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Reflux conservateur et tensions régressives en Amérique latine

Les gouvernements « progressistes » dans leur labyrinthe

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Texte
Le banyan asiatique s’est acclimaté au Brésil. Crédits Gérard Wormser
Le banyan asiatique s’est acclimaté au Brésil. Crédits Gérard Wormser

Note : Ce texte est une version courte du chapitre consacré aux relations entre États, mouvements populaires et gouvernements « progressistes » de l’essai : Gaudichaud Franck, Modonesi Massimo, Webber Jeff, Fin de partie : Les progressismes latino-américains dans l’impasse (1998-2019), Paris, Syllepse (2020). Nous abordons ici essentiellement la période 2013-2019, période fondamentale pour comprendre le reflux conservateur toujours en cours et les difficultés ou échecs des exécutifs progressistes et nationaux-populaires. Nous ne traitons pas ici les derniers événements du sous-continent et l’année 2020, avec notamment le retour du péronisme de centre-gauche en Argentine ou encore le coup d’Etat contre Evo Morales en Bolivie.

Le sous-continent latino-américain est indéniablement entré dans une nouvelle période politique depuis quelques années, notamment depuis la mort d’Hugo Chávez en mars 2013 (et sa substitution par Nicolás Maduro) ; la défaite du Kirchnérisme à l’élection présidentielle en Argentine, en novembre 2015 ; un mois plus tard, la large victoire de l’opposition au Venezuela lors des législatives, puis le coup d’État institutionnel contre la Présidente Dilma Rousseff au Brésil, en août 2016, suivie par la déroute de son Parti (PT) aux municipales d’octobre de la même année ; la défaite d’Evo Morales au référendum pour sa possible réélection en Bolivie (février 2016). Certains auteurs, après avoir décrit un « tournant à gauche » (pink tide) dans les années 2000, en viennent même désormais à évoquer un « tournant conservateur » des Amériques, dans le sillage du président Trump aux États-Unis. Il serait néanmoins plus précis de décrire une nette inflexion sociopolitique aux contours toutefois hétérogènes et très différenciés suivant les contextes nationaux. Celle-ci a été confirmée par l’ampleur de la crise sans fin du processus bolivarien au Venezuela, par l’élection de l’ex-militaire d’extrême droite Jair Bolsonaro au Brésil (octobre 2018) ou encore, auparavant, avec la victoire de l’entrepreneur multimillionnaire Sebastián Piñera au Chili (mars 2018). Ce scénario électoral régressif traduit une nette dégradation des rapports de forces sociaux dans toute la région au profit des classes dominantes, des autoritarismes de tous bords, des courants religieux et idéologiques réactionnaires et l’essoufflement — voire la décomposition — (selon les pays) des stratégies dites « progressistes » de gouvernement, national-populaires ou « populistes de gauche ». Il signe plus largement l’impasse des orientations néo-développementistes du cycle précédent (1999-2013). Les leaders progressistes avaient promis aux classes populaires de sortir de l’impasse néolibérale, tout en luttant contre les inégalités et en démocratisant les systèmes politiques. Le bilan aujourd’hui est plus que mitigé…

Revers, reflux et pacte conservateur

Ces revers et ce reflux plongent, en partie, leurs racines dans le modèle économique rentier et extractiviste hérité et assumé par les divers progressismes et « gauches de gouvernement » des dernières décennies. Un modèle profondément impacté par la conjoncture récessive du capitalisme mondial et coupant sous le pied des exécutifs la manne dont ils disposaient pour financer leurs politiques sociales (essentiellement assistancialistes) durant la période du « boom » du prix des matières premières (Svampa 2011). Impact d’autant plus grand en l’absence d’une transformation de fond des relations sociales de production et de distribution, alors que le pouvoir économique, culturel et médiatique des oligarchies a été laissé largement intact : il s’est même, sous plusieurs aspects, renforcé, notamment dans le secteur financier et agro-industriel. Le grand capital et certains secteurs des bourgeoisies locales ont su tirer parti de « l’âge d’or » progressiste. Ainsi, en Équateur, en 2006, avec un PIB de 46,8 milliards de dollars, les 300 entreprises les plus grandes du pays concentrent 43,6 % du PIB ; en 2012, ces dernières pèsent désormais 46,4 % du PIB, alors que la richesse nationale a quasiment été multipliée par deux entre temps, confirmant à quel point les dominants ont su profiter largement de la gestion néo-développementiste (Decío Machado 2016). On pourrait montrer peu ou prou les mêmes chiffres dans la plupart des pays concernés. La dynamique d’épuisement du cycle post-néolibéral vient, de fait, mettre à jour à quel point nombre de ces forces politiques plutôt que de se préoccuper de la mise en place de stratégies postcapitalistes ont organisé — sous des répertoires divers — une cohabitation, plus ou moins conflictuelle, avec le grand capital et les fractions les plus dynamiques du patronat, tout en impulsant une redéfinition des politiques publiques et un retour du rôle régulateur de l’État, favorisant une démocratisation effective de la consommation populaire, un boom du marché interne et une amélioration des indicateurs de pauvreté, tout comme des services sociaux de base.

