Si le mot selfie est d’abord apparu en 2002-2003 sur des sites internet de partage de photos, il ne sera intégré à l’Oxford English Dictionary qu’en 2013,1 date à partir de laquelle il connaît une plus grande circulation. Selon l’Office québécois de la langue française, un selfie est « un autoportrait fait à bout de bras, la plupart du temps avec un téléphone intelligent, un appareil photo numérique ou une tablette, généralement dans le but de le publier sur un réseau social »2. Les termes « égoportrait » et « autophoto » sont aussi recommandés. Dans les écrits sur le selfie, deux lieux communs sont évoqués de façon récurrente. D’une part, il y a une condamnation systématique du selfie comme pratique narcissique et pathologique (c’est d’ailleurs ce que sous-entend le terme « égoportrait ») ; d’autre part, le néologisme souligne la nouveauté supposée du selfie. Le selfie est associé à une exhibition du soi sur les réseaux sociaux, il est vu comme symptomatique d’un narcissisme contemporain, comme en témoignent ces titres d’articles : « The Growing Narcissism of Selfies » (Williams 2013), « Bienvenue dans l’ère des hypernarcissiques » (Chartier et Bousenna 2014) ou encore « Sharing the (Self)love : The Rise of the Selfie and Digital Narcissism » (Chamarro-Premuzic 2014). Dans L’Express, Claire Chartier et Youness Bousenna parlent autant d’« égocentrisme » que de « nombrilisme décomplexé » dont le selfie offre « le plus spectaculaire échantillon » (Chartier et Bousenna 2014). Tomas Chamorro-Premuzic utilise le même ton acerbe : « Welcome to the age of digital narcissism, a world of endless ostentation opportunities and unlimited bragging possibilities. Showing-off has never been easier and, ironically, more celebrated. » (Chamarro-Premuzic 2014) Selon ce dernier, les médias sociaux sont largement responsables puisque : « Instagram made selfie the word of the year, while Tinder – the ultimate dating tool for narcissists – and Snapchat – the bastion of ephemeral sexting – made Facebook look intellectual » (Chamarro-Premuzic 2014). Le livre des selfies de Kim Kardashian, distribué par la maison Rizzoli et intitulé Selfish (Kardashian 2015), nourrit ce genre d’association entre selfie et égocentrisme.
La mise à l’index du selfie et ces deux lieux communs découlent en grande partie du fait que le selfie est une pratique de l’image. Dans son essai La peur de l’image – d’hier à aujourd’hui, Nicolas Mavrikakis relève aussi ce discours : « on parle de la tyrannie de l’image, de la tyrannie de la visibilité, de la tyrannie de l’apparence. Nos vies seraient totalement soumises à cette dictature du paraître accentuée par la dictature de la visibilité médiatique. » (Mavrikakis 2015, 13) Il situe donc la méfiance envers le selfie et la condamnation narcissique à son encontre dans une longue histoire de la peur de l’image. La nouveauté perçue du selfie peut aussi être attribuée au fait que ce soit une image numérique. Capté habituellement sur des appareils portables et intelligents, le selfie est une photographie qui circule en réseau. Il fait partie des images que nous côtoyons quotidiennement sur les réseaux sociaux, dans les publicités et qu’on échange entre nous, participant ainsi à une saturation par l’image. Les selfies jouent ainsi un rôle à la fois dans le « virage pictorial » et dans le « virage numérique »,3 ainsi que dans les réflexions que ces virages engendrent sur les ruptures provoquées par les technologies et les pratiques médiatiques.
La comparaison effectuée par cet article, entre le selfie et la pratique autobiographique de Jean-Jacques Rousseau, s’inscrit donc dans le sillage de ces réflexions. Elle montrera comment on peut considérer que Les Confessions (1782 et 1789) anticipent la pratique actuelle du selfie. L’objectif est de déjouer ces lieux communs associés au selfie, ou à l’égoportrait, en mettant ces images en dialogue avec une autre forme d’autoreprésentation qui n’est pas imagée, mais littéraire. Cette comparaison intermédiatique permet de reconsidérer la nouveauté du selfie et d’étayer des stratégies communes entre les deux pratiques. En faisant dialoguer des supports différents d’autoreprésentation, nous pourrons cerner à quel point la qualité d’image du selfie affecte le discours sur sa nouveauté et son narcissisme. Plus précisément, la comparaison à la pratique littéraire de l’autobiographie permettra de réfléchir au narcissisme en dehors de la seule réflexivité de l’image. Nous montrerons que le narcissisme du selfie doit se penser plutôt comme une relation particulière ou une structure relationnelle entre le sujet et l’objet médiatique.4
Pourquoi Rousseau ?
