris, ainsi que le Groupe de Recherche International « Vivre par(mi) les écrans », actif au sein de l’Institut de Recherches Philosophiques de Lyon et de l’Université Jean Moulin Lyon 3, cet ouvrage se présente comme une succession de textes écrits individuellement mais organisés conjointement en vue de dépasser les positions évoquées ci-dessus. D’une part, comme ils l’expliquent dans le chapitre I et VII qui font office d’introduction et de conclusion, ils ne conçoivent pas l’activité philosophique sur le modèle dualiste d’un sujet face à un objet, ici l’écran. Au contraire, selon eux, il s’agit de concevoir cette même activité comme étant par(mi) les écrans (Carbone, Dalmasso, et Bodini 2016), en sorte que « philosophie » et « écran » se définissent relationnellement (Carbone 2016; Carbone et Bodini 2016) et non substantiellement, c’est-à-dire indépendamment l’un de l’autre. D’autre part, si cet ouvrage fait suite explicitement à la pandémie de la COVID-19, celle-ci n’a pas pour fonction de justifier l’intérêt actuel pour les écrans : elle est le motif qui fait fonction d’« épochè phénoménologique » (phenomenological epoché) qui nous incite à « réapprendre à voir » (to relearn to see) (Carbone et Lingua 2023, 2) ce que la révolution numérique a transformé dans notre monde ambiant, à savoir notre relation aux écrans. Bien qu’ils reconnaissent que nous sommes entrés dans une « ère des écrans » (screen time) (Carbone et Lingua 2023, 164), il ne s’agit pas de l’entendre au sens faible d’une période historique caractérisée par une omniprésence technologique des écrans dont on aurait alors à en étudier les effets sur nos usages, notre attention, nos relations sociales ou notre vie politique. Selon eux, la pandémie est l’occasion qui nous pousse à réinterroger la définition implicite ainsi que le statut traditionnel donné aux écrans qui ont toujours déjà été là.
Une anthropologie des écrans
La thèse qu’ils défendent est que les écrans sont structurellement constitutifs de notre « monde de la vie » (lifeworld) (Carbone et Lingua 2023, 2). L’objectif n’est donc ni de rédiger un diagnostic de l’époque actuelle quant aux éventuels maux des écrans dont les auteurs s’efforceraient alors de proposer des remèdes, ni de proposer une enquête désintéressée portée par une curiosité érudite sur ceux-ci (Carbone et Lingua 2023, 161), mais seulement de justifier l’idée selon laquelle les écrans « façonnent la mutation de nos structures anthropologiques » (Carbone et Lingua 2023, 12). La reconnaissance du statut fondamental des écrans les pousse par conséquent à revoir, pour ne pas dire à renverser de manière subversive, la valeur traditionnellement admise des écrans et, ce faisant, à en proposer une nouvelle définition plus à même de justifier ce changement de statut.
Ainsi, ils s’opposent à une certaine interprétation de l’Allégorie de la Caverne de Platon (Platon 2016) qui les dévalorise en les réduisant à une surface qui cache ou montre une portion de la réalité, et, partant, qui justifie métaphysiquement une division hiérarchique de la réalité en un monde réel, lieu de l’être, et un monde fictif ou virtuel, lieu de l’apparence et de l’enfermement des hommes (Carbone et Lingua 2023, 3). Au contraire, selon eux, les écrans fonctionnent comme des interfaces (Carbone et Lingua 2023, 4, 162) qui établissent des relations. Les auteurs opèrent ainsi un déplacement d’une position substantialiste, qui pose les écrans comme des êtres, vers un position relationnaliste et pragmatiste (Carbone et Lingua 2023, 165), où ils sont pensés comme des relations qui agissent sur ce qu’elles mettent en relation. Compris comme des « seuils opératoires réels » (screens as real operational thresholds) (Carbone et Lingua 2023, 166), les écrans ne désignent donc tant pas une catégorie d’êtres que des relations qu’opèrent certains êtres donnés (Carbone et Lingua 2023, 10). En postulant que les écrans sont d’abord et fondamentalement affaire de relations plutôt que d’êtres, alors le présent ouvrage ne portera pas tant sur les êtres communément nommés « écrans » que sur les expériences, par définition relationnelles, de ceux-ci. Ainsi, les auteurs nous proposent un glissement des études centrées sur les écrans compris comme un type d’êtres vers une philosophie des relations écraniques qui fait de l’expérience des écrans, ou de l’« expérience écranique » (screen experience), son objet d’étude. Désormais les écrans performent ou « médient » (mediate) toutes nos expériences selon certaines opérations fondamentales, remettant ainsi en cause toute vision dualiste et hiérarchique, et appelant un apport interdisciplinaire pour les penser.
