Introduction
Le 13 février 2018, sur le site The Vintage News (Bilyeau 2018), un article rapportait la découverte étonnante de deux chercheurs états-uniens, Dennis McCarthy et June Schlueter : ayant passé quelques œuvres de Shakespeare (notamment Richard III, Henry V et la partie 3 de Henry VI) dans la moulinette d’un logiciel de détection de plagiat en même temps qu’un obscur manuscrit de 450 ans rédigé par un certain George North, ces derniers concluaient que Shakespeare aurait plagié de nombreux extraits de A Brief Discourse of Rebellion and Rebels (North, McCarthy, et Schlueter 2018). Certes, les recherches shakespeariennes ont depuis longtemps mis en lumière la multiplicité des sources auxquelles se serait abreuvée cette figure tutélaire de la littérature anglaise. Mais si l’on savait bel et bien que moult auteurs se cachaient dans l’œuvre, l’utilisation systématique des outils d’analyse de textes en recherche historique vient en fournir des preuves concrètes susceptibles d’être croisées avec les résultats de recherches plus traditionnelles, en un lieu où se rencontrent lecture attentive (close reading) et lecture distancée (distant reading).
Cela étant, plutôt que de considérer Shakespeare comme un plagiaire au génie torturé, pourrait-on au contraire avancer qu’il est le précurseur du génie non-original, ce « programmeur conceptualisant avec brillance, construisant, programmant et mettant en action une machine d’écriture » (Goldsmith et Bon 2018, 1) ?
Sans doute Kenneth Goldsmith, poète conceptuel états-unien, « communiste littéraire » (Roussel 2018), bidouilleur de code informatique, fondateur du site UbuWeb et théoricien de l’écriture numérique, pourrait-il nous apporter quelques éléments de réponse : nous nous y emploierons en relevant certaines des idées présentées dans les foisonnants essais qui composent L’écriture sans écriture : du langage à l’ère numérique, traduction chez Jean Boîte Éditions de Uncreative Writing: Managing Language in the Digital Age, d’abord paru en 2011 aux Presses de l’Université Columbia.
Qu’est-ce au juste que l’écriture sans écriture et, surtout, comment peut-on écrire sans écrire ? Plongeant son inspiration dans les avant-gardes artistiques du 20e siècle qui répudiaient les notions de réalisme et d’expressivité, puis embrassant avec passion les possibilités du monde numérique, le procédé consistant à dépouiller l’écriture de l’écriture est à la fois un projet artistique – « l’art de gérer l’information et de la représenter comme écriture » (Goldsmith et Bon 2018, 241) – et un geste des plus banals en ce début du 21e siècle – « Toute écriture que nous produisons sur Internet » (Roussel 2018).
L’écriture sans écriture, c’est aussi le titre du cours de création littéraire que donne Goldsmith à l’Université de Pennsylvanie, un cours où les étudiants sont sommés de laisser l’originalité de côté afin de se donner la liberté nécessaire pour copier, piller, réutiliser et recontextualiser le langage. Il va sans dire que Goldsmith se place en porte-à-faux par rapport aux ateliers de creating writing qui pullulent aux États-Unis et qui valorisent l’expression de soi sous une forme plus conventionnelle – en font foi les manuels d’écriture tels que How to write your life story in ten easy steps (King 2010) ou Awaken the writer within: a sourcebook for releasing your creativity and finding your true writer’s voice (Birch 2007). Si Proudhon affirmait que la propriété, c’est le vol, Goldsmith ajoute in petto que l’écriture, c’est aussi le vol. Et l’expérience de ce cours prouve que voler des mots, se les approprier, vient engager la créativité de surprenante façon :
Le secret : impossible d’éradiquer l’expression de soi-même. Même lorsqu’on fait quelque chose d’aussi mécanique que recopier quelques pages, c’est nous-mêmes que nous exprimons de façons différentes. Nos choix, nos réarrangements en disent autant sur nous-mêmes que si nous racontions l’opération du cancer de notre maman. C’est juste qu’on ne nous a jamais appris à valoriser de tels choix. (Goldsmith et Bon 2018, 16)
Dès l’introduction du livre, Goldsmith rappelle l’importance de la notion de génie non-original sous-jacente à l’écriture sans écriture et développée par Marjorie Perloff pour la poésie conceptuelle dans Unoriginal Genius: pœtry by other means in the new century (Perloff 2012). Être un génie non-original, faire preuve de génie non-original, c’est choisir consciemment des bouts de langage préexistants et venir les recadrer dans un lieu où on ne les attendait pas. Ce faisant, la création prend sa véritable valeur non dans l’objet créé, l’œuvre, mais dans le procédé de création lui-même. Impossible de ne pas songer ici aux œuvres d’art contemporain engendrées par les ready-made du patriarche Marcel Duchamp puis prolongées par Andy Warhol, Yoko Ono, Sol Le Witt et consorts. Selon Goldsmith, la littérature accuse un retard d’un siècle sur les arts visuels et de dizaines d’années sur la musique pour ce qui est de l’appropriation et du plagiat. Elle doit désormais prendre sa place au sein de la culture numérique, c’est-à-dire récupérer la déferlante de langage sur le web, la trafiquer et se l’approprier pour en faire du neuf.
Chapitre 1. La revanche du texte
En cette ère du numérique et du média social, nous voilà confrontés à une masse sans précédent de textes, de mots ; en somme : de langage. Le 9 décembre 2009, le New York Times annonçait que 100 000 mots se frayaient chaque jour un chemin jusqu’à nos yeux et nos oreilles. Qui plus est, il faut inclure dans ce tsunami langagier l’ensemble du code informatique caché en filigrane derrière les documents en ligne, autant textuels que sonores et vidéo, car toutes ces unités d’information sont davantage que des octets à décoder : on peut les assembler, les trafiquer et les réassembler afin d’en faire des objets d’art. Notre monde numérique, qu’on affuble encore de l’épithète virtuel, est mû par le langage et sa matérialité : « Le matériau de base qui a soutenu l’écriture depuis qu’elle est une forme stable est maintenant ce qui est à la base de tous les médias numériques. » (Goldsmith et Bon 2018, 25)
Le langage textuel n’aurait donc jamais été aussi puissant qu’en cette époque du tout numérique, en conséquence de quoi Goldsmith exhorte les écrivains à harnacher sans plus de vergogne cette puissance brute. Une telle saturation du langage représente une occasion en or pour les écrivains et les artistes, eux qui « accordent de la valeur à des choses que la plupart des gens se contentent de voir de loin » (2018, 33) ; à eux de s’en emparer afin de redéfinir leur relation aux mots. Si les potentialités qu’ouvre la manipulation du texte numérique s’inscrivent bel et bien dans le sillage de la prose moderniste de Mallarmé, de Joyce et de Pound, qui voulaient mettre de l’avant la matérialité du langage, elles se multiplient quasiment à l’infini au 21e siècle.