Jean-Jacques Rousseau est un philosophe et écrivain du 18e siècle dont l’œuvre est hétérogène et plurielle.5 Rousseau vient à la forme autobiographique en fin de carrière ; Les Confessions et Les Rêveries du promeneur solitaire sont toutes les deux des œuvres posthumes.6 Comme le terme « autobiographie » n’existait pas encore à l’époque où Rousseau écrivait (il n’est apparu en France qu’en 1838) (Folkenflik 1993, 5), Rousseau fait partie de ces autobiographes avant la lettre, comme Michel de Montaigne (les Essais dès 1580) ou Saint Augustin (les Confessions 397-401). Les Confessions de Rousseau sont toutefois considérées comme une manière radicalement nouvelle de représenter le sujet ; elles constituent une rupture dans les pratiques de l’autoreprésentation. Le philosophe français d’origine protestante n’emploie pas la forme confessionnelle pour se repentir de ses péchés, mais pour raconter et justifier sa vie (DiBattista et Wittman 2014, 8). Rousseau cherche à dresser un portrait complet de la singularité de son existence et ne parle pas au nom d’une commune condition humaine (Fridlander 2014, 60). Les réactions à cette rupture sont apparentes dans la critique de l’époque : « Au moment même où l’on se reproche les plus honteuses faiblesses, déclarer que l’on vaut autant que tout autre homme, quel qu’il soit, c’est une vanité insupportable, et même injurieuse à l’espèce humaine »7 ; « Quel monstrueux orgueil que celui d’un homme qui s’estime assez lui-même, et méprise assez le public pour l’entretenir gravement des fadaises de son enfance et des débauches de sa jeunesse »8 ; ou encore « Il ne pouvait pas se procurer cette satisfaction, sans importuner les lecteurs de bagatelles qui n’ont pour eux aucun intérêt ? »9
Lors de sa publication et encore aujourd’hui, Les Confessions ont fait couler beaucoup d’encre. Comme pour le selfie, le vocabulaire de la critique est passé d’une indignation morale à une évaluation psychologique de la nature antisociale et rebelle de l’auteur (Beaudry 1991, 156). Aujourd’hui encore, les chercheurs persistent à déceler les traces de la personnalité narcissique de Rousseau dans ses Confessions, cherchant à prouver à travers le texte sa paranoïa connue, ses rituels de santé compulsifs, ses relations troubles avec les autres auteurs.10 Dans cette optique, Les Confessions de Rousseau accentuent le narcissisme soi-disant inhérent au genre autobiographique :
Rousseau, toujours l’exception, se présente comme un narcissique dans un siècle de préoccupation pour les institutions humaines et les problèmes sociaux. Il est narcissique à la fois dans le sens populaire : auto-impliqué et autoréférentiel, utilisant son ego comme point de départ pour la philosophie, et au sens kohutien puisque Rousseau est cliniquement narcissique dans son besoin constant d’émulation et d’adulation, par sa rage quand il ne peut les avoir, dans sa subjectivité fragmentée et divisée (Jean-Jacques / Rousseau) et dans son utilisation de l’art comme moyen d’autocohésion. (Grayson 1986, 80)
Le discours critique à l’encontre des Confessions et des selfies comporte donc deux recoupements majeurs : le narcissisme de la pratique autoreprésentative et la nouveauté supposée de ses formes. Il y a une similarité au niveau du discours et de la réception. Ces recoupements nous incitent à penser l’ouvrage de Jean-Jacques Rousseau comme un précurseur ou un inventeur de la forme selfique.
Il y a, bien sûr, une différence fondamentale au niveau du support médiatique. Le selfie est une image et les Confessions sont un texte. D’une part, il y aurait autoportrait et, de l’autre, autobiographie, selon l’usage courant de ces termes. La distinction théorique entre autoportrait et autobiographie ne repose cependant pas uniquement sur cette différence de support. Dans son ouvrage Mémoires d’encre : Rhétorique de l’autoportrait, Michel Beaujour définit le genre littéraire de l’autoportrait. Pour lui, « l’autoportrait se distingue de l’autobiographie par l’absence d’un récit suivi. Et par la subordination de la narration à un déploiement logique, assemblage ou bricolage d’éléments » (Beaujour 1980, 8). Alors que l’autobiographie s’organise autour d’une narration, l’autoportrait s’organise de façon analogique, et constitue « sa cohérence grâce à un système de rappels, de reprises, de superpositions ou de correspondances entre des éléments homologues et substituables, de telle sorte que sa principale apparence est celle du discontinu. » (Beaujour 1980, 9) La démarche de Beaujour est intéressante pour nous puisqu’elle décrit différentes modalités d’autoreprésentation. Cependant, Beaujour ne considère pas l’occurrence de ces modalités à travers différents supports médiatiques, puisqu’il ne considère que le textuel. De plus, la distinction qu’il établit entre autobiographie et autoportrait ne s’applique pas bien à nos objets d’étude. Si nous utilisons les définitions de Beaujour, il est vrai que, de prime abord, les Confessions semblent être une autobiographie et les selfies des autoportraits. La production selfique sur les réseaux sociaux apparaît bel et bien comme fragmentaire et dispersée, sous forme de montage avec d’autres types de photographies personnelles. Toutefois, le selfie comprend aussi des éléments de l’autobiographie. Beaujour explique par exemple que, dans le cas de l’autoportrait, le lecteur est comme une tierce personne, mis à l’écart, mais qui finit par s’identifier à l’auteur de façon analogique (Beaujour 1980, 14). Or comme nous allons le voir, le selfie et les Confessions s’adressent directement et explicitement à un lecteur/spectateur qui n’est pas positionné en tant que tiers. Pour leur part, les Confessions relèvent également de l’autoportrait, par leur forme confessionnelle. Selon Beaujour : « l’autoportrait, de Montaigne à Barthes, est donc écrivaillerie coupable : non parce qu’il confesse ou dissimule un crime, mais en tant qu’écrivaillerie. […] La confession est donc l’alibi de l’autoportraitiste. » (Beaujour 1980, 13) Rousseau s’écarte fréquemment de la narration principale, par des digressions qu’il souligne et met en scène. Ainsi, en poursuivant la réflexion inaugurée par Beaujour, sans pour autant reprendre sa terminologie, nous montrerons que le selfie et les Confessions sont avant tout comparables au niveau de la construction d’une relation avec un destinataire. C’est précisément l’idée d’adresse qui nous intéresse dans le selfie, puisque nous essayons d’en dégager sa nature intersubjective.
