Les librairies Le Port de tête et Raffin, toutes deux à Montréal, sont des lieux de sociabilité privilégiés par les littéraires : on y accueille lancements et autres soirées thématiques. La communauté qui se retrouve dans ces lieux est souvent assez homogène d’un point de vue linguistique. Si on souligne souvent le bilinguisme des Montréalais, le milieu littéraire, lui, ne parle généralement qu’une langue à la fois. La librairie Drawn & Quaterly serait l’équivalent anglophone des deux premières, et, lors des évènements qu’on y organise, les écrivains francophones se font également rares. Or la dichotomie entre les deux groupes linguistiques d’auteurs n’est pas aussi étanche qu’elle le semble. Parmi ce que d’aucuns nommeraient la « nouvelle génération d’écrivains », plusieurs effectuent des allers-retours entre communautés littéraires anglophones et francophones, qui ne constituent pas en elles-mêmes des groupes homogènes. Ce mouvement entre le français et l’anglais n’est pas une nouveauté de l’extrême contemporain : parmi la pléthore d’écrivains montréalais qui ont une pratique où se lit une certaine hybridité entre les deux langues officielles du Canada, notons par exemple Gail Scott. Dans son roman Heroine (Scott 1987) foisonnent les références à un Montréal où règne une « surconscience linguistique », pour reprendre l’expression de Lise Gauvin, alors que le français et l’anglais coexistent dans le corps du texte comme dans l’espace de la ville. Gauvin, dans Langagement, propose en effet que « le commun dénominateur des littératures dites émergentes, et notamment francophones [comme la littérature québécoise], est de proposer, au cœur de la problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/littérature dans des contextes différents » (Gauvin 2000, 8). La mobilité linguistique des écrivains qui sont nés trente ou quarante ans après Gail Scott est à observer sous un autre paradigme que chez cette dernière, mais reste révélatrice de questions identitaires, comme le souligne Gauvin. Pour cette génération d’écrivains qui ont grandi en étant connectés à Internet, la double appartenance linguistique révèle, notamment chez Daphné B., Marie Darsigny ou encore Guillaume Morissette, auquel je m’intéresserai davantage dans cet article, une appartenance à une communauté qui trouve ses repères non uniquement sur le territoire urbain, comme chez Gail Scott, mais aussi sur Internet.
I. Quelle langue parle la littérature ? La notion de tiers-espace
Sherry Simon, dans Villes en traduction, montre que le récit d’une polarisation linguistique dans la ville de Montréal est une fiction, ou au moins un récit désormais démodé. Davantage d’anglophones que le laisse croire l’histoire officielle ont côtoyé la communauté francophone, remarque-t-elle. Plus encore, elle observe que
[l]’imagination montréalaise a longtemps été dominée par le récit de la confrontation entre ses parties est et ouest, une histoire de tensions entre le français et l’anglais. Aujourd’hui, la ville devient de plus en plus polycentrique et sa topographie linguistique se diversifie. Les trajectoires traductionnelles se diversifient en conséquence. Ces changements se reflètent dans l’importance croissante de son « tiers espace », les zones urbaines et les formes d’expression qui déstabilisent les anciennes divisions (Simon 2013, 188).
L’un de ces « tiers espace » serait le quartier du Mile End, où se trouve d’ailleurs la librairie Drawn & Quarterly. Compris dans le quadrilatère entre entre l’avenue Van Horne, le boulevard Saint-Joseph et les rues Hutchison et Berri, ce quartier est traversé par ce même boulevard Saint-Laurent qui autrefois délimitait la ville entre francophones et anglophones. Dans le Mile End, les deux langues officielles canadiennes se chevauchent, au gré des commerces ultraspécialisés et autres petits cafés issus de la troisième vague. Difficile même, parfois, de savoir qui est né francophone ou anglophone tant les langues semblent interchangeables. Cette extrême porosité entre le français et l’anglais se lit en littérature québécoise contemporaine, où le « tiers espace » dont parle Sherry Simon se vit également. Comme chez Marie Darsigny : son premier recueil, A Little Death Around the Heart, a été publié en anglais, chez Metatron, petite maison d’édition montréalaise. Darsigny, francophone, publie également des textes de fiction en français : comme son titre, Plaza Bitches, ne l’indique pas, son dernier fanzine est rédigé en français. Si, comme je le soulignais d’entrée de jeu, les communautés d’écrivains francophones et anglophones évoluent souvent de manière séparées, plusieurs initiatives viennent décloisonner ces milieux : pensons par exemple aux soirées de lecture Resonance1. Organisées par la poète Klara du Plessis, elles sont normalement réservées à des textes en anglais, mais deux d’entre elles ont été « bilingues » : l’écrivain Bertrand Laverdure y a entre autres présenté des extraits de son livre, Bureau universel des copyrights, dans leur version originale en français, puis Oana Avasilichioaei a lu ces mêmes extraits dans leur traduction. Pour Marie Darsigny, qui vend ses publications autoéditées par l’intermédiaire du site Etsy, comme pour les soirées Resonance, qui sont publicisées sur Facebook, Internet est un outil de diffusion essentiel, qui permet de rejoindre un public hétérogène.
