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Existe-il une structure de servitude volontaire dans les technologies de l’information et de la communication ?

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Texte

Les technologies d’information et de communication (TIC) ont transformé les sociétés d’une façon rapide et à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, elles sont utilisées par les politiques pour leurs campagnes électorales ; elles diffusent les savoirs pour tous ; elles offrent à l’économie un espace d’expression considérable, et à notre vie personnelle, les moyens de se relier à celles des autres grâce aux réseaux sociaux virtuels.

Il n’est pas étonnant que les TIC, pour beaucoup, puissent apparaître libératrices. Néanmoins, certains s’en inquiètent. Les TIC ne constitueraient-elles pas une menace pour la démocratie en imposant une structure matérielle d’information et de communication qui permet le contrôle, la surveillance et la régulation des comportements des individus, jusqu’à dévoiler une forme de servitude volontaire ?

Sans développer une analyse évaluative et comparative des arguments en présences, nous voudrions examiner, spécifiquement, la référence à la servitude volontaire lorsqu’elle sert à dénoncer une illusion d’accroissement de la liberté des individus. Employée par La Boétie, au 16e siècle, pour décrire une situation politique tyrannique et consentie par les individus, cette référence est-elle justifiée lorsqu’elle sert à décrire un certain usage des outils numériques dans nos sociétés occidentales contemporaines ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous décrirons, dans un premier temps, quelques critiques selon lesquelles les TIC rendraient complices nos contemporains à une forme d’assujettissement. Dans un deuxième temps, nous avons choisi de nous appuyer sur la structure même de la servitude volontaire décrite par La Boétie pour déterminer si elle se retrouve dans nos sociétés numériques. Enfin, s’il sera permis de reconnaître effectivement quelques similitudes, nous en soulignerons quelques limites ; puis, nous montrerons que les craintes suscitées par les TIC font l’impasse sur une pensée de la nature technicienne de l’homme.

I. Les technologies numériques dans l’ère du soupçon

En 1955 paraissait un ouvrage rédigé par René Duchet, Docteur ès lettres et membre de l’Institut international pour l’étude des problèmes humains du travail, sur la dépersonnalisation de l’homme (Duchet 1965, 212‑13). L’ouvrage montrait que les progrès des sociétés techniciennes avaient conduit l’individu à ne plus savoir être avec lui-même, perdant le contact avec sa réalité intime et profonde. La possibilité de voyager dans le monde tout entier, réduisant les distances entre les nations et les cultures (« le lointain sembla aussi près que ce qui est proche » (Duchet 1965, 212)), la possibilité de pénétrer les secrets les plus intimes de l’être humain au profit de logiques marchandes (progrès des sciences psychologiques et des neurosciences), auraient rendu plus difficile le face-à-face avec soi-même : « C’est le problème de la sauvegarde de la personne, écrit René Duchet, de son intégrité, c’est le problème même de la liberté de l’esprit qui, non plus seulement sur le plan de la spéculation philosophique, mais sur le plan du réel, se pose dans l’immédiat à l’homme d’aujourd’hui » (Duchet 1965, 212).

La même année, André Siegfreid publiait un ouvrage sur les aspects du vingtième siècle et semblait aller dans le même sens que Duchet : « L’Âge de la vitesse, l’Âge des communications rapides, voilà peut-être la caractéristique la plus distinctive de notre siècle : il n’y a plus de distances », mais « (…) jamais les frontières n’ont été plus hermétiques » (Siegfried 1965, 207). Un tel propos met en lumière le paradoxe de la réduction des distances et de la multiplication des barrières au sein de nos sociétés techniciennes.

Presque soixante ans après ces deux ouvrages ouvrages, la manière dont l’homme se personnalise ou se dépersonnalise est de nouveau sujet au questionnement par les TIC. Technologies fondées sur la sociabilité, elles ont révolutionné notre manière de communiquer, de penser et d’interagir avec autrui. Elles ont ouvert de nouvelles possibilités, mais aussi, elles ont ouvert un nouveau questionnement par les risques qu’elles impliquent.

Internet est l’une de ces technologies d’information et de communication qui suscite aujourd’hui une interrogation considérable quant aux opportunités qu’elle offre et les dangers qu’elle fait peser, comme l’illustre actuellement son usage à des fins terroristes. Mais Internet, c’est aussi les réseaux sociaux considérés comme un moyen de communication permettant des liens dits d’« amitiés » sans frontière apparente, à l’image de Facebook, ou encore un espace pour la liberté d’expression.

La page de connexion de Facebook, par exemple, est significative lorsqu’elle montre une carte du monde sur laquelle des pictogrammes, représentant des individus, sont reliés par des pointillés et accompagnés de la phrase, « Facebook vous permet de rester en contact avec les personnes qui comptent dans votre vie ». Il est alors manifeste que, s’affranchissant de la barrière des distances géographiques, cet outil numérique propose une forme d’ouverture sur le monde par laquelle se multiplient les contacts et les relations, et offre de nouvelles possibilités en termes de publicité et/ou d’exposition de soi, comme d’autres outils numériques permettent le développement d’une économie collaborative (Rifkin 2014, cité par @ferry_revolution_2016, p. 149) dans l’intérêt des particuliers (par exemple, les applications du Web permettant aux particuliers de se connecter entre eux pour des services : Uber, Airbnb, BlaBlaCar… (Ferry 2016, 143)).

Mais Internet, c’est aussi un instrument servant différentes formes de pouvoir, comme le pouvoir de prendre publiquement la parole (par exemple, Twitter, les blogs…) (Cardon et Smyrnelis 2012) , ou encore les prises de pouvoir, à l’image des attaques cyber-terroristes (l’attaque informatique contre TV5 Monde, le 15 avril 2015), mais aussi à l’image de la surveillance et le contrôle d’une population par les technologies d’information et de communication afin de prévenir des menaces ou de servir des intérêts nationaux. En d’autres termes, les TIC offrent une multitude de possibilité et de dangers ; et ces derniers ne sont pas toujours là où on les attend, comme nous allons le montrer avec l’exemple des réseaux sociaux.

