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Penser le futur

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      • Mot-clésFR Éditeur 184 articles 4 dossiers,  
        184 articles 4 dossiers,  
        Mot-clésFR Éditeur 2 articles 1 dossier,  
        2 articles 1 dossier,  
        Mot-clésFR Éditeur 211 articles 14 dossiers,  
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        Mot-clésFR Éditeur 485 articles 14 dossiers,  
        485 articles 14 dossiers,  
      Texte

      La capacité de penser un futur collectif et de l’imaginer en dehors de ses propres attentes privées est en train de diminuer drastiquement. L’Histoire semble désormais privée de la logique intrinsèque qui – croyait-on – la conduisait vers un objectif déterminé : que ce soit le progrès, le royaume de la liberté, ou la société sans classes. Une culture disparaît qui – aux 18e et au 19e siècle – avait porté des milliards de personnes à croire que les événements allaient de façon inéluctable dans une direction précise, annoncée ou prévisible. Nous avons été longtemps habitués à penser qu’une intervention humaine consciente était en mesure de raccourcir le temps nécessaire pour que l’inévitable se produise, en sorte d’accélérer les contractions de l’accouchement. L’idée d’une Histoire unique et orientée est dépassée, sans qu’elle ait pour autant été réfutée. Maintenant, le sens de notre façon de vivre dans le temps semble, plus que jamais, se disperser dans une multiplicité d’histoires (avec un h minuscule) non coordonnées, dans des destins personnels faiblement reliés aux événements communs.

      Cela implique un changement radical dans notre perception du futur ; nous sommes obligés de réfléchir à nouveau sur les outils rationnels pour affronter ce futur, reliant de façon différente les événements individuels et ceux qui regardent la collectivité. Nous ne pouvons plus nous situer dans une époque définie par un passé fait de traditions relativement stables et bien identifiées et par un futur lointain fait d’attentes déjà établies ; il paraît donc que nous retrouvons une atmosphère proche de celle décrite par Tocqueville en 1840 pour comprendre l’état d’esprit qui prévalait chez les Américains : « Dans cette fluctuation perpétuelle de la chance, le présent prend corps, grossit de façon excessive : il couvre le futur qui s’anéantit et les hommes ne veulent penser qu’au lendemain. » L’avenir retrouve sa nature de contingence absolue ou de lieu dominé par des forces qui échappent au contrôle humain (il se révèle donc essentiellement impossible à programmer, ou, à nouveau, dans les mains de Dieu). L’affirmation de John Maynard Keynes, selon qui « l’inévitable ne se produit jamais, l’inattendu toujours », semble donc se réaliser.

      Mettre à culture intensive le présent

      Les contrecoups de cette situation sont multiples ; leur étude approfondie reste à faire. En termes éthico-politiques, j’en vois substantiellement trois. En premier lieu, la valeur du futur comme temps de l’attente, de la rédemption et de l’imminence du Royaume de Dieu ou de la Révolution, a changé d’orientation. La représentation de l’existence de chacun comme moment préparatoire à une autre vie, dans le sens religieux, ou comme instrument laïque de construction d’un avenir radieux – même s’il se sera connu que par nos descendants – devient difficile à concevoir et à défendre. Plusieurs situations de la vie des gens (la douleur, la maladie, la vieillesse, la mort) sont aujourd’hui jugées comme intimement irrachetables puisqu’elles n’ont plus de justification ni dans un au-delà religieux, dans une condition de béatitude céleste, ni dans un futur sur terre que caractériserait une harmonieuse recomposition des conflits. Tant la conversion « alchimique » du négatif en positif, théorisée par certaines variantes de la dialectique, que les promesses du rachat des souffrances du présent par le biais des joies de l’avenir semblent subitement devenues lettre morte. Cela produit parfois une sorte d’implosion dans l’arc de l’existence individuelle, qui est éloignée de l’espoir mais non de l’angoisse, de la résignation ou de l’indifférence. Des blocs entiers d’expérience et des vastes régions de sens – auparavant considérés dans l’optique de l’éternité ou du futur lointain – sont reformulés et transcrits en fonction de nouveaux critères de pertinence. Ce qui vaut pour les expériences « négatives » vaut aussi pour les expériences « positives » : le désir de profiter immédiatement, comme de dons qui ne se représenteront pas, de l’amour, de l’amitié, du plaisir ou du bien-être semble concentrer dans des instants ponctuels et discontinus les « moments d’être » d’une vie digne d’elle-même. La contraction des attentes dans l’arc de la seule existence physique plonge l’individu dans le temps sans salut de la caducité et l’oblige à faire le deuil du fait qu’il doit transplanter les racines de son moi du terrain solide et immuable de l’au-delà ou des grands époques de l’Histoire vers le sol friable et éphémère de son propre corps, de sa biographie ou de son entourage 1 . À ce malaise on réagit aujourd’hui, de plus en plus, avec la stratégie consistant à mettre le présent en culture intensive, pour le faire fructifier rapidement, sans trop se soucier de ce qui arrivera dans un avenir plus lointain. Mais cela implique une sorte de désertification du futur risquant de déterminer une mentalité opportuniste et prédatrice.