Les questions qui nous préoccupent dans cet article sont de l’ordre de celles explorées dans l’ouvrage de W.J.T. Mitchell Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle (2014). Afin d’expliquer la question du titre de son ouvrage, Mitchell souligne que « l’enjeu n’est cependant pas de faire de la personnification de l’œuvre d’art un terme-clé, mais de questionner notre relation à l’œuvre et de déplacer ainsi le champ d’investigation vers la relationnalité entre image et regardeur. » (Mitchell 2014, 67) L’idée est de déplacer l’analyse vers « des problèmes de processus et d’affect, ainsi que de mettre en question la position du regardeur. »(Mitchell 2014, 67) Il en va de même pour cet article qui se penche sur la relation entre image selfique et spectateur d’une part, et Les Confessions et lecteur de l’autre. Pour décrire cette relation, nous allons traiter de trois caractéristiques communes aux selfies et aux Confessions de Rousseau : l’adresse au lecteur/spectateur, la présence de deux registres médiatiques et le désir de se montrer. Soutenir que Les Confessions ont préfiguré la forme selfique permet de réexaminer le selfie, Les Confessions, leur nouveauté, l’histoire des médias, et la relation entre texte et image. Nous verrons que la clé de cette réévaluation sera une conception nouvelle du narcissisme, où le narcissisme fonctionne comme une structure qui organise la relation entre le spectateur/lecteur et l’objet en question, et qui peut s’appliquer à des formes médiatiques différentes.
L’adresse
Le selfie et l’autobiographie de Rousseau s’adressent tous deux à un destinataire. Dans le cas des Confessions, le lecteur est une dimension que Rousseau ne perd jamais de vue. Comme l’explique Guozheng Yang, « que ce soit en racontant une histoire ou en traitant d’un sujet, il le fait devant quelqu’un, pour quelqu’un et s’adressant à quelqu’un. Cet aspect est d’autant plus évident dans son écriture autobiographique que Rousseau vit dans l’obsession d’assister à un procès et d’être jugé par le public. » (Yang 2007, 29) L’usage récurrent de la première personne du singulier établit une forme de dialogue avec le lecteur, son corollaire linguistique « tu » (Beaudry 1991, 1). Le texte autobiographique de Rousseau fonctionne alors comme une communication dialoguée entre Rousseau et son lecteur, une communication qui est explicitement assumée par l’auteur, à l’intention d’un destinataire tout aussi nettement désigné. Le lecteur est mentionné par le pronom personnel indéfini « on » : « On peut croire que cette folie ne passe pas sans opposition » (Rousseau 2014, 191)11 ; ou plus explicitement : « Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes » (Rousseau 2014, 142), et « Avant d’aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification. » (Rousseau 2014, 60) Parfois ce lecteur est interpellé quasiment sur le ton de la conversation : « N’avez-vous point vu quelquefois l’opéra en Italie ? » (Rousseau 2014, 116) et « Croirait-on qu’à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la substance du reste de ses jours ? Or, écoutez. » (Rousseau 2014, 103) Rousseau interpelle ainsi un lecteur modèle, dans le sens où l’entend Umberto Eco : « générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre – comme dans toute stratégie » (Eco 1985, 70). Pour organiser cette stratégie, Rousseau doit supposer que ce lecteur modèle sera réceptif : « Il doit assumer que l’ensemble des compétences auquel il se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. » (Eco 1985, 71) Ces adresses directes font partie d’une stratégie de gestion de la lecture de l’œuvre et d’une conscience accrue du rôle du lecteur.
