Introduction : aller sur le terrain, un retour à l’école ?
Armchair Science.
The objection is to the remoteness of the thinking which is done from the original source of intellectual supplies. This remoteness may exist in work done in laboratories as well as in the armchair of the study. It is found whenever there is lack of vital connection between the field-work practice and the research work. (Dewey 1929, 21‑22)
La philosophie de terrain, et son injonction à « aller sur le terrain », comme autrefois celle de « revenir aux phénomènes » (Merleau-Ponty 2021, 61), ne peut laisser la philosophie de l’éducation indifférente. Sortir d’une philosophie désincarnée, disciplinaire, hors-sol, abstraite et métaphysique, voilà qui ne peut que plaire à tous ceux et celles qui s’intéressent à l’éducation en philosophe. Il y a plus d’un siècle déjà, John Dewey préconisait ce retour à l’expérience pour penser philosophiquement l’éducation (Dewey 1916). De même, on se souvient que Comenius, ce « Galilée de l’éducation » (Michelet 1870, 174), invité en 1641 par le Parlement anglais pour imaginer une réforme de l’éducation, n’hésita pas à venir en Angleterre et à y demeurer deux ans pour visiter les écoles et les collèges monastiques de l’époque.
Mais sans remonter aussi loin dans le temps, il est facile de montrer l’importance du terrain pour la philosophie de l’éducation, car ce dernier est un atout stratégique important pour les philosophes de l’éducation travaillant actuellement au sein des universités françaises (Fontbonne 2017). Effet, le terrain des pratiques éducatives observées au sein du milieu scolaire ou non permet aux philosophes de l’éducation, à la fois de se distinguer des autres philosophes « classiques » (Bedon et al. 2021), sans terrain, donc moins légitimes qu’eux à parler de cette réalité-là, mais aussi de discuter avec les autres chercheurs en sciences de l’éducation et de la formation, qui partagent le même terrain qu’eux. Mais, dans ces cas-là, de quel terrain parle-t-on ?
De quel terrain parlons-nous en philosophie de l’éducation, et comment celui-ci est-il habituellement conçu ? Bien sûr, il est difficile de généraliser cette conception, tant les dénominations de « philosophie pratique » et de « philosophie de terrain » couvrent des travaux très différents les uns des autres (Létourneau 2020, 17). Cependant, la philosophie de terrain pensée comme des « reportages d’idées » (Foucault 1994, 706‑7) semble être un des airs de famille wittgensteiniens (Wittgenstein 2014, 67) propre à la majorité de ces travaux. Selon Vollaire (2020, 28), Foucault entendait là rappeler que l’action était porteuse de sa propre réflexivité, et qu’ainsi le philosophe n’avait pas seulement pour tâche de produire des idées, mais aussi de relayer celles qui émergeaient de l’actualité ou des pratiques contemporaines collectives. L’air de famille que nous trouvons à ces travaux en philosophie de terrain est un même rapport réflexif envers des distinctions structurantes (théorie/pratique, dedans/dehors, laboratoire/terrain, actif/passif, réflexivité/habitude, etc.). Or, nous faisons l’hypothèse que penser la philosophie de terrain comme « un reportage d’idée », surtout dans le domaine de l’éducation, comporte trois risques importants si ce rapport réflexif à ces distinctions ne fait pas l’objet d’un travail d’analyse. Ce sont ces risques que nous cherchons ici à décrire en identifiant les distinctions qui les structurent, parfois implicitement.
Héritier de John Dewey sur ce point, nous considérons en effet que certains problèmes actuels en philosophie de l’éducation proviennent de certaines distinctions transmises implicitement par son héritage de la tradition philosophique canonique occidentale. Héritage qui reproduit de cette façon des problèmes lors d’un travail de terrain là où l’on pourrait s’en passer en adoptant une autre perspective, vierge de ces distinctions du passé. Ainsi, c’est pour se débarrasser de cet héritage encombrant et de ces distinctions que nous cherchons, avec d’autres philosophes latouriens1 et leurs alliés, des outils conceptuels et méthodologiques pour penser la philosophie de terrain en éducation en dehors de ces distinctions classiques. Notre objectif est donc de partir du terrain et de ses problèmes (analysés à partir de la philosophie de John Dewey notamment) pour se diriger vers une philosophie de terrain au service des terrestres (notion chère à Latour sur laquelle nous reviendrons).
