Le présent dossier rassemble les travaux issus d’un colloque international qui s’est tenu à Rome les 5 et 6 mai 2022. Il s’agissait alors de proposer, à l’Université La Sapienza, une réflexion autour de l’auctorialité, telle que les supports et les pratiques de création comme de réception numériques la reconfigurent. Les contributions ici réunies permettent de saisir différentes facettes de cette question, très tôt soulevée par les travaux de recherche consacrés à la littérature numérique et régulièrement continuée.
En effet, entre permanence et remises en question structurelles, les formes de la création numérique invitent depuis longtemps à penser la question de l’auctorialité en lien avec le régime médiatique dans lequel elle s’inscrit. La figure de l’auteur à l’ère numérique se caractérise par une certaine souplesse : que l’on pense à l’idée d’un effacement de la distinction auteur/lecteur ou à l’émergence de nouveaux savoir-faire de l’ordre d’une lecture-écriture (Doueihi 2011), l’idée est courante d’une relative dissolution de l’auctorialité dans les espaces numériques. Pourtant, ce constat critique relève en partie du lieu commun et ne suffit pas à appréhender les mutations contemporaines de l’autorité littéraire à l’ère numérique : les nombreux travaux consacrés à la révolution numérique l’ont montré, il n’y a là ni disparitions en série ni changements de paradigmes radicaux, mais plutôt une série d’inflexions et d’ajustements apportés aux formes littéraires comme aux grandes notions qui permettent à la critique d’analyser les œuvres (Bon 2011). De la « mort de l’auteur », théorisée par Barthes et par Foucault, à l’émergence de collectifs virtuels et de pratiques collaboratives, ou à la ré-affirmation de formes d’auctorialité nativement numérique, c’est tout un paradigme critique qui est donné à penser afin de prendre en compte la spécificité des supports numériques et la façon dont les conditions de production comme de réception de la littérature se déplacent. Il n’est pas inutile, alors, de se souvenir que Foucault substituait à l’auteur disparu une « fonction auteur », définie avant tout par des coordonnées sociales et institutionnelles (Foucault [1954-1975] 2001). Que l’on puisse désormais questionner la part médiale et intermédiale de cette conception à la fois pratique et symbolique de l’autorité apparaît comme une conséquence logique de ce déplacement critique : c’est au contact des supports de création, et par ces supports, que les formes de l’autorité littéraire s’élaborent, se modifient ou se régulent.
En l’occurrence, les notions d’ethos (Couleau, Deseilligny, et Hellégouarc’h 2016) comme d’identité numérique (Chassay et Maftei 2024) ont fait l’objet de ressaisies critiques de façon à penser leur renouvellement, au double prisme des études littéraires et d’une pensée du numérique. C’est aussi la part narrative et intime des écritures à la première personne que l’ère numérique reconfigure : les formes d’écritures de soi, même minimales, portées par exemple par les réseaux sociaux, créent autant de phénomènes de micro-autorité que l’écriture numérique rend visibles – autant de « mythologies » individuelles s’y performent (Nachtergael 2015) dans un contexte néo-libéral où l’écriture devient à la fois outil d’affirmation de soi, ressource de subjectivation et enjeux de subversion. Ces usages numériques invitent à étendre les frontières de la littérature au profit d’une conception large de l’écriture et, partant, de l’auctorialité attachée à ces gestes de création (Gefen 2023). Malgré ces mouvements d’extension, force est de constater que la notion d’autorité résiste et tend à instituer les textes produits en objets littéraires – en témoigne, par exemple, la continuation d’une forge critique qui puisse en saisir les formes selon une approche véritablement poétique (Bonnet 2017). Si cette persistance tient bien sûr au regard critique qui la sous-tend, il n’en reste pas moins que le numérique reconduit et prolonge la notion d’auctorialité, en lien avec des tentatives de définition des œuvres en contexte numérique.