L’adresse directe que Rousseau établit peut être comparée au regard caméra au cinéma. Francesco Casetti traite longuement de ce regard caméra dans son ouvrage sur le spectateur filmique, Inside the Gaze : Fiction Film and its Spectator (1998). Pour lui, le regard caméra désigne le spectateur comme interlocuteur du film, interlocuteur qui doit se reconnaître en tant que tel (Casetti 1998, 17). L’exemple répandu dans l’histoire du cinéma est tiré du film muet américain The Great Train Robbery (Edwin S. Porter 1903). Une scène du film montre le bandit joué par Justus D. Barnes tirer à bout portant sur le spectateur ; il franchit ainsi le quatrième mur en regardant la caméra (et le spectateur) directement en face. L’affront est double envers le spectateur/interlocuteur, qui est interpellé par le regard inquiétant du bandit et par la menace directe du pistolet. Le regard caméra illustré par cet exemple est généralement considéré comme un élément déstabilisateur du récit, comme l’explique Tom Brown : « It is often assumed that, for narrative filmmaking, this destroys the illusion of the story world and, by acknowledging the technology behind the camera (i.e. the camera), distances us from the fiction. » (Brown 2012, X) Casetti aussi parle d’un « tabou », d’un « affront au bon fonctionnement de la représentation et de la narration filmique », puisqu’en « démasquant le jeu » ce regard caméra le détruit (Casetti 1998, 17). Le fait de rehausser le récit d’adresses si explicites provoque la surprise de celui qui lit le texte de Rousseau, un effet de surprise comparable à celui provoqué par le regard caméra d’un acteur. Ces adresses directes à l’interlocuteur du livre ou du film maintiennent le spectateur/lecteur aux aguets et lui rappellent constamment le caractère réflexif de l’objet qu’il regarde.
Il en va de même pour le selfie et le regard conscient qui est représenté. Toutes ces formes d’adresses sont une façon de conditionner la relation entre l’interlocuteur – qu’il soit spectateur ou lecteur – et l’objet. L’image selfique, par sa structure visuelle, offre une mise en scène semblable de cette relation. Pour André Gunthert, le selfie est une « image conversationnelle » (Gunthert 2015, 135), dans une même lignée que la carte postale, puisqu’il suscite le dialogue et l’échange. Sa fonction première est d’agir comme « embrayeur de conversation » (Gunthert 2015, 146). Visuellement, le regard consentant du photographe semble établir un rapport de complicité avec le regardeur présumé de l’image. La visibilité du geste de la prise photographique dans l’image finale est aussi primordiale. Elle sert à régler l’espace – à la fois entre le photographe et l’appareil, mais aussi entre le spectateur et l’image. Ce geste nous positionne comme spectateur là où se trouve l’appareil, et nous avons alors l’impression d’être à proximité du preneur de selfie. Le spectateur est placé dans une relation particulière à l’image, tout comme le photographe interagit d’une façon particulière avec l’appareil. Ce geste de captation témoigne aussi d’une intentionnalité de la part du photographe. Ces deux éléments – le regard et le geste – nous placent physiquement et psychologiquement dans l’espace personnel et l’intimité somatique de celui qui capte l’image.
Tout comme Rousseau s’adresse à son lecteur, le bras du photographe nous interpelle physiquement comme spectateur, comme s’il nous touchait. Il organise l’espace qui nous sépare de l’image en établissant notre rapport comme un face-à-face. Le regard et le geste ostentatoire nous renvoient à notre présence en tant que spectateurs. La photographie est comme tournée sur elle-même, mais aussi vers nous, elle s’autoréférence et nous interpelle. De la même façon que Rousseau projette un lecteur modèle, le selfie met en scène un regard conscient de part et d’autre de l’image. Le regard complice du photographe est celui d’un sujet qui sait qu’il regarde et qu’il est regardé, et par cela le photographe enregistre aussi notre présence comme spectateurs qui ne peuvent oublier notre action de regarder.
Présence de deux registres médiatiques
Dans leur ouvrage Remediation : Understanding New Media, Jay David Bolter et Richard Grusin établissent une distinction entre les concepts d’« immediacy » et d’« hypermediacy » (Bolter et Grusin 1999). Ces termes servent à schématiser deux logiques contradictoires, mais toujours complémentaires au sein des médias. Pour résumer, l’immédiateté décrit l’effet du média qui se fait oublier, qui donne l’impression d’une immersion au sein de l’image ou du texte. La logique de l’hypermédialité est contraire : la médialité est manifeste, elle s’assume et se montre au spectateur/utilisateur. La distinction permet de décrire la transparence ou l’apparence manifeste de l’objet médiatique en tant que tel : la photographie comme photographie, le film comme film, le roman comme roman. Dans le cas des Confessions et des selfies, ces deux registres médiatiques – immédiateté et hypermédialité – sont présents. La coprésence de ces deux registres médiatiques est une autre stratégie qui module la relation entre le spectateur/lecteur et l’objet.
La présence de deux registres médiatiques se manifeste dans les Confessions par un dédoublement de la structure du texte. Rousseau se dédouble lui-même dans son ouvrage (Jean-Jacques devient le juge de Rousseau), mais la structure même du texte est double aussi. Dans les premières pages, le narrateur interrompt rarement son récit, mais petit à petit, le texte dévie et le récit des évènements passe au second plan, laissant la place à des commentaires et à des réflexions au présent (Robier et Maurel 1996, 85). L’histoire est progressivement « envahie et gonflée par le discours » (Yang 2007, 23) et ces deux registres alternent et s’emboîtent tout au long du texte. Par exemple, Rousseau passe du discours avec « J’en emportai les longs souvenirs du crime et l’insupportable poids des remords dont au bout de quarante ans ma conscience est encore chargée », au récit de l’évènement quelques lignes plus loin « La seule Mlle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux. Beaucoup d’autres meilleures choses étaient à ma portée ; ce ruban seul me tenta. » (Rousseau 2014, 86) La narration est de l’ordre de la transparence, ou de l’immédiateté pour utiliser les termes de Bolter et Grusin. Le lecteur devient témoin de l’action au présent. Dans le cas des digressions de Rousseau, la posture de l’auteur devient plus évidente et le lecteur est distancé des évènements racontés, tout comme Rousseau lui-même s’en distancie.
