Introduction : l’hypothèse méta-ontologique
Telle que je la comprends, l’hypothèse méta-ontologique formulée par Marcello Vitali-Rosati veut trouver le passage entre un réalisme dogmatique, pour qui un être objectif serait indépendant de ceux qui l’appréhendent, et un relativisme irresponsable selon lequel il n’y aurait de réalité que pour un observateur ou un penseur… avec autant de réalités que de points de vue. Cette entreprise philosophique est d’ordre ontologique puisqu’elle se propose de retrouver les choses telles qu’elles sont que l’idéalisme kantien avait réputées inaccessibles et inconnaissables… Mais elle est aussi méta-ontologique, puisqu’elle ouvre la porte à la négociation d’une multiplicité de manières d’être, multiplicité qui serait celle des choses elles-mêmes plutôt que de leurs témoins. Attention ! Le but n’est pas de revenir à un naturalisme pré-kantien naïf dans lequel on accèderait immédiatement à un être déjà donné. Bien au contraire, comme le dit fortement Marcello Vitali-Rosati dans son article Pour une pensée pré-humaine : « L’Être est initialement et originairement médiation1 ». On comprend donc qu’il ne s’agit pas de s’appuyer tranquillement sur quelque sol immuable, une dernière instance toujours déjà identifiée. Non. L’être impliquerait originairement un entre-deux, la traversée d’une hétérogénéité, une traduction, et donc une multiplicité irréductible de sites et de processus. Afin de creuser l’hypothèse méta-ontologique, je m’interroge ici sur la nature de cette médiation de l’être ou plutôt de cet « être médiation ». Mais bien que mon propos ait été ontologique, à l’origine de ma démarche, je me suis insensiblement laissé entraîner par mon penchant pour la sémiotique et l’anthropologie, ce qui m’a amené à formuler la théorie du symbole que le lecteur découvrira ci-dessous. Car si comme on le verra c’est l’écriture, et donc la mémoire, qui fournit à l’être son ressort médiateur, il me fallait distinguer soigneusement l’écriture en général de l’écriture symbolique et donc l’être de l’être humain. Même si l’ontologie n’est pas ma tasse de thé je ne regrette pas de m’être aventuré sur ce terrain puisque cela m’a permis — tout en éclaircissant le sens de la formule « L’Être est initialement et originairement médiation » —— de plonger mon anthropologie dans une ontologie et de creuser les fondations philosophiques d’un humanisme numérique.
Critique de la temporalité kantienne
Lors de sa conférence d’ouverture du 28 octobre 2018 au colloque « Repenser les humanités numériques », Marcello Vitali-Rosati a projeté un portrait renversé d’Emmanuel Kant (1724-1804), la tête pointant vers le bas. Tout un programme ! Mais que signifie « renverser la critique kantienne ? » On se souvient que le philosophe de Kœnigsberg prétendait avoir accompli une révolution copernicienne en philosophie. Avant lui, le sujet de la connaissance tournait autour du monde et c’était ce dernier — la nature ou l’être objectif — qui formait le pivot, ou le point fixe ontologique. Après Kant, c’est-à-dire après la Critique de la raison pure, tout tourne désormais autour du sujet. Ce sujet central n’est évidemment pas l’individu psychologique mais un sujet transcendantal, le même pour tout le monde : une matrice épistémologique universelle qui conditionne la possibilité même de la connaissance. Le trait le plus frappant de cette révolution kantienne est sans doute le rapatriement du temps, de l’espace et de la causalité dans le sujet transcendantal, alors que la pensée commune les classe spontanément au nombre des réalités objectives. Le temps, en particulier, ne serait pas quelque chose qui existe vraiment en dehors de nous et que nous expérimentons directement mais au contraire une nécessité de notre manière de connaître. Les phénomènes ne peuvent nous apparaître que dans le temps et l’espace, et tissés de causalité. Comme il nous est impossible de sortir de notre subjectivité — nous sommes enfermés dans nos possibilités cognitives — nous ne savons pas ce qui se trouve derrière les apparences. Même la science (c’est-à-dire, à l’époque de Kant, la science newtonienne) ne connait que des phénomènes modelés par une subjectivité transcendantale et non l’être tel qu’il est en lui-même. On peut remarquer d’abord que Kant dépend de la science de son époque. Sous les formes a priori (avant toute expérience) de la connaissance chez Kant, reconnaissons les axiomes du système newtonien : un espace fonctionnant comme un contenant géométrique neutre, fixe et universel, un temps linéaire et des lois élémentaires d’action et de réaction. Mais il y a plus. On présente souvent Kant comme un sommet de la philosophie des lumières, un penseur pour qui le développement de la connaissance est désormais contenu dans les bornes de la raison humaine, sans référence au divin, pas même pour garantir le raisonnement comme on le voit encore chez Descartes un siècle et demi plus tôt. L’hypothèque divine étant levée, nous découvririons l’étendue — mais aussi les limites — de nos possibilités de connaître et le champ de la connaissance scientifique s’ouvrirait enfin à nous. Mais examinons les choses de plus près. Qu’est-ce que ce non-temps et ce non-espace des choses en soi qui s’opposent au temps et à l’espace des phénomènes ? Derrière le non-temps, n’est-ce pas la bonne vieille éternité qui se cache, et derrière le non-espace la vénérable immatérialité du divin ?
En effet, de l’autre côté du voile spatio-temporel, à la lumière de l’éternité, la connaissance divine appréhende les choses telles qu’elles sont. Là-haut, la simultanéité et la coïncidence sont parfaites : il n’y a ni durée ni distance. En l’absence de succession temporelle et de relation spatiale, et puisqu’en Dieu la volonté, la connaissance et la puissance ne font qu’un, la causalité n’a pas de sens. La chose en soi, indépendante de toute expérience humaine, resplendit transparente dans une intelligence divine qui n’est certes jamais nommée mais dont la place est tacitement désignée. Lorsque Kant annonce que le temps est une condition de possibilité de l’expérience plutôt qu’une réalité, il pointe vers la condition de l’humanité après le péché d’Adam. Aussi scientifique soit-elle, la connaissance d’une créature déchue ne peut se défaire de son enveloppe temporelle. Le temps s’abat sur l’Homme avec la chute. La mort seule desserre son emprise, et la résurrection l’abolit dans la vision béatifique du paradis retrouvé.
Dans un récit possible, Kant et Hegel parachèvent les lumières. Mais dans un autre récit, ce sont les « pères de l’église » de la Réforme, ceux qui mettent en raison philosophique un christianisme renouvelé, en phase avec la communication imprimée, la science moderne et l’état-nation. Les vieux schémas augustiniens sont reconduits par traduction. Au lieu d’opposer la cité terrestre et la cité de Dieu, Kant distingue le règne de la nécessité de celui des fins, mais il conserve le dualisme. À la place du jugement dernier, Hegel chante une histoire qui progresse dialectiquement vers sa fin, et préserve l’eschatologie.
La réalité du temps et de l’espace
Or nous ne sommes pas obligé de comparer la connaissance humaine à la connaissance divine. Pourquoi mesurer le savoir des vivants à la sagesse d’Adam hermaphrodite ou à l’illumination des élus ? Supposons au contraire que l’être ne soit pas voilé par la chute mais dévoilé dans le temps. Nous ne sommes pas victimes d’une illusion : le temps est bien réel. Il ne peut se réduire à une contrainte épistémologique ou à quelque déchéance métaphysique. Il conditionne tout simplement l’existence. Loin de se réduire à une projection du sujet sur un monde inconnaissable en soi, c’est une propriété fondamentale du cosmos. Notre expérience du flux temporel a souvent été décrite : le présent impossible à saisir, le passé déjà disparu, l’origine effacée, le futur encore inexistant. Si tout cela n’est que trop vrai, alors l’être ne peut surgir que de rémanences, de traces, d’une mémoire qui enregistre à sa manière et se souvient tant bien que mal de cette fuite innommable de fantômes dans la nuit. Puisqu’il suppose un certain degré de conservation ou de subsistance, l’être est bien médié, produit par des dispositifs abstraits d’écriture et de lecture, des systèmes métastables d’opérations symétriques sur des surfaces d’inscription. Ces machines émergent du milieu du flux temporel à partir d’amplifications de petites variations : des tourbillons s’auto-organisent et se dissolvent dans le chaos du courant. Cycles, redondances, patterns… Et ce n’est pas seulement l’Homme qui surnage dans le temps, suspendu à des radeaux de mémoire, mais l’être tout entier.