      En deuxième lieu, la fin des grandes attentes collectives – qui, il y a encore une dizaine d’année (quand le monde était encore divisé en deux blocs), orientaient, même si c’était de façon idéologique, des milliards d’hommes – implique une tendance à la privatisation du futur et la construction d’utopies sur mesure, des utopies « faites maison ». Les idéaux d’abolition des inégalités qui frappent « l’humanité entière » ou d’expansion de la liberté au plus grand nombre d’individus, accompagnés par la promesse d’un avenir ouvert à l’initiative de tout un chacun, finissent – et surtout en Occident – par créer des frustrations. Les sociétés traditionnelles possédaient des outils assez efficaces pour consoler les hommes des désavantages éventuels de leur condition et pour justifier les hiérarchies : l’acceptation des limites et des privations de leur vie trouvaient leur rachat dans la perspective religieuse d’une récompense au ciel. En outre, les idéologies dominantes faisaient en sorte qu’il ne vienne que rarement à l’esprit des plus défavorisés de rêver accéder au sommet de l’échelle sociale. Les sociétés démocratico-égalitaires modernes ont en revanche ouvert une brèche dans le dispositif d’inhibition des attentes, en place depuis des millénaires. Proclamant solennellement le droit de tous les hommes à une égalité effective et à l’élimination de tous les obstacles qui pourraient la freiner, ces sociétés justifient l’aspiration de chacun à dépasser le seuil de sa propre condition de départ pour s’élever au sommet de la pyramide sociale, aux postes importants, à la richesse, au prestige. Face à l’échec prévisible de tous ceux qui n’arriveront pas à réaliser leurs aspirations, ces sociétés ont dû élaborer plusieurs techniques pour gérer les frustrations issues du fait que leurs promesses ne peuvent pas, par principe, être exaucées. Les projets voulant donner à l’histoire un sens collectif constituaient, justement, une des formes de compensation et d’indemnisation des attentes individuelles insatisfaites. Renvoyant la réalisation d’une société parfaite aux générations futures, justifiant le sacrifice des générations présentes et mettant la raison au service d’un projet historial général à long terme, elles comblaient de sens la vie des individus. Mais aujourd’hui ce transfert, ce mécanisme de report ne marche plus. On ne doit certainement pas regretter le passé et ignorer les bénéfices considérables issus de la diffusion de l’égalité. Mais il faut se rendre compte des nouveaux problèmes liés au rétrécissement des projets de vie des individus et la réduction de la force de projection vers l’avant des institutions.

      En troisième lieu, un cycle bicentenaire de pensée et de pratique arrive à son terme. Pendant ce cycle, on avait attribué à la politique une fonction de rédemption et promis aux peuples et aux classes un bonheur futur déterminé par leur insertion dans le cours de l’Histoire. Le fait de s’insérer dans le courant des événements et d’en chevaucher la vague, le fait de se synchroniser avec des processus déjà en acte et d’en suivre la mécanique rationnelle permettaient à la politique de profiter de l’énergie ascensionnelle du mouvement historique pour atteindre son but avec succès. Aujourd’hui même ce ressort a disparu, puisque le dispositif qui l’engendrait ne fonctionne plus.

