Remarques introductives
Le fonds Marvel Comics de la BnF s’est constitué dans des conditions inhabituelles, étant une collection composée à partir de doublons d’invendus transmis au Centre national de la bande dessinée et de l’image (devenu depuis la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image) par Marvel Comics via l’association Gifts in Kind (Capy 2024). Ces origines non réfléchies1 se reflètent dans sa composition, qui comporte à la fois les comic books de super-héros attendus au vu de la maison d’édition, mais aussi, et ce sera l’objet de cet article, des comic books au contenu sous licence ainsi que des magazines.
Qui dit « contenu sous licence » veut dire « origine dans une œuvre extérieure ». Les exemplaires présents dans le fonds Marvel Comics présentent de ce point de vue une diversité intéressante : films, romans, groupes de musique, séries télévisées, jouets et même d’autres bandes dessinées.
L’examen des différentes formes de « re-médiation », comprise ici comme le passage d’un support à un autre, nous servira de prisme pour examiner comment les logiques commerciales qui sous-tendent l’existence même de ces publications se conjuguent avec l’acte créatif de production de bande dessinée et de transformation d’un récit-contenu lors d’un changement de support-contenant.
Après un bref rappel sur la nature du format comic book et sur ses liens avec d’autres contenants, nous adopterons une perspective chronologique afin d’appréhender l’évolution des pratiques de remédiation de Marvel Comics et de les questionner, mais sans pour autant tenter de faire preuve d’exhaustivité.
Le premier exemple que nous traitons est celui des comic books Conan, transposant le contenu depuis le format littéraire vers celui du comic book. Il s’agit de la première série sous licence d’importance par son succès que publia Marvel Comics, et qui se mit en place par une conjonction d’évènements plutôt que par une stratégie délibérée. Le deuxième exemple est celui de G.I. Joe : A Real American Hero, autre série très populaire aux conditions de production exceptionnelles, transposant des jouets en comic books. Le troisième exemple est celui de la série de magazines Marvel Super Special, qui ont fait partie de la stratégie de Marvel Comics de multiplier les adaptations de produits sous licence et de profiter du succès de franchises populaires, et transposant principalement des films en bande dessinée (mais pas en comic book, de manière notable). Enfin, le dernier exemple sera celui des liens avec le Royaume-Uni, au travers des cas de Captain Britain et de Doctor Who, dont les importations aux États-Unis marquèrent deux formes de remédiation de la bande dessinée vers la bande dessinée, répondant à deux buts différents.
Comic book et adaptations
Le comic book est un format de publication typique des États-Unis, dont il est originaire. Apparu dans les années 1930, il consiste en une trentaine de pages en couleurs agrafées aux dimensions approximatives de 26 cm sur 16,8 cm, et est diffusé mensuellement2. S’il s’agit d’un contenant, il est utilisé quasiment exclusivement pour accueillir un contenu spécifique : la bande dessinée3. Au sein de Marvel Comics, cette bande dessinée est majoritairement consacrée aux super-héros depuis les années 1960. Mais Marvel Comics a publié autre chose que des personnages colorés en costume, notamment durant les années 1950 où elle publia des histoires d’horreur et de science-fiction, tentant de profiter d’un effet de mode. Les liens entre comic books et d’autres contenants, d’autres supports, remontent à la genèse de l’objet, qui s’est constitué à partir de réimpressions de comic strips tirés des journaux étasuniens (Howe 2012, 24; Gabilliet, Beaty, et Nguyen 2010, 11). Si le contenu des comic books a très vite été exporté à d’autres médiums4, l’inverse est également vrai. Les comic books ont accueilli des adaptations de contenus venant d’autres médiums, qu’il s’agisse de classiques de la littérature, d’acteurs de cinéma célèbres ou encore de films d’animation.
Du roman à la bande dessinée : les adaptations de Conan par Marvel Comics
À la fin des années 1960, Marvel Comics n’était plus contrainte par un accord de distribution passé avec son concurrent direct qui la limitait à maximum six séries par mois5, et pouvait donc augmenter le nombre de séries publiées chaque mois. Voulant diversifier sa production, et agissant sur le retour des lecteurs, interrogés au sujet des ouvrages qu’ils voulaient voir adaptés en comic books, la maison d’édition commença à adapter les récits de Robert E. Howard, sur l’impulsion du scénariste et responsable éditorial Roy Thomas.
Conan deviendra l’une des licences les plus vendeuses de Marvel Comics durant les années 1970 et resta populaire durant les années 1980, entraînant notamment la création des séries dérivées King Conan, Savage Sword of Conan et de Conan Saga, cette dernière série étant un magazine réimprimant le contenu des comic books dédiés au personnage (Gabilliet, Beaty, et Nguyen 2010, 78; Howe 2012, 199).