Pour réaliser cet objectif, nous nous intéresserons à trois distinctions classiques en philosophie et qui nous semblent particulièrement questionnées par la philosophie de terrain actuelle. Pour chacune de ces distinctions, le mouvement de notre argumentation sera le suivant : 1/ présenter le geste encouragé par la philosophie de terrain pour s’extraire de la philosophie classique, et comment ce geste s’opère en philosophie de l’éducation ; 2/ montrer le risque que ce geste entraine à partir de la distinction qu’il crée dans le travail de terrain aux dépends du chercheur ; 3/ proposer enfin des pistes, des esquisses, de réflexion pour sortir de cette distinction et réorienter la philosophie de terrain en éducation vers une perspective plus latourienne, plus terrestre.
Première distinction : la recherche universelle et l’enseignement local
Un geste : restaurer une dialectique entre l’universel et le particulier ?
Chez de nombreux auteurs se revendiquant de la philosophie de terrain (Djigo et al. 2022) (Vollaire 2017), un premier « geste » philosophique commun apparait : celui de faire sortir la philosophie de la solitude de son auto-référencement. Il s’agit par là d’avoir une autre matière à travailler que celle de l’exégèse de l’histoire de la philosophie, et ce quelque soit le domaine de sa recherche philosophique. Pour le domaine de la philosophie de l’éducation, cela signifie de chercher un terrain, en allant observer et étudier les processus d’apprentissages, les milieux scolaires, les pratiques pédagogiques ou encore les dispositifs didactiques. Peu à peu, le philosophe va alors mettre de côté son propre habitus d’enseignant-chercheur (ce qu’il est sociologiquement et majoritairement depuis l’époque de Kant (Pinto 2007)), pour s’engager sur un terrain particulier ; là où d’autres que lui enseignent. Il va à cette occasion s’entretenir et observer d’autres personnes enseignantes (professeurs, éducateurs, enseignants spécialisés, etc.). Et les méthodes de recherches développées par les sciences humaines et sociales, comme l’entretien semi-dirigé par exemple, vont lui permettre de situer, de localiser et d’étudier les enseignements observés.
La logique de la recherche peut varier en philosophie de terrain, et deux « tendances » se remarquent vite. Soit le philosophe formule des questions, et le terrain observé y apporte des réponses. Ce sera le cas de la plupart des philosophes de l’éducation de l’Éducation Nouvelle ; Célestin et Élise Freinet, Ovide Decroly et Édouard Claparède (Renier 2014) qui furent à la fois pédagogues, chercheurs et philosophes. Soit le terrain observé par le philosophe amène des questions, et il revient à ce dernier de chercher des réponses grâce à ses connaissances philosophiques. C’est la démarche employée par Alexander Sutherland Neill par exemple (Neill 1953), ou encore de Paolo Freire dans ses travaux sur l’alphabétisation des adultes (Freire 1978). Mais, quelque soit la tendance observée, la logique reste la même : la recherche du philosophe tend vers le général et l’universel alors que l’enseignement observé sur le terrain tend à rester local, situé, particulier.
Le terrain est ici le lieu du local et du contextuel, y est présent ce qui existe en tant que phénomène, accident et événement. A l’inverse, la recherche philosophique, grâce à son travail des concepts, produit des énoncés qui peuvent se généraliser au-delà du particulier, et prétendre à une universalité. Aussi, malgré les nuances propres à chaque philosophe de l’éducation, une dialectique s’installe entre la recherche produite par le philosophe et l’enseignement observé sur le terrain (Pierron 2019, 27). Le terrain donne du corps à un propos universel, soit l’illustrant, soit le découvrant, et, en retour, ce propos philosophique universel éclaire, donne du sens, ordonne les données particulières observées. Ainsi, le premier geste de la philosophie de terrain dont on peut rendre compte, c’est la répartition de l’universel et du particulier de part et d’autre de la recherche philosophique et du terrain.
Un risque : reproduire le point de vue de nulle part
Quel est le risque de reproduire cette répartition de l’universel et du particulier entre la recherche et le terrain ? Nous faisons ici l’hypothèse que la distinction entre l’universel et le local, si elle se sédimente avec d’autres distinctions entre le philosophe universitaire et l’enseignant – acteur de terrain – observé, risque de mener à un aveuglement sociologique en philosophie de terrain en éducation. Les chercheurs en philosophie de terrain sont souvent conscients de ce risque et entretiennent un rapport critique avec cette distinction (Bazin 2024). Cette critique revient à dire que maintenir cette distinction dans le travail de terrain entre l’universel et le local conforte une réalité sociologique ; il reviendrait au philosophe universitaire le droit d’énoncer un propos universel, alors que l’enseignant observé sur le terrain se verrait réduit à ne produire que des enseignements limités à son contexte.
