Le Tour de France, autrement dit, est un mouvement complexe de purs signifiants, un langage, qui dit moins le réel qu’il ne le crée : une fiction.
Christian Prigent, Six jours sur le Tour
L’enjeu de cet article sera de comprendre certains processus dans la dramaturgie du spectacle sportif à partir de sa mise en œuvre pratique, en prenant le cas du sport cycliste à un moment où la télévision (française) invente sous les yeux des spectateurs des formes nouvelles de présentation, narration, constitution de l’événement. Le cyclisme est un modèle intéressant par ses propriétés physiques ; car l’itinérance et la dispersion de l’action sont lourdes de conséquences : d’abord la composition technique du reportage est très complexe ; mais dans un deuxième temps la construction narrative du reportage, polyphonique et polymédiatique, mobilise et mixe langages et modèles pour proposer une combinaison originale.
L’hypothèse défendue ici sera que l’ensemble du discours audio-visuel se construit pour cerner un centre vide et qui doit le rester : comme la réalisation de l’exploit mythologique, celle de l’exploit sportif n’est pas compréhensible ; comme la supériorité du héros mythologique, la supériorité du champion n’est pas explicable ; comme la dégradation d’une divinité, la défaillance du champion n’est pas concevable. Toute la dramaturgie du reportage1 est concertée pour ne pas combler tout à fait cette triple lacune — y compris à l’époque où les progrès techniques permettent au nouveau médium de se prévaloir auprès des nouveaux adeptes d’un accès à l’événement dans sa totalité. L’invention littéraire des médias ne modifie pas les enjeux de la médiation : elle en complique les ruses.
Dans les années 1970, la télévision française suit de plus en plus et de mieux en mieux les courses cyclistes, en particulier le Tour de France. Le document ci-bas est emprunté à un magazine au tirage de plus 2 500 000 exemplaires. Il s’agit de la double page consacrée chaque jour par l’hebdomadaire à l’émission la plus importante du jour (et c’est donc le commencement du Tour). Soulignons qu’exceptionnellement cette double page ne vise pas ce qu’on pourrait appeler un contenu, mais la manière dont on va le construire. Les disponibilités techniques augmentent2 : elles génèrent de nouvelles modalités collectives de construction de l’événement dont nous allons examiner quelques aspects.
I. Exploiter la structure pré-narrative de l’expérience pour pré-figurer l’action.
Le traitement de l’événement exploite sa prévisibilité / prélisibilité à travers une mosaïque de narrations préfiguratives. Il s’agit de développer ce que Paul Ricœur appelle la « structure pré-narrative de l’expérience »3 qui cherche à se mouler dans des récits. Est donc toujours soigneusement pré-figurée une action dont le décor et la chronologie sont déjà fixés (une course cycliste dont les dates, le parcours et les personnages sont connus depuis plusieurs mois). Pour tester ce processus, nous avons choisi une articulation importante de l’histoire du cyclisme — en considérant qu’on peut mesurer précisément la force d’un dispositif au moment où il est menacé. À cet égard, le Tour de France 1975 fournit un matériau idéal : le plus grand champion de tous les temps, Eddy Merckx, règne sur son sport depuis 1966, et se trouve en passe de remporter un sixième Tour de France, s’emparant du même geste du record des victoires sur cette épreuve. Au cours de la 15ème étape, le favori attaque, s’isole à l’avant de la course, distançant la moto-caméra — de sorte que les commentaires se prolongent à l’aveugle, tandis qu’il subit hors-champ une grosse défaillance qui ruine l’exploit en contredisant la narration.
La préfiguration de l’événement est elle-même déjà polyphonique : avec le principal périodique consacré à ce sport, Miroir du cyclisme, on peut constater que, les mois précédant le Tour, se multiplient des récits anticipés, sur plusieurs supports et suivant plusieurs modèles énonciatifs (photographie / caricatures / analyses / entretiens), qui proposent une constellation de récits hypothétiques et incompatibles entre eux. Ces récits prennent forme textuelle à travers la présentation des personnages, ou bien un résumé de l’argument.
Ils prennent également une forme photographique : la couverture du numéro 203 anticipe sur la victoire de Bernard Thévenet en détournant une image d’une autre course — anticipation et falsification se conjuguent pour raconter par avance.