Cette proximité ou ce « pacte » avec une ou plusieurs fractions des couches dirigeantes a connu, certes, au fil des ans, des aléas et des différences évidentes suivant les nations concernées. Mais on peut constater un phénomène commun : une séparation toujours plus grande du ou des partis présidentiels du reste de la société, dans un processus classique d’oligopolisation étudié, en son temps, par Robert Michels à propos de la social-démocratie européenne (Michels 1914) et la naissance d’une technobureaucratie toujours plus assimilée aux divers cercles du pouvoir économique et des élites au sens large. Ceci combiné avec un « hyperprésidentialisme » envahissant et une forte prégnance tribunitienne des leaders, dont la présence charismatique surdétermine nombre de décisions et orientations nationales. Depuis 2005, un commentaire militant assez usuel était de dire que si les gauches et les « progressismes » latino-américains ont gagné le gouvernement par les urnes (et en rejetant la voie de la violence révolutionnaire), ils n’avaient pas vraiment gagné le pouvoir, toujours dans les mains des capitalistes, des principaux groupes médiatiques, des grands propriétaires agraires, des Églises, etc. On parlait aussi, peut-être avec l’espoir de lendemains qui chantent, de « gouvernements en dispute » qui restaient à conquérir, car traversés de tendances authentiquement de rupture et/ou démocratisation post-néolibérale, mais aussi de courants opportunistes ou réformistes et corruptibles (Gaudichaud 2008 , 2013). Depuis, la conjoncture mondiale s’est retournée et les processus se sont cristallisés avec le temps : il apparait qu’à force d’être à la tête de l’appareil d’État (même réformé par de nouvelles constitutions) et d’envisager tous les problèmes du pays au travers du prisme de celui-ci, c’est le pouvoir qui a gangréné largement les actions, politiques publiques et visions du monde des dirigeant.e.s, qu’ils soient issus des gauches « historiques » et parlementaires (au Brésil, en Uruguay et au Chili) ou de nouvelles forces nationales-populaires et plébéiennes, pour partie enfantées par les grandes mobilisations collectives des années 90-2000 (comme en Bolivie, en Équateur et au Venezuela).

On voit ainsi des machines électorales comme le PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela, créé en 2007) devenir d’immenses appareils bureaucratiques, dotés de plusieurs millions d’adhérents, mais gouvernés par une poignée de ministres et proches du Président, sans aucune démocratie interne, nommant par « en haut » les candidats locaux aux élections et écartant tout dissident issu du chavisme critique. Cette nouvelle oligarchie produit de manière sui generis une caste, parfois en conflit avec d’autres secteurs « historiques » de la bourgeoisie. Au Venezuela, cette dérive était déjà dénoncée par Hugo Chávez lui-même, bien qu’il en soit co-responsable comme principal dirigeant bonapartiste, lors de ses autocritiques publiques, particulièrement suite à son texte El golpe de timón d’octobre 2012 où le Comandante préconisait l’approfondissement de la « révolution bolivarienne » autour de l’État Communal et dénonçait l’ampleur de la corruption. Cette « bolibourgeoisie » (« lumpenbourgeoisie » pour d’autres) a commencé à profiter du contrôle de la rente pétrolière et des multiples activités annexes autour de l’économie des hydrocarbures et de la sidérurgie, y compris par le biais du contrôle des devises étrangères à partir de 2003. Des analystes marxistes comme Manuel Sutherland ou Michael Roberts, l’ancien ministre de l’Industrie Víctor Alvarez (et bien d’autres) ont montré à maintes reprises comment ce sont plusieurs centaines de millions de dollars qui sont « captés » annuellement et privatisés par une minorité bureaucratico-militaire, mais aussi par ses alliés, soit les nouveaux entrepreneurs bolivariens, des cadres des forces armées et de la « noblesse d’État ». Ce phénomène régressif est de plus adossé à une gigantesque fuite de capital, évaluée par l’ancien ministre de Planification et des Finances de Chávez Jorge Giordani, à plus de 300 milliards de dollars depuis 2003 (soit l’équivalent d’une année de PIB du pays ! ), bénéficiant directement à un patronat choisissant un enrichissement facile basé sur la surévaluation du Bolivar, la possibilité de frauder le contrôle des changes et le système de transaction de titres en monnaies étrangères (Sitme) à une échelle industrielle1. Les multiples affaires de corruption qui y sont liées se sont accentuées sous Maduro, alors que la dette externe explosait, que le prix du pétrole plongeait et que l’opposition de la Table de l’Unité Démocratique (MUD) cherchait à déstabiliser violemment l’exécutif, avec le soutien actif de Donald Trump (Guillaudat 2018).