Prenons cet exemple tout simple que donne Goldsmith : on choisit n’importe quel fichier .jpg sur le web. On remplace l’extension .jpg par l’extension .txt. On ouvre ensuite ce fichier dans un éditeur de texte : apparaît alors sous nos yeux une constellation de symboles étranges. On insère alors un texte quelque part dans le document (une liste d’épicerie, une citation, un poème, le dernier courriel de ses parents), on enregistre le tout, puis on modifie à nouveau l’extension .txt du fichier pour une extension .jpg. On ouvre cette nouvelle image : le document devant soi n’est plus le même ; c’est une image fragmentée, décomposée. Au moyen d’une simple manipulation par ajout de texte, on prend soudain conscience du pouvoir qu’a le texte numérique de venir déformer matériellement les autres médias. Dès lors, l’objectif pour les artistes du langage serait d’explorer les ruptures textuelles qui apparaissent quand l’interface web devient du langage, ou quand du langage en surplus vient briser un fichier image ou un fichier sonore.
Ainsi l’écrivain devient-il insensiblement une sorte d’artisan du code alphanumérique et sa création devient-elle davantage la manipulation organisée et consciente de bouts de langage préexistants qu’une œuvre sortie de son imagination : « Les auteurs ayant peu à peu migré de leur position traditionnelle — dirigeant l’information par leurs capacités organisationnelles — on requiert d’eux qu’ils assument potentiellement les tâches relevant autrefois seulement des programmeurs, des concepteurs de bases de données, des bibliothécaires, explosant ainsi la distinction entre archivistes, écrivains, producteurs et utilisateurs. » (Goldsmith et Bon 2018, 36)
Chapitre 2. Le langage comme matière
Aux yeux de l’écriture sans écriture, le langage est une matière manipulable à l’envie. Les mots dont se compose le langage sont le plus souvent superficiels et on peut les étoffer, les enjoliver et leur donner de la profondeur en jouant avec eux en fonction d’une nouvelle méthode d’assemblage où se joue la véritable mission du génie non-créatif. De la même manière, l’écriture sans écriture de Goldsmith, qui considère à la fois les aspects matériel et communicationnel du langage, fait le constat que dans l’environnement numérique, le langage est une substance quasi aqueuse qui se déplace et se transforme d’un état à un autre en fonction de l’écosystème où il se trouve, faisant de brusques allers-retours entre signification et matérialité. Et puisque l’objectif de cette nouvelle forme d’écriture est bien de renouveler la littérature en créant de nouvelles significations au moyen de la reconfiguration matérielle de textes déjà existants (autrement dit : en déplaçant du texte d’une situation à une autre), il rejoint certainement ce que les situationnistes avaient en tête lorsque, au milieu des années 1950, ils cherchèrent à redonner une profondeur à la vie quotidienne en pratiquant la dérive, le détournement et la psychogéographie.
Ainsi, en insérant de nouveaux sous-titres dans un vieux film ou en organisant une déambulation urbaine en fonction des lieux qui nous ont vus pleurer plutôt que de nos habitudes quotidiennes, on crée des situations inédites susceptibles de révéler des zones oubliées d’une œuvre ou des zones oubliées de nos vies. De façon similaire, l’écriture sans écriture extrait un texte de son écosystème (un tweet, une publicité, une strophe de Rimbaud) et le replace dans une situation inattendue, en révélant soudain un aspect poétique, lyrique, voire politique. On peut aussi transposer la géopoétique de Guy Debord à nos déambulations sur le web, souvent dictées par nos habitudes, et que l’on réinventerait en suivant un fil d’Ariane aussi arbitraire que le lien hypertexte le plus haut ou le plus bas sur chaque page.
Les artistes visuels Sarah Charlesworth et Matt Siber, adeptes du détournement, peuvent également inspirer l’écriture sans écriture : la première n’a conservé que les images de la une des différents journaux parus dans le monde le 21 juin 1979 ; à l’inverse, le deuxième n’a conservé sur un grand panneau blanc que les éléments de texte présents sur des publicités, révélant de la sorte l’absurdité des impératifs publicitaires. Du côté de l’art sonore, le groupe superbement nommé Service d’Effacement du Langage (Language Removal Services) a choisi de ne conserver des discours enregistrés de personnages célèbres que les hésitations, les onomatopées, les reniflements et les grognements, soulignant de la sorte l’opacité et la matérialité du langage plutôt que sa transparence et son sens. Ces artistes, nous rappelle Goldsmith, fournissent de précieux outils aux littéraires pour détourner les usages habituels du langage.
Alors que le déconstructionnisme annonçait l’instabilité du signifiant, l’écriture sans écriture surenchérit en annonçant l’instabilité matérielle des mots, condamnés dans un monde numérique à l’éphémère et au mouvement perpétuel.
Chapitre 3. Anticiper l’instabilité
Dans ces lignes, Goldsmith emprunte des exemples d’œuvres d’art conceptuel pour montrer à nouveau à quel point le langage est une terre instable, spongieuse et poreuse. À l’inverse de la permanence et de la fixité auxquelles les livres imprimés nous ont habitués, le texte numérique se voit charrié d’un contexte à l’autre, traduit, interprété, réinterprété et défiguré. Il est forcément instable. Doit-on appréhender cette instabilité comme une puissance ou comme une menace ?
Ici sont convoquées les œuvres conceptuelles Dissolving Clouds (Peter Hutchinson, 1970), Statements (Lawrence Weiner, 1969) et Rouge (œuvre sonore de Henri Chopin, 1956) comme autant de réflexions sur la notion d’authenticité et sur la frontière séparant l’action de voir et celle de penser. Est également convoqué dans ce chapitre le « canard-lapin » de Wittgenstein, ce dessin dans lequel on peut voir alternativement un lapin ou un canard, mais jamais les deux en même temps. À l’instar de cette image dont le sens est impossible à immobiliser une fois pour toutes, l’art conceptuel souligne depuis longtemps l’instabilité du langage : ainsi la consigne suivante, tirée des Statements de Lawrence Weiner, sera-t-elle rendue de façon totalement différente selon la personne qui l’interprétera : « Deux minutes de peinture à la bombe directement sur le sol, avec une bombe aérosol ordinaire ». Quelle couleur ? Qu’est-ce qu’une bombe aérosol ordinaire ? Quel mouvement employer lors de la pulvérisation de la peinture ? Sur quelle surface de sol ? Les combinaisons de choix sont pratiquement infinies eu égard à l’instabilité interprétative ; et pourtant, chacune de ces performances sera dans le vrai.
