Face au fait numérique, phénomène caractérisant notre époque, une panoplie d’approches a été déployée au cours des dernières années pour en étudier de près les caractéristiques, les spécificités et les conséquences sur tous les domaines sociaux, ainsi que pour en chanter trop vite les louanges ou pour le qualifier trop hâtivement d’« apocalypse  ». De la sociologie à la littérature en passant par les sciences dites dures, il y a cependant un angle mort dans nos efforts d’appréhension et de compréhension : la philosophie, véritable impensé du numérique. Après la dernière vague de l’école philosophique française, de matrice post-structuraliste, avec les travaux de Baudrillard, Virilio, les réflexions sur l’art et les nouvelles technologies de Lyotard, la pensée deleuzienne sur le mode d’existence numérique, la philosophie, aujourd’hui halète, se bat et s’essouffle pour ne pas disparaître de la carte des théories critiques. Il ne s’agit pas d’une disparition totale, mais plutôt d’un estompement progressif au profit d’autres disciplines, qui ont mieux réagi au devenir numérique de notre époque.
Les tentatives faites pour pallier ce manque de réflexion philosophique sur le numérique, notamment les travaux de Pierre Lévy, Bernard Stiegler, Stéphane Vial et Marcello Vitali-Rosati, pour ne citer que quelques-uns des théoriciens actifs dans l’espace francophone qui ont explicitement déclaré leur appartenance au domaine philosophique, n’ont malheureusement pas réussi à rétablir les anciens titres de noblesse de la philosophie.
C’est dans ce panorama, quelque peu décourageant, que s’insère le défi proposé par Adriano Fabris, professeur de philosophie morale à l’Université de Pise, dans son dernier ouvrage Ethics of Information and Communication Technologies : « to clarify what are the correct and good ways for human beings to relate today to information and communication technologies. This is an ethical task » (Fabris 2018, V), ou, pour le dire autrement, analyser les changements liés aux nouvelles technologies de l’information et de la communication à la lumière de la réflexion philosophique sur l’éthique et la morale, en réfléchissant en même temps sur la manière de doter cette dernière d’outils et concepts renouvelés et adaptés à notre époque.
Structuré selon la forme du manuel d’orientation dans le domaine des Technologies d’Information et Communication (TIC), l’ouvrage de Fabris propose un parcours de lecture divisé en trois parties, selon une perspective évoluant à travers différents ordres de grandeur des problématiques. Si le premier chapitre est consacré à la discussion des concepts basiques des TIC, le deuxième porte sur le rôle des dispositifs technologiques dans le développement de l’information et de la communication dans la société actuelle ; enfin, le troisième chapitre est consacré à une réflexion plus générale sur le rôle de l’éthique dans les contextes contemporains d’information et communication, contextes qui se configurent de plus en plus comme des environnements communicationnels, c’est-à-dire comme des milieux complexes dans lesquels nous ne nous limitons pas à faire des choses, mais où nous vivons et habitons.
Au-delà du contenu de ce parcours de lecture — fort intéressant d’ailleurs, car il propose plusieurs pistes de réflexion, notamment sur une petite histoire des médias —, ce qui marque la spécificité et l’originalité de ce livre et par conséquent de l’approche de Fabris au domaine des TIC est la manière dont cette analyse est menée. Comme déjà mentionné plus haut, la boussole dont Fabris se sert pour guider le lecteur est la philosophie, et plus spécifiquement : l’éthique. Un des trois partis pris de l’auteur est que les approches purement déontologiques aux TIC sont insuffisantes pour une compréhension adéquate du domaine — je discuterai les deux autres, plus proprement philosophiques, plus loin.
Selon la perspective de Fabris, confiner la réflexion morale dans la discussion déontologique, à savoir dans la tentative d’identifier « certain precise, clearly stated norms, from which it is possible that the human being is orientated and chooses when using certain devices, especially in a professional activity » (Fabris 2018, 13), mènerait à perdre de vue le fait que toute technologie, n’étant pas neutre du point de vue éthique, porte et promue des valeurs et des normes tout à fait spécifiques : « the term “ethics of ITCs” must in fact be understood in a broader sense, including both the particular requirements and the attitudes and customs that develop in our relationships within technological environments. » (Fabris 2018, 16)
De plus, comme les dispositifs, les techniques et les technologies d’information et communication sont les interfaces à travers lesquelles nous interagissons avec le monde — comme discuté davantage dans la section « Impossible Immediacy: Apps, Selfies, the Perception of Space and Time » —, ces médias ont un impact dans le façonnement de notre réalité. Voilà la tâche de toute réflexion philosophique sur les TIC, selon l’auteur : comprendre l’impact des nouvelles technologies dans notre manière d’« être-au-monde », selon la terminologie chère à Heidegger, dont Adriano Fabris est un spécialiste reconnu dans le milieu. Dans cette démarche réside le mérite incontestable de la pensée de Fabris telle que développée dans ses derniers travaux : ouvrir à la philosophie un domaine perçu comme moins culturel que technique, mais aussi rappeler aux philosophes l’importance d’investir critiquement le domaine des TIC, et le numérique plus en général.