Le rythme de publication, d’abord bimestriel, puis mensuel (après un bref retour au rythme bimestriel) fit que Roy Thomas, scénariste de la série Conan the Barbarian, tomba rapidement à court d’histoires à adapter. La popularité du comic book ne rendait pas concevable de simplement l’arrêter. Thomas commença donc à inventer ses propres scénarios, à la fois pour Conan the Barbarian mais également pour King Conan et Savage Sword of Conan.
Les récits originaux de Robert E. Howard avaient été écrits et publiés dans un ordre anachronique : certains se faisaient explicitement suite mais leur publication a pu être séparée par plusieurs mois et plusieurs numéros de Weird Tales6. La création de nouveaux récits n’a donc pas posé de problèmes importants d’un point de vue de la continuité narrative. Le personnage de Conan et les publications dans lesquelles il apparaît relèvent en effet plus de la dynamique de la « série » que de celle du « cycle », telles que définies par Anne Besson : les histoires semblent se suivre et se répondre, mais sont en réalité construites sur un modèle répété, afin de fournir « plus de la même chose » sans bouleverser outre mesure une recette qui fonctionne (Besson 2004, 24‑25). Tout comme pour Arsène Lupin (qui est l’exemple choisi par Besson pour illustrer ce point), des chronologies de la vie de Conan ont été établies, reflétant la visée encyclopédique des lecteurs (Besson 2004, 177), mais aucune n’est réellement concluante, comme le prouve bien le fait qu’il en existe plusieurs. Ainsi, le fait de rajouter des récits ne faisant pas référence à ceux établis ne posait réellement aucun problème.
La transition depuis le support purement textuel vers le format hybride qu’est la bande dessinée entraîne une conséquence évidente : le poids textuel consacré aux descriptions est remplacé par un poids visuel, pris en charge par le dessinateur. À la place des paragraphes décrivant lieux, costumes et physionomies, les dessins « parlent » d’eux-mêmes. Mais ce déplacement du poids signifiant n’entraîna pas la disparition du texte dans Conan, loin de là. Si Conan lui-même est taciturne, ceux qui l’entourent, et même la narration, sont extrêmement verbeux, dans la tradition des comic books publiés par Marvel Comics et DC Comics durant les vingt années précédentes, c’est-à-dire durant la période durant laquelle Roy Thomas créa son style. Et si les descriptions visuelles disparaissent, il n’en est rien des explications d’aspects non visuels, comme les religions ou les cultures, que les personnages doivent exprimer quand ce ne sont pas les cartouches narratifs qui s’en chargent, profitant d’une scène sans dialogues, qui n’existe bien sûr que pour que cette narration puisse s’étaler sur la page (Fresnault-Deruelle 1972, 43‑44)…
Cette verbosité générale des comic books Conan écrits par Roy Thomas n’empêchait pas quelques usages intéressants du texte. Thomas décida de ne pas recourir à des phylactères de pensée, préférant plutôt faire porter ce poids narratif aux cartouches. La valeur symbolique de ces deux dispositifs sémiotiques de la bande dessinée étant différente, cette décision changea donc la valeur du texte. Si le ballon identifie immédiatement la bande dessinée en tant que telle (Fresnault-Deruelle 1972, 40), l’usage des cartouches donne au texte un aspect non plus « parlé » mais « rapporté » évoquant l’objet roman et l’associant donc à la littérature (Fresnault-Deruelle 1972, 39).
Si les comic books Conan de Marvel Comics présentent un premier phénomène de remédiation en adaptant en bande dessinée les romans et nouvelles de Robert E. Howard, leur influence sur la perception du personnage et de son univers dans l’esprit du public en est un second. C’est en effet par eux et les couvertures célèbres de Frank Frazetta que l’image de Conan comme combattant surmusclé et ne portant qu’un pagne, plus à l’aise l’épée à la main en train de batailler qu’en train d’escalader les murs d’un palais pour le vider de ses objets de valeur, s’est ancrée dans l’imaginaire collectif. Inspiration d’ailleurs récursive, puisque les couvertures de Frazetta avaient elles-mêmes inspiré le travail du dessinateur Barry Windsor-Smith sur Conan the Barbarian, contribuant à éloigner Conan de ses origines littéraires.
La popularité des comic books Conan fut telle qu’elle mena directement à la création du comic book Star Wars en 1977, autre série dont le succès et la longévité peuvent sembler évidents aujourd’hui, mais qui n’allaient pas de soi à l’époque. En effet, les adaptations en comic books de films en prises de vues réelles n’avaient eu jusque-là qu’un succès mitigé, tout comme, d’ailleurs, les adaptations de produits « éphémères »7. Surtout, le film n’était pas encore sorti lorsque le contrat d’adaptation par Marvel Comics fut signé. Le succès du comic book ainsi que celui du film lui-même convainquirent Marvel Comics que la production d’adaptations de produits multimédia en comic books était un investissement rentable, et mena à la multiplication de ce genre de projets (Howe 2012, 257).
