Alors que s’achève sa carrière de professeur au Collège de France au terme de vingt-deux années d’enseignement, Michel Zink tente de faire le point sur son programme de littérature et d’études médiévales présenté le 25 mars 1995. Ses cours et recherches étaient initialement dirigés vers les rapports de la littérature médiévale au temps et à la mémoire, et ce, aussi bien dans la réception moderne des textes anciens que dans la relation de cette literature à son propre passé. Cette orientation, qui a constitué le fil conducteur de son programme de lettres, soulève encore aujourd’hui des questions que Michel Zink prend le soin, ici, d’expliciter, tandis qu’il accorde en seconde partie une attention toute particulière à son intérêt pour la religion et la spiritualité.
Question insoluble des lettres médiévales, l’origine de la littérature du Moyen Âge, qui ne cesse de se poser parmi les médiévistes, cherchant tour à tour à remonter jusqu’à la genèse d’une poésie romane, est d’emblée évoquée. À cet égard, Michel Zink souligne l’importance accordée au rôle des lettres latines ayant favorisé l’expression de la lingua rustica, notamment sur les plans formels  – rime, accentuation, compte des syllabes –, et à la longue tradition orale dont l’écriture s’est développée afin de remédier aux défaillances de la mémoire. Mais cette idée de continuité entre les littératures latine et romane a considérablement souffert des présupposés de médiévistes qui ne voyaient aucun intérêt pour le passé dans la poésie du Moyen Âge. En effet, l’autrefois mis en récit par les poètes médiévaux qui était raconté de manière inexacte, reconstitué à l’image du temps présent, serait à vrai dire une illusion de la réalité, un effet d’écriture bien conscient. C’est-à-dire que la littérature médiévale non seulement aurait porté un intérêt pour son propre passé, mais elle se serait aussi dotée d’une histoire aux apparences plus éloignée dans le temps, soit d’une mémoire plus lointaine. À titre d’exemple, le chroniqueur Primat de Saint-Denis ramenait son récit dans le Roman des roys dans un passé aussi éloigné que celui des mythes troyens, conférant une légitimité politique au royaume de France.
Ainsi, peut-on dire que l’auteur invite, ici, par cette « perspective en trompe-l’œil » (Zink 2018), sur une piste, tout à fait pertinente à l’heure où s’effrite l’unité européenne, interrogeant une dimension symbolique des sociétés fondées sur les vertus de la tradition et la mémoire collective. C’est l’utilisation de symboles du passé qui permet la concrétisation et la transmission de ce qui est commun aux membres d’un groupe, à savoir d’unir les individus entre eux ; le sujet à lui-même. « N’existe vraiment que ce qui rappelle quelque chose ou quelqu’un, que ce qui a déjà existé » (1964, 196‑97), a écrit, le médiéviste Jacques Le Goff : la relation de l’être humain au temps implique, en effet, que chaque présent ne puisse s’identifier que par rapport à l’altérité du passé. La reconnaissance de l’autrefois, par sa ressemblance ou sa dissemblance à ce qui est maintenant, permet une prise de conscience immédiate de soi et de s’inscrire dans la continuité – via la mémoire collective – d’une réalité propre à un groupe donné. L’écriture du passé consiste alors en une instrumentalisation de l’histoire, c’est-à-dire un choix mémoriel de symboles comme vecteurs communs de vérités, visant la commémoration et le souvenir de ce qui fait la communauté, à savoir tout un ensemble de valeurs et de marques.
La figure imaginaire du roi Arthur – blason à trois couronnes – a été revendiquée dans la généalogie des peuples d’Angleterre, notamment dans l’Historia regum Britanniae, comme symbole d’unification tel que Charlemagne l’a été – blason avec les lys et l’aigle.
Qui plus est, Michel Zink indique une autre approche du temps l’ayant intéressé, notamment lors des cours sur « La mémoire des troubadours » en 1996-1997, et « La poésie comme récit » de 2005 à 2008, soit celle du moment où la littérature romane s’inscrit dans la durée et reconnait un passé qui lui est propre. En effet, au cours des XIIIe et XIVe siècles, les troubadours s’approprient la littérature de leurs prédécesseurs, les trobador antiques du XIIe siècle, dont ils en sont les lecteurs, mais aussi les continuateurs. Du fait de la diaspora troubadouresque du XIIIe siècle, où la lyrique des cours méridionales de la France risquait alors de tomber dans l’oubli, la poésie des troubadours s’est préservée par des commentaires contextuels, explicatifs et biographiques précédant les œuvres, soit par les razos et les vidas. En mémoire de la lyrique troubadouresque, c’est une poésie de la médiation qui a alors pris forme, permettant de concilier la littérature occitane avec la culture de la France du Nord, mais aussi une poésie trouvant un équilibre entre la tradition et la création. C’est-à-dire que les razos et les vidas sont non seulement de véritables critiques littéraires d’œuvres antérieures, mais aussi un « pré-texte » pour des récits entièrement (ré)inventés.