Si l’on passe maintenant à l’art conceptuel numérique et qu’on insère dans l’équation un écran d’ordinateur, voilà que s’ajoute l’incertitude à l’incertitude : à l’instabilité interprétative vient se coller l’instabilité matérielle. Goldsmith illustre le phénomène en donnant l’exemple du « cercle rouge de cinq centimètres de diamètre dessiné sur un écran ». Non seulement un cercle rouge peut-il signifier diversement le soleil, une balle, un film avec Alain Delon ou bien une interdiction, mais il advient que par l’intermédiaire de l’écran, la nature du cercle rouge dépend en plus des conditions matérielles du dispositif de lecture : sa couleur est rouge pompier sur un ordinateur, bourgogne sur un téléphone intelligent ; son diamètre de cinq centimètres sur un écran à la résolution 1024 x 768 ne sera plus le même sur un écran à la résolution de 640 x 480 ; et ainsi de suite.
Pour faire comprendre plus finement ce « dérapage entre matérialité et concept, mot ou image, proposition et réalisation, voir et penser » (2018), Goldsmith propose de l’aborder par un phénomène qu’il appelle le média nu :
Une fois qu’un fichier numérique est téléchargé depuis le contexte de son site initial, il en est libéré, apparaît nu, dépouillé des signifiants et normes extérieures qui tendent à donner autant de sens au contexte d’une œuvre d’art qu’au contenu de l’œuvre elle-même. Sans les ajouts de titres ou les cartouches explicatifs, débarrassés de l’autorité de leur source, ces objets nous apparaissent comme nus ou dévêtus.
Cette perte de repères à laquelle nous convie l’art conceptuel et qu’accentuent les possibilités techniques du numérique effraie encore le domaine de la littérature : qu’arrivera-t-il à l’auteur et au lecteur si on déshabille le livre, si on le dépouille de son ISBN, de sa quatrième de couverture, de sa maison d’édition, de sa pagination, de ses chapitres, et enfin de ses mots ? Que devient la littérature une fois démembrée et remixée dans un flux perpétuel, que faire de l’achèvement et de l’inachèvement des œuvres, et qui désormais déterminera la valeur d’une littérature nue, défroquée, apatride et orpheline ?
Chapitre 4. Vers une poétique de l’hyper-réalisme
Ce chapitre invite d’abord à une réflexion sur l’identité qui, loin de cette cette chose solide et fixe à laquelle renvoie pourtant la racine latine même (idem), apparaît plutôt comme une réalité mobile, changeante, « un problème en déplacement » (Goldsmith et Bon 2018, 89) et un ramassis d’emprunts si hétéroclites qu’il nous arrive tous à un moment ou à un autre de croire sienne l’idée d’autrui et de se penser original, à tort :
Je suis un amalgame de tant de choses : les livres que j’ai lus, les films que j’ai vus, les émissions de télévision que j’ai regardées, les chansons que j’ai chantées, les amours que j’ai traversées. De fait, je suis la création de tant de personnes et de tant d’idées que je ressens réellement avoir peu de pensées et d’idées originales; penser que serait original ce qui est mien tiendrait d’un égotisme aveugle. (2018, 89)
S’il embrasse étroitement cette hétérogénéité et ce mouvement incessant au cœur de l’identité, l’écrivain sans écriture peut dès lors faire le choix conscient de ne pas chercher à écrire sa propre histoire — ou celle qu’il croit sienne — et créer une œuvre à partir des mots des autres. Ainsi a procédé Ara Shirinyan dans Votre pays est grand : Afghanistan - Guyane (2008). En réagençant sous forme de strophes des commentaires rédigés par des touristes au sujet de différents pays, il étale sous nos yeux les conséquences mortifères du globish, notamment la destruction du sens dans « une mare de platitudes » où tout est tellement superbe que plus rien n’est superbe.
L’avocate et artiste Vanessa Place, avec Statements of facts (2010), présente quant à elle des actes juridiques en tant que littérature ; elle publie sous forme de livre des descriptions de faits présentés en cour (plus précisément des descriptions de délits sexuels dont sont accusés ses clients). En recontextalisant le langage juridique dans le domaine du littéraire, elle nous oblige à devenir nous-mêmes juges et parties dans le processus judiciaire, pas seulement de simples lecteurs absorbant une fiction. Insensiblement, on en vient à laisser de côté l’horreur des faits décrits pour pénétrer dans le mécanisme légal, voire dans la peau de Vanessa Place, avocate.
Cette manière qu’ont Vanessa Place et tant d’autres artistes (Alexandra Nemerov, Robert Fitterman, l’icône Warhol) de dépassionner les arts par le biais du plagiat retravaillé est une sorte d’hyperréalisme littéraire. C’est bien à ce titre qu’il vient rejoindre le mouvement de l’hyperréalisme pictural, dont Wikipédia dit qu’il consiste en « la reproduction à l’identique d’une image en peinture ou en sculpture, tellement réaliste que le spectateur vient à se demander si la nature de l’œuvre artistique est une peinture ou une photographie » (« Hyperréalisme » 2019).
Chapitre 5. Pourquoi la réappropriation ?
Au-delà du jugement moral ou légal, Goldsmith chante les vertus de la réappropriation artistique, car elle oblige tout autant l’auteur que le récepteur à troquer ses lunettes de spectateur passif pour des jumelles de penseur actif. C’est ce à quoi nous restreint Fountain, l’urinoir renversé sur un piédestal de Marcel Duchamp (1917) : on n’admire pas cet urinoir, on voudrait plutôt ne pas le voir, mais il est trop tard déjà : des questions ont surgi dans nos têtes et elles s’agiteront en nous un certain temps : pourquoi transformer en fontaine un vulgaire urinoir dont la fonction est de recueillir nos déchets liquides ?