Sur le plan des pratiques d’écriture, l’ère numérique engage notamment une redéfinition des potentialités collectives – ou collaboratives – de l’écriture. Dès les premières expériences de génération informatique de texte, lorsque, par exemple, Théo Lutz produit son « Stochastische Text » en 1959, à partir d’un lexique emprunté à Kafka, le générateur de texte semble remettre en jeu l’activité – scriptrice autant que lectorale – de la composition et pluraliser les instances de la production textuelle. Comme le souligne Philippe Bootz, les travaux de Theo Lutz pointent très tôt les paradoxes de ce « robot-poète » (Bootz 2014) qui semble à même de défaire le régime habituel de l’auctorialité littéraire moderne. Pour autant, la dimension collaborative de ces expériences ne remet en cause ni l’intentionnalité du geste de création – quels que soient les outils qui la rendent possible – ni la dimension formelle et expérimentale qui situe ces productions dans une généalogie poétique identifiée. Près de soixante ans plus tard, les questions soulevées par les progrès de l’intelligence artificielle reconduisent, en fait, des questions similaires : à quelles conditions la machine parvient-elle à apparaître en auteur des textes qu’elle façonne, compose et agence ? Peut-on dire qu’elle les écrit ? Et quelles pratiques de réception oriente-t-elle en retour ? De récents événements médiatiques ont donné une résonance particulière à ces questions, lorsque la production textuelle d’une machine parvient à faire illusion (c’est le cas, par exemple, d’une nouvelle de science-fiction, Le Pays des souvenirs, récompensée par un prix littéraire en Chine, en 2023, à la suite d’une expérience menée par un professeur de l’Université Tsinghua de Beijing). Par conséquent, ces machines posent aussi la question, qui excède le seul champ littéraire, du régime de croyance qu’elles suscitent : jusqu’à quel point peut-on les croire, et peuvent-elles leurrer les destinataires des textes ou des images qu’elles produisent ? C’est alors au moins autant une question de signature qu’un enjeu de pouvoir, que la notion d’autorité invite à examiner, dans un monde où les pratiques numériques sont désormais autant de pratiques sociales, quotidiennes, tant individuelles que collectives (Gefen 2021). Il importe, ainsi, de dépasser la représentation réductrice de machines toutes-puissantes et d’envisager les pratiques littéraires comme autant de gestes d’appropriation, mais aussi de contestation, ou de détournement critique, des outils et des supports numériques, afin de porter le regard sur les gestes critiques qu’elles suscitent. En ce sens, les formes littéraires numériques s’inscrivent dans ce que René Audet et Corentin Lahouste nomment les « arts littéraires » (Audet 2023) : par ce terme, il s’agit de reconnaître par là l’extension des pratiques littéraires, en termes esthétiques, poétiques, mais aussi matériels. La littérature, ainsi, échappe à une définition trop restreinte et trop fermement liée à l’histoire des supports imprimés.
Un premier temps de ce dossier explore la tension entre singularité et pluralité à l’œuvre dans les formes de la création numérique. Dans le champ des écritures contemporaines, le travail pionnier de François Bon démontre non ce qui relèverait d’une labilité particulière de l’autorité en contexte numérique mais, au contraire, la potentialité critique, créatrice et éditoriale d’une écriture qui apprivoise autrement la temporalité des œuvres. C’est ce qu’interroge Dominique Viart qui, rappelant la dimension fondatrice du travail numérique de François Bon, interroge son rapport aux textes, entre hypertextualité, circumtextualité et pluralisation des formes d’écriture. Andrea Del Lungo s’attache à défaire les idées reçues concernant les formes de l’auctorialité numérique : loin de tout phénomène de dissolution, l’environnement numérique tendrait à renforcer les figures auctoriales. L’exemple des sites patrimoniaux d’auteurs, comme celui de la création contemporaine (à travers, notamment, les exemples de François Bon et d’un projet d’écriture collaborative, le « Projet Bowary »), en sont les deux principales directions. Attentive à la façon dont les écrivains ont apprivoisé la potentialité créative de l’hypertexte autant qu’à la représentation de cette multiplicité et aux connotations émancipatrices qu’elle suscite, Veronic Algeri commente la généalogie post-structuraliste de l’auctorialité littéraire et de ses représentations, en la mettant en regard du développement de la technologie de l’hypertexte puis de sa large diffusion. La forme de l’hypertexte atteste ainsi d’un phénomène de translation entre le champ de la communication et les formes littéraires, et permet de questionner, dans une perspective épistémologique, le développement de ces formes dynamiques. Dans une perspective diachronique également, Ariane Mayer montre que l’alliance du littéraire et de la technique a déjà, par le passé, pu cristalliser une posture d’indépendance éditoriale, à travers des gestes d’auto-édition. La ronéotypeuse et la photocopieuse constituent de fait des précédents – en particulier en ce qui concerne le cas du fanzine. Il s’agit alors de déjouer les formes traditionnelles de l’autorité littéraire – une posture que les technologies numériques poursuivent et prolongent.
