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L'Europe survivra-t-elle à la mondialisation ?

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        53 articles
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      Texte

      La crue et le gué

      Au milieu du siècle dernier, Karl Polanyi publia La Grande transformation, ouvrage justement célèbre où il établissait que les conditions empiriques de construction de l’économie de marché et du libéralisme économique étaient par essence incompatibles avec la stabilisation de cette expérience dans un cadre social acceptable. Il observait notamment que certaines des ressources indispensables au système économique relevaient de traits culturels que celui-ci détruisait méthodiquement – ainsi de la confiance remplacée par le calcul, ou de la prudence submergée par le risque. La réduction de l’expérience humaine à la sphère économique radicalisait des attitudes agressives que ce mode d’organisation ne savait pas contrôler. Les crises récentes semblaient l’attester. La course à la puissance avait mené l’Europe à la guerre mondiale, la spéculation boursière à la crise de 1929. Karl Polanyi mettait donc le doigt sur le caractère « hors sol » du capitalisme boursier. Si le malheur des peuples n’était pas un sujet pour les capitaines d’industrie, que pouvions nous attendre de l’après-crise ? De fait, après une vaine tentative pour réduire la révolution bolchevique, l’égoïsme des puissants avait empêché toute ingérence dans ce qui allait ruiner l’Europe sous la botte nazie, laissant se commettre des exactions inouïes. Alors même qu’un flot de réfugiés européens montait depuis 1933, les USA attendirent Pearl Harbor pour couper leurs liens commerciaux avec l’Allemagne hitlérienne. Quand le partage de l’Europe obtenu par Staline fut levé en 1989, l’Europe avait presque cessé d’agir historiquement : il lui restait à surmonter les séquelles du dernier siècle et à se fondre dans la mondialisation.

      Le processus décrit par Polanyi reste à l’œuvre. Est-il au pouvoir des Européens de l’orienter ? Depuis Pearl Harbor, soixante-dix ans durant, les pays riches ont investi leurs ressources et celles du monde. En dépit d’une croissance démographique et technique sans équivalent, on s’étonne de voir que les bouleversements scientifiques et l’élévation du niveau de vie et des connaissances n’aient pas modifié l’orientation du monde. Comme il y a un siècle, les États et les cartels dirigent le mouvement, avec des moyens décuplés, d’autant que la « société civile » dépend aujourd’hui presque complètement des circuits financiers. La monétisation quasi-parfaite des vies humaines est centrale dans la mondialisation, et les crises comme les injustices sont endogènes. Toute vie est assignée à son pouvoir d’arbitrage dans un monde d’échanges généralisés. Nos sociétés évoluent selon une variante de la « théorie des débouchés » de Jean-Baptiste Say : toute nouveauté créera son marché si elle satisfait des besoins solvables. A plus forte raison si ces dépenses permettent des économies d’échelle ou réduisent les coûts de production. C’est le secret de la réussite allemande. Face au prix du travail des pays émergents, ceux des Européens qui ne peuvent valoriser une compétence dans ce cadre restent hors-jeu, liés aux vicissitudes de leur société d’appartenance. Voilà pourquoi les connaissances nouvelles n’ont pas modifié ce régime qui exploite les ressources sans autre considération que le bilan financier, se procure les compétences pour maximiser ses profits immédiats, et laisse les sociétés prélever de quoi créer les infrastructures nécessaires à son action.

      Sous prétexte de développement, les rivalités économiques se sont exacerbées. La réduction du pouvoir des États, couplée à l’immense afflux de matières premières sur les marchés mondiaux et aux marges de développement offertes par l’ouverture de nouveaux marchés (« les émergents ») a pu masquer l’épuisement du modèle. La concentration des plus-values au profit des rentiers de la mondialisation, de plus en plus âgés, témoigne de l’impuissance de nos économies à répartir l’abondance. Comment l’humanité peut-elle réduire ses inégalités et les dévastations qu’elle fait subir à l’écosystème ? L’Europe peut-elle précipiter cette évolution indispensable ? Les initiatives qui cherchent un gué pour que les sociétés surmontent leur contradictions sont bienvenues. Partielles et hésitantes encore, elles sont d’abord des réseaux de recherche orientés sur la constitution d’espaces solidaires. Les solutions exigent la coopération entre des scientifiques proposant des technologies et des cadres d’usage soutenables, des mouvements sociaux engagés auprès des populations les plus démunies, et des médias soucieux d’établir des liens entre des territoires éloignés les uns des autres. Pour l’heure, une telle coalition ne fait pas le poids. Cela changera-t-il ? Adam Smith écrivait qu’il n’avait pas de solution pour sortir de la misère ceux qui n’ont rien à vendre : les jeunes surnuméraires forment aujourd’hui une masse aux marges de l’économie. Comment trouver un passage, un gué pour traverser cette crue, ce débordement de croissance incontrôlée, sans être emporté par le courant ?