Du jouet au comic book : G.I. Joe : A Real American Hero
L’une des adaptations de licence extérieure en comic books par Marvel Comics les plus populaires de son époque fut G.I. Joe : A Real American Hero. Si les comic books Conan sont au moins évoqués en passant dans les travaux historiographiques sur la maison d’édition, ce titre, qui compta plus de 150 numéros ainsi que plusieurs séries dérivées, est complètement passé sous silence. Pourtant, il a été l’un des comic books les plus vendeurs de Marvel Comics durant les années 1980, dépassant les 300 000 exemplaires vendus en une année, en faisant l’une des séries les plus populaires de la maison d’édition (X-Men restant constamment la plus populaire et Amazing Spider-Man disputant la deuxième place), et dépassant largement les ventes des comic books de DC Comics8.
Si d’autres adaptations publiées par Marvel Comics avaient assez rapidement divergé du matériau d’origine après épuisement de ce dernier, G.I Joe n’avait même pas cette possibilité : il n’y avait pas de matière d’origine dont diverger. Dans le cadre du partenariat avec Hasbro, créateur des jouets G.I. Joe, seuls les visuels étaient fournis, le reste (nom et personnalité des personnages, intrigues, etc.) n’existant tout simplement pas. Marvel Comics avait la tâche de créer toute la diégèse autour des jouets, sous réserve d’approbation par les représentants d’Hasbro. Si, dans le cas de Conan ou de Star Wars, la contrainte créative était d’adhérer suffisamment à l’univers fictionnel pour ne pas dépayser le lecteur (ou, en tout cas, de garder une cohérence au sein de l’interprétation, dans le cas de Conan), la difficulté dans le cas de G.I. Joe : A Real American Hero venait de la liberté énorme laissée aux créateurs. La seule consigne donnée par Hasbro avait été de séparer la diégèse de la série de celles des super-héros publiés par Marvel Comics, c’est-à-dire, au fond, de partir d’une page absolument vierge.
Le scénariste Larry Hama, qui écrivit presque l’intégralité des 155 numéros de la série, profita pleinement de cette opportunité. Il mit à profit son expérience personnelle durant la guerre du Vietnam, mais aussi ses bonnes relations avec l’armée étasunienne pour établir une sensation de véracité dans le comic book, utilisant le jargon en vigueur et faisant référence à des équipements existants9 dans les cas où la gamme de jouets n’inventait pas ses propres accessoires.
L’influence de Hama sur la franchise ne doit pas être sous-estimée : s’il arrive occasionnellement que des éléments provenant d’un produit dérivé soient intégrés dans le média d’origine (pour ne rester que dans le champ des comic books, le fait que le personnage de Superman vole provient à l’origine des courts métrages d’animation produits par les studios Fleischer en 1940), il est beaucoup plus rare que cette intégration soit la norme plutôt que l’exception. Dans le cas de G.I. Joe : A Real American Hero, la contribution de Hama est allée au-delà de « simplement » créer les noms, la personnalité et l’histoire de chaque jouet : elle a participé du contenu du produit. En effet, pour s’aider à mémoriser chacun des nombreux personnages dont il avait la charge, Hama avait écrit des cartes synthétiques contenant toutes les informations pertinentes. Ces cartes plurent tellement aux représentants de Hasbro qu’elles furent intégrées dans les boîtes des jouets en question (Zimmerman et Hama 2011).
Larry Hama profita de l’absence relative de contraintes imposées par Hasbro10 pour expérimenter avec le médium du comic book. L’un des traits les plus reconnaissables et les plus appréciés de la série fut son intrigue longue, qui s’étala sur toute sa durée. Si des nœuds narratifs étaient liés et déliés à chaque numéro, le fil rouge global resta le même : la lutte entre les « Joes » et l’organisation criminelle Cobra, en contraste avec les autres séries de Marvel Comics dont les antagonistes, voire même la direction narrative globale, pouvait subitement changer avec les créateurs11. Le numéro #21 de la série donna lieu à une expérience formelle devenue célèbre : le numéro est presque entièrement dépourvu de texte, y compris d’onomatopées. La charge signifiante repose alors entièrement sur le dessin. Une telle expérience se démarqua facilement du reste de la production de comic books de l’époque, dont la majorité était verbeuse.
La popularité du comic book finit par décliner, coïncidant avec celle de la gamme de jouets dont il faisait après tout la promotion. De nouveaux jouets plus fantaisistes avaient été créés par Hasbro, et leur intégration dans l’univers terre à terre (relativement parlant) imaginé par Hama ne se fit pas sans heurts. Il n’en reste pas moins remarquable que cette série, tirée d’une gamme de jouets et ne se basant pas sur une diégèse pré-existante, dura plus de dix ans, et influença autant le produit qu’elle était censée refléter.