Suivant Bergson, il ne faut pas confondre le temps avec sa mesure scientifique. Cette dernière peut bien se dessiner comme une ligne droite et le présent nous apparaître tel un point mouvant sur cette ligne. Oui, le temps mesuré ressemble à une quatrième dimension de l’espace. Mais le temps lui-même est tout autre chose : un processus de création et de néantisation sur le fond duquel se détachent des rythmes et des ilots de durée. Or, depuis Hilbert, Turing et von Neumann sur le plan scientifique et depuis l’extension du numérique sur un plan technique, la machine de lecture-écriture est le modèle de la mémoire le plus abstrait et le plus précis. Cela ne signifie pas qu’un organisme, un cerveau, une planète, une ville ou une culture soient intrinsèquement des têtes de lecture-écriture allant et venant au-dessus d’un ruban gravé de symboles. La mémoire ne prend pas toujours la forme d’un enregistrement formel, comme dans une archive géologique ou sur un disque dur. Elle peut s’inscrire par un renforcement de connexions entre neurones, par le creusement progressif d’un chemin sous l’effet des passages, par un changement des manières de faire, dans l’érection stigmergique d’une termitière ou d’une ville. Les êtres se présentent souvent de manière analogique — ou comme de grouillantes sociétés d’automates — et leur passé s’inscrit de toutes sortes de manières. Mais ils peuvent être modélisés comme des machines de lecture-écriture.
L’inscription dans l’espace résiste au jaillissement et à l’effondrement insondables du temps. Mais Chronos exige son dû : la durée de la transmission, la lenteur de l’écriture et de la lecture. Parcourons l’un après l’autre les niveaux de complexité repérés par la science contemporaine. Dans l’enveloppe cosmique proposée par la relativité, aucun signal, aucune force ne peut se propager plus vite que la lumière. La simultanéité n’existe pas. Tout en bas, la mémoire flotte sur un bruit de friture indéchiffrable. À la limite de résolution de la lecture, les quanta d’énergie et les particules sont encore partiellement indéterminées. Rappelons qu’on ne peut connaître simultanément la vitesse et la position d’une particule élémentaire : c’est ou l’un ou l’autre. Au niveau immédiatement supérieur, émergeant des interactions quantiques, tels des machines de mémoire hypercomplexes bordés d’une frange de virtualité électronique, les atomes réifient leur passé et leur désintégration marque le temps qui passe. Et les atomes à leur tour forment les caractères de l’écriture des cristaux, des molécules, des agrégats, des corps célestes.
Au niveau de complexité supérieur, les organismes se transmettent une mémoire codée dans les quatre bases de l’ADN. Le texte génétique est activé par une cascade de traductions, de réécritures contextuelles et de variantes par les êtres vivants. À l’étage animal se déploient plaisir et douleur, attraction et répulsion, locomotion et sensation, toute la gamme des émotions et des habitudes : le texte sensible se code dans les connexions nerveuses et les échanges de neurotransmetteurs. Les dynamiques d’états d’excitations du cerveau écrivent les phénomènes, avec leur traîne de souvenirs et d’intentions. La signification est bien antérieure à l’humain. Par le bouclage de leurs communications avec leur environnement, les animaux sociaux assemblent des intelligences collectives dont la mémoire englobe et dépasse celle des systèmes nerveux individuels.
Je ne prétends pas réifier des objets qui ne sont jamais que des moments ou des facettes d’un flot processuel traversant toutes les échelles spatio-temporelles. Distinguons néanmoins, à chaque niveau de complexité, entre les textes codés et les machines de lecture-écriture correspondantes. Dans cet ordre d’idées, je viens d’évoquer le texte atomique et le mécanisme des forces physico-chimiques, le texte génétique et la machine organique, le texte neuronal et l’univers phénoménal, je détaillerai plus bas les rapports du texte symbolique et de la machinerie culturelle. Mais s’il est utile de distinguer les niveaux, n’oublions pas que les couches et les strates s’interpénètrent et communiquent. La mémoire phénoménologique des animaux s’enchâsse dans une mémoire biologique qui s’inscrit dans une mémoire atomique, qui plonge dans le semi-chaos de la mémoire quantique. Marques et signaux s’entrecroisent dans les écosystèmes, traversant les frontières des règnes et des espèces.
Si le temps existe vraiment, alors Berkeley avait raison : être c’est être représenté. Idéalisme ? Non puisque la représentation — ou plutôt la présentation — dans une mémoire est la condition d’existence de ce que nous appelons « la matière ». Par son empilement de niveaux de codage et d’automates gigognes, la matière même est mémoire. Grâce aux formes fossiles qu’elles enregistrent, les strates géologiques se laissent lire comme des archives de l’évolution biologique. Les nappes de pétrole se souviennent du carbonifère. Le sous-sol et l’atmosphère témoignent d’un passé révolu que nous lisons et que nous effaçons. Ils s’offrent à nos écritures et à nos lectures tout en échangeant leurs signaux thermiques et moléculaires.
Faisons un pas de plus dans le renversement de la critique kantienne, non seulement le temps existe vraiment, mais l’espace aussi ! Plutôt qu’une forme a priori de la sensibilité l’espace est une condition de l’être. En effet, le texte, quelle que soit sa durée et son système de codage, nécessite une surface d’inscription ou un volume de sculpture. On ne peut enregistrer ailleurs que dans l’espace, y compris les immensités sidérales, la croute terrestre, les territoires conquis par les espèces vivantes, les connexions neuronales dans les boîtes crâniennes des animaux, les paysages façonnés par les humains et les microstructures électroniques des centres de données. Sans doute ne faut-il pas identifier l’être à l’espace puisqu’il existe des réalités abstraites, ou non spatiales, comme les qualités sensibles, les nombres, les catégories générales, les problèmes, etc. Mais ces réalités utopiques ne s’actualisent que dans l’espace, elles n’existent que dans sa dépendance et nous y accédons par le moyen de signes inévitablement spatialisés. L’être ne se réduit pas à l’espace, mais si l’espace n’existait pas il n’y aurait pas d’inscription, par conséquent pas de mémoire et donc pas d’être du tout.
Et l’espace existe, comme le temps, à toutes les échelles. La distribution des étoiles dans les tourbillons majestueux des galaxies, les couches internes des étoiles et des planètes, les distances vertigineuses que les photons émis par les astres doivent traverser pour parvenir à notre rétine, l’étendue de la Terre, la disposition de ses océans, de ses îles et de ses montagnes, l’arrangement des atomes dans les cristaux et les molécules, rien de tout cela n’est illusoire. Les plantes occupent l’espace : fixes grâce à leurs racines et mobiles par leurs stratégies de conquête et de dissémination. Les animaux lisent un espace d’odeurs, de sons et d’images, ils marquent leurs territoires de chemins et de phéromones. Et voici qu’ils fabriquent leurs nids, leurs terriers et leurs abris opposant ainsi le dedans et le dehors. Les membranes, écorces, peaux et cuirasses distinguent les organismes de leur milieu et ces séparations et connexions se reproduisent dans leur agencement interne. Le règne vivant s’ancre dans l’espace. Et parce que nous sommes des animaux, pourvus de pouvoirs bien accordés de perception et de locomotion, notre mémoire est indissolublement liée à notre maîtrise et à notre habitation de l’espace, à notre écriture et notre lecture des lieux.
Ainsi, le temps et l’espace sont constitutifs de l’être lui-même plutôt que les modes sous lesquels un être inconnaissable en soi nous apparaît. Et notre ontologie est une méta-ontologie dans la mesure où les machines de lecture-écriture dans leur diversité produisent une pluralité de types d’être. Chaque ontologie actualise une virtualité inépuisable d’organisations de la mémoire. Elles creusent leurs localités et systèmes de proximité, font confluer des courants de rythmes et de durées, articulent des modèles objectifs orientés vers l’action.
L’écriture symbolique
De nouveau, la mémoire est la substance de l’être, au rythme de la picoseconde comme à celui des éons, de l’électron au super amas en passant par la symphonie de signaux qui agite la mince membrane de la biosphère. Non seulement la lecture et l’écriture sont partout — et bien antérieures à l’humanité — mais, si l’on me permet cette hyperbole, il en est de même pour l’éditorialisation. Certes, selon son échelle spatiale et ses rythmes temporels, chaque machine de mémoire possède ses codes et ses signaux caractéristiques, ses modes d’inscription et de lecture, ses programmes. Mais les machines d’écriture se composent récursivement en méta-machines. Elles s’interpénètrent, s’interprètent et se trahissent. Elles se brouillent, s’interrompent, se détournent, s’amplifient, s’éteignent et créent des circuits de traverse. L’être est multiple et multiplement médié. Au gré des proximités et des contacts, les machines textuelles se représentent et s’enregistrent réciproquement. Elles se traduisent à la limite entre niveaux de complexité, de manière partielle et biaisée. Nietzsche avait déjà évoqué une monadologie sans Dieu, qui ne serait garantie par aucune harmonie préétablie. Deleuze et Guattari avaient dessiné les contours d’une mécanosphère à mille plateaux entrecroisés. Michel Serres a exploré un monde où les opérations de communication les plus complexes traversent les frontières ontologiques traditionnelles, de la physique à la sociologie en passant par la biologie.