De nouvelles castes au pouvoir sont décrites pour d’autres pays également. Huascar Salazar Lohman montre ainsi la reconstitution d’un capitalisme d’État et de nouvelles formes de domination au travers du MAS en Bolivie, contre les forces communautaires anti-néolibérales (2015). Une nouvelle élite qui favorise le surgissement parallèle de bourgeoisies commerçantes indigènes (aymara notamment) ou d’un petit patronat coopérativiste minier, ce dernier allant jusqu’à mordre la main de celui qu’il avait porté au pouvoir : lors d’émeutes en août 2016 contre des mesures de régulation du secteur proposées par l’exécutif, les mineurs battent à mort le vice-ministre de l’Intérieur Rodolfo Illanes, suite à l’assassinat par la police de deux manifestants… En ce qui concerne le Nicaragua de Daniel Ortega, le constat est encore plus cruel. On y assiste à la constitution progressive d’une véritable « mafia » sous la coupe du couple présidentiel et d’une partie de sa famille, qui contrôle plusieurs conglomérats entrepreneuriaux et presque la moitié des médias et qui a la mainmise sur les trois pouvoirs de l’État. L’« orteguisme » ne se dit désormais « ni de droite, ni de gauche » ; favorable à une « alliance corporatiste gouvernement-patronat-syndicats », au traité de libre-échange avec les États-Unis et à des alliances improbables avec l’Église conservatrice et d’anciens contre-révolutionnaires (dont Eden Pastora (2018)). En avril-mai 2018, la répression des mobilisations et des émeutes opposées à la contre-réforme d’un système de sécurité sociale au bord de la banqueroute se solde par plus de 135 morts, et les organismes de défense des droits humains parlent désormais de plus de 550 victimes, la plupart du fait des forces de police ou des groupes paramilitaires de la jeunesse sandiniste. Cette massivité de la violence politique est inédite depuis… la dictature des Somoza. Les partisans du régime invoquent alors la main noire des États-Unis et une « Révolution de couleur » téléguidée de l’étranger pour expliquer une déstabilisation en cours, niant l’ampleur de l’autoritarisme répressif effectivement au pouvoir2.

La centralité de l’expérience brésilienne

C’est peut-être au Brésil que l’on peut décrire la version la plus stabilisée et institutionnelle d’une fusion entre des cadres liés au PT, à la CUT (principale centrale syndicale) et le champ de la finance. Dans ce cas, le PT au pouvoir n’a pas seulement intégré des dizaines de milliers de militants à des fonctions politiques du centre de l’appareil étatique3 : ce parti de syndicalistes, issu de la lutte contre la dictature, reçoit désormais également des millions de dollars de grands groupes capitalistes du pays pour financer ses campagnes et alimenter ses caisses (comme le reste des partis d’ailleurs). En 2010, il est le premier de la liste (avec 15 millions de dollars) en ce qui concerne les dons aux partis politiques provenant des entreprises de la construction, dont des « multilatinas4 » géantes, comme OAS ou Odebrecht. Ces mêmes entreprises sont celles qui sont au cœur d’immenses scandales de corruption en lien avec l’entreprise géante semi-publique Petrobras, et ce non seulement au Brésil, mais dans toute l’Amérique latine, conduisant à la condamnation d’anciens présidents de la République, ministres, hauts fonctionnaires et entrepreneurs dans tout l’hémisphère… Des scandales qui vont éclabousser le PT à plusieurs niveaux, notamment dans le cadre de l’enquête tentaculaire « Lavage-Express », habilement instrumentalisée par la droite pour mettre à terre le parti de Lula (bien que ses dirigeants soient encore bien plus profondément impliqués dans cette corruption de masse que ne l’a été le PT jusque-là). Le PT et son allié principal, la CUT, c’est aussi la constitution depuis plus de 20 ans d’une véritable caste syndicale qui co-administre avec le patronat les fonds de pension (étatiques et privés) de tout le pays, soient parmi les plus importantes entités financières de l’Amérique latine, brassant plusieurs dizaines de milliards de dollars annuels et présentés par le PT comme un excellent outil de « complément » des maigres retraites des travailleurs, mais aussi considérés par Lula lui-même en tant qu’instrument de développement économique « à favoriser » (Chávez 2009; Zibechi 2013). Et l’une des conséquences constatées, au fur et à mesure de cet élargissement de l’élite au pouvoir, est le renforcement d’une structure syndicale toujours plus dépendante des prébendes de l’État. On peut même parler d’un modèle « PT-CUTiste » d’intégration et démobilisation-dépolitisation des luttes des travailleurs (Boito et Galvão 2012; Boito, Galvão, et Marcelino 2015). Ce scénario a été qualifié comme celui du « néolibéralisme parfait » (Cunha et Herrera 2014), car il combine des politiques favorables au capital local et global, tend à contrôler l’activité syndicale de la classe ouvrière, tout en créant une très solide base (ou clientèle) électorale dans les rangs mêmes des principales victimes du capitalisme. C’est aussi ce qu’affirment d’anciens conseillers de premier ordre de Lula tel qu’André Singer qui décrit, avec une certaine acidité, ce « pacte conservateur » qui rappelle en partie la période populiste de Getulio Vargas : soit un projet axé autour de la personnalisation du pouvoir, la conciliation de classes, le nationalisme et l’intégration des couches populaires, via l’accès à la consommation de masse, au marché brésilien (Singer 2012; Singer et Loureiro 2016). Un projet qui multiplie les alliances avec la droite et penche, de plus en plus, vers le conservatisme avec l’élection de Dilma Rousseff, qui propose alors de gouverner avec les adversaires d’hier, à savoir le centre-droit (PMDB - Partido do Movimento Democrático Brasileiro), les notables locaux, des représentants du secteur bancaire et sur la base d’un projet austéritaire.