Les réseaux sociaux facilitent le partage des expériences, même privées, avec ses amis ou avec ceux qui ont accepté de suivre l’utilisateur d’un réseau social en ligne (Gozlan 2013, 122). Ce type d’outil numérique n’est pas qu’un moyen de connexion et de mise en relation avec autrui. Il permettrait aussi une forme de construction de l’identité sociale dont la valeur se mesurerait à sa viralité1, c’est-à-dire, à la fréquentation et à la densité des relations entre les membres du réseau virtuel. Tout en s’exposant à autrui, l’utilisateur éprouverait le sentiment de contrôler l’image qu’il donne de lui-même, faisant du réseau social virtuel « un espace pseudo-privé, un outil pour se faire reconnaître » (Choi 2013, 108).

Par ailleurs, il existe des arguments qui, sans nier l’appétit de liberté, se révèlent plutôt critiques quant à son effectivité. Pour D. H. Lee, par exemple, cette liberté serait même un leurre puisque les difficultés sociales rencontrées par certaines personnes dans le réel ne disparaissent pas dans le virtuel. Ainsi, une personne introvertie le resterait sur les réseaux sociaux, comme une personne extravertie le resterait aussi (Choi 2013, 109). En d’autres termes, ces technologies de communications ne changeraient rien aux problèmes de sociabilité que connaissent certaines personnes.

Dans le même esprit, Laurence Corroy et Pascal Lardellier soulignent certains dangers. Laurence Corroy montre que les réseaux virtuels impliquent une gestion délicate d’une e-réputation dans laquelle chaque individu se trouve être à la fois consommateur et producteur de son image, sans pouvoir maîtriser l’ensemble des traces intemporelles qu’il laisse sur les réseaux. L’auteure met encore l’accent sur la construction d’une identité virtuelle qui ne tient compte que de ce qui contribue à apporter une bonne réputation sociale et qui, donc, néglige la singularité et l’authenticité de la personnalité de l’utilisateur (Corroy 2013).

Quant à Pascal Lardellier, il attire l’attention sur le danger d’une forme d’addiction aux relations virtuelles, jusqu’au risque d’anomie sociale : « Le succès des TIC auprès des jeunes est aussi à chercher dans leur caractère intrinsèquement mirifique. On y revient : ubiquité, dissolution du carcan spatio-temporel, corps soudain flexible et évanescent, personnalité multiple » (Lardellier 2008, cité par @corroy_comportement_2013). La liste pourrait être longue pour rendre compte des nombreuses inquiétudes suscitées par les TIC quand elles concernent, principalement, les réseaux sociaux virtuels, à l’image du phénomène de radicalisation soulevé par les récents évènements de terrorisme.

Toutefois, les principaux arguments peuvent s’articuler autour de l’idée selon laquelle les TIC produiraient une illusion de liberté. Cette idée est centrale dans les propos de Serge Proulx et Mary Jane Kwok Choon lorsqu’ils pointent du doigt le contrôle social des individus (Proulx et Choon 2013). Selon ces auteurs, il s’agirait d’une société de contrôle en ce que les TIC traversent et pénètrent tous les tissus de notre quotidien. À cette ubiquité, s’ajoute une stratégie marketing qui associe société de communication et société de consommation, voire aussi société de communication et stratégie de recrutement pour le terrorisme. Par ces caractéristiques, il est justifié, selon Serge Proulx et Mary Jane Kwok Choon, de parler de servitude volontaire, au service des besoins du capitalisme informationnel et numérique, ou au service d’une idéologie terroriste.

Par exemple, l’utilisateur des TIC laisse des traces sur la toile du web qui permettent un ciblage publicitaire au service d’une économie fondée sur des bases de données gigantesques. Derrière la libéralisation par les TIC se trouverait donc, à lire Serge Proulx et Mary Jane Kwok Choon, une forme d’instrumentalisation des individus au moyen d’une logique de surveillance et d’assujettissement. Pour argumenter leur thèse, les auteurs donnent deux exemples relatifs à Facebook. Le premier est celui de l’application appelait « NewsFeed » (« Fil d’actualités »). Son but est de surveiller les mises à jour du profil de chaque utilisateur du réseau social virtuel afin de les diffuser à ses contacts. Ainsi, lorsqu’il publie une nouvelle donnée sur son compte-profil en ligne, celle-ci en est extraite automatiquement pour être transférée vers l’espace de contrôle NewsFeed, qui la diffusera ensuite à tous ses contacts. Ces derniers pourront ainsi réagir, au moyen d’un commentaire, en cliquant sur « J’aime » (ou « Like »), ou encore sur « Partager » (Cardon 2013), faisant même office d’outil de mesure des subjectivités (Cardon 2013, 180‑81). Ces réactions en susciteront d’autres, créant une forme de dialogue intemporel, puisque même en l’absence de connexion des utilisateurs, chacun peut réagir aux propos des autres. Mais pour Serge Proulx et Mary Jane Kwok Choon, cettedite « sociabilité » ne supprime pas le problème posé par le recours à une surveillance institutionnelle de données qui appartiennent, le plus souvent, à la sphère privée des utilisateurs du réseau social virtuel.

Cela interroge d’autant plus les auteurs qu’une autre application, appelée « Beacon », recueille les données issues de transactions sur le réseau, ou sur des sites partenaires, pour les utiliser à des fins commerciales. De cette façon, il est possible de cibler la publicité pour qu’elle corresponde plus efficacement au comportement de l’acheteur potentiel qu’est l’utilisateur des TIC, et afin de déclencher de nouvelles réactions individuelles. C’est dire que ces technologies permettraient de réguler les comportements des individus, et en dépit de leur mise à nu, le plus grand nombre l’accepterait en connaissance de cause (Lessig 2006), brouillant ainsi la frontière entre le privé et le public. De tels propos pourraient confirmer l’hypothèse d’une servitude volontaire dans le monde du numérique, comme l’expriment Marc Dugain et Christophe Labbé dans L’homme nu : ces technologies nous dirigent « vers un état de docilité, de servitude volontaire, de transparence, dont le résultat final est la disparition de la vie privée et un renoncement irréversible à notre liberté » (Dugain et Labbé 2016, 5). Mais si servitude il y a, elle pose une double question : « Cette référence à la servitude volontaire est-elle pertinente ? », et, « Comment autant d’individus peuvent accepter de se soumettre à un pouvoir qui les instrumentalise ? »

II. La servitude volontaire dans les TIC

Les commentaires détaillés dans la partie précédente exposent une vision négative des TIC et effleurent le discours technophobe. Pour cette raison et parce que la référence à la servitude est de celles qui se prennent au sérieux, une analyse de ses raisons d’être est nécessaire. C’est à cet objectif que nous consacrerons notre deuxième partie, en s’appuyant sur la version originelle de la servitude volontaire.