On peut interpréter « l’écriture » de Derrida comme une radicalisation du caractère conventionnel des langues, une façon de désigner le système linguistique toujours antérieur à la parole ou même — si l’on remonte encore plus loin vers la racine — la capacité syntaxique propre à l’humain. Mais son propos relève de l’ontologie plutôt que de la linguistique ou de l’anthropologie. La trace derridienne serait non seulement antérieure à la parole mais antérieure à l’humain, constitutive d’un être non pas originaire et plein mais écartelé entre le texte, la lecture et l’écriture, effet de présence produit par des machines de mémoire. L’écriture Derridienne résonne comme un écho lointain de l’intellect agent de la noétique d’Aristote qui s’actualisait niveau par niveau dans le monde fluctuant de la génération et de la corruption. L’intellect agent, c’est-à-dire la machine abstraite de lecture-écriture, trouve en l’humanité son mode d’inscription proprement symbolique ; mais la mémoire précède logiquement et chronologiquement le symbolisme et elle le déborde de toutes parts.
Pour la méta-ontologie — qui s’alimente de nombreuses sources philosophiques — l’être médié par des automates d’écriture est radicalement multiple, processuel, emporté par des flux de signes. Contre le dogmatisme, la pluralité des machines de lecture-écriture et leur enchevêtrement conditionnent un processus d’éditorialisation inséparable de l’existence. Mais contre le relativisme, l’être est connaissable dans la mesure où ses mémoires sont lisibles, traductibles, réinscriptibles et interprétables par nos machines de lecture symbolique. Puisqu’ils s’identifient aux formes de la mémoire et de l’oubli, l’ontologie et l’épistémologie présentent les deux visages de Janus, l’un tourné vers l’objectivité l’autre vers la subjectivité. Avant l’enquête scientifique, avant même l’intentionnalité, avant l’objet pour un sujet, il existe une proto-objectivité des objets en eux-mêmes, suspendue à la mémoire des automates naturels. Symétriquement, à proportion de leurs capacités d’interprétation et du nuage de virtualités qui les précède, il existe une proto-subjectivité des machines de lecture-écriture, et cela bien avant que la conscience discursive de la cognition symbolique ne répande sur le monde ses lueurs vacillantes.
Avec l’espèce humaine, ce ne sont donc ni la mémoire, ni l’écriture, ni la signification qui entrent dans le monde, mais plutôt un nouveau type de codage des inscriptions par des systèmes symboliques, dont le langage est le cas le plus évident. Il ne fait aucun doute que l’expérience phénoménale des animaux est structurée par des catégories générales (proies, prédateurs, partenaires sexuels, etc.) et des modèles mentaux complexes (comme des « cartes » de leurs territoires). Mais si les animaux pensent et communiquent, ils n’ont évidemment pas la même capacité que les humains à se transmettre des modèles mentaux complexes au moyen de signes. Chez l’humain, en effet, de tels modèles (objets, relations, enchaînements causaux) peuvent être communiqués par l’intermédiaire d’un code linguistique, visuel ou gestuel et cette capacité à traduire en mots ou en images ses représentations mentales rejaillit sur sa capacité à créer et à transformer les représentations en question. Il y a sans doute une idée de la ruche inscrite dans le génome des espèces d’abeilles et que l’essaim actualise sur son territoire. Mais aucune abeille ne dessine un plan de la ruche ni ne montre une carte en désignant l’emplacement où l’établir.
Alors que les catégories générales (les signifiés) s’inscrivent dans les circuits neuronaux et les saillances perceptives des animaux, les voici extériorisées et représentées pour Sapiens de manière conventionnelle par des phénomènes sensibles (les signifiants). Chez l’Homme, indépendamment de la présence ou de l’approche d’exemplaires concrets, des gestes, des sons ou des images pointent vers des concepts abstraits, des espèces et des genres. Quelques sons conventionnels sont enchaînés par la voix et leur décodage renvoie à des milliers de concepts organisés en paradigmes. Ces concepts eux-mêmes se composent à plusieurs niveaux de complexité pour articuler des phrases et des récits qui évoquent, simulent, appellent et compliquent l’expérience phénoménale. Or on n’a encore jamais observé de bêtes se raconter des histoires, et encore moins, comme Shéhérazade, en les enchâssant dans des récits de récits de narration.
Je sais que l’esprit de notre époque refuse d’admettre une différence entre l’humanité et les autres animaux. Mes étudiants et nombre de mes collègues me répliquent invariablement que si je crois que les animaux ne parlent pas c’est que je ne comprends pas leur langue. Devant l’adorable minois d’un chaton, l’affectueuse sagacité d’un chien ou la mémoire d’un éléphant, l’aventure religieuse, juridique, politique, économique, technique, artistique et scientifique de l’humanité ne pèserait presque rien. Bien sûr que les animaux sont des êtres sensibles et intelligents ! Mais notre commune animalité doit elle effacer toutes les différences ? Doit elle nous faire oublier qui nous sommes ? L’activité symbolique ouvre un vaste éventail de pouvoirs : la subjectivité consciente autoréférentielle et la pensée réflexive, le questionnement et le raisonnement hypothétique ; le dialogue et l’échange d’information à haut débit ; toutes formes d’institutions sociales et d’intelligence collective inconnues du reste des animaux. J’entends ici « l’humanisme » comme une reconnaissance du caractère unique de notre espèce, dû à sa symbiose avec les symboles. La véritable singularité — si singularité il y a — n’est pas l’effacement annoncé pour demain de notre espèce par des robots, mais le processus original et inachevé de l’hominisation. Lorsqu’une méfiance légitime par rapport à toute prétention hiérarchique aboutit à nier les singularités, une autre méfiance, tout aussi légitime, doit s’exprimer. Si l’on me dit que l’Homme doit être réputé un animal comme les autres pour des raisons politiques (anti-spécisme, souci écologique, etc.) plus importantes que quelques subtiles et douteuses distinctions philosophiques ou sémiotiques, je réponds qu’un antihumanisme conséquent mènerait (parmi d’autres catastrophes esthétiques, éthiques, juridiques et politiques) à l’abolition de l’enseignement et de la recherche dans les humanités, les arts et les sciences sociales, c’est-à-dire à l’effacement des sciences ayant pour objet l’univers proprement symbolique, de l’économie à la littérature. La connaissance officielle ne comprendrait que les sciences de la nature et s’arrêterait à la zoologie. Peut-être accorderait-on un peu plus de subventions à l’éthologie humaine qu’à celle des zèbres, mais sans plus. Je n’insiste pas sur l’absurdité d’un antihumanisme pris au sérieux. Ceci dit, établissons la distinction entre les signes et la signification en général (pleinement accessibles aux animaux) et ce type particulier de signes — ou de codage des inscriptions — que sont les symboles.
D’abord, la matière signifiante du symbole est phénoménale, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans l’expérience sensori-motrice, affective et sociale des êtres humains. Il ne s’agit donc pas de signaux nerveux, moléculaires ou électroniques. Bien entendu, le symbolisme suppose un métabolisme biologique et des excitations neuronales, sans quoi il n’y aurait pas de phénomènes sensibles. D’autre part le symbole peut se transcrire dans le sillon d’un disque vinyle ou dans la mémoire d’un ordinateur, mais il faut ultimement que ce soit, par exemple, de la musique audible ou un texte lisible par un œil humain.
Ensuite, les signes symboliques ont une organisation syntaxique. J’entends par là une structure récursive répondant à certaines symétries. La récursivité renvoie à la répétition de formes à différents niveaux d’emboîtement et la symétrie à des systèmes de variation sur fond de constantes. La littérature, la musique, la danse, les arts visuels ou l’architecture offrent des exemples évidents d’organisation syntaxique. On peut citer encore l’ordre de bataille des armées (le sens étymologique du mot « syntaxis » en grec ancien) ou la symétrie du don et du contre-don dans les sociétés traditionnelles. On remarquera que l’organisation syntaxique suppose que les symboles se définissent mutuellement dans des systèmes de différences abstraits (phonèmes et mots, notes et mélodies, traits et figures, rangs et colonnes, etc.) relativement détachés de leurs actualisations transitoires. L’articulation syntaxique déborde largement les langues proprement dites pour assouplir, complexifier et réinscrire toutes les sémiotiques dans les machines mémorielles de la culture.