À une toute autre échelle, dans un petit pays comme l’Uruguay, certains militants de la gauche, critiques ou chercheurs, soulignent aussi clairement ce phénomène, avec un Front Large menant une politique social-démocrate réussie, tout en étant soutien enthousiaste de l’investissement privé et du FMI, ennemi de la réforme agraire, partisan d’un État punitif renforcé et reléguant le problème de la pauvreté à un « problème personnel » : « Pepe » Mujica apparaît alors comme l’incarnation joviale d’une pensée humaniste critique au niveau mondial, tout en offrant à la bourgeoisie de son pays ce qu’elle n’avait jamais osé rêver (Herrera 2018 ; Castro 2017)… À ce propos, on pourrait également donner l’exemple du deuxième mandat de Michèle Bachelet au Chili. Après l’immense explosion sociale de 2011 en faveur d’une éducation « gratuite, publique et de qualité » et en lutte contre l’héritage maudit des « Chicago boys » de Pinochet, la dirigeante socialiste a commencé par intégrer à son programme de campagne des promesses de gratuité de l’éducation, réforme constitutionnelle et réforme fiscale notamment. C’est par ce discours progressiste de changement qu’elle a pu capter en partie l’énergie libérée par la rue, intégrer pour la première fois dans sa coalition le parti communiste tout en y maintenant la Démocratie-chrétienne et gagner la présidentielle en 2012 face à la droite. Pourtant, si on tire le bilan de ce gouvernement, on voit à quel point la « Nouvelle Majorité » de Bachelet aura été un transformisme social-libéral : gratuité partielle de l’éducation supérieure, mais par un système de « voucher » finançant avec de l’argent public les inscriptions dans les universités privées ; réforme minimale de la Constitution enterrant les désirs d’Assemblée Constituante de millions de citoyens ; loi fiscale indolore pour les grandes fortunes du pays et les principales multinationales, etc. Et si certaines mesures importantes ont été prises, par exemple sur le droit à l’avortement, c’est immédiatement pour en désarmer la portée : l’interruption volontaire de grossesse légalisée ne sera possible que dans des cas extrêmes (danger immédiat pour la mère, viol ou non-viabilité du fœtus), tout en laissant aux médecins et institutions catholiques de santé (très nombreuses) le droit de ne pas l’appliquer pour des raisons de conviction religieuse… Ainsi les fissures importantes du néolibéralisme chilien qui s’élargissent régulièrement depuis quelques années ont été une nouvelle fois « colmatées » par le progressisme et ses alliés : une caste politique profondément mariée et fusionnée avec l’oligarchie entrepreneuriale, médiatique et financière du pays (Gaudichaud 2015). Et c’est aussi cela qui explique le taux d’abstention record (dépassant les 50 % de l’électorat) lors des élections nationales, l’émergence d’une force à gauche portée par la nouvelle génération (avec le Front Large) et la nouvelle victoire présidentielle de la droite avec Sebastián Piñera. Entre l’original et la copie, les électeurs sont revenus vers l’original …

Le « post-néolibéralisme » dans l’impasse et l’effondrement bolivarien

Le post-néolibéralisme apparait ainsi souvent en continuité avec des logiques héritées de la période antérieure. Les coûts politiques du changement de trajectoire étant supposément trop élevés, ce que les politistes ont pu nommer « path dependence », sont ici les sentiers du productivisme, de la dette externe, de la dérégulation financière et des changements par en haut « dans la mesure du possible » qui reviennent au galop et expliquent les métamorphoses des discours des « intellectuels de palais » (Decio Machado et Zibechi 2016; Szalkowicz et Solana 2018). Certes, pour expliquer les reculs, les contradictions, les tensions, les dirigeants ont mis en avant les immenses obstacles à surmonter pour des économies dépendantes, les poids des inerties économiques, culturelles et institutionnelles, les « tensions créatives » (García Linera) à dompter (Schavelzon 2018 pour une critique de la visión de la Révolution de García Linera, acteur essentiel des progressismes de la région), la puissance de l’offensive impérialiste, voire — selon les mots de Rafael Correa — la « tempête parfaite » à affronter, qui dans le cas de l’Équateur a pu combiner les facteurs externes très puissants de la crise mondiale, les fragilités d’une économie toujours dollarisée, la chute des prix des hydrocarbures avec le violent séisme d’avril 2016. Il n’empêche que les manœuvres de « l’ogre impérialiste » ou les aléas de l’économie capitaliste mondiale ne peuvent occulter que le reflux de l’hégémonie progressiste et les avancées rapides des droites se nourrissent (en premier lieu ?) des reculs, involutions et métamorphoses conservatrices des gauches et progressismes de gouvernement. Un débat nécessaire et souvent escamoté au sein du champ militant se réclamant du « populisme de gauche ».