Magazines et adaptations de films
Marvel Comics était initialement la filiale dédiée aux comic books d’un groupe de publication plus vaste, consacré aux magazines (Gabilliet, Beaty, et Nguyen 2010, 62; Howe 2012, 36). Il n’est donc pas surprenant qu’au cours de son histoire, la maison d’édition ait tenté de publier des magazines de bande dessinée (par opposition à des comic books de bande dessinée). Ce format présentait un avantage de taille par rapport au comic book : il n’était pas soumis à l’autocensure (certes en pratique peu contraignante [Gabilliet, Beaty, et Nguyen 2010, 43; Kidman 2019, 72] de la Comic Code Authority [Gabilliet, Beaty, et Nguyen 2010, 77‑78]).
Les Marvel Super Special (qui ont initialement porté le titre Marvel Comics Super Special) sont une autre facette de la politique commerciale mise en place par Marvel Comics dès la fin des années 1970. Cette série de magazines compte 41 numéros, publiés de manière irrégulière entre 1977 et 1986. Les premiers numéros ont principalement proposé un contenu original, entre des intrigues et personnages propriétés de Marvel Comics (Star-Lord, Weirdworld12), des histoires originales basées sur des licences non narratives (à travers notamment la mise en cases du groupe de musique Kiss) et des adaptations d’histoires de Conan supplémentaires. À partir du numéro #14, cependant, Marvel Super Special ne contint plus que des adaptations de films grand public (à l’exception du #29 qui adapta un récit d’Edgar Rice Burroughs). Si les comic books Conan étaient le résultat de la rencontre entre des considérations commerciales (l’intérêt manifesté par les lecteurs auquel il fallait répondre) et financiers (les droits d’adaptation étaient abordables pour la maison d’édition), et si le comic book Star Wars était une prise de risque (le film n’était pas encore sorti, son succès n’était pas assuré et les histoires purement de science-fiction n’étaient pas encore en vogue), les Marvel Super Specials représentaient une volonté claire de capitaliser sur des succès assurés, en adaptant soit des films tirés de licences ayant fait leurs preuves (James Bond, Conan, Star Wars, les Muppets, 2001), soit réalisés par des réalisateurs et producteurs à succès (Ridley Scott, Steven Spielberg, David Lynch).
Comme toutes les adaptations de films, ces magazines étaient produits pour être publiés de manière à coïncider le plus possible avec la sortie en salles du contenu adapté, ce qui voulait dire que les créateurs impliqués ne pouvaient pas se baser sur le produit fini pour réaliser leur adaptation. Ils n’avaient accès qu’au script (parfois même à une version non définitive de celui-ci), à des concepts arts, voire à des photos de tournage, dans le meilleur des cas. Il est donc remarquable que les adaptations présentées dans Marvel Super Special soient aussi fidèles aux films adaptés, à tout le moins par contraste avec d’autres tentatives d’adaptations « synchronisées » de Marvel Comics, comme les premiers numéros du comic book Star Wars, basés de manière notoire sur les dessins préparatoires de Ralph McQuarrie. La visée de ces publications n’était d’ailleurs pas favorable à une trop grande disparité vis-à-vis de l’œuvre originale : encore plus que de proposer « plus de la même chose », il fallait proposer « ce qui avait déjà fonctionné ». Si l’adaptation s’avérait réellement populaire, une série dérivée pouvait être envisagée, qui prendrait, elle, plus de libertés avec le matériau d’origine, à commencer par la création d’intrigues, de personnages et de visuels originaux (comme ce fut le cas pour Star Wars et Conan). Mais les Marvel Super Special étaient réalisés avec le présupposé qu’ils n’auraient pas de postérité.
Cette situation a conduit à une assez grande diversité de résultats. La majorité des numéros adhérait à l’œuvre d’origine sans réellement tenter de s’en différencier, en faisant des exemples d’une logique de franchise bien plus que de transmédia (à la différence des exemples de Conan, Star Wars ou G.I Joe) (Jenkins 2020a, 185). Les adaptations en question reprenaient les visuels des films sans les enrichir ni profiter des possibilités du médium (notamment de la possibilité de réaliser des angles impossibles dans la réalité ou de l’absence de budget pour les décors). Certains numéros conduisaient à une perte de sens par rapport à l’original, notamment lorsqu’il s’agissait d’adapter des films musicaux (Xanadu, The Muppets Take Manhattan) : la mélodie était évidemment perdue, mais la chorégraphie elle-même n’était pas reproduite. Enfin, certains numéros, en particulier celui adaptant le film Dune13, explorent les possibilités du médium. Dans l’exemple cité, le dessinateur-encreur Bill Sienkiewicz ne changea pas son dessin très stylisé et profita de la rigidité des visages à décrire pour accentuer ses traits avec des aplats de noir, tout en matérialisant visuellement les déformations sonores, en collaboration avec le lettreur Joe Rosen et la coloriste Christie Scheele.