Finalement, les symboles et systèmes de symboles sont conventionnels. En d’autres termes, ils sont créés, adoptés, maintenus, transformés et abandonnés par des groupes humains. De ce fait, leur pluralité est irréductible. La multiplicité des langues, des systèmes musicaux, des codes visuels, des styles vestimentaires ou des formes architecturales (par exemple) témoigne amplement du caractère conventionnel des symboles, qui contraste avec la relative stabilité des modes de communication au sein de la même espèce animale. Chaque espèce d’abeille a sa forme de ruche, chaque espèce d’oiseau son nid et chaque espèce de castor sa hutte, que les populations vivantes aménagent selon les circonstances. Mais avec l’histoire de l’architecture, l’espèce humaine a ouvert un éventail de formes d’habitation qui ne cesse de s’élargir. Pour prendre un autre exemple dans l’organisation collective, les sociétés animales connaissent bien des différences fonctionnelles et morphologiques ainsi que des hiérarchies entre les individus, mais elles n’ont pas de choix entre plusieurs régimes politiques, et encore moins de débats constitutionnels.
En somme, les systèmes symboliques ont une structure syntaxique, une nature conventionnelle et une matière phénoménale qui les distinguent des sémiotiques pré-humaines. Il faut que ces trois caractères soient présents simultanément pour que l’on puisse parler de symboles. La nouvelle couche de codage symbolique s’imbrique dans les couches neuronale, génétique et atomique qui la précèdent et la supportent. Symétriquement, les machines symboliques recodent et contrôlent partiellement les machines désirantes et sociales des primates que nous sommes. Les jeux symboliques de Sapiens (les « jeux de langage » de Wittgenstein) reprennent et augmentent les formes de communication, de signalisation et d’appropriation des territoires qui fleurissent dans la biosphère pré-humaine. Les machines symboliques réécrivent aussi très tôt les mémoires génétiques avec la domestication des plantes et des animaux et la réorganisation des écosystèmes. Elles agissent enfin au plus près de la structure atomique avec le feu, la cuisine, la poterie, la métallurgie, etc.
Le texte
Explorons maintenant la diversité du sensorium ou de la texture symbolique, à partir du fait anthropologique universel du sacrifice. Un animal est abattu de manière rituelle, offert à une divinité, puis rôti et mangé par le groupe. Au centre de la scène flambe un brasier. Homo est la seule espèce à avoir maîtrisé le feu, élargissant ainsi ses possibilités de digestion, de chauffage, d’éclairage et de communication. En transmettant les techniques d’allumage et d’entretien du feu, nos ancêtres ont établi de solides chaînes de mémoire trans-générationnelles. À chaque sacrifice on allume une flamme et quelque substance précieuse brûle répandant le parfum de la grillade ou de l’encens. Encore aujourd’hui, une lampe brille dans la plupart des lieux de culte. Avec le sacrifice, comme avec la cuisine qui en est la version quotidienne, l’acte élémentaire et vital de tuer et de manger se trouve symbolisé. La boucherie et la préparation de la viande obéit à des règles bien précises : rituels et recettes. Goûtez donc. Sapiens signifie « sage » en latin, mais aussi capable de goûter, comme on l’entend encore dans les mots « saveur » et « insipide ». Dès l’origine, certains animaux, certaines nourritures sont taboues, immangeables. Voici codifiée dans une tradition la complexité des parfums et des goûts comme l’équilibre du cru et du cuit. Tuer, manger, mourir. Peut-être le sacrifice est-il accompli en l’honneur d’un défunt ? Car avec l’immolation et la manducation, la mort est un autre grand domaine du sacré et donc de la codification symbolique. De nouveau, les funérailles répondent à des rituels et mobilisent des paroles, des gestes, un apparat visuel et sonore convenu. Peut-être la cérémonie célèbre-t-elle un mariage ou le passage à la nubilité d’une classe d’âge ? Et voici un autre domaine essentiel de la vie animale entraîné dans l’écriture symbolique : la sexualité et la reproduction, avec ses règles de parenté et ses tabous, partout différents mais omniprésents. Interdictions sexuelles et cultures érotiques structurent symboliquement la répulsion et le désir. Ainsi brûler, tuer, manger, faire l’amour et mourir, avec la terreur, la sensualité et la passion qui s’y attachent, au plus proche de la chair et de l’animalité, sont ritualisés, stylisés, transposés dans une écriture des saveurs et des arômes, une sapiographie. Donner la mort et soutenir sa vie, donner la vie et assumer sa mort, la machine désirante programmée par des phéromones chez les autres espèces répond chez nous à un ordre symbolique.
Écoutez. La scène du sacrifice s’accompagne du battement des tambours, de l’appel déchirant des trompes, d’une musique poignante. Le rythme et la mélodie sont invariablement conventionnels et obéissent évidemment aux structures symétriques et récursives d’une organisation syntaxique. Certes, la musique organise un univers sonore, c’est ici le domaine auditif des vibrations, des chocs, des timbres, des voix et des échos qui se trouve symbolisé. Mais la musique est aussi le cas particulier d’une plus vaste symbolisation, celle du temps. Car la cadence et la mesure, le suspens et la résolution de la tension mélodique, le retour des thèmes, les silences et les reprises ponctuent la durée. D’ailleurs, fêtes et sacrifices obéissent eux-mêmes à des retours périodiques. Les années, les astres en leur manège, les saisons de chasse, de semailles ou de récolte ; les lunes, les semaines et les jours ; les heures, de l’aurore à midi, du crépuscule à minuit se déroulent, se contiennent, s’entrelacent et reviennent. Les moments sont régis par une organisation symbolique et consonnent avec les dieux et les esprits. De la musique au calendrier en passant par l’astronomie, nous recréons le temps par nos chrono-graphies.
Debout. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, la tribu danse, survoltée par le rythme des tambours, les parfums du sacrifice et les boissons enivrantes. Les corps se meuvent ensemble, en cadence, selon des gestes et des figures ancestrales, jusqu’à ce que l’un des danseurs entre en transe, possédé par quelqu’esprit. Il y a des danses guerrières ou amoureuses, des danses gracieuses et légères, d’autres hiératiques et funèbres, des danses de groupe, de couples ou des performances singulières, mais le corps se soumet toujours à des mouvements conventionnels, à des traditions sociales. Cette écriture des attitudes et de la mobilité des corps en société — la chorégraphie — se ramifie en une multitude de disciplines et de pratiques. Les rituels collectifs impliquent la coordination des gestes de leurs participants. La politesse et l’étiquette commandent les postures et les mouvements. Les gymnastiques et les sports de combats soumettent les muscles et les nerfs à un ordre serré. Entrainé souvent par le chant, le travail en commun — chasse, guerre, pêche, cuisine, couture, agriculture, construction — suppose encore une harmonisation des mouvements. Cette chorégraphie de l’action physique inclut la motricité fine des mains et des doigts, justement celle qui contrôle les instruments de musique, la production textile, la chirurgie, la gestuelle des métiers ou l’écriture des scribes. Ainsi la sensibilité interne du corps et la commande des impulsions motrices, en résonnance avec les mouvements identiques ou complémentaires des partenaires choraux, répond elle aussi à une écriture et une lecture symbolique.
Regardez. Les corps sont peints, tatoués, ornés de plumes et de pendeloques. Les boucliers portent les images d’animaux totémiques ou d’esprits terrifiants. Tandis que fume la victime sacrificielle au milieu de la clairière, les masses de danseurs sont disposés par clans, à l’Est ceux du fleuve, à l’Ouest ceux de la forêt. Les campements et les villages s’arrangent en cercles, en carrés, en labyrinthes apparemment irréguliers, leur organisation spatiale répondant invariablement à quelqu’ordre symbolique. L’humanité dessine, peint, sculpte et tisse des motifs dès l’origine. Mais les images ne se suffisent jamais à elles-mêmes. Elles ne prennent sens que de leur localisation dans un espace lui-même symboliquement codé : centres et périphéries, vis-à-vis et contrepoints, hauts lieux et régions impures. C’est tout l’espace visuel explorable en trois dimensions qui obéit à une mise en forme symbolique, à une scénographie.