Du point de vue des écrivains, le rapport à la machine s’inscrit dans une généalogie relativement longue (Krzywkowski 2017), sur le mode d’un écrire-avec, davantage, peut-être, qu’un écrire-contre. Les supports numériques, mais aussi, plus largement, les logiciels, plateformes, sites et autres prolongements technologiques de l’écriture constituent autant de renouvellements possibles des modes d’écriture. Pour autant, le dossier souligne en particulier les gestes critiques et subversifs que les auteurs et autrices proposent à partir de ces supports : s’il s’agit bien de les apprivoiser, d’en faire usage et de produire ainsi des formes, l’enjeu est aussi celui d’une libre maîtrise de ces outils (contre la domination économique et industrielle de la plupart des plateformes et acteurs numériques). Elisa Bricco s’entretient ainsi avec Benoît Vincent au sujet des conséquences, au fil des deux dernières décennies, de l’irruption massive des outils numériques dans les pratiques d’écriture. En l’occurrence, leur dialogue interroge les formes possibles de l’écriture collective et revient sur l’expérience du collectif d’écriture Général Instin. Servanne Monjour s’entretient, pour sa part, avec Anne Savelli : celle-ci a également intégré, au fil des ans, les outils technologiques à la création (sites Web, podcasts, Patreon…). Leurs échanges soulignent ainsi la façon dont le Web et les différentes plateformes qu’il accueille peuvent se faire espaces d’écriture jusqu’à interroger la nécessité de la maîtrise du code pour en faire des terrains de création, et envisagent les points de contact possibles entre ces outils et les livres imprimés. En manière de contrepoint, l’expérience conduite par Alexandre Gefen dans le présent dossier souligne autrement ces enjeux : adressant quelques questions à Chat-GPT 3, Alexandre Gefen invite à penser la façon dont les méthodes de l’analyse littéraire peuvent s’appliquer à de telles productions et ouvre une réflexion portant sur les notions d’originalité, de narrativité, voire de littérature.