Sur cette image barrée, aux avant-postes d’un groupe présentant les principaux acteurs du cyclisme international, Bernard Thévenet se tient aux côtés de Joop Zoetemelk et Luis Ocana, et devant Michel Pollentier, Raymond Poulidor et Eddy Merckx (en retrait à droite). Il porte le maillot de leader du critérium du Dauphiné Libéré, qui a eu lieu début juin et qui passe pour un bon exercice préparatoire, autrement dit une répétition du Tour de France. Le maillot du leader est presque du même jaune que celui du leader du Tour de France — et le liseré bleu qui ceinture le tricot n’est pas visible sur cette image. Pour le profane, cette photographie est sans doute innocente et univoque ; mais pour le connaisseur du cyclisme, elle est très ambiguë — évidemment choisie pour rendre compte du passé en formulant une hypothèse sur l’avenir. La couverture du numéro suivant — publié après neuf jours de courses — est plus prudente.
Bien entendu, entre texte et image, tous les rapports de proportions sont représentés ; ainsi, des photographies fortement légendées contribuent à la préfiguration de l’événement, quand on utilise par exemple le découpage d’un récit au passé (le Dauphiné) comme storyboard potentiel de la course à venir.
Enfin, des dessins fortement textualisés inscrivent l’événement dans une perspective historique : en l’occurrence, une caricature de René Pellos, auteur des Pieds nickelés et collaborateur très précieux du périodique parce que son médium et son talent lui autorisent des synthèses très puissantes et très précises, interdites à la photographie par exemple. Entre parenthèses, le titre du dessin renvoie au film de Claude Sautet, Vincent, François, Paul et les autres, sorti le 2 octobre 1974 sur les écrans français.
On observe donc à travers ces anticipations que le matériau de construction du récit est très hétérogène ; mais il faudrait être plus systématique pour montrer comment toutes les hypothèses sont envisagées, et hiérarchisées selon un système très réglementé (combinant expertise des résultats, fantasmes collectifs, développements mythologiques, etc.) ; on pourrait alors faire apparaître comment l’avenir modélisé sur le passé peut tout de même se détacher du passé, et l’action — du récit de l’action. Le processus est — littéralement — théorisé dans cette image du prologue ci-dessous. Dans cette photographie, le champion sort d’une image encadrée (un tableau) pour passer à l’action. Cette image est utile pour décrire une tension structurante dans l’Histoire de l’art : de la photographie à la réalité, des arts plastiques à la poésie, du Laocoon au poème de Virgile4, de l’espace au temps. L’image est importante aussi pour résumer les enjeux de ce sport dont la légende se développe sur un trajet reliant les représentations pré-construites à leur mobilisation par l’événement. Dans un autre langage, le médium travaille essentiellement sur le brouillage d’une distinction : entre la fonction d’ancrage et la fonction relais du texte au regard de l’image, il s’agit de bâtir une fiction.5
Observons à présent dans le temps de l’événement la mise au point d’un dispositif. Dans le temps de l’action, qui se déroule enfin, les modalités du récit se modifient, mais son fractionnement se confirme d’une autre manière (voir image 1 : dispositif technique). Le dispositif énonciatif démultiplie les sources d’information et les sites de traitement en distinguant les différents matériaux (son / image), les différents vecteurs (différentes sortes d’ondes), les différentes instances de perception / de narration. Tous ces éléments distincts se combinent pour faire le récit audio-visuel sans jamais construire de foyer de perception unitaire, sans jamais construire de voix narrative unitaire non plus.
Notons que les étapes de montagne compliquent le circuit, et cette quinzième étape (Nice-Pra Loup) augmente encore cette complexité : la bataille que se livrent les champions ce jour-là a éparpillé les coureurs dans la montagne, de sorte qu’il est presque impossible d’avoir une vue synthétique et d’obtenir une compréhension sûre de la course. Reste que le reportage télévisé présente au téléspectateur des plans d’ensemble pour poser le décor de l’action : des graphiques qui donnent la mesure et la compréhension des difficultés à affronter en superposant saisie analogique / alphabétique / schématique de l’épreuve. Cependant une moto caméra suit l’action de près (sans prise de son) dans les limites d’une réglementation qui lui interdit de se mêler aux coureurs : elle est donc toujours un peu en retard et ne montre jamais le geste décisif.