      L’hybridation entre utopie et Histoire

      Pour comprendre comment tout cela a pu se produire, analysons rapidement la genèse de ce dispositif. Longtemps les utopies avaient laissé entrevoir le bonheur et la justice sous la forme de sociétés parfaites situées dans l’espace géographique, généralement dans des îles lointaines auxquelles on arrive par hasard. Ces utopies soulignaient cependant le fait que leur perfection était inatteignable et qu’elles n’étaient que des pierres de touche pour mesurer l’inadéquation de la situation historique effective comparée aux attentes des hommes. Le tournant qui conduit à hybrider l’’utopie et l’Histoire se réalise en quatre étapes successives à partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Je me borne à des allusions. La première a lieu quand Louis-Sébastien Mercier ouvre, en 1770, l’époque du roman « uchronique » avec la publication de L’An 2440. Dans cet ouvrage, la perfection n’est plus située dans l’espace, mais dans le temps, dans le futur. Les conséquences, pour le moment seulement sur le plan de l’imagination, sont énormes. En effet, si la perfection et le bonheur des sociétés sont situés dans l’avenir, alors nous pouvons entreprendre dès à présent une longue marche pour nous rapprocher de ces sociétés. Perfection et bonheur sont donc atteignables dans ce monde. Le progrès, avec sa charge utopique, s’insinue dans le temps et dans l’Histoire, l’innerve et leur donne une forme et un but atteignable : un second paradis terrestre, issu de la conscience humaine. L’arrivée de l’étape suivante est proclamée – avec une formulation apparemment innocente – quelques années auparavant par Rousseau dans l’Émile : le philosophe affirme que l’homme naît bon et que c’est la société qui le corrompt ; on renverse ainsi toutes les positions philosophiques et religieuses traditionnelles. Les implications de cette position trop bien connue sont décisives. Si la société est corrompue, la faute ne peut plus en être attribuée à la nature mauvaise de l’individu (freinée grâce à une autorité qui vient de Dieu, selon la thèse soutenue par saint Paul sous Néron), mais aux institutions elles-mêmes. La troisième étape est représentée par les conclusions que les jacobins tirent de cette théorie : ils montreront que, si l’on veut extirper la corruption des hommes, il faut éliminer avec la force l’injustice des États. Enfin, la dernière étape nous renvoie au nom de Marx (et pour certains aspects à celui de Lénine). Marx relie le projet politique d’émancipation d’origine jacobine au sens hégélien de l’histoire – dans lequel le développement se produit dialectiquement à travers des contradictions. De cette manière il présente une activité révolutionnaire comme une aide que l’on donne à la réalisation de quelque chose d’inéluctable. En tout cas, c’est maintenant la révolution politique qui réalise le dessein et la tendance de l’Histoire vers une société libérée des obstacles qui empêchent les hommes d’être heureux (exploitation, misère et violence). Le cours des événements explicite la reconnaissance d’une logique interne poussant les hommes, souvent sans qu’ils le sachent, vers un tel objectif. Mais – comme pour la libération des Juifs de l’esclavage égyptien – pour arriver à la Terre Promesse située dans le futur, il faudra d’abord traverser le désert et dépasser les épreuves imposées par une dure réalité. L’effort pour mêler l’utopie statique des îles et des cités parfaites traditionnelles avec la dynamique et les impuretés de l’Histoire effective donne lieu à la création d’une espèce de carte temporelle du futur. Elle contient la description non seulement des obstacles, des passages étroits et des effets pervers auxquels se heurtent tous les projets humains de changement, mais aussi l’indication des parcours, des passages et des antidotes possibles pour les dépasser ou les supporter. Auparavant l’Histoire était un contrepoids par rapport aux immenses abstractions de la pensée utopique et un frein pour l’impatience révolutionnaire ; l’utopie, était en revanche appelée à prêter secrètement à l’Histoire ses objectifs et son énergie mobilisatrice, accélérant ses rythmes trop lents sans cela. Il y a eu, ensuite, une tentative d’hybridation réciproque : l’utopie a accepté les raisons du réalisme et de la véritable Histoire et a mitigé ses promesses ; de cette manière elle est parvenue à se fondre avec l’Histoire. Et l’Histoire, de son côté, n’étant plus guidée par un dessein divin, s’est donné un sens et une rationalité intrinsèques ; elle s’est ainsi attribuée une inquiétude qui devait, même au prix de phases tragiques, la pousser de toute manière vers le progrès. Cet empiétement a produit une utopie freinée ou une Histoire dynamisée, un système de contrôle des interventions humaines sur la réalité qui ne veut pas renoncer à ses grands projets de transformation ni arrêter de prendre au sérieux les obstacles conjoncturels qui les bloquent ou les conditionnent pour des temps plus ou moins longs. C’est justement ce dispositif qui s’est brisé : la forme de rationalité incarnée qui semble ne plus fonctionner nous a ramené au problème d’une Histoire sans certitudes devant l’inattendu.