Cette notion est exprimée pour la première fois dans l’œuvre de La Boétie, intitulée Discours de la servitude volontaire (Boétie (de la) 1993) (1576). Cette œuvre est entourée d’un épais mystère quant à ses circonstances d’écriture et sur les personnes qui y sont décrites comme des tyrans. Œuvre de jeunesse, puisqu’on pense qu’elle fut écrite alors que La Boétie n’avait que 16 ou 18 ans, elle rend compte de l’indignation de son auteur face à une obéissance consentie au pouvoir despotique. Mais La Boétie ne cherche pas à expliquer comment un pouvoir peut opprimer les individus. Il explique comment les individus peuvent être à l’origine du pouvoir qui les opprime.

La force de son texte tient dans la pensée du consentement d’un peuple à un pouvoir qui le tyrannise. En appréhendant ainsi la complexité du rapport entre l’oppresseur et les opprimés, La Boétie montre que le pouvoir ne crée pas l’obéissance, mais que c’est l’obéissance qui crée le pouvoir. En d’autres termes, si des milliers de personnes acceptent en même temps de se soumettre à un pouvoir despotique, c’est parce qu’elles sont actrices et responsables de leur oppression. En effet, un citoyen ne peut pas seul dominer tous les autres, il n’est pas assez puissant pour cela, ni assez bon pour être admiré. Mais en permettant à chacun d’être le dominant d’un autre, chacun s’investit finalement dans l’accomplissement de sa propre servitude :

(…) Qu’on mette d’un côté cinquante mille hommes en armes, d’un autre autant, qu’on les range en bataille, qu’ils en viennent en main, les uns libres combattant pour leur liberté, les autres pour la leur ôter : auxquels croyez-vous que reviendra la victoire ? De ceux qui sont allés au combat pour le maintien de leur liberté, ou de ceux qui espèrent comme récompense le salaire des coups qu’ils donnent ou qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? (Boétie (de la) 1993, 82)

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Les premiers opprimés n’avaient-ils pas remarqué la perte de leur liberté ? En réalité, La Boétie explique que ceux-là ont été contraints, souvent par la force. Mais il met l’accent surtout sur le fait que les générations nées ensuite font de ce monde d’oppression la règle. Ce faisant, ils n’ont pas conscience de leur domination, ou s’ils en ont conscience, ils en ont pris l’habitude : « (…) Ceux qui viennent après servent sans regret, et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte » (Boétie (de la) 1993, 96), écrit La Boétie. Il décrit alors cette habitude comme une dénaturation de l’homme, en ce que ce dernier est né pour être libre, nullement pour être asservi. En opposant ainsi l’inné et l’acquis, La Boétie montre pourquoi les opprimés ne cherchent pas à quitter leur état de servitude volontaire. Ils se sont dénaturés : « Quel malheureux vice a donc pu tellement dénaturer l’homme, seul vraiment né pour vivre libre, jusqu’à lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir même de le reprendre ? » (Boétie (de la) 1993, 93)

Aujourd’hui, de nouvelles formes de servitude volontaire sont apparues, bien différentes de celles décrites par La Boétie. C’est typiquement le cas avec le numérique. Au-delà des discours enthousiasmants qu’ils provoquent à chaque nouvel objet numérique inventé, les TIC questionnent notre liberté et nos moyens de la préserver. En effet, nous nous interrogeons sur le rapport complexe entre la société du numérique, appelée souvent Big brother, et ses utilisateurs disposés à laisser échapper une énorme quantité d’informations privées (les big datas). Nous nous inquiétons en effet que la société du numérique puisse nous géolocaliser en permanence, mémoriser nos achats sur internet pour nous proposer d’autres produits en rapport avec les précédents, enregistrer nos emails dans des compagnies privées (cloud), offrir un espace d’expression à des messages haineux. Mais nous utilisons volontairement les outils numériques au quotidien, jusqu’à faire usage de données sensibles comme des données médicales, notre numéro de carte bleu, notre numéro de sécurité sociale, des données professionnelles et beaucoup d’autres encore, nous rendant ainsi vulnérables à des attaques de hackers.

Mais si personne n’oblige à faire usage des outils numériques, leur ubiquité rend leur usage pratiquement incontournable, usage réduit bien souvent aux outils proposés par quelques-uns seulement, notamment ce que l’on a coutume d’appeler les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple)2. Au-delà des services qu’ils proposent aux utilisateurs, la finalité des GAFA consiste à « les influencer, de décider de leurs choix, de prédire leurs préférences ou leurs actions. En un mot de les asservir » pour faire de l’argent, explique Solange Ghernaouti, professeure à l’Université de Lausanne (Suisse), et membre de l’Académie suisse des sciences techniques (Ghernouati 2016, 92). Il n’est pas étonnant alors que le monde du numérique questionne. Le vivant humain est-il capturé, sans beaucoup de résistance, par le monde du numérique ? Et quelle est la nature du lien entre cette servitude numérique et la dépersonnalisation de l’utilisateur des TIC ?