La participation à des projets collectifs questionne sans doute davantage la notion d’auctorialité et les conditions de son partage que la seule question des supports accueillant ces objets : le numérique le rend visible, en prolongeant des pratiques anciennes, que l’époque littéraire contemporaine avait peut-être occultées. C’est aussi la maîtrise de ces outils qui constitue un enjeu singulier d’autorisation : le code et ses langages, la disponibilité de l’open source par exemple, constituent des terrains d’exploration créatrice pour les écrivains, qui adaptent également leurs pratiques aux rapides mutations de ces technologies. De telles questions sont également prises en charge, sur le plan thématique, par les récits contemporains qui figurent les pratiques numériques. Estelle Mouton-Rovira propose ainsi, à partir d’un corpus de textes imprimés, d’examiner quelques modalités de la représentation littéraire de l’écriture numérique : cette réflexivité fait apparaître les enjeux politiques du maniement de ces outils, associant à la question de l’autorité littéraire celle de l’émancipation apportée par son déchiffrement. Attentive à la façon dont écriture et lecture se recouvrent parfois à l’ère numérique, Marion Lata propose de remettre en perspective la figure du « wreader », qui désigne cette part active de la réception numérique, entendue comme une forme paradoxale de partage de l’autorité. Elle rappelle les ambivalences de la notion et examine quelques configurations narratives et numériques qui permettent de la mettre à l’épreuve. De fait, l’environnement numérique, loin de faire disparaître la notion d’autrice et d’auteur, la reconfigure profondément. Qu’il s’agisse d’en faire un simple outil de promotion ou un lieu de contact avec le public, ou bien d’y élaborer de nouvelles formes littéraires, une génération d’écrivains s’est saisie des outils informatiques et les a intégrés à ses pratiques. Nous avons donc souhaité interroger, alors que ces technologies ont cessé d’être « nouvelles », la manière dont se déclinent les questions d’ethos ou de posture (Meizoz 2007, ; Meizoz 2016) traditionnellement attachées à la figure de l’auteur, désormais au cœur d’un processus complexe d’éditorialisation (Souchier 1998, ; Vitali-Rosati 2020), puisque l’écriture est redéfinie à la fois par le support employé et par le savoir technique mis en œuvre (évoqué par exemple par François Bon à propos de son site Tiers Livre). Gaëlle Debeaux interroge ainsi la construction d’une posture et d’un ethos à travers différentes plateformes, et en lien avec la publication imprimée, à partir du travail de Fanny Chiarello. Ce faisant, l’autrice étend aux supports numériques son écriture tout en investissant de façon politique ces espaces et la visibilité qu’ils offrent. La dimension collective de ces pratiques créatives et la relative publicité de leurs supports invitent alors à en questionner la portée critique, voire politique : l’auteur numérique est aussi celui qui, par sa présence numérique, peut aller contre le fonctionnement attendu de ces espaces, ou en faire un lieu collaboratif qui interroge les modalités de la réception, les manières de lire en ligne, et modifie, à travers la relation auteurs/lecteurs, le rapport au texte comme le rapport au savoir. Marine Riguet aborde également la façon dont les supports numériques modifient la sociologie existante de la littérature au profit de la notion de collectif, dont elle interroge les manifestations à partir d’exemples empruntés à la « LittéraTube » (Bonnet, Fülöp, et Théval 2023). Évoquant ses propres productions, elle met en perspective les modes de création attachés à la plateforme YouTube en expliquant la façon dont l’imaginaire de la création se modifie à son contact.
C’est enfin la question de la conservation et de l’édition des textes que la création littéraire numérique invite à considérer. La notion d’auteur se trouve alors remise en jeu par les relectures qui en sont faites et par les processus d’édition numérique qui rendent accessibles les textes anciens. Mathilde Verstraete présente, dans cette perspective, le projet d’édition numérique collaborative de l’Anthologie grecque par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. La stratification des figures auctoriales constitue ici un objet d’étude particulièrement pertinent. Cette perspective philologique permet aussi d’envisager le devenir des œuvres numériques : la contribution d’Erika Fülöp, attentive à l’inscription temporelle de la « fonction auteur » associée à des œuvres parfois éphémènes, examine les conditions auxquelles les textes numériques peuvent être archivés, conservés, transmis et, a fortiori, réinterprétés. La question de la permanence des supports, des contenus, comme de leurs cadres matériels, techniques et institutionnels se trouve alors au cœur de cette philologie numérique pour le futur.
Les pistes de réflexion ici rassemblées abordent donc tant la question des écritures numériques dans leur dialogue avec les supports qui les font naître que les postures auctoriales qui les accompagnent, dans une perspective plus nettement sociologique. La prise en compte de processus d’édition et d’écriture spécifiques prolonge les travaux de recherche qui ont permis l’étude des œuvres numériques ou, plus largement, de l’écriture littéraire en contexte numérique. Ce dossier, généreusement accueilli par la revue Sens public, s’inscrit dans le sillage de ces travaux et, par l’ampleur des questions et des corpus abordés, invite à la discussion et au prolongement de ces questions.