      Un passé léger et un futur faible

      Avec l’abandon de ce modèle d’Histoire « vertébrée », innervée d’utopie, on se retrouve aujourd’hui devant un manque du présent, une sorte de vide. Ce vide n’est pas seulement privatif et ne tend pas seulement à souligner le schisme dramatique entre nos expériences et nos attentes, mais il est aussi riche de chances 2 encore non exprimées. Le présent est dégarni puisque le poids du passé – qui comme un lest stabilisait nos sociétés traditionnelles – est devenu léger, tandis que l’élan vers le futur – qui avait animé et orienté les société modernes à partir du XVIII siècle – est devenu faible.

      Comme l’a remarqué Reinhardt Koselleck, l’espace de l’expérience se rétrécit et en même temps l’horizon des attentes baisse 3 . Ces expressions, décrivant les deux phénomènes caractéristiques de la modernité, peuvent à première vue sembler obscures. Mais elles signifient respectivement que, avec l’accélération des événements, l’expérience – à savoir le passé significatif – devient de plus en plus pauvre puisque le présent ne ressemble plus au passé et que la prévisibilité du futur diminue, parce que son image tend de moins en moins à avoir des traits du passé et du présent.

      Se projeter vers le futur, penser aux génération à venir devient donc une attitude de moins en moins commune. D’une part, le passé n’imprime plus sa marque comme jadis, il ne soutient pas suffisamment le choix des normes de l’action ; d’autre part nous ressentons le contrecoup de la fin de la période historiale. Auparavant – dans les sociétés traditionnelles sur base religieuse – l’individu projetait normalement son existence par-delà la mort, dans l’abîme d’un temps éternel. Ensuite, on a considéré plutôt le temps longs de la réalisation des projets collectifs de construction d’un monde meilleur. Maintenant, la forte baisse de l’horizon temporel représente l’élément le plus macroscopique et en même temps le moins analysé des attitudes sociales communes. Un des résultats est que la vision vers l’avant, vers le futur, qui avait pris le pas sur la vision vers le haut, tend à nouveau à se réduire et permet à l’autre de se remettre plus ou moins d’aplomb.

      Plus on connaît, plus on prévoit

      Ainsi, l’une des tendances caractéristique de la modernité depuis plus de deux siècles est renversée. En effet, le futur – qui ne va plus vers le pire, vers la venue de l’Antéchrist et vers la catastrophe apocalyptique finale – commence à apparaître comme un « réservoir de possibilités », une série d’horizons temporels ouverts et axés sur le présent, c’est à dire un « futur qui ne peut pas commencer ». L’horizon est, en effet, infranchissable par définition : il se déplace avec nous sur l’axe des présents qui se succèdent. En ce sens, nous « défuturons » le futur en cherchant à le rendre prévisible dans le présent. Nous restreignons ainsi le nombre excessif des possibilités par le biais de statistiques, des projections et des prévisions – et surtout à travers l’action programmée, qui transforme le « futur présent » dans notre horizon en « présent futur », celui qui se réalisera en fait à moment donné et qui révélera quelles les prévisions étaient adéquates et lesquelles ne l’étaient pas 4 .