Ce lien peut se caractériser d’abord par l’absence de violence. En effet, les TIC s’intègrent dans notre environnement nullement par la force, mais par le divertissement, le loisir, les pratiques, et, toujours, par l’habitude. Par exemple, les objets connectés s’intègrent parfaitement parce qu’ils proposent des services qui répondent à des besoins quotidiens (les applications pour consulter en direct le trafic routier ou ferroviaire, permettant d’anticiper des situations compliquées et d’imaginer une alternative). Non seulement ils proposent des services, mais ceux-ci ont cet avantage d’être appropriés à la nature mobile de l’homme en se matérialisant dans un outil-total, à l’image du smartphone, de la tablette, ou de l’ordinateur portable.

Par exemple, le téléphone portable (Smartphone) ne permet pas seulement de téléphoner. Il permet aussi de faire des photos, d’écouter de la musique, de faire des vidéos, d’écrire et de recevoir des mails, de naviguer sur internet, d’indiquer les lieux physiques fréquentés (géolocalisation, billet de train numérique…), d’acheter en ligne sur le web, de jouer à des jeux vidéo, de tenir un agenda, de recueillir des données sur sa santé (« tracker d’activité »), d’être connecté avec des amis, de consulter ses comptes en banque, et tellement d’autres encore. Cet objet est le prolongement de nous-mêmes, ou plutôt il est ce que nous sommes en ce qu’il contient d’infinies données de qui nous sommes et nous suit partout où nous allons. Forcément, ce lien ne peut pas être neutre et s’il s’instaure sans violence, il n’en est pas moins une forme de dépendance qui trouve dans l’économie de quoi l’entretenir.

En effet, une entreprise est pratiquement contrainte de se soumettre aux TIC pour prospérer, et une grande partie des nouveaux entrepreneurs ne semblent pouvoir investir que par et dans le numérique, à l’image de BlaBlaCar, d’UberPop, de Airbnb. Pour les premiers, les TIC offrent une nouvelle visibilité commerciale, et permettent de survivre face à la concurrence, notamment en utilisant un site internet pour faire leur propre publicité, présenter leurs offres commerciales, ou encore apporter de nouveaux services, comme les services en ligne ; pour les autres, c’est une nouvelle économie qui s’ouvre et que le philosophe Luc Ferry appelle « l’uberisation du monde » (Ferry 2016), c’est-à-dire, faire de l’argent avec du gratuit. C’est le fait nouveau des TIC. Ces derniers ont permis le développement de ce qu’on appelle l’économie collaborative. Celle-ci consiste à offrir des plateformes numériques pour que des particuliers puissent se connecter entre eux afin qu’ils se rendent des services mutuels. C’est l’exemple du site BlaBlaCar qui facilite le covoiturage afin de voyager moins cher. Toutefois, si l’utilisateur peut ainsi voyager à moindre frais par rapport à d’autres moyens de transport, comme le train, par son inscription et son usage du service, il livre une très grande quantité d’informations sur son mode de vie qui est ensuite vendue à d’autres entreprises. C’est le point le plus essentiel sans doute de la servitude au sein du numérique : l’utilisateur se figure être plus libre, parce qu’il est à la manœuvre de ses actions au moyen des TIC, comme l’actualisation de sa page Facebook (c’est lui qui décide ce qu’il veut publier), ou en choisissant personnellement de dépenser moins pour voyager en usant du covoiturage. Mais il ne songe pas aux causes par lesquelles il est amené à vouloir faire usage de tous ces objets et outils numériques, ni de ces frontières de plus en plus poreuses entre la sphère privée et la sphère publique, et entre ce qui est marchandable et ce qui ne l’est pas, entre la chose et la personne. Persuadé que tout ce qui arrive, arrive parce qu’il l’a voulu, il finit même par se persuader qu’il contrôle la situation. L’homme asservi n’est pas seulement contraint, il consent à sa contrainte. Là se trouve sa dépersonnalisation.

C’est donc pour en comprendre les ressorts que la référence au Discours de la servitude volontaire de La Boétie se révèle pertinente. Loin de servir à énoncer une critique contre le numérique, elle permet de mettre en évidence et d’appréhender la structure de la servitude dans le domaine des TIC. Elle permet ainsi de montrer comment notre usage des outils numériques s’articule autour de trois éléments structuraux que sont l’asservissement des uns par les autres, l’habitude et le divertissement, ce que nous allons maintenant détailler.

L’asservissement des uns par les autres est, selon La Boétie, le ressort même de la domination. Il explique qu’un homme ne peut pas asservir seul des milliers d’individus : « Celui qui vous maîtrise tant, écrit-il, n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire » (Ferry 2016, 87). C’est pourquoi il a besoin d’un petit groupe, selon les termes de La Boétie, de « quatre ou cinq [hommes] qui tiennent le tyran ; quatre ou cinq qui lui tiennent tout le pays en servage (…) » (Ferry 2016, 117). Cela signifie que la contrainte exercée sur les individus ne vient pas de l’extérieur, mais de quelques-uns qui se groupent autour du tyran pour tirer profit des actions accomplies en son nom. C’est pourquoi La Boétie écrit que « le tyran asservit les uns par le moyen des autres » (Ferry 2016, 119).

Bien sûr, avec les TIC, le tyran ne se reconnaît plus sous la forme d’un Prince, comme au siècle de La Boétie, ce qui explique que la domination dans le numérique est moins claire, même si elle est réelle, et même si nous pouvons identifier quatre grandes entités réunies sous l’appellation GAFA, voire GAFAM si l’on tient compte aussi de Microsoft. En effet, il n’y a pas moins de dislocation du tissu social, comme l’illustre Sylvain Lavelle avec l’exemple des puces RFID (Radio Frequency Identification). Dans un article intitulé « Politiques des artefacts. Ce que les choses font et ne font pas », il explique comment les RFID, sous la forme d’une puce de la taille d’un grain de riz, peuvent être insérées dans tout type de produit, voire dans un corps vivant. Ainsi, ces puces permettent d’emmagasiner des d’informations, notamment lorsque son emploi consiste à tracer des individus afin de se renseigner et de décortiquer leurs habitudes de vie : « Ce genre de possibilités, écrit Sylvain Lavelle, est une aubaine pour les sociétés d’information commerciale, pour la police (…), pour la justice civile ou pénale » (Lavelle 2009, 50).