« Aveugle », une moto-son suit l’action d’un peu plus loin : son rôle est d’évaluer les rapports entre les coureurs éparpillés (sans image), et c’est Bernard Giroud (que l’on ne voit jamais) qui, convertissant en direct ce qu’il voit par les mots, alimente ce canal sonore du récit. Un hélicoptère surplombe l’action pour proposer des vues d’ensemble muettes et difficiles à ancrer (au sens de Roland Barthes).
Dans une cabine sur la ligne d’arrivée un narrateur principal (Daniel Pautrat) cherche à tresser ensemble les différents fils ou vecteurs du récit.
Notons que cette voix est elle-même divisée : le journaliste dialogue avec trois consultants postés à ses côtés (Roger Pingeon, Jean Jourden et Francis Ducreux). On aura reconnu les « experts » dont parle Walter Benjamin dans la première version de « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique »6 ; mais Daniel Pautrat dialogue également avec le reporter moto, et il dialogue enfin avec « la régie » — mystérieuse divinité interprétée par Jacques Laviron. Enfin, des plans de coupe permettent de faire transition au moment des ruptures de faisceau.
Jamais la polyphonie ne se résorbe : les différents canaux mêlent leurs eaux continûment, selon un mixage variant continûment au fil de l’action. Il s’ensuit que le téléspectateur peut voir Eddy Merckx échappé tout en écoutant Daniel Pautrat (cabine sur la ligne d’arrivée) discuter avec Bernard Giroud (sur une moto ailleurs sur la route) d’un groupe d’attardés que personne ne voit. Le dispositif est parfaitement rodé, de sorte que le spectateur ne perçoit pas forcément sa déficience constitutive, mais très certainement la précarité de son propre rapport à l’action : on peut sans grand danger faire l’hypothèse que pour le spectateur la constitution du récit est un enjeu aussi fort que l’action elle-même. De fait son et image sont toujours disloqués (ils ne prennent pas source au même endroit), présentant l’événement, paradoxalement, comme une reconstitution en direct — ou le chantier d’une reconstitution en direct puisqu’aucune instance n’est en capacité d’unifier le récit. De cette confusion rigoureusement paramétrée, le modus operandi sera perturbé par un événement qu’il faut bien qualifier d’incroyable, puisqu’il ne sera pas cru, ni même enregistré : la caméra et les reporters passent devant Eddy Merckx défaillant sans le voir, ce qui revient à dire que l’événement le plus important de la décennie est éclipsé — littéralement par rien, mais… en eurovision.
On est alors en position de se demander si cet évitement est (seulement) accidentel, ou bien réalise une potentialité constitutive de la représentation ; en position de se demander par conséquent si l’on assiste à la ruine du dispositif, ou au contraire à son accomplissement.
II. La ruine d’un dispositif — ou son optimisation ?
La description du circuit des images et du son nous fait pencher plutôt vers la seconde hypothèse : ce n’est pas ce qui nous est montré qui nous intéresse mais ce qui nous est dérobé, et c’est la difficulté de cerner l’invisible qui mobilise notre attention. Dans les temps forts de l’action, il n’y a presque plus rien à voir, presque plus rien à entendre, sinon des bribes, des fragments éparpillés, voire seulement des traces ou des indices (au sens de Charles Sanders Peirce)7 : ce qui compte se passe hors-cadre, hors-champ, et la constitution de l’action doit être finalisée par le spectateur, dont on a compris que le « travail » de construction est important. Notons que le rapport du spectateur à l’action, comme l’organisation générale de la compétition cycliste (peloton) rappelle le jeu de la bobine (Sigmund Freud)8 : on s’en approche (fort) ; on s’en distancie (da), à cette différence près que le spectateur ne maîtrise pas le jeu. Ce processus est activé dans le cadre (on cherche à distinguer les personnages masqués) et dans le mouvement de la caméra (les travellings rembobinent en cherchant à récupérer les coureurs). Au moment où Eddy Merckx démarre au sommet du col d’Allos, la dislocation du foyer de perception, et les lacunes de mise en place (la caméra doit se tenir derrière le groupe de tête) ont cette conséquence : l’action principale n’est pas vue, ni entendue, et moins encore racontée. S’il est expérimenté, il appartient donc au spectateur de rétablir en temps réel ce qui se passe, à partir des indices prélevés dans l’image. Ainsi est-il difficile d’interpréter d’abord comme une attaque la disparition d’Eddy Merckx de l’écran.