Fountain agit comme repoussoir au même titre que Passagen-Werk de Walter Benjamin (publié en 1989 chez Cerf sous le titre Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages 2002), dont Goldsmith dit qu’il constitue non seulement le plus grand livre d’écriture sans écriture jamais écrit, mais également une « feuille de route littéraire pour l’appropriation ». Conçu de 1927 à 1940, Passagen-Werk est un gigantesque collage de citations tirées de documents hétéroclites portant sur la ville de Paris au 19e siècle et auxquelles se rattachent des commentaires de l’auteur (Benjamin et Tiedemann 1983). L’œuvre atteint les 1000 pages. On n’y trouve ni unité globale ni véritable thématisation des extraits ; seul compte le choix précis des extraits tirés. On n’y entre pas en tournant les pages de gauche à droite ; on y butine au hasard des extraits comme on peut visiter aujourd’hui le fouillis du web en y empruntant ses liens hypertextes, un peu à l’image du flâneur, ce personnage archétypal du Paris fin de siècle. Selon Goldsmith, Passagen-Werk forme une constellation toujours renouvelée de bouts de phrases, préfigurant cette autre constellation éphémère de langage que sera la page web.
Malgré tout, Benjamin aurait intégré trop de lui-même dans sa courtepointe pour la classer dans la catégorie des œuvres génialement non-originales : « Et, pour tout l’amour qu’il déclare à l’art de copier, reste une vaste strate d’intervention auctoriale et de génie original dans le livre. Je m’interroge même de (sic) savoir si un tel livre peut encore être qualifié d’appropriation, ou s’il ne faut pas le considérer comme variante à part du fragment dans le moderne. » (Goldsmith et Bon 2018, 121)
Qu’en est-il maintenant du Quichotte de Ménard, cette réjouissante nouvelle de Borges dans laquelle un poète symboliste entreprend de réécrire Don Quichotte non par l’action trop vulgaire de le copier, mais en demeurant coûte que coûte Pierre Ménard, poète français du début du XXe siècle, en retrouvant en lui son souvenir du Quichotte, telle « la vague image antérieure d’un livre non écrit » (Borges 1983, 48), puis en restituant à la lettre le texte de Cervantès, auteur espagnol de la Renaissance déclinante ? Puisqu’un auteur y fait siens les mots exacts d’un autre auteur, Goldsmith veut bien rapprocher le thème de cette nouvelle de l’appropriation telle qu’il la définit… mais pas trop quand même. Après tout, écrit-il, la co-ïncidence absolue des deux textes découle justement d’une pure coïncidence et d’un coup de génie de Ménard. Il faut pourtant apporter ici un contre-argument : si l’appropriation prônée par la littérature sans littérature consiste à déplacer minutieusement des mots d’un contexte à un autre en fonction d’une méthode rigoureuse, si le génie non-original doit se dépouiller de tout désir d’expression de soi, alors l’ambitieux projet de Ménard me semble correspondre parfaitement à une œuvre non-originale : « Entre toutes les variantes de type formel ou psychologique, Ménard doit choisir absolument. À lui, est interdit l’aléa de l’écriture, qui était accordé à Cervantès. Ménard doit sacrifier tout ce qui peut relever de sa particularité psychologique, et repousser toute collaboration du hasard. » (Lellouche 1989, 198‑99)
Le chapitre se termine sur la présentation de deux autres œuvres littéraires d’appropriation : Day, de Kenneth Goldsmith (2003), et Issue 1, une fausse anthologie diffusée sur le web par trois auteurs anonymes en 2005 (« Issue 1 » s. d.). Le projet derrière Day, paru sous forme de livre imprimé en 2009 (Johnson, Gatza, et Goldsmith 2009), consistait à recopier intégralement sur ordinateur l’édition du 1er septembre 2000 du New York Times. L’objectif de Goldsmith était d’expérimenter la transformation du type de document journal quotidien en un type de document monographie : « En la reconfigurant comme livre, le journal révélerait-il des propriétés littéraires que nous n’avions pas été capables de percevoir pendant notre lecture au jour le jour ? » (Goldsmith et Bon 2018, 121). La mise en application d’un protocole serré de transcription entraîna Goldsmith dans une série de questionnements qui l’obligèrent contre toute attente à trancher, à choisir, bref à exercer son jugement de génie non-original (où mettre le texte des légendes associées aux publicités ? Quelle police de caractères choisir ? Fallait-il respecter les fins de ligne telles que présentées dans le journal ? Comment gérer les renvois d’un article se poursuivant sur une autre page ?).
Issue 1, numéro liminaire de la revue de poésie The Recluse, est quant à lui un florilège de poèmes générés par ordinateur et attribués de manière aléatoire à des poètes vivants. Ici, on attribue de « faux » poèmes à de vraies personnes ; on ne s’approprie pas du langage, on s’approprie des créateurs. Et puis on diffuse allégrement sur les réseaux un document PDF sans autre explication. Nous voici devant un déni total des méthodes traditionnelles de création et de diffusion et une remise en question radicale de l’auctorialité. Encore une fois, on détourne l’attention du contenu (les poèmes) pour la fixer sur le contexte de production (génération automatisée de textes, fausse attribution, anthologie pdf, diffusion web, réactions des poètes impliqués contre leur gré dans cette mascarade).
L’appropriation n’est pas une fin en soi et les écrivains la pratiquent depuis belle lurette ; avec le numérique, elle est toutefois passée du statut d’outil précieux à celui d’outil tout-puissant : « Dans une époque où se multiplient exponentiellement les quantités de langage, où se multiplient les accès aux outils avec lesquels gérer, manipuler et mixer les mots, l’appropriation est destinée à devenir seulement un outil de plus dans la boîte à outils de l’écrivain, un moyen acceptable – et accepté – de construire une œuvre littéraire […]. » (Goldsmith et Bon 2018, 126)
Chapitre 6. Ce que l’écriture peut apprendre des arts visuels
Goldsmith a abordé cette question dans les chapitres précédents : l’art conceptuel se trouve là où la création elle-même devient secondaire par rapport à l’idée de la création, ce chemin balisé qu’on a choisi d’emprunter méthodiquement pour créer et qui a beaucoup plus de poids que la destination. Les œuvres d’art conceptuel nous enseignent comment les regarder moins afin d’y réfléchir davantage, comment les lire en diagonale pour mieux écrire à leur propos. Force est de constater que l’art conceptuel, empêtré dans ses protocoles, ses démarches et ses directives, est une véritable machine à engendrer du texte autour du texte.
Et pourtant, dans les arts littéraires, les boucliers se dressent et les protestations jaillissent lorsqu’un auteur applique une recette de type conceptuel pour engendrer une œuvre tissée de mots. Mais ce n’est pas de la littérature !, s’exclament ces puritains du verbe. Sur cette délicate question épistémologique, il me semble important de préciser qu’entre les écrivains traditionnels et conceptuels, personne n’a totalement tort ni totalement raison : tout dépend des normes esthétiques de la société ou de la sous-culture qui porte un jugement sur la littérature. Le Grand Robert en ligne la définit comme étant « les œuvres écrites, dans la mesure où elles portent la marque de préoccupations esthétiques reconnues pour telles dans le milieu social où elles circulent ». La littérature conceptuelle est écrite : c’est de la littérature. Ses préoccupations esthétiques rejoignent probablement celles de la communauté des artistes conceptuels, mais contreviennent dans le même temps à celles de la communauté des écrivains dits traditionnels : c’est de la littérature et ce n’est pas de la littérature.