De sa main gauche le chamane tient les entrailles violettes de l’animal sacrifié tandis que sa droite pointe vers le ciel. Elle décrit le sillage de son vol visionnaire. Ou bien l’ombre du Dieu qui lui parle en silence ? Les tambours se sont tus, la tribu retient son haleine et l’on n’entend plus que les chants des oiseaux et les hurlements des singes dans le lointain. L’oracle sort enfin de la gorge du sacrificateur. L’écriture du désir, celles du temps, des gestes et des images ont scellé dans sa chair leurs mémoires accordées. Et de son corps ensorcelé de symboles, à bout de souffle, modulée par les ondulations de sa langue, déborde une parole irrépressible, rythmée, dont l’expression secoue tous ses membres. Dites. Le langage extériorise le modus operandi de l’inextricable entrelacs des assemblées de neurones qui scintillent doucement dans l’obscurité de nos crânes. Il permet la communication et la manipulation fine des modèles mentaux : catégories générales, classes, objets, nombres, propriétés, actants et relations ; événements, opérations et transformations ; enchaînement de rapports causaux, écheveaux de récits. L’invisible abstraction du signifié s’y manifeste par l’intermédiaire du signifiant sensible. Pour achever notre liste des types d’écriture symbolique, après la sapiographie gustative, la chrono-graphie musicale, la chorégraphie gestuelle et la scénographie visuelle, la parole serait une sémanto-graphie, une mise en ordre et une représentation des signifiés. Il ne faut d’ailleurs pas limiter la sémanto-graphie à la langue puisque l’on peut lire sur le foie des animaux sacrifiés (en Mésopotamie), les vols d’oiseaux (à Rome) ou les écailles de tortues torturées par le feu (en Chine). Pour donner encore d’autres exemples, les thèmes astrologiques, les hexagrammes du Yi King, comme les arcanes du Tarot ne relèvent pas des langues, mais elles composent de véritables sémanto-graphies à partir de quelques archétypes et de règles de composition grammaticale. Lorsque se tait le chamane, les conversations reprennent pour commenter l’oracle, d’abord comme un murmure, puis l’interprétation s’enhardit, se multiplie et la clameur des paroles occupe tout l’espace. Tandis que le soir tombe se forment des cercles autour des récitants — griots, aèdes ou bardes — qui se remémorent à voix haute, aidés de leurs instruments à corde, l’histoire des dieux, des premiers ancêtres et des héros. Et de cette source immémoriale coulent oratures et littératures, réserves d’exemples façonnant l’esprit des jeunes gens.
Le texte symbolique se tisse de tous les fils du sensorium : de l’organisation du goût à l’écriture du temps, de la mise en forme de l’espace à celle des gestes et jusqu’à la pensée conceptuelle. Il y a même une tension entre les écritures non-conceptuelles ou alexiques des premières et l’écriture sémantique de la dernière. Dans la glossolalie ou la méditation du vide, la machine syntaxique se recrée de n’embrayer sur aucun signifié. Bien qu’elles puissent être décrites et commentées sans limites, la musique, la gastronomie ou l’érotisme échappent aux concepts. L’image est un autre texte, sans mots. L’expérience du sens oscille entre deux pôles qui se nourrissent et se relancent : l’indicible des écritures alexiques et l’herméneutique infinie de la littérature. Ce dont on ne peut parler, il faut l’écrire.
La communication
Après avoir examiné la texture sensible de l’objet texte, évoquons son contexte, c’est-à-dire la situation de communication où il prend sens. La communication peut se définir comme un processus d’écriture, de lecture et d’éditorialisation d’une mémoire commune, la transformation coopérative d’un environnement textuel partagé, y compris les opérations négatives de brouillage, de parasitage et de trahison. Distinguons l’axe vertical de la transmission intergénérationnelle et l’axe horizontal de la collaboration au sein d’une même génération. La mémoire à long terme monte des ancêtres, traverse la vie présente et se prolonge vers les générations futures. Des textes dont l’individu ne saisit pas l’utilité immédiate et qui ne résonnent pas forcément avec l’esprit du temps doivent néanmoins se transmettre. Écriture et réécriture sur le corps, circoncisions et scarifications, cuisines réapprises de mères en grand-mères, chants et prières repris siècle après siècle, recopie manuscrite et lecture collective des textes sacrés : une identité sociale doit survivre à la succession des générations. La filiation — qui n’est pas forcément biologique —, la lignée spirituelle, la récitation généalogique, le destin du phylum culturel sont des soucis proprement symboliques. Les jours de fête, de congé, les grandes cérémonies collectives rythment cette longue mémoire dont les cycles parfois sont hypostasiés en éternité. Par contraste, sur l’axe horizontal du temps court circulent les textes profanes, les communications quotidiennes, les informations utiles du travail et des jours de la semaine. Il faut que la société tienne ensemble au présent et à toutes les échelles communales : celles de la famille, du clan, de la tribu, de la nation, des zones d’échange et de l’empire. Chacune de ces unités — qui se superposent — a sa propre texture : langues tribales, nationales, véhiculaires et impériales ; dialectes locaux, cultures d’entreprises et de terroirs. Inévitablement les accents et les styles se mélangent, les gens se métissent et les parlers se créolisent.
Ainsi la communication symbolique noue et dénoue l’explicite et l’indicible, les tribus et les empires, le siècle et l’éternité. Chaque situation — chaque contexte — croise plusieurs échelles de collectivité, allie ou divise des lignées, compose et recompose ses enjeux de mémoire et d’identité.
Dans le prolongement des signes naturels, les symboles ne se contentent pas de représenter : ils agissent. Il n’est pas nécessaire de développer longuement le thème de l’efficacité sociale de la parole qui a été bien mis en évidence par Austin et la pragmatique. Que le langage ne serve pas seulement à la description objective mais aussi à l’action était d’ailleurs bien connu des anciens, et en particulier des spécialistes de la rhétorique. Dix-huit siècles avant Searle, Quintilien dans son De l’Institution Oratoire (1976, vol. 1 à 6, liv. III, 4, 3) établissait déjà une liste — de son propre aveu incomplète — des actes de langage : louer, dénoncer, se plaindre, calmer, exciter, terrifier, encourager, instruire, expliquer, raconter, demander pitié, remercier, féliciter, reprocher, insulter, décrire, commander, se rétracter, exprimer ses désirs et ses opinions, etc. La communication prend toujours place dans des jeux sociaux tout aussi conventionnels que les rapports entre signifiants et signifiés. Les symboles sont donc interprétés en fonction des jeux de langage qui les utilisent et — parce qu’ils s’inscrivent dans des mémoires sociales — leur manipulation réglée modifie les situations de manière irréversible. Rhéteurs et philosophes ont souvent souligné l’efficacité de la parole, mais cette dernière n’est qu’un cas particulier de l’écriture symbolique en général. Les pouvoirs du symbole ne se découvrent jamais aussi bien que dans les symboles du pouvoir. Le sceau royal lève toutes les barrières et confère à son porteur la puissance du monarque lui-même. La pièce de monnaie, le billet de banque ou le chèque enclosent une portion de puissance économique. Parmi mille autres exemples d’efficacité de l’écriture, les passeports, pièces d’identité, permis, diplômes, ordonnances, insignes et galons font valoir ce que de droit dans les limites conventionnelles de leur pouvoir. Dans l’univers culturel, tout acte est symbolique — soumis à l’ordre syntaxique des institutions humaines, lisible, interprétable, éditorialisable — et toute expression symbolique est socialement efficace dans l’environnement qui lui convient.
L’inscription
Les symboles, leurs textures sémiotiques et leurs contextes de communication s’inscrivent toujours dans l’espace matériel. Les Aborigènes lisent le temps du rêve — aux origines de leurs dieux et de leurs peuples — sur les accidents géographiques du continent australien. Leurs rituels associent pérégrination et remémoration sur une terre semée des traces des événements primordiaux. Territoires sacrés où reposent les restes des ancêtres, pyramides qui nous contemplent du haut de leurs millénaires, monuments aux héros qui se sont sacrifiés pour que nous vivions, mines de souvenir des sites archéologiques, réserves naturelles protégées : autant de mémoires intouchables. Mais l’espace accueille aussi la mémoire vive et les circulations de la vie quotidienne, du commerce, du travail et du culte. Les nomades vont et viennent selon leurs aires de transhumance, suivant les migrations des troupeaux et l’alternance des saisons. La disposition scénographique des tentes et des foyers inscrit l’organisation symbolique des clans. Pour les sédentaires, les cercles concentriques de la maison, du jardin, du champ et de la forêt s’élargissent progressivement. Les villages se rassemblent autour d’un site sacré, en vue de hauts lieux, non loin de sources et de points d’eau. Le monde est peuplé d’esprits et de génies des lieux que l’on rencontre et salue en se déplaçant, comme des stations de métro familières annoncées par la voix des hauts parleurs. Et tout autour de la zone de peuplement et d’exploitation, là où les habitants ne reconnaissent plus les signes de leur histoire, aux limites spatiales de la machine de lecture-écriture symbolique, s’étendent les bois impénétrables, la haute mer, les montagnes, les steppes et les déserts.