C’est seulement quelques secondes plus tard que des indices s’inscrivent dans l’image : le retrait d’un équipier du Maillot Jaune (Joseph de Schoenmacker bord cadre à droite ne mène plus, parce que son leader a pris l’initiative).
L’animation des coureurs qui se mettent en danseuse laisse comprendre ce qu’on ne voit pas. Il serait abusif de donner au téléspectateur un rôle véritablement actif (conscient et intentionnel) dans sa lecture de l’image : ce sont sans doute principalement des « traitements ascendants » de l’information qui prévalent dans le déchiffrement, selon des compétences acquises au fil du temps et en quelque sorte automatisées9. Dans un deuxième temps, la moto caméra coulisse jusqu’à Bernard Thévenet, avant de rattraper Eddy Merckx en fin d’escalade.
Mais la bobine se déroule de nouveau : Eddy Merckx descendant trop vite pour les motos se soustrait à la vigilance de la caméra.
C’est un moment décisif pour l’instruction de la légende ; car lorsque le maillot jaune disparaît du champ de vision (caméras), une prodigieuse performance rhétorique se met en œuvre pour raconter ce qu’on ne voit pas et qui n’aura jamais lieu : la sixième victoire d’Eddy Merckx dans le Tour de France consistera pour toujours dans cette éphémère performance littéraire.
Alors que toutes les conditions d’une relation sans défaut de l’événement sont rassemblées, mises en œuvre et vantées (dans la presse comme on l’a vu), l’événement se soustrait au regard (et à la narration « en direct ») et sollicite immédiatement l’imagination : ce qui s’est passé ne sera pas montré (à aucun moment) ; ce qui s’est passé ne sera pas dit ; le narrateur délégué se trompe de personnage et raconte autre chose. Cependant il s’agira quand même de combler l’absence par du récit : mise en scène de cette manière, l’action sportive nous ramène aux origines de tout récit en optimisant certaines de ses possibilités10.
Au moment où Eddy Merckx s’isole en tête de la course, conformant l’avenir de l’action au passé de sa légende, la narration et les figures de style sont actionnées selon le scénario le plus vraisemblable ; ce qui n’est pas vraisemblable ne sera pas traité comme vrai ; ce qui n’est pas prévu ne sera pas vu : la défaillance d’Eddy Merckx ne sera pas enregistrée par les caméras qui sont pourtant des machines. Mais reprenons le fil du direct. Concrètement, après la descente la caméra récupère les coureurs un par un. Pour commencer elle reprend Felice Gimondi ;
puis un plan d’hélicoptère nous montre Eddy Merckx sans qu’on puisse vraiment le localiser ;
mais une rupture de faisceau désorganise le reportage,
qui cède la place aux images fixes de la montagne. Enfin, l’image revient sur Bernard Thévenet, outsider dont personne ne sait où il est exactement.
À partir de ce moment-là, les narrateurs disposent les personnages dans l’espace et dans le temps selon des coordonnées hypothétiques ; ils pensent que Thévenet est encore derrière Merckx, et cette erreur provoque un écart entre le vraisemblable (qui se dit) et le vrai (qui se voit), un écart entre la figuration et l’action : ainsi l’image ci-dessous nous montre Felice Gimondi (maillot bleu) tandis que le commentaire de l’image désigne Eddy Merckx (maillot jaune).
Soulignons qu’en cette occurrence l’événement principal n’a pas été vu ni filmé : le tombeau d’Eddy Merckx est vide, et les récits de rattrapage vont intervenir pour couturer le tissu déchiré des faits. Concrètement, le narrateur principal essaiera de rattraper son erreur à l’antenne : « J’avais bien reconnu que ce n’était pas Merckx tout à l’heure qui était là devant, corrige-t-il, mais je ne voulais pas y croire… On se tapait du coude avec Roger Pingeon, on se disait “mais c’est pas Merckx”, et c’était bien Felice Gimondi, mais on se demandait pourquoi […] » Plus tard, un récit rétrospectif établira la déchéance de l’être supérieur redescendu sur Terre. 