Ce glissement métaphysique autant qu’axiologique engage à son tour un glissement méthodologique. Bien que les auteurs prennent acte des apports positifs des screen studies et des visual studies, ils s’en écartent : d’une part, quelles que soient leurs approches (archéologique, généalogique, imagocentrique, oculocentrique), celles-ci présupposent et réduisent l’écran à une surface, alors qu’il a toujours déjà fonctionné comme une « interface » (Hookway 2014) ; d’autre part, celles-ci tendent à proposer « un exercice stérile d’érudition » (Carbone et Lingua 2023, 12) qui manque de penser notre condition contemporaine. Ils leur opposent alors une « anthropologie des écrans » (anthropology of screens), ou une « anthropologie des expériences écraniques » (anthropology of screen experiences) (Carbone et Lingua 2023, 12), qu’ils justifient doublement : d’une part, dans une filiation explicitement foucaldienne, seule une approche anthropologique permet de penser l’actualité de nos expériences écraniques ; d’autre part, elle permet dans le même temps de penser l’inactualité de celles-ci, en révélant leur dimension « transhistorique » (transhistorical), puisqu’elles constituent les « structures anthropologiques » (anthropological structures) (Carbone et Lingua 2023, 12) de notre humanité.
La notion d’archi-écran
À la suite d’Erwin Straus (2000), qui conçoit l’expérience sur le modèle musical du thème et de la variation, Carbone et Lingua considèrent qu’il y a un « thème », c’est-à-dire un « principe » (archè) (Carbone et Lingua 2023, 18), que les auteurs nomment l’« archi-écran » (arche-screen) (2023, 17), qui ne doit être considéré ni comme le commencement ni comme l’Idée platonicienne de nos expériences, mais comme ce qui jamais ne cesse de se former et de se transformer avec et au travers de ses « variations » culturelles historiques. L’archi-écran n’est donc pas invariant, mais un principe qui est continuellement présent à nos expériences écraniques, qu’il rythme et dont la structure de l’ouvrage aura à la fois pour fonction de justifier la pertinence heuristique autant qu’axiologique et de déterminer les différents effets à la fois expérientiels et conceptuels.
Le chapitre II caractérise et justifie la notion d’« archi-écran », déjà thématisée et développée en 2016 dans l’ouvrage Philosophie-écrans (Carbone 2016). Bien qu’étant un emprunt explicite à la notion derridéenne d’« archi-écriture » (Derrida 1967), elle s’en distingue à la fois en proposant un déplacement du lisible vers le visible et en justifiant que toute inscription scripturale est conditionnée par un « archi-écran ». Toutefois, les opérations de l’archi-écran ne se limitent pas à celles de montrer et de cacher, qui tendent à réduire les écrans à leurs seules dimensions visuelles. En effet, en-deçà de celles-ci, l’archi-écran a pour fonction d’exposer et de protéger de manière chiasmique : il protège en exposant et expose en protégeant. Ainsi, l’archi-écran et, partant, tout écran, a pour fonction de nous exposer et, dans le même temps, de nous protéger de l’excès de ce à quoi cette exposition peut nous ouvrir (Carbone et Lingua 2023, 20). Une fois caractérisée, la notion est étudiée dans ses variations, qui vont du corps comme proto-écran jusqu’à l’écran cinématographique. Reprenant la distinction phénoménologique héritée d’Husserl (Husserl 2001), et reprise par Merleau-Ponty (Merleau-Ponty 1945), entre Körper (corps objectif) et Leib (corps vécu), le corps se présente alors comme un proto-écran (proto-screen) (Carbone et Lingua 2023, 21) : il protège de la lumière du soleil et, dans le même temps, s’expose comme corps en la cachant. Or, puisque l’écran n’est pas un objet mais un opérateur, et puisque le corps peut faire office de premier écran, l’écran comme objet ne sera alors que le résultat d’un processus d’« extériorisation » (Leroi-Gourhan 1964, 1965) ou d’« exosomatisation » (Lotka 1945). Les différents écrans peuvent alors être considérés comme des « prothèses » du corps qui à la fois étendent et extériorisent ses fonctions écraniques. Ainsi l’idée d’une continuité entre le corps comme proto-écran et l’idée d’une autonomisation progressive des écrans comme objets techniques se trouvent-elles justifiées, tout comme les différences fondamentales entre corps et écran technique.