Ce changement de registre provoque des effets de mise à distance et de rapprochement entre le lecteur et le narrateur. Il interrompt la fluidité du récit et semble distraire le narrateur de son propos essentiel (Robier et Maurel 1996, 94) tout en rendant le processus d’écriture apparent. Mais à d’autres moments la mise à distance sert à rapprocher l’autobiographie du roman. Le lecteur est alors invité à se plonger dans l’histoire racontée par Rousseau tel un narrateur omniscient. Rousseau recourt alors au présent de narration (Yang 2007, 47), comme dans cet épisode du peigne brisé : « J’étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contigüe à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de Mlle Lambercier […] On m’interroge : je nie d’avoir touché le peigne. M. et Mlle Lambercier se réunissent, m’exhortent, me pressent, me menacent ; je persiste avec opiniâtreté ; mais la conviction était trop forte, elle l’emporta sur toutes mes protestations. » (Rousseau 2014, 18) Ainsi, selon Yang, « Le narrateur se transporte dans son moi passé pour recomposer ce drame. Chaque fois qu’un moment est fort, émouvant, le narrateur abandonne les temps du passé pour adopter le présent de la narration. D’où une impression d’être “avec” Jean-Jacques » (Yang 2007, 48). La double structure permet d’immerger le lecteur dans le récit pour aussitôt l’en sortir en attirant son attention sur le discours ou sur la position de Rousseau comme écrivain.
Le selfie aussi met en scène ces deux registres médiatiques. Le selfie donne l’impression d’un rapprochement physique avec le sujet photographe, tout en maintenant une distance entre le sujet et le spectateur, distance qui est soulignée par l’artificialité de la pose. De façon matérielle aussi, le selfie va à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle les technologies s’assimilent de plus en plus au corps. Le selfie dépend, au contraire, de la possibilité d’éloigner l’appareil du corps et de confronter cet appareil. Il est absolument primordial pour un selfie que la caméra ne fasse pas corps avec le sujet, sinon la captation selfique – son geste – serait bannie. En même temps qu’une pulsion vers l’immédiateté, le selfie témoigne donc d’une autre qualité du médiatique qui a toujours existé : sa matérialité et sa manifestation dans une logique hypermédiale. Même si nous souhaitons souvent oublier le média (afin de favoriser l’impression d’une communication plus immédiate, par exemple) et que les compagnies technologiques nous promettent de plus en plus d’assurer une telle invisibilité, la matérialité du média est toujours aussi présente. Le selfie en témoigne de façon démonstrative. Rousseau doit bricoler, écrire autour de cette tension entre le passé des évènements et le présent de l’écriture, entre immédiateté et hypermédialité, mais avec le selfie on se trouve au cœur des deux registres en même temps. Jean-Jacques Rousseau inaugure cette structure de dédoublement et une adresse directe au lecteur qui sera redéployé autrement par le selfie.
Sibylle Baumbach décrit la co-présence de ces deux registres médiatiques comme une structure de la fascination. Dans son ouvrage, Baumbach montre à quel point la fascination est un concept clé pour l’esthétique, puisqu’il décrit la relation entre un sujet qui regarde et l’objet qu’il regarde (Baumbach 2015, 230). La force de la fascination vient du fait qu’elle découle de stimuli sensiblement opposés : « It arises from the combination of two opposing forces and marks the concurrent awakening of deep attraction and intense repulsion. » (Baumbach 2015, 3) L’attraction et la répulsion s’accompagnent d’effets de proximité et de distance. Le lecteur ou le spectateur se trouve dans un état de paralysie entre immersion et aliénation, causé par l’objet fascinant (Baumbach 2015, 33). Une des applications convaincantes de ce concept est l’analyse de Frankenstein de Mary Shelley, qu’elle mène dans un chapitre traitant du gothique. Frankenstein provoque la fascination à trois niveaux : le monstre est un personnage fascinant, car attachant et répulsif à la fois ; la narration maintient le lecteur en suspens en fluctuant entre des scènes haletantes et des moments de relâchement (Baumbach 2015, 162) et en incluant des changements de perspective et des adresses directes au lecteur (Baumbach 2015, 164) ; le lecteur est impliqué dans le processus de création. À propos de ce dernier point, Baumbach explique que : « At the same time, the narrative seems to demand our presence as co-creators, whose sympathies are divided as the narrative draws us into the perspectives of both the creator and his creation, which simultaneously underscores our ambiguous position as creating and created readers. » (Baumbach 2015, 164‑65) Nous sommes mis à l’épreuve comme lecteurs puisque nous devons sans cesse questionner l’authenticité de la narration qui nous est offerte. Elle est donnée sous la forme de lettres personnelles qui sont propices à la manipulation de leurs différents auteurs (Baumbach 2015, 164).
Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage très différent par son genre et par son contexte historique et littéraire, les narrations de la fascination dans Frankenstein telles que décrites par Baumbach, ressemblent à la double structure que nous avons relevée dans Les Confessions. Le personnage Jean-Jacques, comme celui du monstre, est attachant et répulsif à la fois. Rousseau prétend dévoiler des histoires honteuses tout en se justifiant. Il y a une même narration fluctuante entre scènes haletantes avec de l’action et moments de relâchement qui laissent place au discours. Par des adresses directes au lecteur, Rousseau le responsabilise. Il est mis à l’épreuve, mis dans le rôle de juge. Dans l’incipit, Rousseau s’adresse à Dieu, comme si c’était son Jugement Dernier, mais cette interpellation contient aussi une adresse au lecteur. Rousseau va même jusqu’à prendre sa parole :
Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : « J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire […] Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là. (Rousseau 2014, 4)
La structure de fascination de cette autobiographie, entre récit d’action et digression, est tout autant une stratégie auctoriale pour moduler le plus possible le rapport du lecteur au texte, qu’une stratégie de marketing personnel12.
Il s’agit de fascination dans le cas du selfie également. Le spectateur est attiré par le processus de représentation qui se fait voir au sein de l’image. La forme photographique du selfie effectue un arrêt sur image – l’image d’une figure fascinée. Toutefois, dans cette forme d’attraction, il y a aussi une certaine forme de recul qui est nécessaire, du moins une reconnaissance de la nature médiatique de l’image. Le selfie thématise donc la fascination : le sujet photographe regarde attentivement l’appareil, en tentant de trouver l’espace parfait entre son corps et l’appareil dans un va-et-vient de rapprochement et de distanciation. Il y a une traction vers l’image, mais qui s’accompagne d’une certaine conscience du dispositif de représentation. Le selfie cherche également à provoquer la fascination du spectateur, c’est une stratégie visuelle. Le caractère monstratif et spectaculaire de l’image participe à ce niveau de fascination. Le spectateur est invité à regarder, à se rapprocher de l’image, mais il est aussi maintenu à bout de bras. Sa présence est démasquée par le regard complice du photographe. Le concept de fascination aide à comprendre le mélange entre attraction et recul, de tisser des liens avec l’œuvre de Rousseau et de conceptualiser l’attrait particulier du selfie. Il permet de montrer comment le selfie, par son exploitation des deux registres médiatiques, affecte le spectateur.
Un désir de se montrer
Le désir de se montrer est peut-être l’élément commun le plus évident entre le selfie et Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, un élément perçu par la critique dans les deux cas. Mais comment faut-il nommer ce désir ? S’agit-il de narcissisme ? D’exhibitionnisme ? Les deux premiers points en commun que nous avons évoqués, l’adresse au lecteur/spectateur, et la combinaison de deux registres médiatiques permettent de mieux comprendre ce désir et l’effet provoqué sur la relation avec le lecteur/spectateur.
En définissant l’exhibitionnisme comme un comportement extravagant qui sert à attirer de l’attention sur soi-même, Jessica Maddox, dans son article « “Guns don’t kill people….Selfies do” : Rethinking Narcissism as Exhibitionnism in Selfie-related Deaths » (Maddox 2017, 2), préfère parler d’exhibitionnisme que de narcissisme à propos des selfies. Elle souligne que Narcisse ne voulait pas partager son image, ne pensant pas que quelqu’un pourrait l’apprécier autant que lui (Maddox 2017, 2). Il ne savait pas interagir avec les autres. Or les preneurs de selfies partagent leurs images en ligne. Pour Maddox, le narcissisme est donc plus apte à décrire l’ère analogue où le partage de l’image se faisait plus difficilement, et l’exhibitionnisme se prête mieux à l’ère numérique où les images circulent facilement en ligne. Rousseau aussi divulgue des aspects de son intimité à un grand public et d’ailleurs l’exhibitionnisme apparaît de façon très explicite et littérale au début du livre III lorsque Rousseau avoue ses tendances d’adolescent auprès des dames (Rousseau 2014, 91).
Cependant, un concept plus apte à traiter de cette valeur d’exhibition qui se combine à une interpellation du spectateur/lecteur est celui « d’extimité », tel que théorisé par Serge Tisseron en 2001 et précisé en 2011 dans un article intitulé « Intimité et extimité ». Serge Tisseron utilise ce concept afin de contrer l’idée répandue d’une « tyrannie de l’intimité »13 dans nos espaces publics et surtout sur internet. Pour lui, « le désir de se montrer est antérieur à celui d’avoir une intimité » (Tisseron 2011, 84). L’extimité sert à décrire le « processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés. Il ne s’agit donc pas d’exhibitionnisme » (Tisseron 2011, 84). Pour Tisseron, ces deux désirs travaillent ensemble dans la construction du soi à travers la recherche d’une reconnaissance par l’autre et d’une séparation avec lui. L’extimité est particulièrement utile pour traiter de nos rapports sur internet et s’applique bien à nos deux cas d’étude. En effet, l’effet visuel d’un rapprochement spatial avec le sujet du selfie, à travers une impression d’intimité, s’accompagne d’une diffusion choisie de cette intimité qui est de l’ordre de l’extimité. Comme pour le selfie, le projet des Confessions vise avant tout à montrer le sujet, à le donner à voir. C’est pourquoi l’on retrouve un vocabulaire visuel et un imaginaire optique dans le texte. Notamment, Rousseau fait référence au modèle optique de la camera obscura dans le préambule d’un des manuscrits des Confessions : «  C’est ici de mon portrait qu’il s’agit et non pas d’un livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n’y faut point d’autre art que de suivre exactement les traits que je vois marqués. »14 Cette référence à un dispositif utilisé pour l’art du dessin sert à prouver la fidélité de son discours par rapport au modèle (Berchtold 2012, 20). L’idée de bien montrer et de dévoiler est constamment présente dans les Confessions. Les caractéristiques communes entre le selfie et Les Confessions opèrent au service de l’extimité. L’adresse directe au lecteur/spectateur et la présence de deux registres médiatiques servent à interpeller le public, à solliciter son empathie et une réaction de sa part. Ils gèrent la tension subtile entre le désir d’une reconnaissance et le désir de séparation avec l’autre, avec le public, qui est au cœur de l’extimité.