Cette perspective philosophique, qui guide l’analyse de Fabris des TIC, repose sur deux présupposés majeurs qui informent sa réflexion et que l’on peut saisir en filigrane tout au long de l’ouvrage — ce sont les deux partis pris philosophiques dont j’ai parlé plus haut.
On pourrait qualifier le premier en tant que métaphysique de la présence, alors que le second relèverait plutôt d’une hiérarchisation ontologique. « Métaphysique de la présence », dans le cadre de cet ouvrage, exprime la croyance que la présence physique, concrète et matérielle a une valeur ontologique plus grande que la présence virtuelle, immatérielle et médiate : le dialogue entre deux êtres humains dans une situation de vis-à-vis est plus « réel », plus « vrai », plus « authentique » que celui entre les mêmes êtres humains en train de se parler par l’intermédiaire d’un appareil. De manière complémentaire, la hiérarchie ontologique qui découle de la métaphysique de la présence postule une différence absolue entre homme et machine, leur opposition et, par conséquent, le jugement de valeur qui met l’humain dans une position de primauté et la machine dans une situation de subordination et compétition. Au-delà de la discussion autour de la légitimité de ce point de vue, je voudrais me concentrer sur les effets qu’ont ces partis pris sur l’argumentation de Fabris.
Tout au long de l’ouvrage, en fait, l’auteur ne cesse jamais de faire remarquer la nouveauté intrinsèque que les TIC représentent, appelant ainsi à développer de nouveaux paradigmes de lecture et d’analyse des phénomènes qui se produisent. Pourtant, on a l’impression que l’adhérence à la métaphysique de la présence et la hiérarchie ontologique viennent empêcher une argumentation poussée jusqu’au bout d’elle-même. Exemplaire de cette démarche est, à mon avis, la discussion sur les différents types de relation qu’ont lieu entre humains et dispositifs, interaction et intégration. Pour le dire avec les mots de Fabris lui-même :
Interaction occurs between two entities that are separate and which, even when related to each other, remain separate. Such a relationship may require one or both sides to adapt, but does not affect their structure […] Integration occurs between two entities that share some structural features without which they cannot work. Or, in another sense, integration is when the functioning of an entity is a condition for the functioning of the other. (Fabris 2018, 23)
Or, dans le passage du régime de l’interaction à celui de l’intégration, Fabris reconnaît qu’un changement de paradigme du rapport entre hommes et machines a lieu :
[W]hen it comes to “interaction” between humans and machines, the distinction between two structures and two different ontological modalities is assumed, while in the case of “integration” this distinction is certainly more difficult to maintain, if not impossible. […] Referring to technological devices allows us to highlight the fact that with them we can establish a very complex relationship. (Fabris 2018, 23‑24)
Si dans l’analyse, Fabris souligne que le rapport entre hommes et machines est un rapport complexe, qui change les structures existentielles à la fois de l’homme et de la machine tels qu’on les a depuis toujours connus — « what the smartphone offers is not just an example of technological integration. It, moreover, works as a true convergence between the various functions that are relevant to some media and their multiple contents » (Fabris 2018, 41) —, lorsqu’il s’agit de formuler une proposition philosophique autour de cet état, le parti pris de la hiérarchie ontologique entrave les conclusions jusqu’au bout, poussant le discours à se replier sur une pensée qui propose à nouveau une dichotomie entre homme et machine, réalité et virtualité : « The price to pay for these opportunities is precisely the loss of immediacy in our relationships with things. There is also the doubt that, with the absence of the immediate relationship, everything we are involved in, mediated by the media, is constructed, artificial and false. It seems then, that the only true, real, authentic relationship can only be with ourselves » (Fabris 2018, 42).
Sûrement conditionné par les dimensions et l’objectif pédagogique de cet ouvrage, Fabris semble poser lui-même des limites à son pari de faire jouer la philosophie et les TIC l’une contre les autres. Dans l’économie générale de l’argumentation, la philosophie est ce qui permet de mettre en mouvement un domaine qui très souvent néglige la réflexion théorique globale et, en même temps, ce qui pose un barrage à la poursuite de la réflexion : qu’est-ce qu’une philosophie de la relation pourrait nous dire si l’on abordait la différence entre hommes et machine non pas en manière de dichotomie (présupposée), mais plutôt selon leur capacité d’agencer différemment les rapports sociaux ? Comment penser philosophiquement les rapports humains au-delà de l’opposition entre rapports « physiques » et « immatériels », alors que les recherches en sociologie et en TIC montrent que les deux types de relation coexistent et se renforcent l’une l’autre1 ?
S’il est vrai qu’une œuvre philosophique réussie est une œuvre qui ne donne pas de réponses, mais qui contribue à (se) poser des questions, le travail de Fabris a le mérite incontestable d’ouvrir le domaine des TIC à la réflexion philosophique et éthique ainsi que d’essayer de revitaliser une discipline, la philosophie, qui a lentement abdiqué son rôle critique.
Bibliographie
Fabris, Adriano. 2018. Ethics of Information and Communication Technologies. Berlin: Springer.
Pour une vue d’ensemble de la sociologie de l’information et de la communication, je renvoie aux travaux de Christian Licoppe, pour une perspective francophone, et aux travaux an anglais de Rich Ling, Adriana de Souza e Silva et Jason Farman pour un point de vue sur les dispositifs mobiles et la mobilité contemporaine.↩