II. New tab : choisir son identité
L’écrivain Guillaume Morissette, tout comme Marie Darsigny, est francophone. Il est d’ailleurs son éditeur chez Metatron. Contrairement à cette dernière, son œuvre, dont le Mile End est la toile de fond, est entièrement rédigée en anglais. Alors que cette décision soulève plusieurs interrogations, Morissette est prudent lorsqu’on lui demande d’expliquer les raisons qui la motivent. En entrevue, il répète que le choix de l’anglais tient d’une volonté de se réinventer à une époque où il était en manque de repères. Changer de langue lui aurait permis de mettre de côté plusieurs insatisfactions personnelles, de s’approcher d’une identité qui lui ressemble plus. Il mentionne également qu’il se sent en terrain miné lorsqu’on l’interroge sur ce choix, ajoutant que le fait d’écrire en anglais « was never a political statement, or was never intended to [be]2 ». Cette manière d’opérer relèverait, pour lui, d’une « commodité3 » alors qu’il lit principalement des auteurs s’exprimant en anglais et qu’il évolue dans un entourage anglophone. On pourrait bien entendu remettre en question la volonté de Morissette de se positionner hors du champ politique, en pointant le fait que d’écrire dans une autre langue que la sienne, en tant que représentant d’une minorité linguistique, ne peut être entièrement soustrait à plusieurs enjeux, surtout dans un contexte comme celui du Québec — c’est d’ailleurs la question linguistique qu’a choisie de creuser Daniel Grenier dans son article « Délier la langue » (Grenier 2015, 85‑91). En effet, l’absence de toute réflexion autour de débats concernant la langue, dans ses textes comme dans ses entrevues, est en soi parlante, et porte en creux la marque de ce que d’aucuns oseraient nommer « aliénation ». Par ailleurs, Grenier est le traducteur de l’anglais au français du roman de Morissette, qui a été publié en septembre 2016 chez Boréal, sous le titre Nouvel onglet. Dans les médias francophones, la réception critique de cette traduction met aussi l’accent sur le fait que l’auteur québécois d’expression française écrit en anglais. Par exemple, l’article de Dominique Tardif, dans Le Devoir, est un compte rendu du roman émaillé d’extraits d’une entrevue avec Guillaume Morissette. Tardif y rapporte les propos de Morissette, dans lesquels ce dernier associe son rapport aux langues à la métropole québécoise : « À Montréal, je peux avoir une identité fluide, pas entièrement francophone et pas entièrement anglophone, un genre de “peu importe-phone” » (Tardif 2016). 
Or ces remarques sur la langue dans Nouvel Onglet, si elles soulèvent des problématiques pertinentes, voilent tout de même l’une des fonctions majeures de l’utilisation de l’anglais au sein de la pratique de Morissette, où le rôle de l’écrivain n’est pas restreint au seul travail sur le texte. Ainsi, la question de la langue est identitaire dans son travail, car elle représente aussi une manière d’embrasser la culture littéraire anglophone, dans laquelle, dit-il, il ne se reconnaît pas entièrement : « I definitely feel more kinship with Internet people than with Canadian writers, just because Internet people’s sensibilities seem closer to mine » (« Between the Pages : Straddling the Language Divide » 2014). Cette recherche d’une sensibilité commune, d’affinités électives est au cœur de la pratique de Morissette, qui se veut tournée vers l’autre, et constamment nourrie d’interactions. Si on tentait la comparaison, on pourrait voir en Guillaume Morissette l’équivalent, sur la scène littéraire anglophone montréalaise, d’un Mathieu Arsenault. Ce dernier, auteur de La vie littéraire, entretient également un blogue, Doctorak, Go ! Il anime de surcroît chaque année le Gala de l’Académie de la vie littéraire, où on souligne le travail d’écrivains qui n’ont pas un grand rayonnement médiatique. Pour Guillaume Morissette fait foi de ce désir d’animer la scène culturelle l’organisation de plusieurs lectures, à Montréal, mais également à Toronto et ailleurs. Comme Arsenault, il a fondé en 2015 la remise d’un nouveau prix littéraire, The Metatron Prize, dans le cadre de son travail d’éditeur4.