      La pensée de Condorcet est à l’origine de ce modèle de rationalité prévisionnelle, qui opère en formulant des conjectures. Voulant soumettre les rapport sociaux et l’Histoire au « suave despotisme de la raison » 5 , il s’est, comme on sait, servi d’hypothèses tant sur le passé (surtout le passé lointain qui précède la naissance de l’écriture) que sur le futur, sur la « dixième époque » du développement de « l’esprit humain », celle ouverte par la Révolution française. Il s’est ainsi situé – pour le dire avec Keynes – entre « l’inévitable » et « l’inattendu ».

      En grand spécialiste du calcul des probabilités, il n’a pas seulement formulé l’hypothèse d’une ligne évolutive qui mène du passé au présent (sous le signe d’un progrès initialement « très lent » comme dans le cas de la naissance de l’agriculture » et ensuite de plus en plus accéléré), mais aussi, et surtout, il a élaboré des conjectures non chimériques sur l’avenir sous la forme de la proposition hypothétique « si… alors… », d’une Histoire au conditionnel. Il a évité ainsi aussi bien les tentations de la prophétie et du nécessitarisme, que l’idée d’une contingence absolue des événements. Pour atteindre cet objectif il a essayé de montrer comment l’espèce humaine est arrivée (et puisse encore avancer dans cette direction) à limiter le « domaine du hasard ».

      Calculant « les différents degrés de certitude que l’on peut espérer atteindre » 6 , Condorcet se situe à la rencontre de deux traditions de calcul des probabilités qu’on définira en termes modernes comme « objective » et « subjective » (ou bayesienne). Le premier type de probabilité pourrait être formulée – classiquement avec le langage de Laplace – comme « une fraction, dont le numérateur est le nombre de cas favorables, et dont le dénominateur est le nombre de cas possibles ». On estime donc la fréquence d’un événement sur la base des ses issues possibles connues. Un exemple très simple : si je lance un dé à six faces un nombre assez élevé de fois, la probabilité d’avoir le 3 est d’1/6. On dira alors que un lancer a lieu dans des conditions de « risque », en ceci que le nombre des résultats possibles (ou comme on a désormais l’habitude de dire, outputs) est connu. Si l’on considère en revanche une action quelconque dont les effets sont encore indéterminés et imprévus (une réaction chimique entre des substances dont la combinaison n’a jamais é té expérimentée, ou l’introduction d’un produit sur le marché), une telle action se réalise dans des conditions d’ « incertitude », puisque les outputs ne sont pas exactement établis et calculables. Pour plier le hasard à la volonté de l‘acteur, il faut opérer des calculs basés sur des critères de « probabilité subjective » à savoir sur l’estimation que les individus ou les groupes font des effets possibles de leurs actes. Il est évident que, pour réduire l’incertitude, on a besoin soit d’augmenter la quantité des informations, soit de l’assurance de pouvoir rectifier in itinere le cours des actions. C’est une règle qui avait déjà été formulée par Aristote quand il affirmait que « où il y a le plus d’intellect et de raison, il y a le moins de hasard et où il y a le plus de hasard il y a le moins d’intellect » 7 . Plus on connaît, plus on prévoit.

      Des marges d’incertitude amples et inéliminables

      Comment pouvons-nous aujourd’hui défuturer le futur, augmenter nos capacités de prévision, passer d’une culture de la nécessité à une culture de la conjecture rationnelle et de la complexité qui en dérive ? Le tourbillon actuel des événements, la multiplication des acteurs sociaux (presque sept milliards d’hommes répartis en plus que deux cents États), le développement impressionnant des techniques et des savoirs scientifiques, la volatilité des marchés financiers, la situation historique qui fait que les grandes civilisations de la terre ne se reconnaissent plus suffisamment dans leurs valeurs particulières, la bifurcation entre les processus centripètes de la globalisation et les processus centrifuges d’isolement, le strabisme entre intégration et fragmentation qui caractérisent notre présent historique, permettent-ils encore un pronostic rationnel d’ensemble crédible ?