Ce déséquilibre dans le rapport épistémologique et la portée du propos invisibilise, en fait, les propres limites situées du philosophe universitaire. Celui-ci adopterait ainsi le fameux « point de vue de nulle part » (Nagel 1993), ou « the god trick » (Haraway 1988), qui concentre toutes les critiques de la philosophie de terrain envers la philosophie « classique », jugée trop objectivante ou faussement neutre. Les épistémologies critiques féministes se sont attachées très vite à déconstruire cette fausse objectivité, qui, sous le couvert d’un universalisme neutre, reproduisait des biais de genre, de race ou de classe (Harding 2004). Grâce à ces cadres théoriques, les philosophes de terrain sont devenus peu à peu attentifs à ces biais et cherchent le plus possible à les considérer (Payet et Droussent 2024). Si on adopte cette perspective, le philosophe de l’éducation souhaitant faire du terrain ne doit pas chercher à nier le fait qu’il est lui-même situé, c’est-à-dire influencé par des contraintes physiques et mentales propres à sa réalité corporelle, sociale et culturelle. Une fois sa propre situation conscientisée (Létourneau 2021), il se doit alors d’être attentif aux effets et aux biais de cette dernière sur ses propres observations de terrain pour développer une objectivité « forte » (Harding 2004).
Prenons un exemple propre à la philosophie de l’éducation pour illustrer ce risque. Entre 1913 et 1914, John Dewey et sa fille, Evelyn, vont faire de la « philosophie de terrain » : ils vont observer plus d’une vingtaine d’école, de tout type, aux États-Unis, pour rendre compte de l’éducation dispensée par celles-ci (Dewey et Dewey 1915). Or, certaines de ces écoles (comme celle de Fairhope dans l’Alabama, dirigée par Marietta Johnson) sont interdites aux enfants des personnes noires, sans que les Dewey n’en fassent mention ou n’interrogent cette réalité-là (Point 2019) (Alix 2019). On peut voir ici un exemple de « color-blindness » de la perspective de deux philosophes universitaires blancs, qui écartent inconsciemment une donnée du terrain dans leur production conceptuelle universalisante. Ainsi, le point de vue progressiste sur l’éducation américaine de cette époque peut difficilement s’établir de la même façon en fonction de l’intégration ou non du phénomène structurel de racisme dans sa conception globale de l’éducation.
Les questions de l’épistémologie située pour la philosophie de terrain
Comment éviter le risque d’un universalisme aveugle aux différences des points de vue situé en philosophie de terrain en éducation ? Peut-on sortir du dualisme étroit entre l’universel et le local et entre la recherche philosophique et le terrain ? Est-il si certain que le philosophe universitaire soit capable d’aller sur tous les terrains possibles et inimaginables ? Peut-il penser à la hauteur de l’universel à partir de n’importe lequel de ces terrains ? Et est-il si sûr que tous les terrains observés soient si locaux et si situables que cela ? N’est-ce pas parfois l’observateur qui est plus situé et déterminé, avec ses horaires, ses contraintes de calendrier liées à ses subventions de recherche, que le terrain et ses acteurs ? Difficile de donner pour l’instant des réponses à toutes ces questions pour la philosophie de l’éducation, pourtant la philosophie de terrain y travaillent désormais, notamment avec l’épistémologie situé dont Latour est un des représentants.
Ici, l’épistémologie située féministe et celles des épistémologies du Sud (José Médina, Boaventura de Sousa Santos ou encore Maria Grace Salamanca Gonzalès par exemple) ne peuvent que fournir des conseils de prudence aux philosophes de l’éducation souhaitant s’aventurer sur le terrain. Il s’agit d’être méfiant, et de ne pas penser que l’on puisse « sauter » d’un terrain à partir d’une position neutre, sans aucun biais de jugement. Nous appartenons à un monde commun, un monde où se croisent différents terrains, qui nous définissent autant que nous cherchons à les définir nous-mêmes (Medina 2012). En tant qu’universitaires ou chercheur en philosophie de terrain, nous ne sommes pas hors-sols, mais sur le terrain de l’université, et c’est à partir de ce dernier, très précis et très contextuel, que nous tentons de penser quelque chose qui relèverait de l’universel. Mais, nous ne possédons pas d’« avantages épistémiques » particuliers, propres à notre position de philosophe, qui nous donnerait plus de droits que d’autres acteurs de terrain, à parler au nom de l’universel.