Nous ne détaillerons pas ici l’histoire — bien connue — du coup d’État parlementaire contre Dilma Rousseff au Brésil, la victoire de la « nouvelle droite » new-look de Macri aux élections présidentielles argentines ou encore la croissance électorale de la MUD dans des quartiers populaires historiques du chavisme à Caracas. Il est certain que cette offensive prétend utiliser tous les espaces laissés ouverts ou abandonnés par les progressismes pour reconquérir, violemment et/ou électoralement, graduellement ou brusquement, la tête de l’État. Non pas que les classes dominantes aient été maltraitées dans leurs intérêts fondamentaux durant l’âge d’or progressiste, c’est même plutôt le contraire. Cela importe peu : cette oligarchie a toujours considéré que l’expérience nationale-populaire ou de centre-gauche ne saurait être qu’une parenthèse, la plus courte possible, car elle considère que l’État républicain est sien depuis deux siècles, une créature à son service et sous son contrôle exclusif, que cela soit sous ses formes autoritaires, civico-militaire ou démocratique-libérale. Ainsi, l’arrivée aux « affaires » de divers leaders charismatiques, d’anciens syndicalistes, femmes progressistes, théologues de la libération ou présidents indigènes et de leurs adeptes a été vécue comme une hérésie, une offense même qui devaient être, coûte que coûte, remise en cause. Cette « fin de cycle » est ainsi celle de coups d’État dits « institutionnels », appuyés plus ou moins directement par Washington, tout d’abord dans des maillons faibles du progressisme régional : contre le libéral Zelaya au Honduras en 2009, contre le président Lugo au Paraguay en 2012, puis — une fois ses victoires consommées — dans un pays central de la géopolitique mondiale : le Brésil. Comme le note Michael Löwy, cet attentat contre la démocratie brésilienne qu’a représentée la destitution de Rousseff est profondément réactionnaire, comme surgi du passé le plus sombre du pays :

une affaire tragi-comique, où l’on voit une clique de parlementaires réactionnaires et notoirement corrompus, renverser une Présidente démocratiquement élue par 54 millions de Brésiliens, au nom d’« irrégularités comptables ». La principale composante de cette alliance de partis de droite est le bloc parlementaire (non partisan) connu comme « les trois B » : « Balle » - députés liés à la Police Militaire, aux Escadrons de la mort et autres milices privées - « Bœuf »- les grands propriétaires fonciers éleveurs de bétail - et « Bible » : les néo-pentecostaux intégristes, homophobes et misogynes. Parmi les partisans les plus enthousiastes de la destitution de Dilma se distingue le député Jairo Bolsonaro, qui a dédié son vote aux officiers de la dictature militaire et nommément au Colonel Unstra, tortionnaire notoire. Parmi les victimes de Ustra, Dilma Rousseff… (Löwy 2016).

La judiciarisation de la politique ou politisation de la justice (lawfare), avec à sa tête le juge Moro (nommé par la suite Ministre de la Justice par Bolsonaro), pour faire barrage à une nouvelle candidature de Lula en 2018 s’inscrit dans ce sillage. Il ne fait aucun doute que l’emprisonnement de Lula a signifié une nouvelle rupture légale ainsi qu’une persécution judiciaire de grande envergure, avec pour but clair de mettre hors-jeu le candidat le plus populaire du pays :

Le cas de Lula comporte en fait un aspect singulier : il relève des tentatives du pouvoir judiciaire d’influer sur les élections de 2018. À la destitution de la présidente élue a succédé la suspension arbitraire des droits politiques de l’ancien président et possible candidat. Utiliser la privation des droits politiques pour neutraliser ces adversaires est une attitude typique des régimes autoritaires. L’opération Lava Jato est un labyrinthe construit sur divers intérêts — certains légitimes et républicains, d’autres moins — et qui repose sur des emprisonnements sans jugement, des délations récompensées par des remises de peine (delações premiadas) et une mobilisation sans précédent de l’opinion publique par le pouvoir judiciaire (Quinalha 2018).

Mais là encore, mis en perspective, il apparait que ce sont également les alliances « contre nature » et aussi les choix austéritaires du PT de la derrière période qui se sont violemment retournés contre lui : Michel Temer le Président par intérim qui a justifié le coup d’État parlementaire contre Dilma et l’emprisonnement de Lula n’étant pas moins que l’ex-vice-président de cette dernière…

Selon Claudio Katz, la différence essentielle entre l’attitude du PT face à ce brusque retour de la droite et celle d’un Nicolás Maduro au Venezuela serait que ce dernier aurait choisi de résister contre vents et marées, alors que le lulisme se serait rendu avec armes et bagages avant la bataille décisive5. Il est vrai que pour beaucoup de militant.e.s et intellectuel.le.s proches du processus bolivarien, la « bataille de Caracas » serait — dans la conjoncture — la mère de toutes les batailles face à l’impérialisme, voire un véritable « Stalingrad » (sic ! ) pour l’Amérique latine pour reprendre l’expression (bien mal trouvée) de l’argentin Atilio Borón. Les déclarations guerrières de l’administration Trump n’ont fait que jeter de l’huile sur le feu. Là encore, il nous semble nécessaire d’écarter les faux semblants ou plutôt de décrypter de quoi pourrait être le nom de cette « résistance » de Maduro, et en quoi elle parait bien loin d’une perspective réellement émancipatrice.