      Il est évident que certaines prévisions au niveau local ou dans des domaines spécialisés restreints ont une fiabilité suffisante. Il est en revanche aussi clair que leur confluence, leur montage 8 dans un schéma global sont arbitraires et révèlent une incertitude qui se montre dans l’écart entre futur présent et présent futur. Cela arrive à plus forte raison pour un niveau intermédiaire entre le local et le global. Même sans disposer d’un très grand nombre d’informations et de scénarios – comme c’était le cas du président américain Kennedy pendant la crise des missiles à Cuba en 1962 9 – le risque et l’incertitude de l’action visant à un « futur du présent » laisse d’amples et inéliminables marges d’indécidabilité. À un niveau encore plus élevé (comme l’ont observé Max Weber, dès 1894, et Jean-Michel Rey récemment 10 ) il y a finalement des facteurs d’imprévisibilité liés à des aspects émotionnels incontrôlables, comme par exemple la panique. Depuis l’invention du papier-monnaie jusqu’aux tendances de la bourse, ces facteurs montrent que le vers de l’irrationalité peut se cacher même dans le fruit le plus pur de la rationalité économique moderne. Aucun individu ou organisation ne semble être aujourd’hui capable de donner des prévisions d’ensemble fiables à moyen terme (exception faite, peut-être, pour les prévisions démographiques jusqu’à 2030). Cela n’exclut pas, évidemment, que l’on doive viser à la reconstitution de conjectures partielles, dont le degré de probabilité serait examiné rationnellement et empiriquement. C’est même notre impératif le plus urgent, surtout parce que le temps pour remédier aux situations de crises qui s’annoncent semble de plus en plus compté.

      L’antidestin

      Permettez-moi de conclure par un exemple de défuturation qui montre l’utilité d’une raison conjecturale et qui explique les enjeux philosophiques liés à la réalisation d’un scénario possible.

      C’est un scénario auquel il faudra en tout cas se préparer puisqu’il préfigure un tournant radical de l’Histoire du genre humain. Je me réfère aux biotechnologies actuelles qui mettent en discussion des convictions, des habitudes et des idées qui existent depuis des millénaires et qu’on croyait être fondées dans le roc d’évidences indiscutables ou sur l’autorité de la révélation divine. Rien n’a jusqu’à présent semblé plus évident du fait qu’un individu vient au monde selon les méthodes de la reproduction sexuée naturelle, aussi anciennes que bien connues, et avec un corps et un esprit sujets aux maladies et aux difformités congénitales, un corps qui soufre, jouit et meurt avec tous ses organes. Les biotechnologies nous obligent à reformuler rapidement, même au niveau du sens commun, plusieurs des paramètres selon lesquels la vie quotidienne et la pensée philosophique se sont orientés depuis des générations. Avec leur diffusion, change aussi le réseau des relations de parenté (même par le biais des « technologies pauvres » telles que la fécondation médicalement assistée avec tiers donneur qui peut tripler, par exemple, la figure maternelle en mère biologique, mère porteuse et mère légale). Le rôle de la sexualité change puisqu’il est séparé de la reproduction – grâce aux préservatifs chimiques – et de la figure parentale – grâce au recours aux banques de sperme, au prélèvement d’ovocytes et à la greffe d’embryons dans l’utérus de mères porteuses. Le système des sentiments change avec le type, la variété et l’intensité des passions qui marquent les moments les plus important de l’existence humaine (la naissance, la mort, la paternité et la maternité). Avec l’introduction des prothèses, l’idée de corps comme organisme formé par la seule matière vivante disparaît ; les greffes mettent en crise l’idée du corps comme entité indissociable : les organes peuvent passer d’un corps à l’autre mettant en relation des existences et des histoires humaines différentes qui se rencontrent par-delà la mort. Parmi les conséquences macroscopiques de ces innovations on peut lister l’affaiblissement des liens naturels, de sang (aux liens « attributifs » se substituent les liens « électifs »), la possible disparition de plusieurs maladies héréditaires, la disparition des limites entre espèces pour ce qui concerne les organismes génétiquement modifiés. Même la configuration de l’imaginaire change puisqu’il est conditionné par les limites biologiques ou mentales d’antan ou par le désir complémentaire de les éluder. Ce qui semblait imposé par les rudes lois de la nécessité ou par l’impénétrable volonté de Dieu se transforme en occasion de choix, en « antidestin » (et donc, potentiellement, en surcroît de liberté). Les greffes d’organes et les interventions sur le génome, les prothèses inorganiques et le choix du sexe des enfant avant la naissance, les limites opposées au hasard naturel et la pratique récente de procréer des enfant sur commande (design babies destinés à être exempts de certaines maladies génétiques) ont altéré, de manière éminemment prospective, la conscience que chacun a de son propre corps et de son identité personnelle, sans omettre notre projection au-delà de la mort ou nos idées sur nos enfants et nos descendants.