Cela étant dit, les philosophes latouriens proches de ces épistémologies de la connaissance située (Stengers 2013) (Despret 2012) nous encouragent à dépasser cette prudence en esquissant quelques outils méthodologiques de recherche précis. Deux de ces outils, au moins, sont mobilisables facilement pour les philosophes de l’éducation souhaitant faire du terrain dans les écoles ou autres lieux éducatifs. Le premier est de chercher à se situer au début d’une présentation ou dans la méthodologie d’un article de recherche. Par « se situer », on entend par là le geste de donner à son lecteur ou auditeur toutes les coordonnées de sa position (de genre, de race, de classe, etc.) lui permettant de comprendre quels sont les biais que sa perspective cherche à éviter et/ou à rendre compte. Le second outil est celui d’expliquer, autant que faire se peut, votre intérêt personnel qui a motivé le mouvement opéré entre votre lieu de travail et votre lieu d’observation. Ainsi, votre lecteur ou auditeur pourra appréhender la distance entre vos deux terrains, et la perspective que vous pourrez opérer de l’un à l’autre.
Deuxième distinction : l’analyse de laboratoire et la collecte de terrain
Un geste : du terrain au laboratoire ; un simple aller-retour ?
Si la question du terrain devient de plus en plus sensible chez de nombreux philosophes, c’est parce qu’un terrain, quelque soit la définition qu’on lui donne, possède une caractéristique précieuse : il est le lieu où le chercheur pourra collecter des données. En philosophie de terrain en éducation, comme les autres chercheurs des sciences de l’éducation, on partira alors en observation, outillés plus ou moins bien de méthodes scientifiques (proprement philosophiques ou partagées par d’autres sciences humaines et sociales) pour la collecte de données. Puis, on rentre, comme ses collègues, au laboratoire (son bureau à l’université ou sa table de travail à son domicile) pour analyser ces données (notes de terrain, entretiens, vidéo, etc.). Ce geste, propre à la philosophie de terrain, se réalise donc en deux temps : sortir sur le terrain pour collecter des données, puis rentrer au laboratoire pour les analyser.
Ce geste en philosophie de terrain est central, car il confère une double autorité aux philosophes de terrain, pour la collecte d’une part, et pour l’analyse d’autre part. Celle-ci se fonde dans la spécificité de la philosophie de terrain qui reste la méthode philosophique de production et d’analyse conceptuelle (Dekeuwer 2020). Cette méthode, très largement qualitative, permet un traitement spécifique des données, qui autorise scientifiquement la philosophie de terrain à produire un discours original. Ce faisant, le travail du philosophe de terrain peut faire autorité, à la fois, face aux non-philosophes (sociologues, anthropologues, etc.) qui ne possèdent pas sa méthode philosophique, et qui peuvent alors plus difficilement atteindre la portée aussi générale de son analyse. Mais, au moment de la collecte également, le philosophe de terrain peut aussi faire autorité face aux philosophes qui ne sont pas allés sur le terrain, et qui n’ont donc pas pu récolter les précieuses données qui donnent toute la force à l’analyse scientifique. Dans les deux cas, la collecte et l’analyse des données sont des éléments centraux pour l’autorité des propos du philosophe de terrain face aux philosophes et aux non-philosophes.
Ainsi, pour sortir de la « armchair philosophy » (Williamson 2005), les philosophes de terrain établissent une coupure entre un dedans et un dehors, entre un laboratoire et un terrain souvent géographiquement et temporellement séparés. Comme autrefois les récits de voyage, le temps de l’écriture et de l’analyse est distinct de celui de l’observation et de la collecte. Cependant, pour éviter que cet écart entre les deux permet, ou donne l’illusion, de tenir à distance des éléments problématiques venant soit du terrain, soit du laboratoire, les philosophse de terrains questionnent et interrogent cette distinction héritée de la philosophie classique.
Un risque : participer à un extractivisme épistémologique
Quel est le risque que cette coupure entre un dedans (laboratoire, lieu de l’analyse) et un dehors (terrain, lieu de la collecte) entraine pour la philosophie de terrain en éducation ? On peut au moins en repérer deux, un qui concerne le laboratoire et un autre pour le terrain. Pour le laboratoire tout d’abord, nous ne reviendrons pas ici sur le risque d’un faux universalisme objectivant et aveugle de ses conditions sociales, vu dans la section précédente. En effet, dans La vie de laboratoire, Bruno Latour (2007) a déjà bien montré comment l’analyse scientifique est construite par le social et s’élabore sur des arrangements et des dispositifs sans rapport avec la rationalité objective pure. Ainsi, en philosophie de terrain en éducation, le choix de la sélection des données dépend parfois des ego des chercheurs, des thèmes de subvention, des agendas de publication, etc. Ce premier risque est désormais bien connu par les philosophes de terrains.