Conclusion
Nous avons tenté ici d’articuler deux chronologies en choisissant d’une part un moment important dans l’histoire d’un média : au début des années 1970 la télévision française commence à prendre plus résolument le relais de la presse écrite et radiophonique pour « retransmettre » les événements sportifs — en faisant de ces reportages à la fois un laboratoire des nouvelles techniques et une vitrine publicitaire des compétences nouvelles. En choisissant d’autre part une articulation majeure de l’histoire d’un sport, nous nous sommes mis en position de faire apparaître conjointement les propriétés spécifiques du média émergeant et les enjeux de la médiation : soit la mise en récit d’un événement majeur.
Pour commencer, on a pu observer à travers plusieurs livraisons d’un périodique spécialisé comment les journalistes et maquettistes travaillent à légender les événements passés tout en procédant au désancrement des documents photographiques (de leur fonction dénotative) afin de leur permettre de scénariser / préfigurer les événements à venir. En l’occurrence on a pu voir comment le média (magazine) exploite la combinaison des codes (texte / image) pour constituer un genre difficile à définir (entre reportage, historiographie, récit prédictif, etc.) : on peut quand même penser que certains supports s’emploient à faire de l’histoire en temps réels (une analyse plus précise de l’organisation du magazine visé permettrait de le montrer facilement).
Dans un deuxième temps, l’analyse de la retransmission en direct à la télévision de la quinzième étape du Tour de France 1975 a permis de faire surgir la très grande complexité du reportage : multipliant relais et canaux, le flux audio-visuel se construit d’hypothèses et de corrections, pour produire un récit collectif d’une très haute créativité, dont l’enjeu est précisément la constitution du récit en direct. Cependant entre arts plastiques et poésie, entre la photographie d’Eddy Merckx et sa mise en action, entre la statue de Laocoon et le poème de Virgile, on a pu l’éprouver également : l’action centrifuge se dérobe constamment à la représentation et les nouvelles possibilités du média n’y changent rien, elles contribuent au contraire à la mise en scène de ce dérobement. En effet l’extrême complexité du reportage dramatise puissamment l’effort panique de constitution du récit, autrement dit l’échec de la compréhension directe : rien de direct dans le direct.
Les incidents techniques et les circonstances de course ont donc permis de le mettre en relief : alors que les nouvelles modalités d’énonciation nous promettaient une vision totalisante de l’action, la mise en crise du reportage télévisuel nous reconduit aux origines du récit dans notre culture, en reconstruisant peut-être au passage un rapport contemporain au sacré. Car le mythe est constamment menacé par l’Histoire, et la divinité redevient un homme dans une cérémonie très ambiguë : comme sa supériorité ([ses pouvoirs et ses qualités sont fixés depuis l’été 1969] d’inspiration divine), sa dégradation échappe à toute représentation demeure nimbée d’un halo de mystère (invisibilité / incompréhensibilité). Mais c’est un autre sujet…
Bibliographie
Allais, Alphonse. 2012. « L’Équipe raconte la grande histoire du Tour de France : Les Coulisses de l’organisation ». L’Équipe, no 44, 18 février.
Barthes, Roland. 1964. « Rhétorique de l’image ». Communications, no 4.
Benjamin, Walter. 2000. « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ». In Œuvres III, Collection « Folio ». Paris: Gallimard.
Ephraim, Gotthold. s. d. Laocoon, ou des frontières de la peinture et de la poésie. Collection « Sports et Sciences Sociales ». Paris: Hermann.
Freud, Sigmund. s. d. Au-delà du principe de plaisir. Traduction de Samuel Jankélévitch. Paris: Payot.
« Indice ». 2002. In Dictionnaire de linguistique. Paris: Larousse.
Mallarmé, Stéphane. 2003. « Crise de vers ». In Divagations, Œuvres complètes II. Paris: Bibliothèque de la Pléiade.
Marin, Louis. 1973. « Du corps au texte : propositions métaphysiques sur l’origine du récit ». Esprit, no 423, avril.