Dans La colonie pénitentiaire de Kafka, une machine monstrueuse grave littéralement le texte de la loi sur la peau des condamnés : somato-graphie. Nous lisons et nous écrivons sur la terre (la géographie), sur le ciel (l’astrologie), dans les prés et les champs (l’agriculture) et jusque sur les briques et les pierres de la ville (l’architecture et l’urbanisme). Routes et ports, châteaux et places, statues et fresques, vêtements et moulures, closeries et kiosques, bals et fanfares : toute inscription culturelle est locale et produit des lieux. Redisons-le, les textes symboliques s’écrivent dans l’espace et leur contexte est situé. Cela découle naturellement de notre méta-ontologie pour qui la mémoire — l’accueil à la nouveauté et la résistance à la disparition — ne peut s’inscrire que dans l’espace. Il en est a fortiori de même pour l’écriture au sens usuel, la micro-écriture logographique qui ne subsiste que sur des tablettes, du papyrus, des rouleaux de soie ou de bambou, des parchemins de cuir ou du papier ligneux, ces supports enroulés, pliés, collés, enveloppés et entassés, eux-mêmes disposés dans les armoires des chancelleries, des secrétariats et des bibliothèques, envoyés de relais en relais sur les chaussées pavées des empires par des messagers à cheval. Et il en est encore ainsi pour les nano-gravures à code numérique, logées dans les méandres des circuits et des mémoires électriques, ondulant dans le champ électromagnétique et le long des fibres optiques, concentrées dans les bunkers réfrigérés des centres de données, dispersés sur la surface des écrans : l’écriture est localisée et localisante.
L’efficacité symbolique n’est pas seulement sociale, elle est aussi technique. Dans l’atelier primitif où l’on prépare à manger, les matières animales et végétales sont découpées, mélangées, chauffées, transformées, stockées, avec tous les outils et contenants nécessaires. Le four donnera naissance à la céramique et à la métallurgie, à toute la lignée des technologies brûlantes jusqu’aux centrales nucléaires. Les techniques originaires de la cueillette, de la chasse, de l’abattage, du sacrifice et de la cuisine relèvent déjà d’une combinaison de la chorégraphie et de la scénographie. Les modèles mentaux complexifiés par leur maniement linguistique embrayent sur la sensibilité de l’œil et l’habileté de la main. Au fond, la technique est une organisation symbolique de la matière. Symbolique, c’est-à-dire on s’en souvient : syntaxique, conventionnelle et phénoménale. Phénoménale : est-il besoin de démontrer que les techniques se commandent par des gestes et aboutissent à des transformations sensibles ? Conventionnelle : certainement puisque les pratiques et les outils diffèrent selon les cultures. Syntaxique : voilà qui touche à l’essence de la technique. En effet, l’agencement et le maniement d’un char ou d’un bateau à voile, les mécanismes d’un moulin, les rouages d’une horloge, les articulations huilées d’une machine-outil, les signaux, les lignes et les locomotives d’un réseau de chemins de fer obéissent à des structures de symétrie et de récursion. L’écriture symbolique ne se réduit pas au léger logiciel car une syntaxe régit tout autant le matériel en sa lourde inscription spatio-temporelle. Que la technique la plus dure relève de l’écriture symbolique n’a jamais été aussi évident qu’à l’ère numérique, lorsque le matériel canonique se compose de circuits intégrés.
L’ordre symbolique
L’écriture symbolique se déploie dans trois dimensions : sémiotique, sociale et technique. Elle possède une texture sémiotique complexe et hautement différenciée, génératrice de sens, porteuse d’efficacité sémantique et cognitive. Ses textes interviennent dans des situations de communication, des contextes où se croisent transmissions intergénérationnelles et collaborations à toutes les échelles communautaires. La machine symbolique lit et écrit les relations sociales, d’où son efficacité politique. Enfin son inscription matérielle sculpte dans l’espace et le temps un architexte pourvu d’efficacité technique. Les trois dimensions sémiotique, sociale et technique peuvent être distinguées conceptuellement mais non séparées en réalité. Les phénomènes culturels émergent d’un processus d’éditorialisation accompli par des machines symboliques, qui embrayent elles-mêmes sur des machineries d’écriture pré-humaines. Il n’y a pas lieu d’opposer la nature à la culture, ni l’humain d’un côté et la technique de l’autre, ni d’ailleurs de mettre en scène un conflit du social et du mécanique, voire un combat de l’efficacité brute contre la subtilité du sens. Il n’y a pas non plus d’infrastructures et de superstructures, avec une causalité qui serait dirigée du matériel vers le logiciel ou vice versa, mais des écosystèmes ou des méta-machines d’exploitation de la mémoire dont les macro et les micro-écritures — inévitablement spatiales — sont homothétiques.
L’humanité émerge du développement d’un écosystème symbolique en symbiose avec une espèce de primates pyrophiles. Comme les organismes sont « faits pour » reproduire, diversifier et complexifier une méta-machine d’écriture génétique, les populations de Sapiens sont « faites pour » supporter la méta-machine d’écriture symbolique qu’elles nourrissent, qui les contrôle et qui leur offre une position de super-prédateur en échange d’un asservissement parfois douloureux. Il existe sans doute une espèce humaine au sens biologique, et la symbiose entre la machine de mémoire symbolique et les populations de Sapiens est évidemment soumise à des contraintes de reproduction et de durabilité. À part cela, il n’y a pas d’essence de l’Homme. Au cours de l’évolution historique et selon la diversité géographique et culturelle des communautés concernées, chaque méta-machine de mémoire tresse d’un même mouvement ses sémiotiques, ses institutions socio-politiques et ses techniques, auxquelles répondent sur un plan philosophique des épistémologies, des anthropologies et des ontologies.
L’ordre symbolique ne relève donc pas de l’imagination, contrairement à ce dit Yuval Noah Harari dans Sapiens, mais d’une écriture efficace et dynamique, à la fois douce et dure, sapio-graphique, chrono-graphique, scénographique et sémanto-graphique, qui circule entre le profane et le sacré, tendue entre l’indicible et la signification infinie. L’ordre méta-chaotique de la mémoire humaine s’inscrit certes dans des récits, mais aussi dans des paysages, des architectures, des règles sociales, des systèmes d’armes et de médias, des machines de mesure de la valeur, des connexions neuronales… Tout cela n’a rien d’imaginaire ni de purement mental. Pour paraphraser la description du don par Marcel Mauss, l’écriture symbolique est un fait sémiotique, social et technique total.
Le développement symbolique
La méta-machine symbolique est soumise à la destruction et à la création inhérentes à la temporalité. Le chaos arrive à toutes les couches de codage, selon les tailles diverses des communautés et il peut interrompre n’importe quelle connexion. Pour persévérer dans l’être, la machine d’écriture symbolique doit être capable de surmonter l’erreur, l’accident et l’oubli. Ses redondances, ses capacités d’autoréparation, de réinterprétation, d’adaptation et d’innovation lui permettent d’affronter l’impermanence, de survivre aux effacements et aux nouveautés imprévues. C’est ainsi qu’elle évolue. Même si l’histoire des machines symboliques est continue et foisonnante, il est néanmoins possible, pour les besoins d’une exposition synthétique, de distinguer entre plusieurs générations successives, chacune correspondant à un « système d’exploitation » plus puissant que le précédent mais compatible avec lui. Si bien que notre machine de mémoire numérique contemporaine résulte d’une accumulation de couches opératoires antérieures.