Cet aspect rassembleur du travail de Morissette se vérifie également au travers des liens qu’il a établis sur Internet avec d’autres écrivains. C’est en anglais que Morissette a pu communiquer en ligne à partir de 2010 avec des auteurs qui auront une influence profonde sur son travail : il les rencontrera en chair et en os beaucoup plus tard lors de visites à Edmonton, à Toronto et à New York. Ces écrivains forment une communauté qui a été, depuis, secouée par plusieurs scandales, celle de l’alt lit (pour alternative literature). Pour Francesca Hilton, qui animait l’emblématique site altlitgossip.com,
alt lit is a group of writers gathering in a variety of virtual and real hangouts to share poetry, ideas and stories. […] They are netizens because a requirement of alt lit is that you have some sort of online presence […]. They are alt lit because the general spirit of their association is writerly and poetic.(Shapman 2012)
Si plusieurs querelles de clocher ont eu lieu, notamment à savoir si le nom alt lit décrit un courant littéraire ou plutôt une communauté, on peut tout de même en dégager plusieurs traits caractéristiques : il s’agit d’un groupe d’auteurs de différentes nationalités se regroupant autour de certaines plateformes d’échange, publiant leurs textes en ligne. Dans leurs écrits, plusieurs motifs sont directement inspirés ou calqués d’Internet, par exemple les reproductions de clavardage ou les captures d’écran. On privilégie une production basée sur le DIY (acronyme de do-it-yourself), qui favorise l’autoédition, et, lorsque les textes sont édités en format papier, les maisons d’édition émergentes. On observe également une récurrence de textes centrés sur l’intériorité du sujet et sur l’expression de ses émotions. Si l’alt lit a connu ses heures de gloire jusqu’en 2012, peut-être, de moins en moins de gens s’en réclament alors que plusieurs figures de proue du mouvement se sont fait accuser d’agressions sexuelles sur des mineures : leur statut de vedettes médiatiques aurait été instrumentalisé afin d’abuser de jeunes filles. Morissette a écrit dans Maisonneuve en octobre 2014 son oraison funèbre (Morissette 2014b), arguant sa mort et critiquant le fait qu’il a fallu autant de temps avant qu’on prenne la parole afin de dénoncer les actions abjectes de Tao Lin ou de Steve Roggenbuck. Il n’en demeure pas moins que ses rencontres avec plusieurs personnes associées à cette communauté ont été névralgiques dans son parcours et ont orienté sa production. Dazed & Confused, le magazine britannique connu pour être à l’affût des tendances, a d’ailleurs nommé Morissette le poster kid de l’alt lit au Canada.
III. Internet, communauté et solitude
Tout comme certains autres écrivains associés à ce mouvement, Morissette écrit majoritairement des textes autobiographiques, qui prennent racine dans son quotidien. Dans New Tab (Morissette 2014a), un jeune Montréalais francophone décide de changer progressivement de vie et d’utiliser l’anglais « as a primary language » (Morissette 2014a, 13), comme langue de communication de base. Le titre même du roman, Nouvel onglet, pour reprendre celui de sa traduction, parle d’une volonté de faire table rase : lorsqu’on ouvre une nouvelle page sur son ordinateur, cette page est vierge et aucune information n’y figure. Un nouvel onglet ne possède pas le pouvoir d’effacer ceux qui ont été ouverts avant lui. Il s’ajoute plutôt aux pages antérieures. Il n’en demeure pas moins qu’il recèle le pouvoir de recommencer, une nouvelle fois, un autre pan d’un parcours sur Internet ; c’est à soi que revient la responsabilité d’y inscrire l’adresse vers laquelle on désire être dirigé. En ce sens, le titre évoque à la fois le devoir de multitasking de la vie actuelle et la difficulté à se concentrer sur une seule tâche. Ce titre métaphorise aussi le besoin de renouveau du personnage. S’il ne peut pas faire abstraction que sa langue maternelle est le français, il possède tout de même la possibilité d’entamer un nouveau chapitre de sa vie, où il parlera la langue qu’il désire ; cette nécessité est enchâssée à un terme emprunté à Internet. Sous l’appellation de « nouvel onglet » se retrouvent donc deux des thèmes chers à Guillaume Morissette : une réinvention de soi qui passe par l’adoption d’une autre langue que la sienne, et Internet et ses représentations.