Le second risque, relatif au terrain, est plus difficile à décrire, car il concerne davantage l’éthique de la recherche et met en lumière la logique pernicieuse d’extractivisme, à l’œuvre dans la collecte des données par les philosophes de terrain. L’extractivisme, dans son acceptation générale, est l’exploitation massive de ressources d’un milieu particulier qui ne permet pas (ou lentement et difficilement) le renouvellement des ressources en question (Point 2020, 4‑5). La limite visée ici est celle de la surexploitation des ressources et l’épuisement du milieu. Ce phénomène est d’abord associé aux ressources naturelles et physiques, et aux logiques colonisatrices et néolibérales (Allard, Assemat, et Dhaussy 2017). Mais, on peut l’étendre aux ressources culturelles et informationnelles, car la dynamique d’exploitation/consommation où celui qui extrait se sent en droit de réaliser sa collecte sans se préoccuper des conséquences de celle-ci sur son milieu est la même. Là aussi, celui qui extrait/collecte ne cherche pas à s’adapter aux limites de son milieu, seulement à prendre sans échange. Et il nous semble que la philosophie ne terrain n’échappe pas à la règle et ce point questionne tous ceux et celles qui mènent des recherches dans ce domaine. Des exemples de ces problèmes sont largement documentés dans les travaux de terrain réalisés auprès des peuples des Prmeières Nations au Canada (Jérôme 2008), là où cet extractivisme des chercheurs (souvent) blancs, « voleurs de culture », fait écho aux enjeux de la décolonisation.
En effet, au risque de la caricature, on pourrait dire que le philosophe de terrain rique lui-aussi d’être perçu comme étant à la recherche d’un « bon filon » sur son terrain, pour écrire et publier dessus, sans se soucier des effets de ses écrits sur le terrain lui-même, pour les acteurs qui liront ensuite ce que les analyses du philosophe disent de lui et de ses pratiques. On peut sans difficulté faire l’hypothèse que ce phénomène peut expliquer, au moins en partie, les réticences des enseignants à être observé dans leurs pratiques, par peur d’être jugés ou dépossédés de leurs pratiques et innovations. En ce sens, le silence des « innovateurs silencieux » repérés par Marie-Laure Viaud (2015) pourrait ainsi être interprété comme une résistance passive à l’extractivisme épistémologique des chercheurs sur le terrain.
Les questions de la recherche participative à la philosophie de terrain
Comment éviter ce risque de l’extractivisme en philosophie de terrain en éducation ? Ici, le socio-constructivisme de John Dewey et la promotion des recherches participatives de Bruno Latour peuvent nous être utiles. En effet, le premier nous propose une logique d’enquête, et le second un engagement incarné du chercheur sur son terrain, et ces deux éléments permettent à la philosophie de terrain de réduire la distance entre le dedans du laboratoire et le dehors du terrain.
Pour John Dewey tout d’abord, avec l’enquête, le chercheur ne peut pas se contenter d’un seul aller-retour entre le lieu du problème (c’est-à-dire le terrain) et le lieu où se pensent des solutions (c’est-à-dire le laboratoire). Au contraire, l’enquêteur doit expérimenter les solutions envisagées, et modifier ces dernières en fonction des résultats de l’expérimentation, et cela de manière circulaire et continu (Point 2018). Ainsi, pour John Dewey, le chercheur ne peut pas simplement extraire les données d’un problème, et rentrer paisiblement chez lui réfléchir à ce dernier (Renier et Guillaumin 2017). Il doit au contraire constamment retourner sur le terrain et réfléchir à partir de ce dernier à ce qu’il est possible de faire. Ce geste dialectique entre la pratique et la théorie est désormais très présent en philosophie de terrain. Le philosophe ici ne peut plus être un chercheur solitaire et maitre absolu du choix de ses objets d’étude. Lui aussi est « embarqué » sur le terrain. Ensuite, avec Bruno Latour, on peut sortir de la logique d’extractivisme épistémologique, en adoptant une autre posture de recherche pour le chercheur. Dans une logique plus participative, le philosophe de terrain cessera d’analyser seul ses données, mais intégrera les acteurs de son terrain dans ce travail d’analyse (Latour 2010). Par cette intégration, il accepte de partager le processus d’analyse des données, et ces dernières deviennent le résultat de cet effort de participation.