Le concept d’extimité souligne la formation du sujet se fait ainsi par un dialogue avec l’autre. Il nous pousse ainsi à comprendre le narcissisme autrement. Il ne faut pas voir dans la structure du narcissisme un renvoi simple de l’image de celui qui regarde, mais une dialectique complexe qui s’établit entre sujet et objet du regard. Rosalind Krauss permet de mieux comprendre cette structure dialectique du narcissisme qui est exploitée par Rousseau et par les selfies. Elle fait une distinction très importante entre réflexivité et réflexion. Ce sont des termes souvent évoqués dans les théories du narcissisme et dans les critiques du selfie et de l’autobiographie, mais ils prêtent à confusion. L’article de Rosalind Krauss « Video : The Aesthetics of Narcissism » souligne bien qu’il y a une différence entre les deux, qui a trait au potentiel critique et politique de chaque terme : « The difference is total. Reflection, when it is a case of mirroring, is a move toward an external symmetry; while reflexiveness is a strategy to achieve a radical asymmetry, from within », et plus loin : « Reflexiveness is precisely this fracture into two categorically different entities which can elucidate one another insofar as their separateness is maintained. Mirror-reflection, on the other hand, implies the vanquishing of separate-ness. Its inherent movement is toward fusion. The self and its reflected image are of course literally separate. But the agency of reflection is a mode of appropriation, of illusionistically erasing the difference between subject and object. » (Krauss 1976, 56) Il s’agit bien de réflexion dans le mythe ovidien de Narcisse, puisque Narcisse se confond avec son image. Il y a brouillement entre sujet et objet. Krauss constate alors un narcissisme fondamental dans l’art vidéo : « Video’s real medium is a psychological situation, the very terms of which are to withdraw attention from an external object – an Other – and invest it in the self » (Krauss 1976, 57), un narcissisme tautologique, où le sujet est replié sur lui-même et n’agit pas en interaction avec le monde. Or le selfie et Les Confessions ont un certain pouvoir réflexif, si nous comprenons ce terme comme Krauss. L’adresse au lecteur/spectateur et la combinaison des registres médiatiques attirent l’attention sur l’objet médiatique en tant que tel. Il est donc révélateur que Rousseau n’utilise pas la figure du miroir lorsqu’il souhaite décrire le projet des Confessions. Il ne s’agit pas de renvoyer une image à lui-même. Il parle plutôt d’une lumière qui rayonne, qui montre et exhibe, qui s’étend vers l’autre et qui éclaire l’espace entre le sujet et l’objet du regard. Dans cette structure dialectique qui s’établit entre le sujet et l’objet, il s’agit bien d’un narcissisme réflexif et relationnel à la fois.
À travers cette comparaison aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau, nous sommes amenés à redéfinir le narcissisme du selfie. Plus qu’un exhibitionnisme qui projette tout vers le lecteur/spectateur, il s’agit d’établir une relation extime avec celui qui regarde ou qui lit. Le concept de narcissisme permet de décrire cette relation particulière, cette tension entre le sujet et l’objet médiatique. Des ouvrages plus récents remettent en question une conception cartésienne de la subjectivité radicalement coupée du reste du monde, et avancent plutôt l’hypothèse d’un narcissisme relationnel, formateur et positif pour le sujet.15 Ce narcissisme sert à décrire le processus d’individuation du sujet, un processus de négociation constante entre le sujet et le monde social qui l’entoure. Il ne renvoie pas au sujet dans un cercle fermé sur lui-même, mais permet au sujet de dialoguer avec le monde qui l’entoure et de tester ses propres limites. Cette conception du narcissisme est une « théorie de l’environnement » (Walsh 2014, 161) et une théorie de la médiation en général. Le narcissisme est alors débarrassé des clichés négatifs qui l’entourent et de ses connotations pathologiques pour devenir un processus positif et nécessaire pour le sujet, un processus qui permet de décrire nos rapports complexes avec le monde et les autres. La comparaison aux Confessions est avant tout utile pour cette raison. Le souci de Rousseau pour son lecteur est exemplaire de ce type de narcissisme qui est remis à jour et figé dans le cliché selfique.