À plusieurs autres reprises dans le roman, d’une manière similaire, des vocables issus du numérique s’infiltrent dans un contexte où on envisage une nouvelle existence, comme lorsque Thomas, le narrateur, affirme qu’il désire « reset [his] life » (Morissette 2014a, 21), renvoyant bien sûr à la fonction de « réinitialisation ». À un autre moment, il médite en ces mots : « I thought, I suck, my personality sucks, I wish I could photoshop my personality » (Morissette 2014a, 70). Les possibilités données par le numérique apparaissent comme tellement puissantes qu’elles en deviennent presque envahissantes ; on imagine que certaines fonctionnalités qui s’appliquent à des objets très concrets peuvent être employées à la vie du personnage afin de la rendre plus tolérable. Ce n’est pas seulement un téléphone défectueux qu’on veut réinitialiser ou une photo qu’on veut retoucher à l’aide d’un logiciel, mais bien l’existence même, et le constat de la faillibilité de ce désir est une déception, celle de la capacité d’action restreinte de la technologie. Si ces outils simplifient de si nombreux aspects de la vie quotidienne, pourquoi ne peuvent-ils pas dénouer la sensation de mal-être de Thomas ? Cette inadéquation entre le pouvoir énorme que recèlent les ordinateurs et leur incapacité à effacer le spleen est ressentie à d’autres occurrences, notamment lorsque le narrateur exprime sa volonté de faire corps avec son ordinateur : « I felt severly tired, wanted to squeeze my face between the letters J and K on my keyboard » (Morissette 2014a, 60‑61). Là également, son fantasme de miniaturisation, qui lui permettrait de se glisser à même son clavier pour se soustraire à la fatigue, n’est pas réalisable : Internet apparaît comme une option hautement fantasmée afin de pouvoir panser certains maux, mais son absence de pouvoir quant à répondre à certains besoins du personnage est tout de même patente.
Le numérique n’est pas toujours faillible, chez Guillaume Morissette, tant s’en faut. L’aspect communautaire d’Internet, alors qu’il permet de faire des rencontres qui n’auraient jamais eu lieu si ce n’était des réseaux qu’il met est place, est fréquemment mis en relief dans ses écrits. De plus, les modes de sociabilités, comme Facebook, Twitter, Gmail apparaissent comme les principaux vecteurs de communication entre les personnages. « The subtext of the Internet : you are not alone » (Morissette 2014a, 37), affirme par exemple le personnage principal de New Tab ; ses relations interpersonnelles, souvent commencées sur Internet, se déroulent également beaucoup par courriel ou sur l’outil de clavardage de Facebook. Même si le personnage de Thomas sort constamment dans des fêtes, on indique souvent qu’il y parle peu, qu’il est gêné, intimidé. Parce qu’il n’arrive pas à être aussi pertinent qu’il le souhaite, il préfère le silence. Bien qu’avide de reconnaissance sociale, il est maladroit pour capter l’attention des gens et se retrouve souvent seul, incapable de nouer des liens : c’est réellement sur Internet que se déroulent ses conversations les plus substantielles, ce qui constitue un topos d’une certaine littérature contemporaine. On mentionne par ailleurs qu’il n’aime pas parler au téléphone, préférant utiliser les textos, ce qui ajoute à l’idée qu’il préfère les conversations en différé plutôt qu’en temps réel. De Alexandre Soublière dans Charlotte Before Christ (Soublière 2012) à Mira Gonzalez dans I Will Never Be Beautiful Enough to Make Us Beautiful Together (Gonzalez 2012), plusieurs voix font état de cette difficulté à énoncer, dans une conversation face à face, une pensée exacte. Tout comme chez Guillaume Morissette, on y lit une préférence pour les différentes plateformes de communication numériques puisque ces dernières autorisent qu’on peaufine sa répartie en n’exigeant pas qu’on réponde immédiatement à son interlocuteur, du tac au tac. Ces conversations aux délais décalés permettent aux locuteurs d’être au meilleur d’eux-mêmes, enfin.