De la bande dessinée à… la bande dessinée
Réimpressions et transformations
Le dernier numéro de Marvel Super Special présente un exemple d’un phénomène représenté plusieurs fois dans le fonds Marvel Comics de la BnF, celui de l’adaptation récursive de la bande dessinée vers la bande dessinée. En effet, ce numéro #41 adapte le film Howard The Duck, lui-même adapté du comic book éponyme de Marvel Comics, et dont le protagoniste éponyme était une parodie du Donald Duck de Walt Disney. Ironiquement, dans le cas de l’adaptation de l’adaptation (sic) de Howard, le seul intérêt du numéro vient du palmipède, beaucoup plus expressif que les humains aux allures de mannequins en plastique, évoluant dans des décors en aplats de couleurs. Ironie puisque l’une des raisons de l’échec du film (mais de loin pas la seule) était la rigidité de la marionnette utilisée pour Howard. Par coïncidence, le dernier numéro du comic book Howard The Duck était sorti quelque mois avant ce dernier numéro de Marvel Super Special…
D’autres magazines sont présents dans le fonds Marvel Comics, consacrés quant à eux à des réimpressions. Conan Saga, Hulk! ou The Punisher Magazine republiaient le contenu des comic books que l’on devine et avaient également en commun de ne proposer un contenu qu’en noir et blanc, contrastant avec les publications d’origine, en couleurs. Ces magazines n’avaient pour autre ambition que de capitaliser sur un produit déjà rentabilisé, à savoir le contenu de comic books, pour certains publiés plus de dix ans plus tôt. Avec des comic books comme Marvel Tales ou Marvel Super-Heroes, qui ne proposaient également que des réimpressions de contenus déjà publiés ailleurs, il est probable que Marvel Comics expérimentait avec des formes de capitalisation sur son contenu patrimonial, ou tout simplement son contenu populaire, de manière similaire aux cassettes vidéo des films d’animation des studios Walt Disney, toujours pionniers en matière d’exploitation de leur catalogue multimédia (Wasko 1994, 34). De ces magazines, seul Conan Saga aura une existence pérenne avec 97 numéros publiés de manière mensuelle entre 1987 et 1995.
Si Hulk! et Conan Saga réimprimaient en noir et blanc des comic books, les numéros #57 à #60 de Marvel Premiere réimprimaient en couleurs des bandes dessinées initialement publiées en noir et blanc, à savoir l’adaptation de Doctor Who réalisée par Marvel UK, filiale britannique de la maison d’édition. Une fois de plus, la remédiation effectuée par Marvel Comics (cette fois-ci depuis la bande dessinée vers la bande dessinée, plutôt que depuis un roman ou un film ou une gamme de jouets) avait ses origines dans des considérations économiques.
Marvel UK est née en 1972 de la volonté d’importer « en interne » les productions étasuniennes de Marvel Comics sur le marché britannique. Avant sa création, l’importation du contenu des comic books de Marvel Comics avait été prise en charge par une succession d’entreprises, une fois levé l’embargo sur ces importations qui existait de fait. Jusqu’en 1976, Marvel UK ne publiait exclusivement que des réimpressions en noir et blanc de comic books étasuniens. À ce stade déjà s’effectuait une transformation du contenu, le médium-contenant étant subtilement différent. En effet, si les comic books étasuniens étaient publiés en couleurs et de manière mensuelle, en ne contenant le plus souvent qu’une intrigue d’une vingtaine de pages, les bandes dessinées étaient publiées au Royaume-Uni dans des magazines en noir et blanc à la sortie hebdomadaire, dans les pages desquels se côtoyaient plusieurs séries, sur un modèle très familier pour les lecteurs d’illustrés francobelges. Cette remédiation impliquait donc un redécoupage des intrigues et un remontage des contenus, mais aussi la production de nouveau matériau permettant de faciliter les transitions d’un numéro à l’autre : le contenu d’un comic book était réparti entre deux magazines, il fallait donc créer a minima une page introductive pour la deuxième partie de l’intrigue, ainsi que de nouvelles couvertures reflétant le contenu hétéroclite des magazines.