Si un discours sécuritaire peut défendre l’idée que l’on puisse surveiller un individu, comme dans les affaires de terrorisme, le procédé qui consisterait à surveiller par l’implantation d’une puce dans l’organisme d’autrui, pose une question morale qui ne trouvera pas de réponse simple. De même, l’utilisation des RFID à des fins commerciales peut apparaître difficile à défendre quand elle soumet l’acheteur d’un produit à un profilage de son comportement à son insu. Ces outils numériques convergent-il vers une surveillance massive et généralisée des individus par une minorité, comme l’illustre différemment l’affaire qui a impliqué la NSA (National Security Agency) ? On sait que les modalités de cette surveillance, afin d’éviter les dérives, sont loin d’être évidentes. En effet, il paraît impossible d’imposer à l’échelle mondiale une forme commune de réglementation de l’usage de ses outils numériques. Ainsi, si à l’échelle internationale le politique est encore trop timoré pour défendre les citoyens-usagers des TIC, tout semblerait reposer sur des stratégies personnelles pour protéger ses propres données. Mais non seulement le citoyen-usager semble manquer de réactivité (servitude volontaire) par rapport à sa domination, mais l’initiative personnelle n’est peut-être pas à la portée de tout le monde si, pour se protéger, il faut posséder quelques compétences techniques indispensables. Contre l’habitude d’être profilé, prendre l’habitude de disparaître des écrans radars n’est pas chose aisée.

Mais c’est aussi parce que l’usage des objets numériques est quotidien. Qu’il s’agisse de l’utilisation d’internet pour regarder la télévision, téléphoner, naviguer sur le web, prendre un rendez-vous chez un médecin traitant, ou encore l’usage d’outils numériques pour travailler, comme livrer un colis en scannant un code barre, ou l’informatisation des dossiers médicaux pour les professionnels de santé, notre environnement personnel et professionnel est massivement organisé avec les TIC.

Ces habitudes ne sont pas sans rappeler le Discours de la servitude volontaire dans lequel La Boétie écrit que la nature de l’homme « […] est telle que naturellement, il tient le pli que la nourriture lui donne » (Boétie (de la) 1993, 102). Nous sommes habitués à faire usage de tous ces outils numériques, au point qu’il est pratiquement devenu impossible de s’en passer. Cela peut se comprendre si l’on tient l’habitude comme une puissance facilitatrice de l’agir humain. Mais l’habitude peut être aussi une entrave à notre liberté. L’individu qui agit de façon mécanique ne se rend plus compte de ce qu’il fait, voire ne se rend plus compte de son environnement. Par exemple, les technologies numériques sont devenues tellement habituelles qu’on ne fait plus attention aux profonds changements dont elles ont été les causes : être joignable à tout moment par smartphone et, paradoxalement, être indisponible parce que tout le temps joignable.

Or, de façon générale, ses habitudes acquises dans le numérique conduisent au morcellement de l’utilisateur dans l’intérêt de l’économie numérique. En effet, ses habitudes permettent de le relier à des entreprises qui en font commerce, comme s’il était pris dans un filet d’interactions (Piotet 2012). On analyse ses préférences d’achats sur internet et ses navigations sur le web afin de le tenter à acheter autre chose, ou bien, pour revendre les informations collectées sur lui et qui serviront les objectifs commerciaux d’autres entreprises. Bref, ses habitudes le rendent vulnérable, ou disponible aux appels publicitaires du marché du numérique. Loin de court-circuiter l’économie libérale, comme l’utilisateur pourrait le croire en usant des applications qui le relient à d’autres particuliers, il alimente une forme d’ultralibéralisme économique dont l’objectif est de « faire le plus vite et le plus possible d’argent » (Ferry 2016, 167) pour quelques-uns. C’est ainsi que fonctionnent, par exemple, Google et Facebook, qui, s’ils sont en apparence des applications gratuites pour l’utilisateur, ne manquent de vendre très cher à d’autres entreprises une infinité d’informations sur l’utilisateur (« big data »).

La notion d’habitude permet encore de souligner certains phénomènes de comportements addictifs aux objets numériques. Certaines études montrent en effet une forme d’addiction quand, par exemple, se connecter et partager sa vie personnelle sur un réseau social sont vécus comme des obligations, jusqu’à prendre le pas sur l’ensemble de la vie réelle, dont les relations réelles avec autrui (Andreassen et al. 2012). L’utilisateur peut ainsi consacrer beaucoup de temps à mettre en scène virtuellement sa vie, que ce soit pour actualiser une page personnelle (Facebook), ou une page professionnelle (LinkedIn). Une contradiction apparaît alors, entre le temps passé à vivre et l’autre passé à mettre en ligne le premier. Or, l’équilibre paraît difficile entre les deux, car l’utilisateur ne se rend plus compte qu’il passe plus de temps à virtualiser sa vie plutôt que de la vivre en réel, l’emprisonnant dans le tout numérique (les comportements extrêmes sont d’ailleurs qualifiés de « no-life », à l’image de certains joueurs vidéo en ligne) (Granjon 2011 ; Guiche et Lecourt 2013).

Cela s’illustre clairement quand l’expérience d’un évènement privé, tel la découverte d’un beau paysage, la visite d’un monument historique, ne prend de la valeur que par le nombre de commentaires qu’elle suscite après sa publication sur un réseau social, au moyen d’une photographie appelée « selfie » (se prendre soi-même en photo avec la paysage en arrière-plan). L’événement cesse d’appartenir à la sphère privée pour appartenir à celle de la sphère publique, conduisant à ce que l’intérêt d’une expérience pour soi ne tient plus qu’à l’instant où elle révèle, par ses commentaires, un intérêt pour les autres.

Toutefois, cet investissement narcissique du selfie peut s’expliquer. Partager ses propres ressentis du quotidien peut être source de plaisir, voire divertir, puisque les commentaires des contacts sont presque toujours élogieux. Pour cause : l’utilisateur des réseaux sociaux choisit de projeter des parts de lui-même, le plus souvent, qui le valorisent (Potier 2013). Cet aspect narcissique et hédoniste, associé à une plate-forme récréative par les nombreuses distractions proposées (tels les jeux en ligne), fait des TIC un espace de divertissement à grande échelle.