      Hommes et femmes d’élevage

      En moins d’un siècle, un clair glissement a déterminé le passage de la dimension psychique à la dimension physique. On a, alors, abandonné les programmes cyclopéen qui visaient à fabriquer industriellement l’« homme nouveau » avec les outils standardisés de la discipline « métallique », de la terreur et de l’orthodoxie idéologique – typiques de certains régimes du 20e. On est passé à l’actuelle perspective post-human de connecter ces hommes à un corps capable de transgresser les limites de l’organique et de l’inorganique, du biologique et de l’artificiel, évitant non seulement le destin naturel des malformations, maladies ou insuffisances individuelles, mais aussi la conformation physique héritée.

      À tel corps – qui sera rapidement multigreffé et pourvu de plusieurs prothèses projetées pour augmenter les fonctions et le capacités – correspond souvent, en revanche, une conscience qui risque de subir passivement des rapports de domination qui, même s’ils sont soft, ne sont pas pour autant moins nivelant et oppressifs que les rapports traditionnels. La lutte pour la survie est dépassée, mais l’emploi politique des techniques et des médias met en question les traditions de l’humanisme européen et ses valeurs de dignité et liberté (même si jusqu’à présent elles furent réservées à une élite), et menace d’introduire des nouvelles formes d’assujettissement grégaire planifié. En d’autres termes, assouvissant les besoins primaires et secondaires – même s’ils sont légitimes – auxquels pendant des millénaires la majeur part de l’humanité n’avait pas eu un accès plein et garanti (nourriture, sexe, divertissement), il y a le risque de créer des hommes et des femmes d’élevage.

      Que faire ? Nous sommes tous des émigrants dans le temps : nous nous déplaçons d’un présent connu vers un futur commun et inconnu. Chaque instant a la fonction d’un pont et, en même temps, d’une rupture par rapport au suivant. Nous avons besoin de la mémoire du passé comme expérience et de l’attention au présent qui vise à défuturer l’avenir. Mais nous avons aussi besoin, inévitablement, de l’ouverture qui nous permet de penser le nouveau et le possible auxquels nous accédons à partir de la discontinuité de ce que nous étions et pensions : on a besoin d’une imagination précise.


      1.  En français dans le texte

      2. id.

      3.  Cf. R. Koselleck, Vergangene Zukunft, Suhrkamp, 1979 ; tr. fr. Le futur passé, Édition EHESS, 1995.

      4. Cf. N. Luhmann, “The Future Cannot Begin: Temporal Structures in Modern Societies’, dans Social Research, 43 (1976), et aussi dans The Differentiation of Society, Columbia University Press, 1982, p. 271-288.

      5. Condorcet, Œ uvres complètes, publiées par A. Condorcet O’Connor et M. F. Arago, 1847-1849, Firmin-Didot, vol. X, p. 75.

      6. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, in Œ uvres complètes, cit.

      7. Aristote, Éthique à Eudème, 207a.

      8. id.

      9. Cf. R. Kennedy, Thirteen Days: A Memoir of the Cuban Missile Crisis, W. W. Norton & Company, 1971.

      10. Cf. J.-M. Rey, Le temps du crédit, DDB, 2002 et M. Weber, Die Börse (1894).

      Bodei Remo
      Vitali-Rosati Marcello
      Wormser Gérard
      Wormser Gérard masculin
      Penser le futur
      Bodei Remo
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2011-10-14
      Philosophie
      Politique et société
      Europe
      Futur