Le chapitre III suit l’« aventure » (Simondon 2014) de cette extériorisation, en montrant et démontrant la pertinence de l’hypothèse de l’archi-écran. Si le corps s’avère être un proto-écran, cela s’illustre notamment par sa peau, qui est alors ce qui fait office d’écran. Rappelant l’étymologie du terme « peau », issu du grec peplos, qui désigne ce qui sert à couvrir et donc à protéger, lui-même dérivant de la racine Indo-européenne pel, les auteurs soulignent les différents liens sémantiques avec les termes anglais film et skin, renvoyant à l’idée de voile (veil) (Carbone et Lingua 2023, 44). La peau fonctionne comme un écran dans la mesure où, comme le signalait déjà Dagognet (Dagognet 1998), elle voile, c’est-à-dire qu’elle fait office d’« interface » qui filtre les relations entre l’intérieur et l’extérieur, notamment en exposant l’intérieur vers l’extérieur et en cachant l’intérieur de l’extérieur. Ils étudient ensuite les variations historiques et techniques de la peau comme écran qui fonctionne comme voile. Déjà présent dans le texte biblique avec le Tabernacle ou le Mandylion, le voile est ce qui médie notre relation au Dieu Transcendant, qui tout à la fois l’expose et le cache. Cette première figure historique sera par la suite élaborée théoriquement dans le champ artistique par Alberti dans son De Pictura ([1435] 2014). Il propose non plus de voir le monde selon un point de vue incarné et en situation, mais de le représenter de manière géométrique, c’est-à-dire de manière abstraite et mathématique. En traçant sur la surface à peindre une « fenêtre », c’est-à-dire un quadrilatère composé d’angles droits, formant un quadrillage, et en plaçant un point central sur ce même quadrillage vers lequel vont converger les lignes de perspective, Alberti transforme notre vision en lui apposant un voile qui, à la manière d’une grille géométrique, non seulement filtre notre rapport au monde, mais également prépare la mise en place de la représentation scientifique et moderne de celui-ci. Plus encore, en structurant et divisant le regard en voyant et vu, la fenêtre albertienne prépare autant la représentation dualiste cartésienne que l’arraisonnement heideggérien d’un sujet face à un objet à utiliser, voire à exploiter, ou dont il peut disposer (Carbone et Lingua 2023, 57). Cette étude se poursuit avec l’analyse du premier emploi du terme « écran » dans le traité d’Henry Baker The Microscope Made Easy daté de 1742, rédigé à la suite de l’invention du microscope projectif solaire de Johann Nathanael Lieberkühnen en 1738, qui fait alors office de « lanterne magique », c’est-à-dire de « dispositif » (apparatus) fonctionnant comme une « chambre noire » (camera obscura), dans la mesure où sont projetés sur une surface plane les objets éclairés par le soleil que l’on veut examiner. Enfin, fidèle à l’étymologie énoncée plus haut, l’étude se clôt par le rappel des analyses de Lyotard (1994) et de Marks (2000) concernant le film. Qu’il soit photographique ou cinématographique, le film est une petite pellicule ou peau, c’est-à-dire une extériorisation de la peau du corps. Enfin, dépassant la distinction traditionnelle entre analogique et numérique, ils soulignent que les nouveaux écrans relèvent d’une hybridation. Développés dans le contexte militaire de la Guerre Froide (Geoghegan 2019; Geoghegan et Galloway 2021), les écrans interactifs servent autant à protéger qu’à exposer.