J’ai déjà évoqué l’écriture sacrificielle, ou paléolithique, qui opère au noyau de la machine d’écriture symbolique. Sur cette première couche, une écriture palatiale a commencé à se développer à l’ère néolithique. Explorons-la de la périphérie vers le centre. La domestication donne lieu à la gestion de grands troupeaux qu’il faut marquer, compter, faire voyager, abriter, protéger contre le vol et la prédation, sélectionner et reproduire. Puis vient le temps de la lecture ou de l’exploitation : tonte du poil, traite du lait, fermentation du fromage, utilisation de la force motrice, recyclage du fumier pour l’agriculture et le chauffage, abattage, préservation et cuisine de la viande. Le paysan laboure, irrigue et entretient ses champs de terre glaise avant que le scribe sache préparer ses tablettes d’argile. Le fellah enterre ses semences et le fonctionnaire du palais l’imite en semant ses idéogrammes. Il récolte et entrepose le grain et c’est ainsi qu’il enseigne la lecture au secrétaire du maître du domaine. L’architecte construit le palais comme un centre de mémoire : ses murs, ses entrepôts, ses antichambres, ses dédales, ses cours intérieures et ses colonnes soutiennent et retiennent l’ordre symbolique. Il érige le temple, peint ses murs, sculpte ses statues et purifie l’autel où s’accomplit le sacrifice, du pourtour vers l’intérieur, de portail en portail, jusqu’à l’ultime intériorité du saint des saints. Le prêtre monte au sommet de la ziggourat pour lire le texte du ciel. Il manie la logo-graphie dans la chambre close au milieu du Palais, tenant le compte du trésor, gravant le souvenir des conquêtes et récitant la généalogie des dieux. Les hiéroglyphes ressemblent aux peintures et aux idoles de l’ancienne Égypte comme les pictogrammes aztèques et mayas s’apparentent à leurs statues et à leurs disques calendaires. C’est la même écriture palatiale qui marque les troupeaux, laboure les champs, creuse les canaux, règle le flux des richesses, construit les silos et les granges, aménage le rituel du sacrifice, dresse les sanctuaires de granit, sédentarise et soumet les peuples à l’impôt, à la corvée et à la loi.
Progressivement, parmi l’alternance des écroulements et des résurgences dus aux invasions nomades, la machine d’écriture palatiale est intégrée et recodée par une machine urbaine. Du haut de ses remparts, la ville maîtresse domine la campagne dépendante. Le texte citadin s’étoffe et se complique. Les secrétariats se multiplient et se connectent. L’écriture logographique s’allège par l’alphabet ou le papier. Elle navigue entre les ports, court la poste, circule entre les villes avec les légions sur des voies bien pavées, comme l’eau coule dans les aqueducs. Des civilisations de cités et d’empires entretiennent des centres d’étude, tracent leurs réseaux d’échanges commerciaux, répandent leurs monnaies, propagent leurs textes sacrés et pérennisent leurs philosophies. Mnémotechnique des lieux et des images : les maîtres du langage internalisent la scénographie des palais-temples et rangent leurs idées comme des statues obscènes dans les niches de marbre d’une architecture imaginaire.
Intégrant la machine urbaine, un nouveau système d’exploitation symbolique se développe en quelques siècles. De l’imprimerie à la télévision, les médias industriels reproduisent et diffusent les symboles par des procédés mécaniques. Les savants lisent dans la nature une écriture mathématique, celle-là même que les ingénieurs utilisent pour planifier leurs machines. Des engins inédits traduisent la chaleur en mouvement. L’espace est maillé par les voies et véhicules industriels : chemins de fer, voitures automobiles, autoroutes, aéroports. L’électricité pénètre partout. L’élevage s’intensifie, l’agriculture se mécanise, la frontière entre la ville et la campagne se brouille. Les coordonnées spatio-temporelles et les cartes s’uniformisent. Les distances rétrécissent, le temps s’accélère et se mesure à la seconde. Le réseau bien accordé des horloges rythme la vie des masses. Les populations sont alphabétisées à l’école, disciplinées dans les casernes, punies dans les prisons, mises au travail dans les usines, vaccinées et soignées à l’hôpital. Le capitalisme triomphant écoule ses flots de marchandises. L’artillerie mobile emporte les batailles. De nouvelles religions du salut terrestre se mêlent aux anciennes (nationalisme, libéralisme, socialisme ou droits humains) et mettent à leur service l’énorme bureaucratie des états et des dominations industrielles.
Ainsi que se succèdent les stades d’une embryogénèse, la machine d’écriture numérique à son tour dépend des machines antérieures, les contient et les recode. L’écriture et la lecture descendent de plus en plus bas dans l’échelle des tailles : quantique, photonique, électronique, atomique, génétique. Tandis que les symboles chevauchent le champ électromagnétique, les transmissions deviennent instantanées et les textes ubiquitaires. Des armées de machines calculatrices transforment la microstructure de la matière, de la vie et des messages. Un filet dense de capteurs géo-localisés reconfigure l’espace. Ports informatisés, hubs aéroportuaires, bourses cryptées, centres de recherche cosmopolites, usines automatisées : au dessus des anciens territoires, un réseau de mégapoles en croissance interconnecte ses synapses. La tête penchée sur les micro tablettes addictives où serpente l’écriture numérique, nous préparons nos voyages, explorons nos villes, pilotons nos véhicules, louons nos chambres et composons nos repas. La jeunesse danse au son de Spotify et de YouTube. Les mains sont rivées sur Minecraft et les yeux collés à Netflix. Des intelligences artificielles dirigent les gestes des ouvriers et des chirurgiens. Une poignée de centres de données focalise la mémoire mondiale. Les nouveaux stratèges dirigent les armes et les troupes à partir des nuages. Affolant leurs essaims de trolls, les tambours de guerre des tribus, des partis, des nations et des empires résonnent dans les médias sociaux.
Nous disposons dorénavant de machines de traitement automatique des symboles. Mais nous ne les avons que depuis moins d’un siècle. À l’échelle de l’évolution historique, trois ou quatre générations ne représentent presque rien. À la fin du XXe siècle, 1% de la population humaine avait accès à l’Internet et l’apprentissage-machine était confiné à quelques laboratoires scientifiques. Aujourd’hui plus de 60% de la population mondiale est branchée et le machine learning s’applique à grande échelle aux données entreposées dans le cloud. La machine d’écriture numérique n’est pas encore achevée. Je propose depuis plusieurs années de diriger son évolution en direction d’une intelligence collective réflexive, programme qui comporte un volet techno-sémiotique et un volet politique.
Examinons d’abord le côté sémiotique. L’écriture numérique conditionne les opérations cognitives, canalise les interactions sociales et pilote le technocosme. Elle maîtrise déjà les coordonnées spatio-temporelles, accomplit les calculs géométrique et arithmétique et automatise les raisonnements déductif et inductif. En revanche, elle ne dispose toujours pas d’une sémanto-graphie, c’est-à-dire d’une écriture des modèles mentaux — catégories, objets, relations, actants, événements et schémas causaux — qui puisse être utilisée pour représenter de manière interopérable les connaissances humaines et diriger l’action des algorithmes. On dira peut-être que Google Translate a l’air de comprendre le langage puisqu’il peut traduire des textes. Mais il ne faut pas confondre traduction basée sur des statistiques et compréhension des textes en langues naturelles. Aujourd’hui le traitement automatique des données se fait uniquement sur la forme sensible des symboles, sur le signifiant ramené à des zéros et des uns. Les ordinateurs n’ont pas accès au signifié, au sens. En d’autres termes, les traductions automatiques des grandes plateformes passent d’une chaîne de caractères à l’autre, et non d’une chaîne de caractères à un concept ou à un modèle mental. C’est pour résoudre ce problème de formalisation et de calcul du sens que j’ai inventé IEML. Grâce à cette sémanto-graphie numérique, nous disposerons d’un système complet de coordonnées calculables, comprenant non seulement l’espace et le temps mais aussi la signification, des catégories abstraites à la modélisation narrative ou causale.
Passons maintenant au problème politique. Si l’être consonne avec la mémoire, alors une identité personnelle ou collective est l’effet émergent d’une machine de lecture-écriture. Dans quels dispositifs d’enregistrement et d’énonciation collective se construisent nos identités ? Qui ou quoi détermine notre essence ? Du côté de l’aliénation, les communautés et plus encore les individus sont soumis à des méta-machines symboliques qui les dépassent. Du côté de l’émancipation, ils parviennent à s’approprier une partie du fonctionnement des écritures symboliques pour s’auto-définir. L’identité se détermine dans une boucle où se nouent autoréférence et allo-référence.
Or la mémoire collective est aujourd’hui presqu’entièrement contrôlée par quelques grandes plateformes associées à des pôles géopolitiques. La catégorisation, l’indexation, la recherche et l’exploitation des données — c’est-à-dire le fonctionnement même de la mémoire — appartient à ces nouveaux pouvoirs. Dès lors, même si certaines formes prometteuses d’auto-organisation se font jour, les possibilités d’autoréférence et de réflexivité émancipatrice sont encore limitées. Les métadonnées organisent la mémoire et l’organisation de la mémoire conditionne les boucles autoréférentielles de l’identité. C’est pourquoi la question politique la plus brûlante est celle des métadonnées et de leur exploitation. La calculabilité sémantique d’IEML change la donne. Pour peu que quelques communautés se l’approprient et montrent la voie, le renouveau démocratique de notre époque pourrait être abordé avec un atout supplémentaire. Si la machinerie numérique était augmentée par notre système de coordonnées sémantique, il deviendrait plus facile d’extraire les connaissances des données, de les accumuler et de les partager. Les individus et les communautés possèderaient de meilleurs outils pour codéfinir leurs identités et façonner leurs ontologies.