En ce sens, et en suivant Bruno Latour ici (Pierron 2023), Jean-Philippe Pierron propose de distinguer le dialogue de l’entretien semi-directif pour la philosophie de terrain (Pierron 2019). L’entretien directif permettrait une analyse discontinue temporellement entre les deux locuteur (le chercheur et l’acteur de terrain), et sa dynamique serait plutôt méthodologique entre un problème construit par le chercheur et des réponses énoncées par l’acteur de terrain. À l’inverse, le dialogue rendrait possible une analyse synchronique entre les deux locuteurs présents, et sa dynamique serait plus existentielle car les deux mettraient en partage des questions et des réponses, sur un plan d’égalité (ou au moins de sincérité). En s’incarnant par de longues discussions, des conversations passionnées ou des échanges nourris, le dialogue entre le chercheur et l’acteur de terrain pourrait ainsi être un des outils méthodologiques de collecte et d’analyse des données qui serait plus adéquat que l’entretien semi-dirigé pour une éthique de recherche où le philosophe de terrain cherche à éviter le risque de l’extractivisme.
Troisième distinction : le savoir transformateur et les habitudes aliénantes
Un geste : devenir un acteur des changements éducatifs
Dans l’histoire moderne des idées éducatives, si le terrain des philosophes de l’éducation fut bien souvent des lieux d’apprentissages comme l’école, il fut alors tentant pour ces philosophes de se penser pédagogues (Jablonka 2001) (Bowers 1969). En effet, dans sa volonté de reconnecter la philosophie aux besoins et aux usages de la société, certains philosophes de l’éducation, comme John Dewey ou Paulo Freire, se sont proclamés pédagogues et critiques de l’éducation. Au-delà des nuances propres à chacun, un objectif se dessine pour ces derniers et pour ceux et celles qui nous sont plus contemporains : porter un discours à la fois descriptif (grâce aux méthodes de terrain des sciences de l’éducation) et à la fois normatif (grâce aux outils conceptuels du philosophes).
Porter un discours à la fois descriptif et normatif sur l’éducation a plusieurs intérêts pour les philosophes de terrain. Le premier est de légitimer sa démarche de distinction avec la philosophie « classique », avec une portée descriptive de son objet (ici l’éducation et les processus d’enseignement par exemple) plus sérieuse sur le plan scientifique, car reconnue par d’autres chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales, extérieurs à la philosophie (Pinto 2000) (Fontbonne 2017). Le deuxième intérêt porte sur la dimension normative du discours de ce philosophe-pédagogue. Il montre sa volonté de s’engager dans les débats traversant l’école et l’éducation, en apportant aux acteurs de terrain un discours riche d’un savoir philosophique, potentiellement transformateur et critique (Nóvoa 1997, 14). Ce faisant, il se distingue aussi de ses collègues chercheurs en éducation qui adoptent souvent, au contraire, une forme de neutralité axiologique dans leurs travaux. Cette dernière étant alors considérée comme une garantie de la valeur scientifique. Ainsi, la double portée du discours du philosophe de terrain lui permet de redoubler la distinction vue précédemment envers ses collègues universitaires travaillant en philosophie ou en éducation.
Cependant, ce geste, certes louable à nos yeux, de porter un discours à la fois descriptif et normatif sur son objet, peut aussi entrainer une autre forme de distinction, plus ou moins consciente, que la philosophie de terrain actuelle questionne et critique. Celle-ci se construit autour des qualités d’un savoir philosophique considéré comme transformateur et critique d’une part, et, d’autre part, les habitudes des acteurs de terrain, vues comme étant passives et aliénées aux logiques institutionnelles. L’acteur de terrain serait ici un enseignant, pris dans ses routines, et, contraint par les institutions scolaires, qui subirait et reproduirait inconsciemment des mécanismes d’oppression envers ses élèves. À l’inverse, le philosophe pourrait lui tenir un discours émancipateur grâce à sa position institutionnelle privilégiée d’universitaire2, et extérieur aux terrains, aurait un point de vue plus large et plus critique sur ces mécanismes d’oppression. Cette perspective, partagée par une partie de la théorie critique de l’éducation, et à son tour critiquée par ailleurs (Schwimmer 2022) (Pereira 2017), met ainsi à distance le savoir critique du philosophe de terrain et les habitudes aliénées de l’acteur de terrain.
Un risque : le philosophe de terrain et ses pauvres
Quel est le risque d’une pareille séparation entre le savoir philosophique d’une part, et les habitudes quotidiennes d’autre part ? Derrière l’intention louable de la philosophie de terrain de chercher à déconstruire les institutions et les habitudes aliénantes des acteurs éducatifs, deux difficultés apparaissent rapidement et font l’objet de nombreuses réflexions de la part de ceux et celles qui s’inscrivent dans ce domaine de recherche.