L’incipit de New Tab, en ce sens, est exemplaire de la manière dont se déploient les communications entre les personnages. Le roman s’amorce alors que Thomas revêt les attributs d’un outsider. Si Morissette considère qu’il en est un comme francophone dans un univers anglophone, ses personnages, me semble-t-il, deviennent également des outsiders lorsqu’ils épient sur les médias sociaux des gens qu’ils ne connaissent pas encore : dès les premières lignes de New Tab, Thomas se sert de Facebook afin d’aller espionner un garçon qui, l’espère-t-il, sera son prochain colocataire. Ce jeune homme, Brent, a publié sur le site de petites annonces en ligne Craigslist la publicité d’un appartement qui l’intéresse. Son profil Facebook lui permet de comprendre à qui il aura affaire, de peser le pour et le contre de leur future cohabitation et de voir ce qu’ils auront en commun ; en bref, de voir s’ils appartiennent à un milieu aux codes similaires. Cette scène est centrale, puisqu’elle montre Thomas qui visite un site, Craigslist, majoritairement fréquenté par des anglophones. Il ne désire plus vivre dans son ancien appartement en compagnie de francophones et finira effectivement par habiter avec Brent et ses autres colocataires. Ce changement de lieu de résidence est le moment où s’enclenche la formation de sa nouvelle identité alors qu’il cesse d’être entouré de francophones pour réellement s’immerger dans la culture anglophone.
Lors de première visite de l’appartement de Brent, alors qu’il envisage d’y habiter, parmi les éléments qui viennent sceller le déménagement de Thomas, deux retiennent l’attention : d’abord, le fait que l’une des colocataires, s’inquiétant du fait que Thomas est francophone alors que personne dans l’appartement ne parle français, s’aperçoit, en discutant avec lui, de son bilinguisme. Lors de correspondances écrites sur Internet, aucun accent ne peut être distingué, ou alors difficilement, dans certaines structures de phrases, peut-être. Cette importante caractéristique aide également à penser cet espace comme pouvant être investi selon la subjectivité du sujet, afin d’être soustrait, s’il le souhaite, aux impératifs identitaires auxquels le confine sa langue ou son lieu d’habitation : la langue anglaise est, sinon le dénominateur commun d’Internet, au moins une façon de le fédérer. Ensuite, ce qui permet de séduire définitivement Thomas dans cet appartement est le fait qu’Internet y est gratuit, un des réseaux wi-fi du voisinage étant disponible sans mot de passe, ce qui est, dit-on, « too good to be true » (Morissette 2014a, 15) ; cela marque bien toute la valeur accordée à la navigation. Toujours au début du roman, alors qu’on lui demande s’il connaissait ses colocataires avant d’emménager, Thomas répond : « No, I was from Craigslist as if Craigslist was my place of birth » (Morissette 2014a, 40). Avancée comme une boutade, cette association entre Craigslist et naissance n’est pas incorrecte pour autant. En effet, en lui donnant l’occasion de rencontrer ses nouveaux colocataires, qui deviendront ses amis, ce site lui a ainsi permis de se défaire de son ancienne peau, comme la mue d’un ancien soi devenu trop étroit, qui ne parlait plus la langue dans laquelle il se reconnaissait. Car Internet agit comme ce qui permet de cimenter la communauté qui se construit dans New Tab. En 2015, l’écrivain anglo-québécois Pasha Malla a publié au New Yorker un article qui s’intéresse à la traduction et à la réception, souvent absente et compliquée, des écrivains francophones dans le Rest of Canada. Il réitère un poncif lorsqu’il s’agit d’observer les groupes linguistiques au pays, à savoir que « the dynamic between Canada’s Francophone and Anglophone communities remains less one of cohesion than indifference and estrangement » (Malla 2015). Les rapports qui s’entrelacent entre la langue et l’utilisation du numérique dans New Tab permettent de nuancer ces propos de Malla : si la solitude reste au cœur des préoccupations de Morissette, ce n’est pas celle provoquée par le choc entre deux cultures linguistiques, mais bien celle que ressent fréquemment tout individu lorsqu’il est face à son écran d’ordinateur, qu’il parle le français ou l’anglais.