Le divertissement est d’ailleurs le troisième élément dans la structure de la servitude volontaire décrite par La Boétie. Il est ce par quoi le tyran abêtit ses sujets afin de les réduire sous sa main. Plutôt que d’user de la force, ce qui peut nécessiter de trop gros moyens et destructeur de ce que le tyran voudrait conserver, le divertissement apparaît comme un moyen à moindres frais pour lui assurer le maintient de son pouvoir : « Les théâtres, écrit La Boétie, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux, et autres drogueries, étaient, aux peuples anciens, l’appât de la servitude, le pris de leur liberté [celle des sujets du tyran], les outils de la tyrannie » (Boétie (de la) 1993, 109).

En réalité, le divertissement ne constitue pas un problème en soi. Mais il peut le devenir quand il permet de capitaliser une forme de contrôle, comme paraissent le faire aujourd’hui, selon Michel Gensollen, les propriétaires des réseaux sociaux virtuels à travers une marchandisation de la sociabilité en ligne (Gensollen). Dans le même esprit, Serge Proulx et Mary Jane Kwok Choon soulignent, quant à eux, l’incursion des professionnels sur les réseaux sociaux en ligne, et avec eux, de « la volonté des grandes firmes de s’accaparer de nouvelles parts de marché » (Proulx et Choon 2013, 109).

Ainsi apparait un certain nombre d’éléments propre à la servitude volontaire telle qu’elle a été décrite par La Boétie. Pour autant, il convient de rester prudent pour éviter l’anachronisme. Dans le détail, les questions qui se posaient à La Boétie, sur la politique de son époque, sont différentes de celles que nous nous posons à propos des TIC. Il ne s’agit pas de laisser croire que les grandes firmes des TIC, et celles qui en usent, sont pour les autres des tyrans sanguinaires. Mais l’enthousiasme dans le progrès technologique peut se briser contre cette société numérique dont ne sait pas vraiment si elle surveille ou si elle contrôle, et les intérêts véritables qu’elle cherche à servir. On voudrait croire qu’elle libère du poids des obéissances, comme elle libère de certaines contraintes imposées par les distances géographiques entre les individus. Or, les arguments critiques à l’endroit des TIC ne le permettent pas. On ne saurait néanmoins s’en satisfaire totalement puisqu’ils laissent de côté un nombre important de bienfaits qui sont autant de raisons sérieuses d’approuver l’usage des TIC. C’est pourquoi, dans une dernière partie, nous voudrions apporter quelques éléments de réflexion relatifs à notre rapport à la technique, afin de mieux comprendre l’origine de nos inquiétudes à propos de certains outils numériques.

III. Mieux comprendre la nature technicienne de l’homme pour mieux sortir de la servitude volontaire

Les TIC constituent un ensemble de progrès qui ne peut être réduit à un caractère objectivement mauvais. Même si nous émettons des réserves, nous avons conscience de leurs bienfaits. D’un point de vue économique, les TIC constituent un facteur majeur lorsqu’elles favorisent la compétitivité des entreprises. Non seulement, elles permettent une augmentation de la productivité du travail, mais ses utilisateurs semblent être gagnants aussi, sur certains aspects, notamment par une baisse des tarifs sur les services proposés, par la commodité des outils numériques (UberPop), en dépit des gains générés par ceux qui collectent et exploitent les innombrables données personnelles lorsque ces services sont utilisés. On pourrait encore mettre l’accent sur les objets connectés dont la fonction est de prévenir les situations dangereuses pour les malades souffrants de diabète ou d’insuffisance cardiaque. Ces malades peuvent être suivis à distance (télémonitoring), par un ensemble de professionnels de santé qui centralisent et analysent leurs données médicales. Ainsi, cette utilisation des TIC permet une meilleure réactivité en cas de besoin, comme le permettent aussi les capteurs placés dans le sol qui décèlent les chutes dans les foyers au service des personnes âgées.

Par sa nature technicienne, l’homme a toujours habité le monde avec l’aide d’outils, qu’il s’agisse des plus simples, comme un marteau, aux plus sophistiqués, comme l’ordinateur. C’est dire que le discours technophobe sur les TIC ne s’impose pas de lui-même (même si les arguments peuvent être nombreux), et paraît occulter les bienfaits réels de ces technologies. Le problème ne serait donc pas l’ontologie de l’objet numérique, mais son usage, causant une forme d’aliénation de l’homme (Stieglera, 325), comme les nombreux exemples ci-dessus ont pu l’illustrer. Mais il est essentiel de souligner les bienfaits des TIC, puisqu’ils permettent de mettre en évidence que le domaine du numérique n’est pas destructeur en soi, mais par l’usage qui en fait. En ce sens, il est ce que nous appelons un pharmakon.

Le terme « pharmakon » désigne tout autant le remède que le poison. Par exemple, un médicament est un remède quand il est utilisé d’une façon appropriée, mais il devient un poison quand son utilisation est inappropriée. C’est en ce sens que Bernard Steigler écrit que « toute technique est un pharmakon, c’est-à-dire que toute technique peut servir soit à construire, à élaborer, à élever le monde, soit à le détruire » (Stieglerb, 34). En d’autres termes, les difficultés que nous rencontrons avec les TIC sont bien dans l’usage que nous en faisons et non dans l’outil même. Ainsi, le support de la différence entre le numérique-remède, c’est-à-dire celui qui permet de prendre soin (par exemple, les objets connectés pour les malades cardiaques, ou encore ceux qui favorisent la liberté d’expression dans le respect d’autrui), et le numérique-poison, c’est-à-dire celui qui détruit, aliène, serait l’usage. Ainsi, tant que les TIC s’inscrivent dans une démarche de soin, elles rempliraient leur fonction de remède. À l’inverse, lorsque l’usage devient nocif, le remède remplirait les fonctions de poison.