Quoi qu’il en soit, Goldsmith a trouvé dans l’art conceptuel l’antidote idéal au syndrome de la page blanche. Toute panne d’inspiration cessera, dit-il, pour peu que les écrivains adoptent eux aussi des méthodes mécaniques d’écriture basées sur des protocoles appuyant la prise de décisions. Tout bon bibliothécaire ne pourra qu’opiner du bonnet : le secret de la création ? Une bonne méthode de travail !
Sol Le Witt, auteur de Paragraphs on conceptual art (1967) et Sentences on conceptual art (1969), est à cet égard un as de la méthode. Il prône un art basé uniquement sur des protocoles ; par exemple : « Sur un mur (lisse et blanc si possible), un exécutant dessine 500 lignes jaunes, 500 grises, 500 rouges et 500 bleues, dans une surface d’un mètre carré. Toutes les lignes doivent mesurer entre 10 et 20 centimètres de long. » (Goldsmith et Bon 2018, 134). En contemplant le résultat de ce protocole sur des murs, Goldsmith s’interroge : comment une telle froideur dans le processus peut-elle engendrer des œuvres d’une telle beauté et d’une telle sensualité ? On entend ici en écho une remarque présentée en avant-propos au sujet de la littérature sans littérature, soit que la beauté qui en émerge est non-prévisible et que sa joie n’est pas préméditée (2018, 12).
Pour Kenneth Goldmith, Sol Le Witt pourrait être considéré comme un génie. Est-ce à dire que le fait de vouloir être non-original fait quand même de nous des êtres originaux ? Oui, dans la mesure toujours où il semble impossible pour l’écrivain sans écriture (ou l’artiste sans art) de ne pas s’exprimer lui-même. Ses protocoles se matérialiseront-ils pour autant avec grâce ? C’est moins certain : Le Witt en est venu à refuser certains rendus de ses protocoles parce qu’il y avait parmi eux trop de mauvaises copies, rappelant « à quel point il est difficile de faire de l’art conceptuel de qualité ». N’est donc pas génie non-original qui veut.
Le chapitre se clôt par une présentation de certaines des œuvres d’Andy Warhol, a: A Novel – pure transcription de cassettes enregistrées conservant les erreurs de transcription, les bégaiements, etc. – (1998) et les Andy Warhol Diaries – un livre ennuyant, voire superficiel, qu’on ne lit pas mais auquel on se réfère, un peu comme on le ferait d’un ouvrage de référence – (1991). Dans les deux cas, Warhol a démontré que le lieu principal de la création n’est pas dans le créateur, mais bien dans le médiateur.
Chapitre 7. Recopier « Sur la route »
Goldsmith y relate l’expérience de Simon Morris, qui a recopié Sur la route sur son blogue personnel, chaque jour, du 31 mai 2008 au 22 mars 2009, chaque entrée de blogue correspondant à une page du rouleau original de 1951. Mieux qu’en le lisant, le fait de s’astreindre à cet exercice aurait permis à Morris de connaître plus intimement l’œuvre de Kerouac, y relevant les tournures répétitives, les figures récurrentes, les fautes de style. Il est ainsi devenu un auteur-lecteur, ce en quoi l’appropriation n’est pas simple un transfert d’information ; ce déménagement systématique de langage a mené en réalité à une autre version de l’œuvre, comme le Quichotte de Ménard est une oeuvre radicalement différente du Quichotte de Cervantes.
Chapitre 8. L’illisibilité s’analyse
Comment peut-on analyser ce qui est illisible ? Contre toute attente, nous dit Goldsmith, nous le faisons plus souvent qu’il n’y paraît : en ligne, confronté à un déluge de langage en mouvement, on lit de moins en moins pour saisir le sens du texte et de plus en plus pour filtrer l’information, comme le fait une machine « en broutant des textes denses pour y trouver des mots-clés » (Goldsmith et Bon 2018, 162). On s’adapterait en cela au fonctionnement des programmes informatiques qui sous-tendent le web et qui génèrent eux-mêmes des textes faits pour être lus par des machines et non des humains, un peu comme si le code en arrière-plan de nos vies numériques venait nous contaminer et nous déformer le cortex.
En tant que langage infini produit et absorbé, le web nous donne l’occasion d’écrire des livres qui nous en apprennent moins sur leur contenu que sur leur contexte de production. Le but premier ne serait donc pas de lire ces pièces de langage, mais plutôt de les décoder, c’est-à-dire d’en analyser l’intention et la matérialité en convoquant l’univers de pensées qu’ils mettent en branle.
Les œuvres littéraires impossibles à lire ne sont pas pour autant un phénomène nouveau : Gertrude Stein, avec The Making of Americans, a créé une brique de 1000 pages racontant « l’histoire d’une famille qui devient l’histoire de tous ceux que connaît la famille pour devenir l’histoire de toute sorte d’êtres humains et tous les individus vivants » (Goldsmith et Bon 2018, 162). Une somme impossible à avaler par une lecture linéaire, mais qui révélera tout son potentiel graphique pour peu que nous considérions ses mots comme des entités visuelles, à l’image d’un papier peint dont nous ne voyons pas les détails, plutôt l’effet d’ensemble (2018, 164). My Secret Life, œuvre pornographique de l’époque victorienne, souffre de la même folie des grandeurs : elle est « une œuvre folle de langage dressée contre la répression morale de son époque, à la fois par sa teneur et sa pure épaisseur. » (2018, 163)
Plus récemment, avec Parse (2008), Craig Dworkin a travaillé pendant cinq ans à une expérience déconcertante : il a soumis scrupuleusement le texte d’un livre de grammaire de 1874 (How to Parse: An Attempt to Apply the Principles of Scholarship to English Grammar) à ses propres règles grammaticales. En d’autres termes, il a traduit chacun des mots de cette grammaire bien connue en sa fonction grammaticale. Résultat : « Sujet Préparatoire troisième personne du singulier présent intransitif conjugue verbe adjectif de négation Nom conjonctif d’altération Non locatif relatif pronom… » (Goldsmith et Bon 2018, 165). Goldsmith explique que l’analyse de ces textes illisibles exige surtout de se demander ce qu’ils ne sont pas : en admettant que Parse n’est ni un recueil de poèmes, ni un roman, ni un récit, on en vient à prendre conscience de son côté enquête matérielle mâtinée d’interrogations philosophiques. Les questions qu’il suscite ont plus d’importance que le sens de ses mots : que signifie analyser un livre de grammaire qui suit ses propres règles de grammaire ? Qu’arriverait-il si une grammaire chinoise était traduite de la même façon ? Face à des textes aussi inintelligibles, autant s’abstenir de lire ; ainsi seulement commencera-t-on à mieux les comprendre.