      In Cod we trust

      « In cod we trust », ce slogan cité par Nils Stenseth, spécialiste de biodiversité marine, peut symboliser l’orientation actuelle des études environnementales. Ce chercheur concluait une rencontre célébrant à Lyon les vingt ans de l’Institut universitaire de France, dispositif qui donne chaque année à plus d’une centaine d’enseignants-chercheurs le temps et les moyens de mener à bien leurs travaux. Traitant des interactions qui limitent la résilience des stocks de poissons dans les parages de l’Arctique, Stenseth montre que l’historique sur 150 ans des données relatives à la pêche et au climat expliquait la diminution de la taille des prises. La pression sélective quasi-darwinienne exercée par la pêche sur les plus gros poissons a pour effet de sélectionner les morues qui viennent à maturité le plus vite en restant de petite taille, dont le réchauffement des eaux accroît aussi indirectement le taux de reproduction. L’étude en cours de leur code génétique dira si ces phénomènes restent réversibles ou si la variété biologique a tant diminué que la prédation humaine aura créé les conditions d’une disparition sélective des variétés traditionnellement les plus recherchées. Je mentionne cette étude pour indiquer que les interactions de notre monde sont telles que nous pouvons relier le chômage de masse et la réduction de la biodiversité.

      Conscient de la transformation radicale du Grand Nord, Robert Gessain – qui parcourait l’Arctique dès les années 1930 – faisait de celle-ci un signal d’alerte générale pour marquer le sort probable de tous les peuples un temps préservés des effets de la modernité en raison de leur éloignement des routes du commerce. Formé par Paul-Emile Victor et Marcel Mauss, médecin devenu psychanalyste avant de travailler au Musée de l’Homme (Cf : « Mauss et l’anthropologie des Inuit », par Bernard Saladin d’Anglure), Gessain s’intéressait aux identités collectives. Voici près d’un demi-siècle, son ouvrage Ammassalik ou la civilisation obligatoire (Flammarion 1969) constatait l’intégration des côtes groenlandaises aux sociétés industrielles et à leur mode de vie. Le triplement du nombre des hommes avait rompu les équilibres auxquels s’était accommodé ce peuple chasseur de phoques, d’ours et de baleines. La chasse à la baleine pratiquée par les Européens les avait récemment privés d’une ressource importante, le phoque était pour ces hommes l’unique ressource en hiver. Le nouveau circuit économique développait les pêcheries industrielles de morue. Avec elles s’implantait une vie sédentaire et monétarisée, centrée sur des « maisons », inconnues jusqu’ici, et sur une individualisation de l’existence qui brise les règles collectives antérieures, liées au déplacement saisonnier de chasseurs excessivement communautaires ayant rejeté toute pratique d’accumulation matérielle. Gessain indiquait que l’expansion technique européenne coïncidait avec un réchauffement climatique, mais il voulait parier que certains des Inuit tiendraient à préserver leur identité. Là aussi, nous voyons comment des phénomènes apparemment éloignés ne peuvent être compris qu’en visant leur intégration dynamique.

      Ces exemples nous renvoient à ce que Sartre nommait « contre-finalités » : les sociétés industrielles se débattent avec les conséquences de leurs propres actions. En seront-elles capables ? Elles ne vont pas revenir aux pratiques sociales détruites. Quelles alternatives envisager ? En filant une métaphore darwinienne, espérons que la variété des orientations humaines reste suffisante dans les sociétés développées pour assurer la prévalence de comportements « responsables ». Autrement dit, faute d’alternatives aux modèles dominants, la solution devra dériver des processus mêmes qui ont créé le problème !