On ne peut effectivement que constater que, depuis 2014, les secteurs « durs » de l’opposition vénézuélienne, avec le soutien ouvert de la CIA et de plusieurs organismes officiellement non gouvernementaux, ont déclenché une vague de violence destinée à renverser Maduro, avec à la tête de ces « guarimbas » (barricades et barrages) des dirigeants comme Leopoldo López ou Antonio Ledezma. Une stratégie de la « Salida » (la sortie) a aboutie à la mort de 43 personnes et plus de 800 blessés et vient, à nouveau, rappeler la responsabilité de la droite radicale vénézuélienne dans la tentative de coup d’État de 2002. Une violence de rue qui a repris de plus belle en 2017 et a provoqué un durcissement autoritaire du pouvoir en place, de manifestations en contre-manifestations, de répression d’État en actions de groupes de choc de la droite, de parades armées de divers « collectifs » motorisés chavistes en appels à l’intervention militaire immédiate des États-Unis par différents acteurs de choix de la droite mondiale. En janvier 2019, l’auproclamation comme « Président légitime » de Juan Guaidó, jeune dirigeant libéral du parti Volonté populaire, président de l’Assemblée Nationale, activement soutenu par Trump, les pays latino-américains du « Groupe de Lima » et plusieurs diplomaties européennes, a semblé ouvrir une nouvelle étape dans la crise, sans pour autant sortir le pays de l’impasse. Les sanctions économiques et diplomatiques (initiées sous Obama) et le blocus criminel décidés par Washington depuis 2017 enfoncent alors un peu plus le pays vers l’effondrement, la pénurie, l’hyperinflation et la destruction de ses services publics. Soulignons d’autre part que ce sont désormais plus de trois millions de personnes6 qui ont fui le pays, dont plus de 800 000 vers la Colombie voisine, un exil avant tout économique où l’on trouve avant tout des personnes issues des classes pauvres et moyennes.

La situation vénézuélienne est ainsi le produit d’une polarisation violente sans alternative, des tentatives permanentes de déstabilisations externes, d’une opposition hostile à l’émergence plébéienne du chavisme, mais aussi — fait central — d’une fuite en avant autoritaire du gouvernement et d’une gestion calamiteuse des ressources nationales. La corruption généralisée et l’absence de diversification productive dans un contexte de décomposition économique presque totale sont des facteurs essentiels de la pénurie de masse, de l’inflation à quatre chiffres et de la crise du système de santé. Les importantes avancées sociales de l’ère Chávez sont désormais une image du passé : depuis 2015, les trois quarts de la population vivent dans la pauvreté. Le processus qui incarnait l’espoir du « socialisme du XXIe siècle » aux yeux de millions de personnes n’est plus que l’ombre de lui-même, même si la dignité d’un peuple en faveur de la souveraineté nationale face aux ingérences répétées de l’Oncle Sam semble toujours constituer un ciment puissant du « chavisme populaire » (Chávez, Ouviña, et Thwaites 2017). Plutôt que de favoriser l’industrie nationale – publique ou privée, le gouvernement a préféré répondre aux divers besoins à coup d’importations massives. Par exemple, le secteur public a augmenté ses importations de 1 033 % entre 2003 et 2013 avec des croissances annuelles qui ont atteint les 51 % (2007), au lieu d’investir dans la création de ses propres entreprises :

On constate que la politique économique bolivarienne n’a rien à voir avec un changement révolutionnaire anticapitaliste, ni avec une métamorphose des relations sociales de production. Le processus bolivarien n’a été qu’une variante des politiques économiques propres au « rentisme pétrolier », expérimentées au cours du premier gouvernement de Carlos Andrés Pérez (1974-1979). Les composants idéologiques, anti-impérialistes et anti-entreprises de nombreux discours trompent la majorité des analystes qui étudient les allocutions présidentielles et pas les politiques sur le terrain. Même si le gouvernement bolivarien a augmenté les dépenses sociales, a nationalisé des entreprises, a développé des politiques de transfert direct aux plus pauvres et a subsidié des services publics, l’orientation principale de sa politique économique n’a été rien de plus que la poursuite de l’appropriation parasitaire de la rente pétrolière et de son gaspillage, avec une escalade de politiques de contrôle qui n’ont eu que pour résultat d’accélérer la destruction de l’agriculture, de l’industrie et du commerce au profit du capital importateur et financier et de l’engraissement d’une caste militaire et bureaucratique très corrompue qui pille largement la nation, au point de l’appauvrir à des niveaux jamais atteints sous nos latitudes (Sutherland 2018).