Enfin, l’exemple extrême de l’illisibité est celui du Xenotest Experiment du Canadien Christian Bök (2015) :
- Inoculer un poème utilisant les seules lettres A, C, G et T dans une bactérie ultra-résistante afin de le préserver pendant des millions d’années ;
- Faire en sorte que la bactérie réagisse en écrivant en réponse un deuxième poème ;
- Espérer que des ordinateurs décryptent ces poèmes dans un lointain avenir.
Chapitre 9. Semer des données dans les nuages
Kenneth Goldsmith veut démontrer dans ce chapitre comment le langage charrié par le web, comme l’eau d’une borne-fontaine déboulonnée ou celle d’un reflux d’égout, peut être récupéré en tant que matière brute pour devenir de la poésie.
Il en veut pour preuves les réalisations de Darren Wershler et Bill Kennedy, notamment avec le livre Update (2010), qui aligne des poèmes générés par un programme de collecte de données de leur cru ratissant et aspirant les statuts des réseaux sociaux pour, dans un deuxième temps, remplacer les noms des utilisateurs par les noms d’auteurs morts :
Arthur Rimbaud s’offre un trip de nostalgie musique maboul. […] Arthur Rimbaud pourra désormais écouter des vinyles ! Arthur Rimbaud aimerait bien trouver un moyen de lire en dormant. Arthur Rimbaud a tellement envie de dormir ! Arthur Rimbaud vient de réaliser que si ce n’est pas maintenant c’est quand ? Arthur Rimbaud a bu un coup de trop mais doit quand même finir sa compta. (Goldsmith et Bon 2018, 181‑82)
Ces deux programmeurs-moissonneurs-auteurs ne veulent pas seulement nous divertir. En ressuscitant des cadavres dans la vie ordinaire, dans la trivialité de nos statuts sociaux et dans le décompte de nos jours, ils nous obligent à reconsidérer des figures littéraires encensées et respectées par le truchement du banal tout en étalant sous nos yeux le brouillamini des flux sociaux.
Le Collectif Flarf, quant à lui, prend le pari d’utiliser les pires résultats de Google pour en faire de la poésie à plusieurs mains. Sont ainsi engendrés et sculptés des poèmes repoussoirs remixant des bouts de langage dégradé, de ce que le web contient de plus bas, composant ainsi des portraits saisissants de nos bas-fonds culturels. Au lieu de se laisser emporter par les flots d’information qui les assaillent, Werschler, Kennedy et Flarf « prouvent que la langue générée par le web, dans ses formes avilies et aléatoires, est une source matérielle bien plus riche — et prête aux recontextualisations, remixages, reprogrammations — que tout ce que nous avons pu inventer auparavant » (Goldsmith et Bon 2018, 187).
Concluons en rappelant avec Goldsmith que tout ce charabia produit et moissonné en ligne n’en reste pas moins un ramassis de traces numériques de langage stockées sur des serveurs. Un jour ou l’autre, elles pourraient bien se voir recomposées par quelque robot qui nous ramènerait en quelque sorte à la vie. C’est d’ailleurs ce à quoi s’employait le projet initial derrière l’application Replika et c’est ce que le mathématicien Rudy Rucker nomme la « boîte à vie », « un concept futuriste où les données numériques accumulées de la vie de tout un chacun (statuts de réseaux sociaux, tweets, e-mails, billets de blog, etc.) serait (sic) accessible (sic) à un programme assez puissant pour permettre aux morts de parler aux vivants de façon crédible » (Goldsmith et Bon 2018, 182). Ne sommes-nous pas tous en train de produire nos futurs moi à coups de commentaires, de « j’aime » compulsifs et de tweets ?
Chapitre 10. Inventaires de l’ordinaire
Cette infobésité bien connue dont a accouché le monde numérique est venue réveiller en certains d’entre nous des réflexes d’archivistes et accuser une tendance qui était jadis l’apanage des bibliothécaires : l’inventaire. Désormais, l’obsession du classement, de l’étiquetage et de la documentation s’étend à la vie quotidienne et s’empare de quiconque veut exposer son ego hors de ses frontières physiques : hashtags et photos de brunch en ligne en sont des exemples éloquents. Comment la littérature sans littérature peut-elle singer cette tendance à l’autobiographie ? Puisque le numérique fait de nous des autobiographes et même des biographes de la vie numérique de nos semblables, que peut en dire la littérature par le réemploi systématique de toutes ces données brutes alphanumériques ?
Car il faut bien voir que le fait de dresser l’inventaire du banal dans nos vies peut en dire autant sur nous-mêmes qu’une pure création littéraire traditionnelle. Qui plus est, la vie qui passe et ce que chacun en fait est une trame narrative aussi touchante, voire même étonnante, qu’une pure fiction. Ne s’écrie-t-on pas devant une situation rocambolesque : « Ça ne s’invente pas ! » ? C’est une approche semblable qu’a adoptée James Boswell dans sa Vie de Samuel Johnson (1791), une biographie qui accumule des bribes d’informations triviales quotidiennes, en ordre chronologique, mélangeant l’anecdote superficielle avec le commentaire inspiré : lettres, observations, bouts de dialogues, observations quelconques, à la fois dans le texte et sous forme de longues notes de bas de page. À l’image de la lecture disruptive couramment pratiquée sur le web aujourd’hui, on a tendance à glaner ça et là les informations sur la vie de Johnson au lieu de lire sa biographie page par page. Selon Goldsmith, c’est la manière qu’a Boswell de gérer l’information qui fait la puissance de l’œuvre, au premier chef son savant dosage d’insignifiance et de profondeur : « Le texte a pour première qualité ses différents niveaux — le profond avec l’insignifiant, l’éternel avec le quotidien — et c’est ainsi que notre attention (comme nos vies) tend à se diviser et à se disperser. » (Goldsmith et Bon 2018, 192)
Insistant sur la contemporanéité de l’inventaire, Goldsmith prend comme exemple une œuvre non publiée de Caroline Bergvall, 28 Dante Variations, un recensement de toutes les traductions anglaises de la première strophe de L’Enfer de Dante. En mettant bout à bout 48 traductions des mêmes trois lignes, elle voulait non seulement illustrer à quel point la traduction de Dante est devenue une industrie culturelle, mais elle aurait par ailleurs réussi à créer un nouveau poème entièrement sien.