Le désir de donner à voir concorde avec le projet philosophique plus vaste de Rousseau et la pensée des Lumières. Jacques Berchtold voit alors dans Les Confessions un « humanisme optimiste » (Berchtold 2012, 24), puisque l’œuvre est avant tout orientée vers les autres et vers leur regard. Compte tenu des similarités esquissées jusqu’ici entre l’autobiographie de Rousseau et le selfie, peut-on envisager le selfie avec le même optimisme ? S’agit-il d’une réaffirmation des valeurs humanistes à travers une volonté de dialogue intersubjectif ? Nous avons montré que le potentiel de socialité dans le selfie peut être dégagé à l’aide d’une comparaison à l’autobiographie et d’une redéfinition du narcissisme du selfie. Cette généalogie créative entre Les Confessions et le selfie ouvre un champ d’investigation à l’aide d’un exemple précis et montre les avantages d’une telle comparaison. Il s’agit d’insérer la pratique du selfie dans une histoire de la médiation, de ses effets et de ses valeurs. Il reste beaucoup de pistes à explorer dans cette comparaison, à commencer par le corps et son fonctionnement comme lieu de connaissance autobiographique et comme source de médiations, ou encore le modèle visuel dans la conception de la subjectivité. La comparaison à la forme littéraire de l’autobiographie offre le recul nécessaire et ainsi que des outils théoriques pour explorer ces questions et pour concevoir une intersubjectivité médiatisée à la fois chez Rousseau et dans le selfie.
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« A photograph that one has taken of oneself, typically one taken with a smartphone or webcam and shared via social media. » Voir ici, Oxford English Dictionary, 2017.↩
Voir ici, Office québécois de la langue française, 2016.↩
Ici nous voulons parler de virage numérique et de virage pictorial à la fois comme phénomène de société et comme terme instigateur d’un renouveau critique. Le narcissisme et la nouveauté perçus du selfie influencent la façon de penser et de vivre ces virages. La notion de virage est polysémique, comme l’explique W.J.T. Mitchell : « The first distinction I would want to make is between the pictorial turn as a matter of mass perception, collective anxiety about images and visual media, on the one hand, and a turn to images and visual culture within the realm of the intellectual disciplines, especially the human sciences, but also to a remarkable extent, within the natural sciences (medicine, biology, physics, neuroscience, natural history). To some extent I think of the “mass” version of the pictorial turn as a perennial and recurrent phenomenon, the turn as a cultural “trope” that recurs whenever a new image technology, a new medium, or new apparatus of spectacularization or surveillance comes along. » Voir l’interview avec Asbjørn Grønstad et Øyvind Vågnes, pour Image & Narrative, ici. Il s’oppose plus ardûment à cette compréhension plus large du virage pictorial dans son ouvrage Image Science : Iconology, Visual Culture, and Media Aesthetics (Mitchell 2015).↩
L’ouvrage collectif sous la direction de Jean-François Perrin et Yves Citton creuse également le lien entre l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau et notre contemporain, en se penchant sur la question de l’exigence d’authenticité : Jean-Jacques Rousseau et l’exigence d’authenticité : Une question pour notre temps (Perrin et Citton 2014).↩
Des romans comme Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), des textes autobiographiques comme Les Confessions (1770) et Les Rêveries du promeneur solitaire (1778), et de nombreux essais philosophiques tels que le Discours sur les sciences et les arts (1750), le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), et Du contrat social (1762).↩
La première partie des Confessions, rédigée entre 1765 et 1767, est publiée en 1782 pour la première fois. La seconde partie, rédigée entre 1789 et 1770, est publiée en 1789. Rousseau partage cependant des extraits de son texte par des lectures publiques. Un certain nombre de ses proches sont donc familiers avec le texte. Une première édition intégrale paraît en 1813. Rousseau est mort en 1778 à 66 ans. Voir la chronologie Les Confessions (Grosrichard 2002, 26).↩
Élie Fréron dans L’Année littéraire (juin 1782), rapporté dans The Role of the Reader in Rousseau’s Confessions (Beaudry 1991, 23).↩
Élie Fréron dans L’Année littéraire (mai 1783), rapporté dans The Role of the Reader in Rousseau’s Confessions (Beaudry 1991, 23).↩
Élie Fréron dans L’Année littéraire (juin 1782), rapporté dans The Role of the Reader in Rousseau’s Confessions (Beaudry 1991, 23).↩
Voir Susan Grayson par exemple : « Rousseau and the text as self » (Grayson 1986, 79).↩
Cette édition est désignée par LC ci-après.↩
Aujourd’hui nous pourrions parler d’une économie de l’attention. Sibylle Baumbach n’utilise pas ce terme dans son ouvrage, mais dans une conférence délivrée au ACLA en 2017, intitulée « Narratives of Fascination and the Economy of Attention », elle fait le rapprochement entre fascination et économie de l’attention, en parlant de « attention management » en littérature.↩
Serge Tisseron cite C. Lasch (1979), The Culture of Narcissism. American Life in an Age of Diminishing Expectations, et R. Sennett (1979), Les Tyrannies de l’intimité.↩
Extrait de la « Préambule de Neuchâtel » écrite en 1767 (Rousseau 1959, 1149).↩
Voir The Right to Narcissism: A Case for an Im-possible Self-love (DeArmitt 2013) ; Narcissism and its Discontents (Walsh 2014).↩