L’anthologie Marvel Premiere servait à Marvel Comics à déterminer si un personnage ou un concept pouvait avoir un succès suffisant pour faire l’objet d’un comic book dédié. S’y succédèrent Adam Warlock, Doctor Strange et Iron Fist, qui eurent tous trois leur série attitrée par la suite de leur publication dans les pages de Marvel Premiere (à nouveau, dans le cas de Doctor Strange), mais aussi 3-D Man, Alice Cooper, Black Panther et donc le Docteur. Si plusieurs numéros autres que ceux mettant en cases ce dernier étaient des réimpressions de contenus publiés ailleurs, les bandes dessinées Doctor Who ont dû connaître un plus grand travail d’adaptation pour cette transition. En effet, comme évoqué plus haut, les publications britanniques avaient lieu en noir et blanc et de manière hebdomadaire. Les intrigues étaient également plus courtes : tenant en une dizaine de pages plutôt qu’une vingtaine (l’intrigue globale pouvait bien entendu durer beaucoup plus longtemps, mais un chapitre ne dépassait pas ce format). La problématique était donc inversée par rapport à l’importation au Royaume-Uni : il ne s’agissait plus de découper une histoire plus longue et de lui adjoindre des transitions, mais au contraire de regrouper des épisodes qui, bien que se faisant suite, étaient pensés comme distincts. La conséquence directe de ce remontage est une perte d’intensité, voire une perte de sens, des chutes initiales, destinées à créer un suspense et donc l’attente du prochain numéro, une semaine plus tard. Dans la publication étasunienne, la chute était immédiatement résolue au dos de la page, voire même sur la page d’en face, anéantissant la tension créée par l’attente (Baroni et Dufays 2017, 67; Robert 2018, 235; Fresnault-Deruelle 1972, 71‑72). Il n’est donc peut-être pas très étonnant que cette première tentative d’importer Doctor Who aux États-Unis sous forme de bande dessinée n’ait pas fonctionné : le numéro #60 de Marvel Premiere marquera la fin de cette importation, qui ne sera retentée que quatre ans plus tard dans un comic book dédié, lequel durera 23 numéros.
Transposer les créateurs plutôt que les contenus
En 1976 fut créé le premier contenu de Marvel UK original et inédit pour le marché britannique : Captain Britain. Ce personnage, conçu aux États-Unis et dont les premières aventures furent réalisées un scénariste britannique installé aux États-Unis (Christopher Claremont) et un dessinateur étasunien installé au Royaume-Uni (Herb Trimpe), était une tentative de concurrencer directement les productions britanniques plus populaires et mieux établies en s’adressant directement au marché. Et elle… ne fonctionna que moyennement, vraisemblablement à cause des origines « hors sol » du personnage14. Ces bandes dessinées sont longtemps restées inédites aux États-Unis, à tel point que lorsque Christopher Claremont voulut utiliser le personnage dans les pages du comic book Marvel Team-Up, il dut résumer ses origines, ne pouvant pas renvoyer à des publications qui n’étaient tout simplement pas disponibles à l’achat15 ! Néanmoins, cela ne rebuta pas Claremont, qui intégra de plus en plus Captain Britain dans les séries qu’il scénarisait, notamment celles de la franchise à succès X-Men.
L’importation de bandes dessinées dont elle avait les droits ayant rencontré l’indifférence des lecteurs, Marvel Comics décida d’importer… les créateurs eux-mêmes. Ce processus de recrutement de créateurs britanniques avait déjà été initié par DC Comics, le concurrent direct de Marvel Comics, dans un phénomène qualifié après coup de « British Invasion of Comics », en référence à l’importation de la musique britannique aux États-Unis dans les années 1960 et dans une tentative de légitimer et valoriser un phénomène délibéré mais limité (Baetens et Frey 2014, 89). Ce dernier point est d’autant plus important que l’expression n’est utilisée exclusivement que pour désigner les créateurs britanniques ayant travaillé pour DC Comics dans les années 1980, et ce malgré le fait que des créateurs britanniques aient travaillé pour Marvel Comics dès 1975, notamment Christopher Claremont et Barry Windsor-Smith. Cette « invasion » est elle-même une forme de remédiation, les créateurs britanniques en question apportant une vision et une sensibilité différentes de celles prévalentes aux États-Unis, abordant des sujets plus controversés dans un style radicalement différent de celui de leurs collègues étasuniens. Mais là encore, ce sont des contenus que Marvel Comics avait encouragé à travers sa ligne éditoriale Epic Comics, lancée en 1982 16. Il reste cependant indéniable que Marvel Comics n’a pas su imiter DC Comics dans le recrutement massif de créateurs britanniques, peut-être justement parce qu’ils avaient déjà été embauchés par la concurrence…
C’était d’ailleurs le cas du dessinateur Alan Davis, qui avait travaillé pendant des années sur les aventures de Captain Britain pour Marvel UK. Davis se brouilla avec DC Comics, et fut très rapidement « récupéré » par Marvel Comics pour dessiner un nouveau comic book de la franchise à succès X-Men. Ce fut donc l’occasion parfaite pour lui et Claremont d’intégrer Captain Britain et son univers dans les publications étasuniennes de Marvel Comics, d’autant que les personnages avaient déjà à plusieurs reprises croisé le chemin des mutants. Le résultat fut Excalibur, comic book produit pour le marché étasunien, scénarisé par Claremont, dessiné par Davis et encré par Paul Neary, qui avait été responsable éditorial chez Marvel UK et y avait recruté Davis pour dessiner Captain Britain.