Le chapitre IV réinterroge l’identification implicite et réductrice des écrans aux images. Contre la thèse selon laquelle l’expérience écranique est une expérience seulement visuelle puisqu’elle serait uniquement constituée d’images, qui justifierait l’idée que nous aurions quitté la « civilisation du livre » (book civilization) pour entrer dans celle de l’écran (screen civilization) (Carbone et Lingua 2023, 74), les auteurs soutiennent que cette thèse réductionniste doit être abandonnée (Carbone et Lingua 2023, 75). Ils vont montrer grâce au Deuxième concile de Nicée de 787 que l’apparente opposition, issue principalement du platonisme puis du judaïsme ultérieur, entre l’image, et donc l’écran, et l’écriture doit être dépassée. Grâce à l’interprétation théologique des iconophiles Nicéphore de Constantinople et Grégoire le Grand, l’écriture requiert nécessairement l’image pour dire, impliquant en retour que cette dernière se lit, et pas seulement se voit. Sous ces conditions, il ne s’agit pas de soutenir que nous assistions, plus encore actuellement, à un « tournant iconique » (iconic turn) ou « pictural » (pictorial turn) (Carbone et Lingua 2023, 73), qui fait de l’image la condition d’intelligibilité dominante. Au contraire, selon eux, « un certain régime de visibilité s’entrelace avec un certain régime d’énonciation » (a certain regime of visibility intertwines with a certain regime of speakability) (Carbone et Lingua 2023, 91). Il n’y a donc plus lieu de soutenir un divorce entre l’image et l’écrit, car l’un et l’autre s’entrelacent mutuellement. Or, si l’écran mêle l’image et l’écrit, alors il fonctionne comme un « dispositif » (apparatus), dans la mesure où il oriente, filtre ou dissimule ces différents régimes de visibilité et d’énonciation (Carbone et Lingua 2023, 90). L’écran numérique ou interactif est donc également un dispositif, car il rend intelligible le fonctionnement de cette boîte noire qu’est l’ordinateur, comme l’icône conditionne l’intelligibilité du message divin. Toutefois, malgré ce parallèle, les auteurs prennent soin de signaler une différence technologique fondamentale : la dimension opératoire de l’interface numérique permet non seulement de montrer et de dire, mais également, et surtout, d’interagir.
Les effets politiques et ontologiques des écrans
Les chapitres ultérieurs étudient les effets de la performativité des écrans en poursuivant la réflexion sur les pouvoirs des écrans (Dalmasso, Carbone, et Bodini 2018). Ainsi, le chapitre V se focalise sur les effets politiques. Si l’écran médiatise nos relations selon les modalités d’exposer et de protéger, alors il est incohérent de le penser selon des relations immédiates, c’est-à-dire sans médiation. Or, avec ladite révolution numérique, il s’est développé ce que les auteurs nomment une « idéologie de la transparence » (ideology of transparency) (Carbone et Lingua 2023, 109). Si étymologiquement le terme transpareo implique un medium à travers lequel une apparition a lieu (Carbone et Lingua 2023, 110), alors l’idée même de transparence implique celle de médiation. En reprenant la signification marxiste de l’idéologie, définie métaphoriquement comme camera obscura car comprise comme représentation imaginaire qui renverse ou inverse l’ordre réel de causalité de sa production, les auteurs convoivent alors la transparence comme une idéologie qui se définit imaginairement comme l’absence de médiation, c’est-à-dire comme immédiateté, alors même que l’idée de transparence est produite réellement par des médiations. À la différence des conceptions antérieures de la transparence qui maintenaient l’idée de médiateté, désormais, celle de la révolution numérique promeut celle d’une « transparence 2.0 » qui aspire à l’immédiateté (immediacy), c’est-à-dire à l’absence de toute médiation (Carbone et Lingua 2023, 111). Ainsi, selon les auteurs, l’idée de transparence n’a pas seulement évolué en fonction des médiations techniques, mais elle a aussi favorisé en retour un changement culturel et historique du pouvoir. Alors que, sous les Lumières, la transparence était comprise comme usage public de la raison en vue de l’émancipation des hommes, sous les « secondes Lumières » (second Enlightenment) (Han 2017), la « transparence 2.0 » favorise la « désintermédiation » (disintermediation) (Carbone et Lingua 2023, 118), c’est-à-dire l’élimination de toutes les médiations, justifiée idéologiquement par les effets de distorsion que ces dernières provoquent dans les relations institutionnelles et interpersonnelles. Cette « désintermédiation » consiste, d’une part, à ne plus représenter les hommes mais à les « dévoiler totalement » (total unveiling) (Carbone et Lingua 2023, 112), à la manière métaphorique du reflet du miroir (mirror) (Carbone et Lingua 2023, 120), en les exposant tous à eux-mêmes, et, d’autre part, à les surveiller dans un « panopticon numérique » (digital panopticon) (Carbone et Lingua 2023, 125) qui a la double fonction de tout contrôler et de tout protéger.