      Tournée européenne

      Mais les conditions présentes semblent peu encourageantes. L’historien italien Remo Bodei décrit notre temps comme celui d’une perte du sens de l’avenir autant que du sens du passé. « La contraction des attentes dans l’arc de la seule existence physique plonge l’individu dans le temps sans salut de la caducité (…) cela implique une sorte de désertification du futur, risquant de déterminer une mentalité opportuniste et prédatrice » (trad. Marcello Vitali-Rosati). Nos sociétés, dit-il, se complaisent dans les formes d’une utopie de l’immédiat. Le sol de nos vies est irrigué d’historicité, de mémoires et de débats, ce sol est le sol européen, mais nos contemporains y seraient insensibles. Les ressources de l’Europe sont nombreuses, tant en ses régions côtières et océaniques, qu’en ses massifs forestiers et montagneux, ses vallées qui furent autant d’axes de civilisation comme le Danube qui donna lieu à tant d’échanges et d’innervations culturelles... A la différence de ses provinces maritimes, les pays du centre de l’Europe se sont constitués en prenant le pas sur les autorités centrales : la pluralité des langues, la permanence de symboles traditionnels, la soumission à des princes de peu de pouvoir ou bien à des monarques lointains a souvent retardé la résolution de la question nationale. Et nombre de communautés ont préservé durablement leur mode vie.

      Si les royaumes de France ou de Grande-Bretagne ont depuis longtemps mobilisé leurs moyens au service d’un dessein national ou impérial, cela n’a finalement servi qu’à diviser le continent et à l’éloigner de toute responsabilité vis à vis du monde. L’opposition très forte entre une Europe des nations centrées sur leur État et les pays d’Europe centrale où coexistaient des populations disposant de calendriers et de rituels différents a cessé d’être un atout dès le milieu du dix-neuvième siècle, a produit la catastrophe du vingtième, et nous lègue une Europe émiettée. La pluralité culturelle européenne a buté sur des migrations et les destructions, elle cherche en vain son unité. La réunification par l’ouverture des frontières se heurte à la rétraction du projet européen. Les jeunes générations sont délaissées : l’abstention électorale, la difficulté à parler les langues, la stagnation des modèles éducatifs sont autant de carences qui laissent penser que l’Europe peut se diluer dans la mondialisation des écrans et de la consommation. Au lieu de cultiver leurs riches différences, le risque est à présent de voir les Européens se contenter des rencontres sans échanges véritables qui accompagnent l’aisance matérielle.

      Comment ne pas s’inquiéter de la marginalité nouvelle où se trouve la culture des Européens dans la perspective de l’après-crise ? La réduction des déficits ouvre sur une double contrainte insoutenable. D’un coté, tout faire pour maintenir la consommation des ménages et la capacité d’investissement, de l’autre rejeter tout financement au débouché marchand lointain ou inexistant.

      Les critères de court-terme obèrent le développement des alternatives et les opérations culturelles auprès du « grand public », en lien avec le tourisme, le patrimoine ou les grands établissements de recherche absorbent l’essentiel des crédits. Une économie alternative supposerait cependant des règles de financement adaptées. La promotion du tissu social et culturel en Europe exigerait des initiatives spécifiques, un soutien fort des bénévoles, de ceux qui transmettent, de nombreux amateurs. Au lieu de cela, nous savons que le mécénat culturel a quasiment disparu du paysage en France, hormis les crédits consentis par des entreprises mondiales au profit de quelques institutions d’État. Et les indices de croissance sont en partie illusoires : l’augmentation des dépenses de santé est tenue pour un facteur de croissance. Mais il s’agit là surtout de transferts par lesquels les malades et les vieillards liquident leurs biens. L’entraide bénévole et les solidarités de proximité ne comptent ici pour rien, face à la prégnance des prestations marchandes qui renvoient chacun toujours davantage à son milieu social de référence et de proximité. La mobilité sociale est devenue une exception tout comme la mobilité géographique.

      Il faudrait donc développer des indices susceptibles de valoriser mieux les activités bénévoles, sociales et culturelles, et celles qui établissent ou maintiennent des liens entre des sociétés européennes vouées autrement à se refermer chacune sur d’étroits systèmes internes de financement. Les indicateurs de bien-être sont actuellement caractérisés par l’intégration des informations disponibles sur des critères matériels et territorialisés (de l’espérance de vie au nombre de logements et aux niveaux moyens d’éducation). Il importerait donc de créer des « indices de résilience » qui puissent prendre en compte les secteurs non-marchands de la société, lesquels réalisent des transferts sociaux essentiels, des circulations entre segments de chaque société européenne et entre celles-ci. Face au taux d’accès haut débit, comment comptabiliser la vitalité associative ? En contrepoint du taux d’accès à la propriété d’un logement, comment mesurer l’ouverture d’une société au brassage culturel ? En regard du nombre de chômeurs, comment comptabiliser la pratique des langues ? Ce type de références semble indispensable pour aborder la dimension sociale et humaine de la mondialisation. Nous devrions valoriser la vitalité des sociétés comme les naturalistes valorisent les espaces naturels. Pour l’heure, nous sommes loin du compte, et les efforts les mieux pensés rencontrent le plus souvent l’indifférence des pouvoirs publics et des entreprises.