La première difficulté relève d’un déséquilibre dans l’économie de l’agentivité des personnes en jeu ici. En effet, distinguer un savoir « actif » (parce que critique d’une situation donnée) et des habitudes « passives » (parce que reproduisant une situation donnée) a pour effet de d’augmenter l’agentivité, en tant que pouvoir et droit d’agir d’un individu, du philosophe de terrain, et ce au détriment de celle des acteurs de terrain. On reproduit alors un système hiérarchique où celui qui est le plus éduqué, le plus installé institutionnellement, sait ce qu’il faut faire pour celui qui est le moins éduqué et le plus précaire au sein d’une institution. En faisant cela, la philosophie cesse, selon nous, d’être une philosophie de terrain pour devenir une philosophie sur le terrain, et perd toute pertinence pour les acteurs, car ils ne participent plus du tout à la construction de cette critique. Leur agentivité niée, leur statut se réduit à celui de victime et complice d’un système oppressif, et l’on peut aisément comprendre qu’un tel statut ne leur est pas agréable.
La deuxième difficulté d’une telle distinction pour la philosophie de terrain relève de l’énonciation de sa critique. Comment le philosophe de l’éducation exprime-t-il sa critique des institutions sur le terrain ? Là aussi, une critique énoncée depuis une place ou une situation de pouvoir risque de rater son effet désiré (l’émancipation de celui qui reçoit cette critique). En effet, la critique du philosophe peut être violente pour les acteurs de terrain et peut être ressentie comme une accusation moralisatrice, parfois humiliante, souvent démotivante (Razac 2022, 144‑45). Le philosophe de terrain en éducation sera alors vu comme le « donneur de leçon » qu’il souhaitait pourtant initialement éviter de devenir. Le discours normatif de ce philosophe-pédagogue, même critique des normes scolaires, participera alors davantage à l’oppression des acteurs éducatifs qu’à leur émancipation.
Les questions de diplomatie : un horizon de la philosophie de terrain ?
Comment éviter ce risque d’une critique moralisatrice en philosophie de terrain en éducation ? Le philosophe est-il condamné à naviguer entre l’arrogance du donneur de leçon ou la neutralité axiologique du chercheur scientifique, pour parvenir aux mêmes résultats : le statu quo envers les problèmes et les injustices relatives au système éducatif ? Comment le philosophe peut-il à la fois honorer son intention d’avoir un discours normatif (nécessaire à la légitimité de ce dernier), et s’assurer d’un certain « soin des conséquences » (Dewey 1935, 252) des retombées de son discours pour les acteurs de terrain ? Face à toutes ces questions, les philosophes deweyens, latouriens et leurs alliés peuvent aider les philosophes de terrain à dessiner certaines pistes de réflexion.
La première de ces pistes est celle d’un retour à l’expérimentalisme radical de John Dewey (Dewey 2005) (Thievenaz 2019) dans le travail de terrain. Cela signifie appréhender les outils méthodologiques des recherches participatives, où le chercheur ne se limite plus à l’observation du terrain, mais expérimente avec les acteurs. Il s’agit ici de participer sur le terrain pour que ce qui était alors soit expérimental, soit critiquable « sur le papier », du philosophe devienne l’expériencé et le critiqué sur le terrain. Ce faisant, on se défait de la distinction entre le savoir de l’un et les habitudes de l’autre, pour parvenir à une véritable transaction entre un savoir communiquée et une action commune. Le philosophe de terrain en éducation peut ainsi, par exemple, proposer une activité pédagogique à l’école qu’il visite, puis mener un atelier de discussion sur les intérêts et les limites de celle-ci avec les élèves et les enseignants de l’école. Heureusement, en philosophie de terrain, il existe déjà de nombreuses méthodologies qui s’inspirent des recherches participatives dans d’autres sciences de l’éducation (Fortin et Gagnon 2016) et qui peuvent être utiles ici.
Une deuxième piste se dessine également avec la figure latourienne du chercheur « diplomate » (Stengers 2006, 257) (Morizot 2016, 34) (Latour 1999, 280). Ici, le philosophe de terrain se fait diplomate, en apprenant à parler plusieurs langues sur le terrain où il se rend. Possédant toutes leurs logiques et leurs termes propres, ces langues peuvent être celles des scientifiques, celles des acteurs locaux, celles du politique, ou encore celles des médias. Grâce à sa maitrise conceptuelle du langage et son attention au déploiement de ce dernier en situation, le philosophe peut alors aider à établir un dialogue entre des mondes différents. Cette position de diplomate permet de ne pas établir de hiérarchie entre le chercheur et les acteurs de terrain (Magnin 2020), et autorise ainsi davantage la rencontre. Il devient alors « utile » aux acteurs de terrain, car son travail permet de clarifier, faire comprendre et partager les discours qui les impactent (comme le discours scientifique par exemple), mais aussi de porter leurs voix auprès des autres acteurs (comme les décideurs politiques par exemple). Le philosophe de terrain cesse alors d’être un donneur de leçon ou un touriste intellectuel, pour devenir un citoyen qui fait œuvre de commun, à la hauteur de ses compétences, par son travail philosophique.