Le comic book résultant fut une expérience pour Davis mais aussi pour le lectorat. Le dessinateur releva notamment la différence de fonctionnement entre la production pour les magazines britanniques et pour les comic books étasuniens, notant que dans le cas des premiers, le dessinateur avait le dernier mot sur la signification des dessins, puisque son trait n’était pas modifié, alors que dans le cas des seconds, le coloriste pouvait significativement modifier le ton d’une planche, sans compter que le dessin se doit d’être moins complexe pour permettre l’ajout des couleurs17. Ceci étant, il n’a pas dû s’agir d’une découverte pour lui après plus de vingt numéros réalisés pour DC Comics… Mais il est vrai que la collaboration avec Claremont était plus libre pour Davis, qui était en réalité co-créateur plus que simple collaborateur.
Si Excalibur ne se distinguait pas du reste de la production super-héroïque de Marvel Comics quant aux thèmes abordés ou à la façon dont l’intrigue se présentait (contrairement aux comic books de DC Comics scénarisés par des britanniques), c’est du point de vue visuel qu’il se démarquait. Davis ne tenta pas particulièrement de changer son style pour l’adapter à ce nouveau format, tout au plus simplifia-t-il son trait pour permettre aux coloristes de faire leur travail. Mais il n’arriva pas à maintenir son rythme de dessin, et quitta le comic book après le numéro #24, pour n’y revenir qu’avec le numéro #42. À partir de là, Excalibur devint un comic book X-Men parmi les autres, l’expérience de Marvel Comics d’importer le savoir-faire britannique arrêtée, pour ne reprendre qu’avec la génération de créateurs suivante (Capy 2025b).
Perspectives
L’étude du fonds Marvel Comics conservé à la BnF ouvre des questionnements sur les transformations causées par le transfert en bande dessinée de contenus qui a priori n’ont pas grand-chose en commun avec ce format (les jouets), mais aussi par les transformations de la bande dessinée elle-même entre ses différents formats. Si des travaux portant sur les aspects formels de ces transferts existent (bien que se concentrant principalement sur les exportations de la bande dessinée asiatique, en particulier le manga), ceux interrogeant les dynamiques commerciales semblent plus embryonnaires. En particulier, la question de la réimpression de contenus déjà publiés interroge à la fois les liens entre le format bande dessinée et son contenant, à travers les transformations d’un support à un autre (ou leur absence), mais également la matérialité de ces supports, et notamment leur statut en tant que produit soumis à des stratégies commerciales. Dans le cas des comic books, questionner ces réimpressions permettrait de recontextualiser le concept du « graphic novel », qui est parfois utilisé pour désigner les réimpressions en albums de comic books, dans un phénomène inextricable des changements majeurs dans l’industrie au cours des années 1980, en le replaçant dans le contexte des différentes tentatives de capitalisation sur le patrimoine éditorial des maisons d’édition18.
Bibliographie
Au sens où elles ont obéi aux circonstances plutôt que de faire l’objet de choix délibérés.↩︎
Cette description est volontairement inexacte, au sens où le nombre de pages, les dimensions exactes des feuillets et le rythme de parution lui-même sont variables selon les époques, les maisons d’édition, voire les séries.↩︎
Pour un exemple de comic book ne contenant pas de bande dessinée, voir Capy (2025a).↩︎
Superman, qui bien que pensé initialement pour un comic strip, fit ses débuts dans un comic book en 1938 et devint vite l’un des personnages les plus célèbres de ce médium, et fit l’objet d’une série de courts-métrages d’animation en 1941 et 1942, d’une série radiophonique de 1940 à 1951, et d’un comic strip dès 1939.↩︎
De 1957 à 1968, les publications de l’entreprise Atlas News Company, maison-mère de la maison d’édition qui ne prendra le nom de Marvel Comics qu’en 1961, étaient distribuée par l’entreprise Independent News, filiale de National Periodical Publications, également maison-mère de DC Comics, maison d’édition directement concurrente de Marvel Comics. Il n’est donc pas étonnant qu’Independent News ait imposé des restrictions draconiennes à un concurrent, qui n’était que peu dangereux à l’époque de la signature du contrat.↩︎
Weird Tales est un magazine de type « pulp » dont le premier numéro fut distribué le 18 février 1923. Outre Robert E. Howard, H.P. Lovecraft et Clark Ashton Smith en ont été des contributeurs réguliers, faisant de ce magazine l’un des plus influents sur la littérature de genre.↩︎