      La logique des indicateurs de développement soutenable prend ici tout son intérêt. Robert Costanza distingue quatre types de capitaux disponibles : les biens matériels réunissent les capitaux techniques à leur valeur de marché. Le patrimoine naturel peut être valorisé à son prix de marché (s’il est au principe d’une activité économique et de son maintien), ou encore en fonction de sa valorisation par les sociétés qui seraient prêtes à le défendre : la valeur des glaciers peut être calculée en fonction des économies que leur conservation permet, ainsi que de la diversité des modes de vie qu’ils contribuent à maintenir. Il en ira de même pour des compétences sociales. Comment maintenir la croissance des richesses avec une moindre dépense énergétique ? Ne peut-on mesurer la valeur de l’éducation en voyant si les diplômes ouvrent plutôt sur des compétences ou servent surtout pour affronter la concurrence pour les emplois ? Marie Duru-Bellat et François Dubet ont récemment tenté cet exercice. Sans informations de cette nature, comment mesurer la dynamique d’une société et celle du bien-être qu’elle procure ? La doxa peut prétendre qu’appartenir à un groupe social moins éduqué – mais intégré – induit une existence moins stressée et plus heureuse que celle liée à un groupe plus riche, mais soumis à une intense pression de sélection : comment disposer de tableaux fiables sur de telles questions et les mettre en parallèle avec ceux de la richesse matérielle ? Costanza distingue ainsi le capital social (les compétences acquises et transmissibles) et le capital humain (les dispositions culturelles et autres champs de pratiques de gratuité) pour esquisser une valorisation des possibles de chaque société.

      Sans attendre de disposer de tels moyens d’objectivation, prenons des mesures plus ponctuelles. Voyons les difficultés quotidiennes des opérateurs d’innovation culturelle. Deux témoignages venus du Congrès des journaux culturels européens « Eurozine » qui s’est récemment tenu à Linz (Autriche) nous seront utiles. L’architecte et professeur à l’institut de cinéma de Budapest Lazlo Rajk a évoqué les évolutions inquiétantes en Hongrie : l’opinion publique a fragilisé les appuis d’une révolution démocratique originale, à laquelle notre interlocuteur a directement contribué. Les questions d’ordre religieux sont revenues à l’avant-scène, en fonction d’accusations de blasphème qui ont aussi fait débat aux USA et en Grande-Bretagne. Le fait que de tels débats se déroulent aussi au Danemark ou en Suède n’est pas une consolation : ils disent surtout que la vie sociale européenne est très fortement dépendante des marges économiques, devenues très réduites en Hongrie. Et Lazlo Rajk évoque la place de l’État dans les médias à travers des « Partenariats Public-Privé » qui masquent les subventions déguisées en flux d’argent privé. La situation française n’est guère différente. La pression est forte pour inciter à la résignation. Irina Vidanava a évoqué la situation biélorusse : trente journalistes emprisonnés, un ancien candidat aux élections condamné il y a peu, des journaux perquisitionnés, leur matériel parfois saisi. Une radio interdite pour diffusion de fausses nouvelles, deux journaux fermés pour avoir rendu compte d’explosions à Minsk. Cela n’a pas empêché les médias indépendants de maintenir leur activité, notamment en ligne, et le public soutient la presse libre. Les jeunes sont branchés sur les réseaux sociaux, et leur interactivité ne devient pas spontanément politique : des revues publient sur CD (http://34mag.net/) pour échapper à l’interdiction de leur édition imprimée. Ces balancements entre l’économie de marché et les contrôles d’État interrogent la capacité des acteurs culturels face aux contraintes qui pèsent sur eux. Le critique américain George Blecher concluait en constatant que les agents culturels saisissent mal les procédés des entreprises et ne réussissent pas mieux vis-à-vis d’elles que face aux dictatures.

      Quels indicateurs de résilience sociale et culturelle ?