Cette conjoncture critique explique également à quel point intellectuel.le.s et militant.e.s de gauche continuent à s’opposer concernant le processus bolivarien. La traduction de cette polarisation s’est cristallisée autour de deux appels internationaux qui ont fait grand bruit. Tout d’abord, en mai 2017, « Appel international urgent pour arrêter l’escalade de violence : regarder le Venezuela, au-delà de la polarisation » qui dénonce la concentration des pouvoirs, le non-respect de la Constitution de 1999 par Maduro et affirme :

Nous ne croyons pas, comme l’affirment certains secteurs de la gauche latino-américaine, qu’il s’agit aujourd’hui de venir défendre un gouvernement populaire anti-impérialiste. Cet appui inconditionnel de certains activistes et intellectuels ne révèle pas seulement un aveuglement idéologique, mais il est préjudiciable, car il contribue lamentablement à la consolidation d’un régime autoritaire (Llamado internacional urgente a detener la escalada de violencia en Venezuela. Mirar a Venezuela, más allá de la polarización 2017).

Ensuite, la réponse du « Réseau des intellectuels et des artistes en défense de l’humanité », REDH intitulée : « Qui accusera les accusateurs ? », dont l’un des arguments centraux est d’affirmer que la crise vénézuélienne serait avant tout le produit d’une agression impérialiste, d’une insurrection de la droite néolibérale, ainsi que d’une « guerre économique ». Ces derniers insistent aussi sur le fait que nous sommes dans un contexte régional de retour des droites, et que cela oblige la gauche à serrer les rangs derrière les gouvernements, en laissant de côté les « contradictions secondaires » (REDH 2017)… Pour le sociologue critique Edgardo Lander, sans nier l’ampleur des velléités déstabilisatrices externes, ce retour de l’argument des « contradictions secondaires » et de néfastes logiques « campistes », très utilisés au temps du stalinisme et de la guerre froide, montrent une tendance régressive accélérée qui cherche à éviter un débat sur les tensions internes du processus. Surtout dans un moment où l’Assemblée constituante est utilisée comme un avatar de l’exécutif, après avoir neutralisé l’Assemblée nationale, qui avait été largement gagnée par les urnes en 2015 par l’opposition, démontrant la perte de vitesse de Maduro au sein même des couches populaires :

On empêche la tenue du référendum présidentiel révocatoire en 2016, les élections des gouvernements en décembre de la même année sont antidatées inconstitutionnellement, les attributions de l’Assemblée nationale sont déniées et celles-ci sont usurpées par le Tribunal suprême de justice et le pouvoir exécutif. À partir de février 2016, le président commence à gouverner grâce à un état d’exception — « l’urgence économique » — en violant expressément les conditions et les limites de temps fixées dans la Constitution de 1999. Assumant des attributions qui, selon la Constitution, incombent au peuple souverain, Maduro convoque une Assemblée nationale constituante et des mécanismes électoraux destinés à garantir le contrôle total de cette assemblée sont définis. Une Assemblée nationale constituante monocolore est élue, avec 545 membres tous identifiés au gouvernement. Une fois installée, cette assemblée s’autoproclame supraconstitutionnelle et plénipotentiaire. La majorité de ses décisions sont adoptées par acclamation ou par unanimité sans aucun débat (Gaudichaud 2013; Lander 2016).

Une telle rupture de l’ordre constitutionnel, pourtant édifié sous Chávez, est le dernier avatar d’un processus à bout de souffle, sans pour autant que la tactique de l’effondrement de Trump n’ait — jusque-là — pu vaincre les résistances internes.

Diversité des expériences en cours

La fin de cycle ou le reflux n’a pourtant pas toujours pris la tournure aussi radicale ou définitive que celles vécues au Brésil ou au Venezuela. Dans plusieurs pays, on assiste plutôt à une résilience progressiste ou à une stabilisation social-libérale « modérée » (Uruguay). Dans d’autres, on constate une alternance électorale débouchant sur une vigoureuse offensive néolibérale (Argentine, Chili) ou alors plutôt un nationalisme-populaire « continué », mais sous un mode « dégradé » (Bolivie), voire clairement régressif. En Équateur, la victoire du successeur de Rafael Correa, Lenín Moreno débouche sur une guerre des chefs au sein d’Alliance Pays (le mouvement présidentiel), et des accusations fratricides de velléités de dilapider l’héritage post-néolibéral (selon les partisans de Correa) et, d’autre part, d’autoritarisme, de corruption et d’inefficacité bureaucratique de Correa (pour les adeptes de Moreno). Selon Franklin Ramirez, Lenín Moreno en faisant des gestes d’apaisement envers la CONAIE et certains mouvements sociaux, tout en nouant des alliances avec les magnats des médias et du grand patronat, chercherait à « décorreiser » la politique nationale dans une perspective de normalisation et « pacification post-populiste » qui confirmerait surtout l’épuisement de la rhétorique populiste antérieure (Ramírez 2018). Néanmoins, il apparait que cette prise de distance avec Correa est aussi une prise de distance avec les perspectives de transformation sociale qui animait à ses débuts Alliance Pays : l’agenda de Moreno (par exemple concernant le Code du travail) semble désormais fixé par un tournant promarché, dicté par les élites entrepreneuriales (de Guayaquil en particulier) et incarné par une équipe de ministres bien plus dévots du libre-échange qu’admirateurs de Marx (Cajas 2008)… Le rapprochement avec les États-Unis a aussi eu pour conséquence de « sacrifier » vilement Julian Assange. En Bolivie, Evo Morales, après avoir perdu le référendum de 2016 sur une possible réélection, ne s’embarrasse guère plus des apparences et obtient l’accord du tribunal constitutionnel pour se représenter malgré tout à un quatrième mandat…