Cela dit, on peut voir que Michel Zink invite encore une fois le lecteur à entreprendre une réflexion à tout le moins, ici, intéressante du point de vue de la psychanalyse puisqu’il s’agit d’une approche des lettres médiévales portant une attention toute particulière aux signifiés sensibles qui se manifestent à l’esprit du lecteur. C’est le fonctionnement de l’inconscient du texte qui se donne à lire dans la lyrique occitane, puis la manière dont il s’actualise dans l’espace diégétique imaginaire des razos et des vidas comme un « récit latent » (Zink 2018). « Le sujet réel de l’énonciation d’un texte, c’est celui qui s’y implique et se trouve en l’appréhendant, c’est l’énonciataire » (1979, 266), a écrit, le textanalyste Jean Bellemin-Noël : la réception d’une œuvre engage un lecteur à (re)énoncer les traces mnésiques, les inscriptions latentes, au sein d’un texte, tout comme c’est le cas avec le troubadour tardif. Ainsi, la razo révèle l’Autre-récit pressenti dans le fantasme de l’écriture, dont « le texte n’est que le palimpseste »1 ; la vida informe les modalités conditionnelles à l’énonciation du poème, c’est-à-dire qu’elle formule une figure auctoriale du troubadour à l’œuvre, en tant qu’être dans un monde et dans un corps, à partir des subtilités structurales et poétiques du trobar, soit de la composition du texte lyrique.
Par ailleurs, Michel Zink reconnait que la plupart de ses travaux, notamment ceux à partir des onze dernières années de sa carrière, ont été motivés par un intérêt personnel pour des questions reliées à la vie chrétienne et la foi. Ainsi, quatre de ses cours lui ayant été les plus marquants durant sa carrière de professeur ont été soutenu par ces motifs, qui constituent, selon lui, des questions incontournables dans les études du Moyen Âge, notamment entre 1997 et 2001, à savoir « Poésie et conversion », « Le poète et le prophète », « L’aventure du salut : contes religieux du Moyen Âge » et « Le Graal et l’aventure du salut ». Entre 2010 et 2012, dans son cours intitulé « Humbles et humiliés. Récits médiévaux de l’abaissement », un thème comme l’humiliation qui n’est pas intrinsèque à la religion montre que toute thématique mène aisément aux Saintes Écritures et en l’occurrence, à la figure du Christ. En effet, la littérature médiévale, si elle n’est qu’uniquement composée de textes à caractère spirituel, à tout le moins, renvoie de toute part à la vie religieuse et ses thèmes. Du fait que la société féodale a été en totalité fondée sur le christianisme, l’Église ayant notamment pris en charge toute l’organisation du corps social, le Moyen Âge a alors été profondément imprégné par le registre religieux. Ainsi, une distinction avec une littérature profane ne serait qu’un mécompte de l’influence chrétienne : aussi bien la production littéraire que les superstructures de la société médiévale, tout est en relation avec les affaires religieuses au Moyen Âge. Compte tenu de ce qui précède, l’auteur déplore le peu d’importance accordée à la littérature religieuse par les médiévistes, préférant pour les uns les batailles épiques de Roland, pour les autres les aventures chevaleresques d’Arthur. D’ailleurs, les textes chrétiens, dont de simples sermons, ont montré contre toute attente des œuvres prodigieuses, qui témoignent d’un souci de la forme et d’une rigueur du contenu comparables aux romans notoires de Chrétien de Troyes.
Enfin, bien qu’il s’agisse d’un processus réflexif, celui du récit de vingt-deux années à titre de professeur au Collège de France, l’auteur évite la sinuosité d’une écriture rétrospective par une définition d’emblée claire et directe des grandes questions qui ont constitué la ligne directrice de ses recherches. Le livre suit, ainsi, tout en finesse une structure cohérente, veillant à bien exposer les problématiques qui l’ont préoccupées, mais aussi un lien logique unit les propos de l’auteur, qui lui permettent une réflexion toujours plus en profondeur entre questions théoriques et intérêts personnels. Certes, la lecture du livre est une occasion pour Michel Zink aussi bien afin d’inviter à revoir ou à découvrir sa bibliographie et ses travaux que pour, dans un ultime geste, tirer sa révérence et tendre le relais des études littéraires du Moyen Âge.
Références
Bellemin-Noël, Jean. 1979. Vers l’inconscient du texte. Paris: Presses universitaires de France.
Huchet, Jean-Claude. 1988. « Quelle histoire pour la littérature occitane du Moyen Âge ? » Littératures, nᵒ 18:7‑23.
Le Goff, Jacques. 1964. La Civilisation de l’Occident médiéval. Paris: Arthaud.
Zink, Michel. 2018. Ce que nous devons aux anciens poètes de la France. Paris: Collège de France.