Ambient Fiction Reading System 01: a list of things I read didn’t read and hardly read for one year, blogue de Tan Lin, documente de son côté l’ennui en dressant l’inventaire quotidien de toutes les interactions textuelles de l’auteur, qu’elles se soient opérées sous forme imprimée ou numérique. Il s’agit encore là d’un processus autobiographique, car toutes ces entrées de blogue constituent un « portrait parfaitement précis de Tan Lin […] le décrivant avec pertinence dans son environnement, sans jamais utiliser le […] je ». C’est aussi ce qu’a fait Georges Perec dans L’Infraordinaire (1974), dans lequel il a énuméré en détail tous les aliments solides avalés et tous les liquides ingurgités par lui durant l’année 1974, « créant un inventaire massif depuis une expérience éphémère où la somme vaut clairement plus que les parties » (Goldsmith et Bon 2018, 200).
Chapitre 11. Enseigner avec l’écriture sans écriture (une désorientation)
Ici, Goldsmith rend compte de son expérience de professeur d’écriture sans écriture. La description du cours qu’il a donné en 2004 à l’Université de Pennsylvanie parle d’elle-même :
Personne pour contester que les notions si longtemps honorées de créativité subissent une attaque, érodées par le partage des fichiers, la culture des médias, la multiplication du sampling et des clones numériques. Quelle réponse de l’écriture à ce nouvel environnement ? Ce cours aura pour défi de convoquer les stratégies d’appropriation, clonage, plagiat, piratage, échantillonnage, pillage en tant que méthodes de composition littéraire. En cours de route, nous retrouverons l’histoire très riche des escroqueries, fraudes, canulars, avatars et usurpations d’identité permanentes dans les arts, avec une emphase particulière sur leurs moyens d’employer le langage. Nous verrons comment les notions modernes de hasard, protocole, répétition et les esthétiques de l’ennui s’imbriquent avec la culture populaire pour usurper les notions conventionnelles de lieu, temps, identitié telles qu’elles s’expriment linguistiquement. (2018, 203)
Voici les cinq exercices de base que devaient réaliser les étudiants durant la session :
- Recopier cinq pages, n’importe lesquelles
- Transcrire une brève pièce audio
- Transcrire l’émission Project Runway, une émission de télé-réalité états-unienne
- Rétro graffiti : choisir une phrase emblématique, un extrait de texte ou un slogan et en faire un graffiti dans l’espace public « sans dégradation ni détérioration »
- Un scénario : rédiger des transcriptions scénarisées de films préexistants.
En se prêtant de bonne grâce au jeu auquel les conviait Kenneth Goldsmith, ses étudiants ont appris à s’approprier intimement des textes et des images qui leur étaient de prime abord étrangers. Bien qu’ils sachent tous maîtriser les moyens techniques mis à leur disposition sur le web et ne s’étonnent nullement de leur pouvoir, ces derniers ont dû se mettre à niveau pour mieux saisir ce que sont les recontextualisations historique, culturelle et artistique du langage. En bout de ligne, l’objectif de leur faire dénicher l’inspiration dans des lieux négligés semble avoir été atteint : « […] en décontextualisant, recontextualisant, ou détournant le but du langage dans lequel nous baignons, nous découvrons que toute l’inspiration dont nous avons besoin était déjà là, juste sous notre nez. » (Goldsmith et Bon 2018, 210)
Chapitre 12. Le web comme espace télépathique
Le Web comme espace télépathique se penche sur les effets des réseaux sociaux sur nos corps et sur nos psychés pour en venir à réfuter l’idée selon laquelle Twitter, Facebook, Instagram et compagnie nous déshumaniseraient. En réalité, si l’on songe à la main moite de celui qui attend des réactions à son dernier tweet (cette minuscule œuvre de littérature à contraintes) ou au rythme cardiaque de celle qui répond à un commentaire douteux sur Facebook, tout porte plutôt à croire que nos interactions sociales numériques nous touchent profondément en tant qu’êtres humains. On peut aussi songer à ces secondes, à ces minutes ou à ces heures pendant lesquelles on attend une réponse à un texto, et à ce subit éveil de nos sens lorsqu’apparaissent sur notre téléphone les trois petits points indiquant que notre interlocuteur est en train de nous répondre ; comme quoi les technologies, qu’on accuse rapidement de nous séparer, parviennent tout de même à nous rendre très présentes des personnes pourtant absentes physiquement.
Illustrant son propos, Kenneth Goldsmith convoque à point nommé Marshall McLuhan et son idée selon laquelle tous les médias électroniques sont des extensions de notre système nerveux central (Goldsmith et Bon 2018, 221). De la télégraphie jusqu’au tweet, de la conversation avec les défunts par le biais d’une tablette ouija jusqu’au statut Facebook, l’homme externalise ses pensées par le biais d’un langage codé. Dans le cas du web, les mots de l’homme virevoltent, se posent, repartent, disparaissent soudain pour être ressuscités longtemps après par une mystérieuse requête sur Google, à l’image de ces boules de paroles gelées dans un champ de bataille que Pantagruel réchauffe au printemps et qui redeviennent une cacophonie guerrière (Rabelais, Le Quart Livre).
L’homme externalise-t-il ainsi son système nerveux aux dépens de son intériorité ? La question mérite d’être posée, mais Goldsmith choisit de ne pas ne s’y attarder. Il observe plutôt comment nous nous prolongeons dans le monde numérique et comment se constituent sur les réseaux sociaux de véritables communautés, certes déconcertantes, mais pour le moins fascinantes, marquées par un esprit de ruche qu’alimentent en permanence les algorithmes des outils dont nous sommes prisonniers. Nous conversons avec des humains, mais cette conversation est scénarisée par des programmes informatiques. Et plus nous conversons, plus nous jouons le jeu de ces plateformes, plus le jeu nous aspire : participer donne les moyens aux programmes de mieux connaître nos comportements et nos opinions. La vieille rengaine « L’important ce n’est pas de gagner, c’est de participer » n’aura jamais été aussi vraie que sur le web :
En tant que joueurs sur les réseaux sociaux, nous avons peu de choix, sinon participer. Ne pas le faire augmente le ratio signal-bruit sur nos flux, nous retournant plus de bruit que de signal. Si nous voulons réaugmenter la qualité du signal, nous devons jouer le jeu avec des likes, des clics, comme en lisant ce que nos flux proposent. Quand nous y satisfaisons, ce que nous cliquons remonte plus haut dans nos flux, et repousse le niveau de bruit. (Goldsmith et Bon 2018, 228)
Chapitre 13. Le langage est provisoire
L’avant-dernier chapitre de L’Écriture sans écriture détonne un peu dans l’écosystème général du livre : on a l’impression soudain de lire un manifeste de piraterie informatique flirtant avec la technoporn, comme si Goldsmith, dans ces pages, laissait libre cours à un enthousiasme trop longtemps refréné dans les chapitres précédents.