Notre intelligence collective passe par la symbiose entre une méta-machine symbolique et une population de primates. C’est pourquoi le perfectionnement durable de la machine symbolique coïncide avec le développement humain. Ce n’est donc pas seulement l’écriture symbolique qui est inachevée, encore en croissance, mais l’hominisation elle-même. Nous sommes engagés dans une mutation anthropologique de grande ampleur qui transforme notre espace-temps, augmente notre mémoire et rénove nos bouclages autoréférentiels. Ni la mort, ni la souffrance, ni les conflits ne disparaîtront. Mais il n’est pas exclu que nous avancions vers un système d’exploitation symbolique inouï, grâce auquel l’intelligence collective humaine pourra s’observer scientifiquement dans le miroir numérique afin de cultiver sa complexité ontologique et cognitive.
Conclusion : méta-ontologie, mémoire et humanisme
Le moment est venu de rassembler nos trouvailles. Contre et dans le temps, entraînées par cette puissance de création et de destruction dont elles se nourrissent et qui les tue, des machines de lecture-écriture produisent de la mémoire en s’accrochant à l’espace. En effet, une trace ne se fixe que par inscription et ne se déchiffre que moyennant quelque forme spatiale, aussi éphémère soit-elle. La mémoire émerge ainsi d’une écriture qui traduit le temps et marque l’espace. Et ce n’est que dans l’après-coup de la lecture — comme effet de mémoire — que l’être apparaît. Selon le mille-feuille des couches de mémoire, dépendant des échelles spatio-temporelles, en fonction de l’organisation des lieux et des durées, déterminé par une multitude d’automates interprétatifs et d’agencements d’éditorialisation, l’être se différencie en une irréductible pluralité ontologique.
À différents degrés de profondeur et de complexité, la signification se présente partout. Les machines d’écriture, leurs rythmes opératoires, leurs surfaces d’inscription et leurs systèmes de codage précèdent et supportent l’humanité et son symbolisme. Le sens n’émerge donc pas miraculeusement d’une matière morte : l’herméneutique est originaire et trans-ontologique. La méta-ontologie ne fait pas de l’humain une exception dans la nature mais au contraire une émergence dans la continuité des couches de mémoire antérieures. Les processus d’interprétation sont à l’œuvre bien avant l’apparition de notre espèce. Le rideau de fer ontologique entre la causalité matérielle et l’interprétation culturelle (et donc entre les sciences de la nature et les sciences humaines) laisse place à des différences sur un fond d’unité ontologique. En outre, notre anthropologie n’est pas logocentrique puisque la sémanto-graphie, l’expression des modèles mentaux, n’est qu’un des modes (certes indispensable) d’une écriture symbolique multimodale, charnelle, inscrite dans les corps et l’espace physique. L’écriture numérique n’apparaît pas seulement comme une disruption mais à son tour dans la continuité du développement d’une machine de lecture-écriture symbolique qui retient ses moments sacrificiel, palatial, urbain et industriel.
Le lecteur aura noté le caractère non heideggérien de la méta-ontologie. Au lieu d’un être unique qui destine les étants, elle met en scène une multitude d’êtres montant des machines d’écriture qui se composent et se recomposent en résistant au chaos temporel qui les irrigue. Puisque la technique est partie intégrante de l’ordre symbolique, la question du « sens de la technique » (au singulier) est bien moins pertinente que celle des technologies (au pluriel) du sens. Loin d’accuser la science, ni d’ailleurs qui que ce soit, de « ne pas penser » la méta-ontologie accueille, avec la prudence et le scepticisme critique qui s’impose, le monde objectif patiemment construit par des générations de savants.
Contre le nihilisme absurde (rien n’est vrai, rien n’a de sens), le relativisme arrogant (tout vient de l’œil de l’observateur, comme si l’être n’avait aucune substance) et le dogmatisme tautologique (l’être est uniquement ce qu’il est), nous traçons une voie du milieu qui reconnaît la consistance propre de la mémoire en laissant libre cours à la diversité ontologique. Il y a certes une vérité absolue de la méta-ontologie : toutes les réalités sont produites en dépendance d’un processus ouvert d’éditorialisation. Oui, les textes, les sujets, les objets et les relations n’émergent qu’après-coup de l’interaction entre machines hétérogènes de lecture-écriture. Mais attention à ne pas commettre la faute de ces néophytes du Bouddhisme qui s’imaginent que la proposition « tout est vacuité » renferme l’alpha et l’oméga de la sagesse, en oubliant le karma (la causalité) et la compassion (l’action efficace en situation). Car pour « n’être que » des effets d’écriture et de lecture, les textes n’en apparaissent pas moins réellement dans leur grain sémiotique, leur contexte social et leur inscription spatio-temporelle. Il existe donc aussi une vérité relative ou ordinaire des textes et de leurs sens, tout comme des êtres et de leur qualités. On passe ici de l’ontologie générale à la phronésis, la sagesse pratique : il faut bien affronter les problèmes de tous les jours et pour cela les analyser en sous-problèmes emboîtés et codépendants, comme si les objets que nous avions découpés et réifiés existaient par eux-mêmes.
Au terme de cette méditation, esquissons un modèle général de la mémoire qui tresse les trois méta-dimensions de la textualité, de la temporalité et de la spatialité. La textualité représente le pôle sémiotique de la mémoire, ses machines de lecture-écriture. Elle comprend les systèmes de codage, d’adressage et de transformation des textes, selon l’empilement des niveaux et des interfaces. La textualité tisse l’ordre du sens. Seconde méta-dimension, la temporalité se décline en une multitude de cycles, rythmes, inerties autoreproductrices, retours, alternances de commencements et de fins, habitudes et durées qui surnagent à la lisière du chaos destructeur-créateur. Calendriers, horloges et chronomètres tournent en rond comme les astres dans le ciel, vont et viennent comme l’ombre d’un gnomon, scandant l’ordre de la succession. Et comme la lecture et l’écriture se déploient dans le temps, une multitude de temporalités s’organisent réciproquement dans le sens, de proto-subjectivité en subjectivité, de subjectivité en connaissance autoréférentielle. Troisième méta-dimension, la spatialité inscrit l’ordre des dispositions et des connexions, emboîtant toutes les échelles de taille, des minuscules aux vertigineuses. L’écriture et le temps, privés d’espace pour les contenir, n’auraient pas l’occasion d’exister. Mais symétriquement l’espace ne prend forme que de l’inscription des textes quantiques, atomiques, génétiques, nerveux et symboliques dans leurs mille figures et traductions. Et bien sûr sans durée pour le soutenir et le mobiliser, il disparaîtrait dans le néant. Médiée par la textualité, la spatialité parcourt l’éventail du concret à l’idéal, de la lourde matérialité aux modèles abstraits, en passant par la diversité des géométries et topologies : graines et plantes, cartes et territoires, plans et bâtiments. De même que la temporalité plongée dans le sens se différentie en mille formes de subjectivité, la spatialité raffinée par le texte contient les mondes possibles de l’objectivité. Chacun des trois fils — textuel, temporel et spatial — de la tresse mémorielle est simultanément médiateur des deux autres et médiés par eux. L’Être est initialement et originairement médiation.
Un dernier mot sur l’humanisme. Une espèce de primates supporte un écosystème symbolique : voilà l’humanité. Mais parce que l’aventure symbolique est inachevée cette définition ouvre, au lieu de clore, l’essence de l’Homme. Notre humanisme est un pré-humanisme, non seulement parce que l’être et le sens précèdent l’humain, mais aussi parce que nous sommes encore à la préhistoire de l’humanité. À l’imminence de la fin, proclamée sans originalité par les post-humanistes et quelques autres catastrophistes, opposons l’approche d’un commencement, juste avant le lever du soleil. Sans doute la civilisation supérieure à laquelle nous aspirons ne supprimera jamais la souffrance ordinaire des animaux mortels que nous sommes, ni celle, plus subtile mais non moins poignante, qui résulte de la relative inadéquation des primates pyrophiles aux exigences des machines d’écriture symboliques. Mais cette espérance raisonnable nous donne le courage de persévérer. Notre humanisme prolonge celui de toutes les Renaissances parce qu’il nous interdit de faire table rase du passé sous prétexte de substituer une connaissance enfin véritable au fatras de la mémoire accumulée. Au contraire — et d’ailleurs comment pourrait-il en être autrement ? — c’est de l’accroissement et de l’approfondissement de notre mémoire que surgiront de nouvelles lumières.
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Le brouillon de l’article, à paraître, est disponible sur le blogue de l’auteur : Culture numérique.↩