Dans New Tab, les références à la ville de Montréal sont nombreuses. Thomas, le protagoniste, se rend par exemple chez Chapters, la librairie anglophone du centre-ville. Il visite des bars du Mile End, va dans des fêtes un peu partout dans la ville. À ce décor se superpose un autre espace omniprésent, numérique. Dans ce lieu, Thomas évolue également d’une manière qui rappelle la pérégrination, se mouvant par circonvolutions, essais et erreurs : les médias sociaux lui permettent d’aller vers l’autre comme lui rappellent souvent sa solitude, sa difficulté à entrer en contact avec ceux qu’il désire. La réalité de la métropole chevauche celle de Facebook, Twitter et tutti quanti ; Thomas remarque souvent le bruit de la cité, du klaxon des voitures, par exemple, mais également celui que font les notifications qui lui rappellent qu’un nouveau message est arrivé dans sa boîte de courriels. Ainsi, il me semble qu’on peut lire le numérique comme faisant partie du « tiers espace » que décrit Sherry Simon, en ce sens qu’il participe à la réalité urbaine, et crée un lieu de communication qui modifie le rapport aux langues tel qu’il a déjà existé : la dichotomie qui a prévalu entre l’anglais et le français devient désuète puisqu’elle est sciemment défaite du politique, auquel elle était autrefois associée. Il s’agit d’abord, dans l’univers de Morissette, de communiquer dans une langue qui lui permet de subsister dans le lieu du réel où il est le plus à même d’être authentique : si on ne peut pas dire que Montréal est périphérique à ce rapport aux lieux, puisqu’elle en est également le siège, c’est réellement face à son ordinateur que son personnage apprend à composer avec lui-même. En ce sens, New Tab apparaît comme un nouveau paradigme du Bildungsroman, où le numérique devient l’outil privilégié d’expérimentation du soi. Dans la constellation de la littérature québécoise contemporaine, il s’agit sans doute d’une première ; c’est bien là que se joue tout le caractère novateur de Morissette.
Bibliographie
« Between the Pages : Straddling the Language Divide ». 2014. https://www.youtube.com/watch?v=JNclQKml8Ds.
Gauvin, Lise. 2000. Langagement - L’écrivain et la langue au Québec. Montréal: Boréal.
Gonzalez, Mira. 2012. I will never be beautiful enough to make us beautiful together. New York: Sorry House.
Grenier, Daniel. 2015. « Délier la langue ». Nouveau Projet, Essai,, nᵒ 7:85‑91. http://edition.atelier10.ca/nouveau-projet/magazine/nouveau-projet-07/delier-la-langue.
Malla, Pasha. 2015. « Too Different and Too Familiar: The Challenge of French-Canadian Literature ». The New Yorker. http://www.newyorker.com/books/page-turner/too-different-and-too-familiar-the-challenge-of-french-canadian-literature.
Morissette, Guillaume. 2014a. New tab. Montréal: Véhicule Press.
Morissette, Guillaume. 2014b. « Alt Lit : A Eulogy ». Maisonneuve, octobre. https://maisonneuve.org/article/2014/10/30/alt-lit-eulogy/.
Morissette, Guillaume. 2015. « Running a Small Press in 2015 by Guillaume Morissette ». Quebec Writers Federation writes. https://qwfwrites.wordpress.com/2015/04/24/running-a-small-press-in-2015-by-guillaume-morissette/.
Scott, Gail. 1987. Heroine - [a novel]. Toronto: Coach House Press.
Shapman, Eleanor. 2012. « Contemporary Literature’s Nouvelle Vague: Interview with Frank Hinton ». The Oxford Student. http://oxfordstudent.com/2012/12/26/contemporary-literatures-nouvelle-vague-interview-with-frank-hinton/.
Simon, Sherry. 2013. Villes en traduction. Montréal: Presses de l’Université de Montréal. http://www.pum.umontreal.ca/catalogue/villes-en-traduction.
Soublière, Alexandre. 2012. Charlotte Before Christ. Montréal: Boréal.
Tardif, Dominic. 2016. « Vadrouille en ville avec Guillaume Morissette ». Le Devoir, septembre. http://www.ledevoir.com/culture/livres/480660/vadrouille-en-ville-avec-guillaume-morissette.
 Ces soirées de lecture ont lieu au café Resonance, situé au 5175A, avenue du Parc, à Montréal, en plein cœur du quartier Mile End, et sont tenues une fois par mois depuis 2013.↩
 Propos tirés de l’entrevue menée par Dimitri Nasrallah dans le cadre de l’émission « Between the Pages : Straddling the Language Divide » (« Between the Pages : Straddling the Language Divide » 2014).↩
 Dans l’entrevue (« Between the Pages : Straddling the Language Divide » 2014), il évoque le terme « convenience », que j’ai librement traduit ici.↩
 Arsenault et Morissette partagent ainsi ce désir de créer des prix qui permettent d’offrir une plus grande visibilité à un écrivain. Les prix d’Arsenault sont remis lors d’une soirée qui pastiche le faste de soirées plus institutionnelles. Morissette décerne à un jeune écrivain un prix de 150$ accompagné d’une publication chez Metatron. À ce propos, consulter Morissette (2015).↩