Ici, le préfixe -RE et les énumérations règnent en maître. La métaphore environnementale court tout au long de brefs paragraphes nerveux : dans l’espace numérique, les mots sont des rebuts indifférenciés produits à la chaîne et drainés par un puissant maelström où la quantité démesurée de langage aplatit le sens même du langage. Les pirates de la création sans art plongent leurs souris dans ces immenses bacs à compost langagiers et copient-collent la fange du web pour la recycler, la recomposer, la réutiliser, la remodeler, la récupérer et la régurgiter :
Le langage a été nivelé jusqu’à l’identique, la fadeur. Peut-on différencier ce qui est fade ? Exagéré (sic) ce qui est monotone ? Par la langueur ? L’amplification ? La variation ? La répétition ? Est-ce que cela crée une différence ? Les mots existent dans le but d’un détournement : prenez le langage le plus haïssable, et vous trouverez comment le neutraliser ; prenez le plus agréable, et vous saurez le rendre affreux. (Goldsmith et Bon 2018, 233)
Le numérique a abâtardi les mots ; on pourrait dire qu’il leur a volé leur âme, leur sens fixe, en échange d’une fluidité éternelle sur les réseaux.
Les réflexes narratifs qui nous ont permis si longtemps de relier des points, de remplir des blancs, se retournent désormais contre nous. Nous ne pouvons pas ne pas le remarquer : aucune séquence trop absurde, triviale, insensée, insultante que nous ne pouvons désespérément enregistrer, recharger de sens, détourner de signification, et pour laquelle reconstituer une intention de lecture à travers les mots les plus atomisés. Le modernisme a établi que nous ne pouvons pas nous empêcher de donner sens à ce qui en est le plus totalement dépourvu. Le seul discours qui ait une légitimité est celui de la perte ; nous étions habitués à rénover ce qui était épuisé, maintenant nous nous essayons à ressusciter ce qui a disparu. (Goldsmith et Bon 2018, 234)
Chapitre 14. Pour finir
Kenneth Goldsmith finit son anthologie en se questionnant sur l’avenir de la littérature, comme si le Pour finir du chapitre s’appliquait davantage à la littérature elle-même qu’à son propre livre. Faisant écho à l’introduction, où il adaptait une phrase de l’artiste Douglas Huebler au contexte de la littérature sans littérature – « Le monde est rempli de textes plus ou moins intéressants ; je n’ai aucune envie d’en ajouter un de plus » (Goldsmith et Bon 2018, 9) –, Goldsmith présente l’ordinateur RACTER, un vieux prototype de 1984 exemplifiant la manière dont la littérature pourrait se créer dans l’avenir : uniquement par le truchement de programmes informatiques. Voici un extrait du roman de RACTER : « Une bande de psychiatres enragés tournent en bourrique un boucher fatigué. Le boucher est fatigué et épuisé parce qu’il a découpé de la viande, des steaks et de l’agneau pendant des heures et des semaines. » (Goldsmith et Bon 2018, 238)
Ici encore, plus important que le sens des mots est le fait qu’un ordinateur communique en agençant correctement les mots d’une langue, tout en respectant sa grammaire et sa syntaxe. Et puisque, rappelons-le, le code informatique est fait de lettres et de chiffres ; puisque depuis 2010 les échanges numériques sont réalisés en majorité par des machines communiquant avec des machines (une étape de l’évolution du web appelée Internet des objets) ; alors nous arrivons au seuil de la pure littérature sans littérature, écrite par des robots pour un public de robots. Dans cette vision robopoétique, la seule intervention humaine en amont sera de concevoir le programme informatique :
Une fois mises en réseau les unes avec les autres, elles (les machines) développeront un mécanisme d’interaction susceptible de créer un discours littéraire sophistiqué, toujours évolutif, qui sera non seulement invisible aux yeux humains, mais imperceptible à l’échelle de l’humanité tout entière. (Goldsmith et Bon 2018, 240)
Suzanne Blackmore, historienne des sciences, va même jusqu’à nommer teme (un mème technologique) cette troisième étape de l’évolution : alors que nous nous reproduisons biologiquement par les gènes et culturellement par les mèmes, ce troisième réplicateur vient maintenant reproduire nos mots à une vitesse inouïe et, ce faisant, gagnera de plus en plus en autonomie. Dans ce contexte, que deviendront les lecteurs humains sinon d’humbles petits bots déménageurs et réutilisateurs de blocs d’information ?
Kenneth Goldsmith clôt un peu abruptement son ouvrage en se traitant lui-même de « vieille barbe » à la fois immergée dans le papier et aveuglée par le numérique :
[…] ma tendance à la cyberutopie passera dans quelques années pour ce que le Summer of love nous évoque aujourd’hui. […] Ou tout cela va-t-il ? Impossible de le prédire. Mais je tiens une chose pour certaine : on ne l’enlèvera pas du chemin. L’écriture sans écriture – l’art de gérer l’information et de la représenter comme écriture – est aussi un de ces gués, reliant les innovations à main d’homme de la littérature du XXe siècle à la robopoésie baignée de technologie du XXIe. (2018, 241)
On comprendra, au terme de ces lignes, qu’on ne saurait classer Shakespeare ailleurs que dans la grande catégorie des « simples » génies originaux. Ce dernier aura beau avoir plagié tant d’autres auteurs avec un brio inégalé, son œuvre narrative est imbibée d’un sens trop fixe, trop unanime, pour que le protocole d’écriture prenne le dessus sur la signification des mots.
Car n’est pas génie non-original qui veut, à plus forte raison si on a le malheur de naître 450 ans avant l’arrivée d’Internet.
Note : Si ce compte rendu de lecture a pris le parti de ne s’attacher qu’au contenu de L’Écriture sans écriture, je me permets de déplorer deux faux pas matériels dans un livre au demeurant très élégant : d’une part, l’absence surprenante d’index dans cette foisonnante anthologie chantant les vertus de l’inventaire ; d’autre part, la taille réduite de la police de caractères, qu’on aurait bien voulu grossir avec un control+ bien senti.
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