Quant au chapitre VI, celui-ci s’intéresse plus spécifiquement aux effets des écrans sur le corps. Si les écrans font fonction de « prothèses » du corps en l’extériorisant et en l’augmentant, les auteurs ajoutent qu’au cours de ce même processus, le corps devient comme une « quasi-prothèse » (quasi-protheses) (Carbone et Lingua 2023, 137) des écrans eux-mêmes. Les auteurs ne proposent pas une nouvelle version de L’Homme-Machine de La Mettrie (1999) en réduisant le corps organique à une machine inerte, car ils soutiennent que désormais les dispositifs techniques tendent à constituer certains organes du corps comme des composants de ceux-ci, comme l’illustrent les exemples des yeux avec le dispositif Google Glass ou de la peau avec l’Hybrid Skin de Cindy Hsin-Liu Kao. L’adverbe « quasi », déjà antérieurement thématisé par Mikel Dufrenne ([1953] 2011) ou Michel Serres (1986), remet en cause l’idée dualiste et hiérarchique d’une activité du sujet opposée à la passivité de l’objet. L’action traditionnellement dévolue au sujet se trouve ainsi repensée et redistribuée relationnellement à l’objet, faisant ainsi de ce dernier un « agent », selon le terme d’Alfred Gell (2010). Avec cette notion de « quasi-prothèse », les auteurs retrouvent l’idée de médiation défendue par Bruno Latour (1994, 2006). Mais, à la différence de ce dernier, ils en dégagent les conséquences ontologiques : la catégorie d’« individu » (individual) n’est plus pertinente, et il convient de lui substituer celle de « dividu » (dividual). Puisque la définition de sujet implique celle d’individu et puisque le sujet n’a plus le monopole de l’agentivité, qui est désormais conditionnée par la relation, alors grâce à la notion de « quasi-prothèse », nous quittons la condition individuelle pour entrer dans celle « dividuelle » (dividual condition) (Carbone et Lingua 2023, 146). Certes, l’idée de « dividu » avait déjà été évoquée par Deleuze dans son Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ([1990] 2003), mais elle était circonscrite et conditionnée par ce qu’il nommait « les sociétés de contrôle ». Or les auteurs soutiennent, d’une part, que l’idée de dividu n’est pas déterminée par les dispositifs techniques, car ces derniers ne font que révéler « l’ontologie de la relation dividuelle » (ontology of dividual relationality) (Carbone et Lingua 2023, 151), implicite et toujours latente (Raunig 2016), et, d’autre part, qu’il n’y a jamais eu d’individu au sens fort du terme, à savoir d’indivisible (Carbone et Lingua 2023, 155), puisque ce serait méconnaître l’idée que ce sont les relations qui font les individus, et qui, par conséquent, peuvent également les défaire en dividus. Ainsi, l’anthropologie des écrans nous fait prendre conscience que la catégorie d’individu n’est plus donnée de manière évidente et qu’elle doit désormais être pensée avec celle de dividu (Carbone et Lingua 2023, 172).
Conclusion
Au final, il s’agit là d’un ouvrage majeur tant par l’ampleur de ses analyses que par le caractère subversif de ses approches. Bien qu’il ne soit pas toujours aisé à lire eu égard aux considérations techniques, subtiles et contre-intuitives notamment pour un lecteur non spécialisé, il convient cependant de souligner l’effort pédagogique constant pour illustrer et clarifier explicitement les arguments. Par conséquent, l’entreprise originale et ambitieuse de Mauro Carbone et Graziano Lingua ne peut qu’être saluée, car elle ne consiste pas à être un simple exercice d’érudition : non seulement elle propose une réinterprétation des catégories historiques de la philosophie à l’aune de la notion d’écran mais, en outre, elle donner à penser et à outiller de manière critique notre actualité.