      De fait, les statistiques attestent que les inégalités mondiales, tenues pour insupportables au siècle dernier, se sont notoirement accrues depuis lors, même en considérant le progrès des populations asiatiques et d’Amérique latine. L’économie écologique bute sur deux écueils redoutables. Comment établir une préférence pour un environnement compatible avec le maintien de la diversité des modes de vie humains ? Comment obtenir une réduction constatable des inégalités mondiales ? Les travaux de John Rawls ou d’Amartya Sen inspirent nombre des commissions de prospective des organisations internationales, mais nous sommes loin d’être sur la voie de permettre aux chasseurs de l’Arctique comme aux pêcheurs des côtes africaines de maintenir leurs pratiques traditionnelles, comme nous ne savons pas répondre aux besoins sociaux des centaines de millions d’habitants des mégalopoles. Nous ne savons même pas comment enrichir les échanges spontanés entre Européens. Ce sera l’honneur du futur Institut Michel Serres « Ressources et Biens communs », en création à Lyon sous la direction de Ioan Negrutiu, que d’aborder de telles questions. Les critères qui établissent des normes sociales désirables en partant des succès néo-zélandais ou canadiens sont-ils transposables au Maroc ou au Brésil ? Ceux des humains qui n’accèdent pas à un mode de vie cool leur permettant de réduire leur empreinte globale en abondant des fonds mondiaux (qu’ils feront gérer par leurs neveux)... seront-ils bientôt tenus pour des barbares ? Haro sur les pauvres ?

      La recherche de solutions pour traiter les problèmes de survie dont nos sociétés sont l’origine prend ainsi un tour pathétique. Si les patrons de Goldman Sachs conseillent le gouvernement américain, les experts en écologie viennent des mêmes cercles que ceux qui conseillent les multinationales. Le combat se mènera donc au cœur des laboratoires. Comment obtenir des moyens de production scientifique et technique destinés à infléchir le cours des choses ? Jusqu’à présent, ces moyens ont été utilisés à titre cosmétique. La sortie programmée du nucléaire en Allemagne sera-t-elle un levier global ? Il faut plaider pour renforcer la valeur donnée aux relations humaines dans les indicateurs du bien-être – à l’instar des évolutions que pourra connaître l’indicateur créé par l’OCDE. Costanza montre qu’on peut établir la valeur intrinsèque de la pérennisation des espaces naturels critiques (comme les lagunes proches des villes menacées par des cyclones). Mais ces approches high-tech ne serviront-elles pas de subterfuge pour justifier la poursuite du rêve technologique global ?

      Les tableaux qui en sont issus sont notablement contradictoires. S’ils décrivent des espaces suffisamment riches et homogènes pour accueillir paisiblement la mondialisation (la Finlande ou l’État américain du Vermont pourront servir de parangon), ils disent aussi que la richesse supplémentaire accumulée dans ces mêmes lieux depuis 1975 n’a pas fait croître le bonheur relatif des habitants. Mais quelle commission proposera, en cohérence avec ces tableaux, de « compenser » l’inégalité des richesses en faisant du niveau de dépense atteint en 1975 dans les pays riches un optimum commun ? Comment obtenir que les écarts (en plus et en moins), relativement à ce niveau, donnent lieu à une redistribution mondiale de développement solidaire ? Cela supposerait que nos sociétés tiennent pour une anomalie des écarts trop importants de biens disponibles entre groupes sociaux et culturels. Et qu’une fixation excessive sur les surplus financiers soit tenue pour un syndrome de déséquilibre, ainsi que le mentionne Costanza (cf. « The Real Economy »). Si nous le faisions, l’économie se réorienterait vers des biens et des services utiles à la majorité des populations. Et la réduction des gains instantanés serait une forte incitation au bénévolat et aux échanges culturels. C’est sur une voie de ce type que se trouvera le passage vers une société plus sobre. Alors seulement, la richesse et la vitalité culturelle de l’Europe redeviendra un atout de premier plan au lieu de se réduire au statut de patrimoine touristique.

      Wormser Gérard
      Wormser Gérard masculin
      L'Europe survivra-t-elle à la mondialisation ?
      Wormser Gérard
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2011-06-02

      Les sociétés européennes ont été submergées par les effets de la croissance économique qu'elles ont initiée. A présent qu'elles ne dominent plus le monde, pourront-elles investir dans leur bien-être ou bien seront-elles sujettes aux déchirements induits par la concurrence mondialisée ? Le chemin est étroit pour recentrer nos sociétés : il passera par la promotion de qualités humaines aux antipodes de celles les mieux rétribuées par les firmes. Les indicateurs de bien-être pourraient y contribuer.

      The European societies have been overwhelmed by the effects of economic growth they have initiated. Now they no longer dominate the world, will they invest in their well-being, or will they be prone to tearing induced by global competition? The path is narrow to refocus our societies: it will pass through the promotion of human qualities at odds with those most rewarded by the major corporations. The better-life indexes might contribute.

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