Ricœur, Paul. 1983. Temps et récit I. L’intrigue et le récit historique. Collection « Sports et Sciences Sociales ». Paris: Seuil.
Schaeffer, Jean-Marie. 2015. L’Expérience esthétique. Paris: Gallimard.
Wille, Fabien. 2003. Le Tour de France : un modèle médiatique. Collection « Sports et Sciences Sociales ». Lille: Presses Universitaires du Septentrion.
On est tout de suite aux antipodes de « l’universel reportage » de Stéphane Mallarmé (2003, 212).↩
Les premières images filmées en 16 mm (à bord d’une moto) datent de juillet 1952 : acheminées en automobile, elles sont destinées au journal télévisé du lendemain. Le 08 juillet 1958 : 4 caméras fixes placées au sommet de l’Aubisque à proximité d’un car de retransmission permettent de réaliser le premier direct. Les progrès continuent jusqu’à 1968 (avec les débuts de l’Eurovision). Pour plus de détails, on peut consulter : L’Équipe raconte la grande histoire du Tour de France (Allais 2012, 30‑35). Voir aussi Le Tour de France : un modèle médiatique (Wille 2003).↩
Voir Paul Ricœur (1983) ; repris dans la collection « Points Essais », 1991, p. 142.↩
« Des objets, ou leurs éléments, qui se juxtaposent s’appellent des corps. Donc les corps avec leurs caractères apparents sont les objets propres de la peinture. Des objets, ou leurs éléments disposés en ordre de succession s’appellent au sens large des actions. Les actions sont donc l’objet propre de la poésie. » (Ephraim, s. d., 120) ; « Il est donc établi que le temps est le domaine du poète, comme l’espace est celui du peintre. » (Ephraim, s. d., 132)↩
Voir Walter Benjamin (2000, 87) pour la traduction de l’allemand par Rainer Rochlitz.↩
Distinction est faite, dans la terminologie de Charles Sanders Peirce, entre icône, indice et symbole : « L’indice est avec la réalité extérieure dans un rapport de contiguïté. Ainsi, on dira que la fumée est l’indice du feu ; contrairement au cas de l’icône, il n’y a pas ici ressemblance ; contrairement au cas du symbole, il n’y pas lien conventionnel. » (« Indice » 2002, 245)↩
On peut noter que dans la cinétique propre à la compétition cycliste, l’expression « faire l’élastique » renvoie à la situation instable d’un coureur qui, décroché du groupe de tête, le rejoint dans les temps de ralentissement, est de nouveau décroché, etc. Voir Sigmund Freud (s. d.). Sans forcément acquiescer aux développements du psychanalyste, on peut reconnaître que la mise en scène de l’action suscite un jeu de variations sur le degré de présence (da) et d’absence (fort) de ce qu’on nous promet. Il reste que la symbolisation de ce jeu ne se fait pas au même point.↩
Sur ce point voir par exemple Jean-Marie Schaeffer (2015).↩
Voir sur ce point le texte de Louis Marin (1973, 913‑28) ; repris dans De la représentation, p. 123-136] qui met en relation le corps et la narration : “Du corps au texte : propositions métaphysiques sur l’origine du récit” : Évangile selon Saint Matthieu : les femmes au tombeau du Christ : “une présence se manifeste par son manque et par la substitution à ce manque d’une parole”, Évangile : “je sais bien que vous cherchez Jésus, le Crucifié. Il n’est pas ici, car il est ressuscité comme il l’avait dit. Venez voir le lieu où il gisait, et vite allez dire à ses disciples : ‘il est ressuscité d’entre les morts, et voilà qu’il vous précède en Galilée. C’est là que vous le verrez.’ Voilà, je vous l’ai dit.” (Saint Matthieu : 28 ; 5-6)
À partir de ce constat le philosophe formule cette hypothèse : « Resterait à se demander si toute parole, tout récit en tant qu’acte de narration ou de production de l’opération transformatrice de l’expérience en discours ne résultent pas d’un tel manque, d’une défaillance lacunaire de l’expérience ; si le discours tout entier ne vise pas à combler ce manque originaire qui le produit et où il se produit pour le réduire […] » (Marin 1973, 130).↩