Par ce terme, nous entendons des produits accessibles pour un temps limité uniquement : un film ne restant au cinéma que quelques semaines, une gamme de jouets en rayons que quelques mois… Des comic books dérivés de licences atemporelles, et donc principalement basés sur des personnages dont les aventures suivent un modèle précis (par exemple, des acteurs jouant toujours le même type de rôles ou des héros de séries dessins animés) s’étaient avérés beaucoup plus pérennes.↩︎
Pour la période de vente allant du printemps 1985 à la fin de l’hiver 1986, 331 475 exemplaires de G.I. Joe : A Real American Hero ont été vendus, contre approximativement 438 000 pour Uncanny X-Men, 276 064 pour Amazing Spider-Man et 89 747 pour Batman. Chiffres tirés des Statements of Ownership que les maisons d’édition étaient légalement tenues de publier annuellement pour chaque publication, archivés sur Martin (2024) et confirmés par l’examen des numéros dans lesquels ils ont été publiés.↩︎
« Sholly Fisch : You have a lot of accurate military jargon and various things… Larry Hama : I try to keep it as accurate as possible. The stuff changes a lot so I try to keep up on it. And if I’ve got a real solid question, I’ll call up the U.S. Army Public Information Office and find out stuff. They’re always very helpful. Or if they don’t know the answer at the P.I.O., they’ll say, “Call Colonel So-and-So down at Airborne at Bragg” and I’ll call Fort Bragg and I’ll talk to somebody and they’ll say, “Hey, send me some SPIDER-MAN!” » (Fisch 1985, 14)↩︎
« Sholly Fisch : How much supervision do they [Hasbro] have over the comic [G.I. Joe: An American Hero]? Do they keep a tight rein or a fairly loose one? Larry Hama : They haven’t really asked in forty-odd issue – I’m writing #46 now… They’ve only asked for one change in the script. And I think that was because they didn’t get that particular joke. [Laughter] » (Fisch 1985, 14)↩︎
Les exemples d’intrigues avortées par le départ soudain (volontaire ou non) du scénariste ne manquent pas dans les comic books de super-héros.↩︎
Univers de fantasy créé pour Marvel Comics en 1977, mettant en cases elfes, nains, guerriers, monstres et magiciens. Il ne fut utilisé que sporadiquement depuis son introduction, et les différentes tentatives de le représenter au public ne connurent pas le même succès que les modernisations de Starlord.↩︎
Macchio, Ralph (scénariste), Sienkiewicz, Bill (artiste) « Dune » Marvel Comics Super Special (1984) #36, Marvel Comics.↩︎
Pour quelques considérations sur les rapports distants et la méconnaissance du marché européen par les maisons d’édition étasuniennes, voir Berthou (2016, 49‑50).↩︎
Sur le sujet du difficile équilibre entre histoires compréhensibles par tout lecteur et gratification du lecteur fidèle, voir Jenkins (2020b, 179).↩︎
Lancée en 1982 et arrêtée en 1996, la ligne éditoriale Epic Comics, supervisée par Archie Goodwin, avait pour ambition de proposer des comic books non soumis à la supervision de la Comics Code Authority, et dont le contenu appartenait aux créateurs. Les différentes séries publiées dans cette collection étaient destinés au marché direct, préfigurant à bien des égards la collection Vertigo de DC Comics. Si, à l’image des comic books Conan ou Star Wars, les histoires n’avaient aucun lien avec la diégèse super-héroïque de Marvel Comics, les contenus étaient plus matures : la violence visuelle était plus courante, et la moralité des personnages et intrigues beaucoup plus ambiguë, quand elle n’était pas simplement absente.↩︎
« With the American comics, and this is something that I’m still having to come to terms with; you have your work colored. You have to leave a certain amount of latitude for the colorist to work. And you also have to understand the way that the colorist can affect the work. When you’re doing black and white comics, the artist is the last person to control the mood and the form and the way that the artwork looks in general. The color on any artwork can alter it almost 100%, to my eyes anyway. Basically, in British comics, it’s the artist who puts in all this modeling, all of the tones, all of the mood. In American comics, the colorist can set the mood in color, so 90% of the mood can come from the colorist ». (Zimmerman 1987, 12‑13); sur le rôle joué par le coloriste de comic books voir aussi Gabilliet (2010, 132).↩︎
Benoît Berthou a déjà ouvert à ces questionnements pour la bande dessinée franco-belge dans son ouvrage Éditer la bande dessinée en évoquant les logiques sous-tendant les « intégrales » et autres objets republiant des albums « classiques » (Berthou 2016, 63‑65). Sean Howe soulève la décision du rédacteur en chef de Marvel Comics entre 2000 et 2004, Bill Jemas, de formatter les comic books pour une republication systématique en albums (Howe 2012, 528), mais sans s’attarder sur le sujet.↩︎