Dans Éloge du carburateur, Mathew Crawford donne un exemple d’un pharmakon-poison en ce qu’il est une illusion de liberté (Crawford 2016). Tout en expliquant que la rationalité instrumentale n’est pas le problème, mais que celui-ci se trouve dans la méconnaissance de l’homme sur sa réelle nature technicienne, il tend à montrer que toute technique s’écarte du remède dès lors qu’elle ne permet plus à l’homme de se réaliser et de s’épanouir avec.

Selon l’auteur, l’homme court le risque de la passivité face à la technique s’il ne la conçoit pas comme un moyen d’être innovant et créateur. Avec l’exemple des jouets que les enfants configurent au moyen d’un logiciel informatique, tel un ours en peluche, et à partir duquel ces enfants choisissent son look, ses couleurs et ses vêtements (options qui sont donc préenregistrés), Crawford veut montrer le leurre de la liberté dans certaines technologies. Loin de susciter l’imagination créatrice des enfants, ces possibilités de « looking » sont, en réalité, des actions « incarnées » dans un ordinateur, autrement dit, elles sont déjà pensées par les concepteurs du logiciel (Crawford 2016, 85).

La pensée de Bergson peut nous permettre d’éclaircir cette difficulté soulignée par Crawford. Dans Les deux sources de la morale et de la religion, il explique que la technique (qu’il nomme « mécanique »), se pense dans son rapport avec la liberté (qu’il appelle la « mystique », terme renvoyant aussi à la morale (Bergson 2013, 283‑338)). En étudiant le développement des techniques, il remarque qu’elles sont porteuses de bienfaits répondant aux besoins humains, à l’image de la machine qui épargne à l’ouvrier la pénibilité de certaines tâches, à l’image aussi, pourrions-nous dire, des réseaux sociaux numériques qui permettent un rapprochement entre des personnes géographiquement éloignées. Si Bergson pouvait observer avec nous les apports bénéfiques des TIC, parions qu’il dirait à peu près la même chose : « La mystique appelle la mécanique » (Bergson 2013, 329).

Mais il précise que, si au commencement le développement des techniques visait à simplifier la vie des individus, la frénésie a fini par l’emporter et par compliquer le rapport entre l’homme et la technique : « Sans contester les services qu’il a rendus aux hommes en développant largement les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reprochons d’en avoir trop encouragé d’artificiel » (Bergson 2013, 327). Toute la question serait de retrouver une relation harmonieuse avec la technique, c’est-à-dire un usage harmonieux, pour que nos vies ne soient pas réduites à une forme de servitude volontaire. C’est pourquoi, Bergson inverse le rapport entre la mécanique et la mystique pour écrire que « la mécanique appelle la mystique » (Bergson 2013, 320). En d’autres termes, pour que la technique ne soit pas contraire à la liberté humaine, elle doit être accompagnée par la pensée, par « un supplément d’âme » (Bergson 2013, 320).

On peut trouver une confirmation de cette thèse dans l’œuvre de Gilbert Simondon, intitulée Du mode d’existence des objets techniques, et dans laquelle il fait référence à une rupture entre la culture (de type humaniste) et la technique. Cette rupture, appelée « déphasage de l’unité magique » (Simondon 2012, 162‑70), serait la conséquence de la culture constituée en système de défense de l’homme contre les objets techniques déshumanisants. Dans cette rupture, l’homme se perdrait quand il idolâtre la technique, comme certains, aujourd’hui, peuvent idolâtrer la technologie numérique. Le concept de « singularité technologique » en est une bonne illustration.

Au fondement de la Singularity University, fondée par Ray Kurzweil en Californie, certains objectifs de recherche sont concentrés sur la création d’une intelligence supérieure à celle de l’homme. Comme l’imagine le mathématicien Vernor Vinge, des hommes pourront être connectés à une machine pour augmenter leur capacité intellectuelle. La question se pose toutefois de savoir si l’on respecte la nature technicienne de l’homme en transformant ce dernier en machine, autant dire, en individuant celle-ci. Or, ce type d’individuation de l’objet technique, explique Simondon, crée une distorsion entre l’homme et la technique, laissant penser que, en réalité, le déphasage de l’unité magique serait dû à un mode d’existence de l’objet technique trop proche de celui d’objets naturels, comme l’homme (Simondon 2012, 9).

Simondon donne l’exemple de la cybernétique où le robot, doté d’une intelligence artificielle proche de celle de l’homme, incarne le destin funeste d’une humanité qui lui aurait abandonné son sort. C’est la croyance en l’émergence d’un règne nouveau sur l’échelle des êtres quand un ordinateur parvient à battre le champion du monde au jeu d’échecs, ou comme l’illustre encore le cinéma de science-fiction, tel Blade Runner de Ridley Scott, Terminator de James Cameron, IA de Steven Spielberg. C’est ainsi qu’est remise en cause la relation harmonieuse d’échange entre le vivant et son milieu, d’où l’expression « déphasage de l’unité magique ».

Mais à quoi ressemble l’unité magique ? Pour Simondon, il s’agit d’une relation harmonieuse entre la culture et la technique, à l’image du brahmane qui accompagne le lever du soleil avec une prière, et fait l’expérience d’un équilibre vital entre elle et le phénomène naturel de la rotation de la terre autour du soleil. Cette relation repose sur un lien entre deux réalités : celle du fond (la culture) et celle de la forme (la technique ou les lois bio-physiques) (Simondon 2012, 164). Elle est régie par un principe d’influence mutuelle que Simondon appelle « réticulation », c’est-à-dire, une ramification entre le fond et la forme. Ainsi, le brahmane et le monde bio-physique s’influencent réciproquement, produisant l’unité magique de leur réalité : l’un ne fait pas obstacle à l’autre. Mais quand la réticulation ne se fait plus, quand le fond et la forme ne s’échangent plus harmonieusement, c’est le déphasage de l’unité magique : le brahmane et le monde physique se détachent l’un de l’autre et deviennent indépendants. Pour éviter ce déphasage, Simondon préconise d’accompagner la technique par la pensée, comme Bergson écrivait que « la mécanique appelle la mystique ».