Conclusion : quelle philosophie de l’éducation pour les terrestres de Bruno Latour ?
Au terme de ce bref parcours en philosophie de terrain en éducation, on ne peut que constater la difficulté de « faire du terrain » en philosophie sans reproduire les dualismes et les hiérarchies implicites qui structurent la philosophie académique « classique ». Ces distinctions, lorsqu’elles se sédimentent et se figent dans l’opposition, deviennent des dualismes empêchant toutes pensées complexes (Point 2022, 3‑4). Ainsi, les distinctions entre l’universel et le local, l’analyse et la collecte, le terrain et le laboratoire, et le savoir et les habitudes, si elles se muent en dualismes rigides, peuvent entrainer la philosophie de terrain vers un universalisme naïf, un extractivisme irréfléchie, et un moralisme culpabilisant.
Cependant, malgré ces risques, il ne s’agit pas pour autant de renoncer à la philosophie de terrain, mais au contraire d’exposer les réflexions que ceux et celles qui font de la philosophie de terrain se posent actuellement. Notre propos est davantage un appel à la méfiance sur nos façons de « faire du terrain », car malgré nos intentions louables, nous héritons d’une histoire disciplinaire qui a forgé des outils loin d’être neutres vis-à-vis du terrain. Et c’est pour ne pas s’arrêter à cette méfiance que nous avons voulu proposer et esquisser des pistes de réflexion pour rendre cela possible. Ici, il nous semble que les perspectives du pragmatisme de John Dewey, et des philosophes proches des travaux de Bruno Latour, sont déjà et peuvent encore nous être extrêmement utiles. Toutefois, si John Dewey est bien connu en philosophie de l’éducation, les noms de ce courant de l’écologie critique contemporaine ; Donna Haraway, Isabelle Stengers, Baptiste Morizot, Philippe Descola ou Bruno Latour, sont encore rarement cités (Point 2021). C’est pourquoi, il nous semble qu’un travail de médiation entre ces deux champs de recherche peut encore être poursuivi.
Bien sûr, les travaux de ces différents chercheurs et philosophes de la nature ne forment pas un cadre théorique unifié, et il est encore difficile de définir ce que signifierait le « latourisme ». Cependant un des points communs de ces différents chercheurs est d’être généralement conscient des risques évoqués plus haut de la neutralité axiologique, du positivisme naïf ou d’une division du travail trop nette entre chercheurs et acteurs de terrain. Leurs différents cadres théoriques ont ainsi en commun le fait de nous inviter à une philosophie de terrain plus impliquée qu’appliquée, et davantage avec le terrain que sur le terrain. Certains chercheurs et chercheuses en philosophie de terrain suivent déjà cette trâce et forment un champ de réflexion de plus en plus important dans l’espace francophone tout du moins.
Dans cette perspective, la recherche en éducation devient le processus d’une double transformation du chercheur et du terrain ; une transaction par le milieu, où le chercheur a la responsabilité d’être conscient et lucide sur l’importance des échanges menés et leurs conséquences sur le terrain. Il s’agit ainsi de « faire du terrain » certes, mais en étant soi-même un terrestre au sens de Bruno Latour (Aït-Touati et Latour 2023). Cela nous encourage alors à penser l’éducation en connexion avec son milieu, son environnement physique, social et mental. Il devient alors possible de faire en sorte que la philosophie de terrain en éducation nous permette de penser « écologiquement » l’éducation dans toute sa complexité. C’est pourquoi ces auteurs peuvent donc être précieux pour ceux et celles qui souhaitent aller faire du terrain avec des terrestres en philosophie de l’éducation.
Bibliographie
Par ce terme encore instable (Maniglier 2012), nous désignons ici l’ensemble des chercheurs se revendiquant proches de l’épistémologie « socio-déconstructiviste » et « relationniste » de Bruno Latour, comme, par exemple, Émilie Hache, Vinciane Despret, Baptiste Morizot, etc.↩︎
Une nuance est cependant à faire ici : la sécurité institutionnelle et financière propre à l’université permet aussi au chercheur d’avoir une position d’indépendance vis-à-vis de son terrain d’étude, ce qui lui permet parfois d’adopter un comportement éthique plus rigoureux (par exemple, en se retirant d’un projet dès que les conditions éthiques pour mener des enquêtes sans pression sur les personnes interrogées ne sont plus remplies) (Linteau 2018) (Bégin 2014).↩︎