La lecture de Simondon apporte ainsi un éclairage important sur l’opposition entre une pensée dite « humaniste » et une pensée technicienne. Loin de récuser les bienfaits de la technique, son analyse inspire plutôt une attitude responsable. En mettant ainsi l’accent sur les raisons de la rupture entre culture et technique, et sur le rôle que peut jouer la philosophie, il apporte un indice précieux sur la façon d’imaginer un rapport harmonieux entre l’homme et la machine : « L’effort philosophique se trouve donc avoir une tâche unique à accomplir, celle de la recherche de l’unité entre les modes techniques et les modes non-techniques de pensée » (Simondon 2012, 216).

Faire de la philosophie un point neutre autour duquel s’articuleraient le numérique et la pensée apparaît comme un projet essentiel, et certainement efficace sur le long terme. Mais il implique, bien au-delà des paroles, une volonté pragmatique et courageuse. Ainsi, la stratégie éducative des sciences, des technologies et des ingénieries, appellerait un investissement humain de formateurs pour l’introduction du développement d’une pensée de l’équilibre entre l’homme et la technique. D’une part, l’individu en formation serait invité à penser la place de la technique dans une société décrite dès le commencement comme démocratique ; d’autre part, il serait lui-même protégé de toute réduction à une compétition technologique et de bénéfices, pour qu’il puisse être considéré, à son tour, comme un esprit en développement qui prend sens dans une vie humainement digne d’être vécue.

Néanmoins, cet idéal ne suffit pas. Il lui manque cette impulsion qui permettra de concrétiser un tel projet et qui semble sans cesse repousser par des stratégies éducatives perçues plus rentables, d’un point de vue économique, en ce qu’elles permettent de déboucher rapidement sur des profits grâce à des liens avec les entreprises et l’industrie. Ce qui ressemble à une forme de pessimisme peut-elle trouver une occasion d’appréhender autrement notre rapport au numérique ? Cela semble possible tant que l’instruction et l’éducation donneront à l’esprit critique toute sa place, comme rempart contre la servitude volontaire.

Conclusion

Notre propos consistait à savoir si la référence faite à la servitude volontaire, dans la littérature, était justifiée quand elle porte sur les TIC. En s’appuyant sur la structure de cette notion (l’asservissement des uns par les autres, l’habitude et le divertissement), telle qu’elle a été décrite par son auteur (La Boétie), il est possible d’identifier des similitudes. Mais une position strictement défavorable à l’usage des TIC n’est pas pour autant tenable dans la mesure où ce sont davantage leurs usages qui font difficultés, plutôt que les objets numériques par eux-mêmes. Ainsi, la défense sans nuance de la liberté humaine contre les TIC tend à ranger les arguments du côté du discours technophobe et à minimiser les bienfaits d’une société numérique.

Pour cette raison, nous avons cherché à savoir comment créer les conditions pour que l’équilibre entre la technique et l’homme soit réaliste. Partant du postulat selon lequel l’homme est une nature technicienne, nous avons souhaité ouvrir à la réflexion, l’idée déjà ancienne, que le développement de la technique, qu’il soit numérique ou non, ne semble possible qu’à la condition d’être accompagné d’une conscience éthique dès l’apprentissage des sciences technologiques et des ingénieries. Il ne s’agit pas de récuser l’importance de ces savoirs, mais d’insister sur le fait que les démocraties dépendent, de façon égale, de l’apprentissage d’une pensée critique.

Ainsi, puisque le numérique ne connaît pas de frontière, c’est au niveau mondial, d’abord, que la place de la technique mérite d’être pensée. Il s’agirait donc de rechercher des alliances, qui ne sont pas celles d’une forme de militantisme transgressif, mais plutôt celles qui permettent d’élargir le dialogue et d’agir ensemble. Aussi, à la suite des diagnostics qui montrent en quoi les TIC peuvent être une menace pour les démocraties, sommes-nous en attentes de solutions politiques. C’est à ce moment que la place des chercheurs (en sciences et en sciences humaines et sociales), se révèle la plus importante, quand elle est celle de l’innovation et de propositions au service de l’humanité, et non pas seulement au service du numérique. Si le politique a entre les mains des grilles de lectures et des propositions pour faire du numérique autrement, alors, peut-être, pourra-t-il répondre à ses responsabilités à l’endroit de ses contemporains et des générations futures, en apportant à toute personne en formation sur le technologique et l’ingénierie un autre regard que celui de l’utilité.

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  1. Ici, il s’agit d’une métaphore pour exprimer la propagation d’une reconnaissance sociale.

  2. Nous pourrions ajouter Microsoft.

Fourneret Eric
Vitali-Rosati Marcello male 0000-0001-6424-3229
Existe-il une structure de servitude volontaire dans les technologies de l’information et de la communication ?
Eric Fourneret
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2016-06-07
Sans entrer dans une analyse évaluative et comparative des arguments en présence, nous voudrions examiner, dans cet article, la référence à la servitude volontaire lorsqu’elle sert à dénoncer une illusion d’accroissement de la liberté des individus au moyen des technologies d’information et de communication (TIC). En s’appuyant sur sa version originelle (16e siècle), cette référence est-elle justifiée ? Nous voudrions montrer que si une structure de servitude apparait effectivement, le débat opposant les défenseurs des TIC et leurs détracteurs appelle à penser, voire à re-penser le rapport entre l’homme et sa nature technicienne, plutôt que de faire des diatribes ou de faire l’apologie de la société numérique.
Without making an evaluative and comparative analysis of the traditional arguments, we would want to examine the reference of the voluntary servitude when it is used to denounce an illusion of increase of the freedom of the individual, by means of information and communication technology. Basing on the original version (16e s.), is this reference justified ? In this paper, we would like to show that if there is a structure of the voluntary servitude, the debate between the defender of the information and communication technology and their opponents, involves thinking the relation between the humanity with the technology.
Technologies http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119338890/ FRBNF11933889
Technologies http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119338890/ FRBNF11933889
Technologies de l'information et de la communication https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb13558761j FRBNF13558761
Philosophie, liberté, servitude volontaire, technologies d’information et de communication, réseaux sociaux.
Philosophy, freedom, voluntary servitude, information and communication technologies.