Il est vrai que dans toute la région, à l’image de ce qui se passe au plan mondial, l’État autoritaire, voire l’État d’exception, semble se renforcer, et même se normaliser et se constitutionnaliser. Et il est évident que le retour des droites confirme le maintien de la grande influence politique de celles-ci, leur capacité de s’adapter et d’utiliser les nombreuses faiblesses des gauches et même d’occuper la rue par des manifestations de masse pendant des jours. Cette reconquête des droites est aussi celles des Églises conservatrices, évangélistes particulièrement, désormais capables de conquérir des gouvernements locaux (telle la mairie de Rio de Janeiro) ou de faire ou défaire des gouvernements. Ces mouvements religieux deviennent même dans plusieurs territoires les seules et uniques « organisations de masses » insérées dans la société civile, et leurs courants les plus réactionnaires sont des adversaires acharnés de toute visée émancipatrice à moyen ou long terme (Oualalou 2018). Le tournant à droite est aussi celui du retour d’un néolibéralisme « de combat » ou réactionnaire, dans le Brésil de Bolsonaro ou l’Argentine de Macri particulièrement, mais aussi de son visage répressif : l’assassinat, en mars 2018, de la militante brésilienne afro-lesbo-féministe Marielle Franco a symbolisé cette répression qui frappe des milliers de militant.e.s. Ceci alors que des pays comme le Mexique et la Colombie s’enfoncent toujours plus dans la barbarie et comptent tous les ans des milliers de morts parmi les leaders sociaux, syndicalistes, ex-guérilléros ou parmi les habitant.e.s des quartiers populaires et du campo. La récente élection du candidat de centre-gauche Manuel Lopez Obrador au Mexique n’a pour l’instant pas freiné cette tendance, et les ambiguïtés de son programme pourront difficilement le faire. C’est en tout cas l’opinion du mouvement zapatiste et d’une partie de la gauche radicale mexicaine, vent debout contre ses projets déeloppementistes ou encore face à la nouvelle militarisation du Chiapas.

Le mécontentement populaire ou la déception croissante face aux progressismes se traduit néanmoins par un regain des luttes, de l’action collective et une certaine réactivation des répertoires de mobilisation, et parfois par l’apparition d’une nouvelle génération d’activistes, née à la fin des années 90, en quelque sorte « filles et fils du tournant progressiste ». Les exemples sont multiples, les acteurs en jeu aussi : paysans, jeunesse urbaine, syndicalistes étudiants et travailleurs, femmes, indigènes, etc. On retrouve cette pluralité plébéienne arc-en-ciel mobilisée à la fin des années 90. On pourrait citer la revitalisation croissante du syndicalisme au Chili, et même sa politisation, malgré des conditions de précarisation extrêmes. Il faut souligner évidemment la force retrouvée du mouvement féministe, radical et dynamique, populaire et massif, clairement internationaliste, avec « Ni una menos » (pas une de moins) : un mouvement qui s’initie en Argentine (en 2015) contre les féminicides, le patriarcat et la violence faite aux femmes, en réunissant des centaines de milliers de manifestant.e.s. Et qui, depuis, s’est étendu à toute l’Amérique latine et bien au-delà. La « révolution féministe » de mai-juin 2018 et du 8 mars 2019 au Chili, avec occupation de plus de 20 universités et plusieurs semaines de mobilisation de la jeunesse contre les violences de genre et pour l’égalité montrent qu’il s’agit d’un mouvement de fond. Au Brésil, ces nouvelles résistances se traduisent — entre autres — par la force montante d’organisations comme le Movimento dos Trabalhadores Sem Teto (MTST) qui proteste contre les problèmes d’accès au logement, dans l’État de Sao Paulo notamment, ou encore tel que le MAB, le Mouvement des Personnes Atteintes par les barrages.

Globalement, l’époque de « fin de cycle », en l’état, ne bénéficie pas mécaniquement — bien au contraire — à la gauche anticapitaliste ou révolutionnaire dont les forces s’avèrent trop minoritaires, dispersées, dogmatiques ou peu crédibles pour incarner une alternative concrète de pouvoir à une échelle de masse, d’autant plus dans une situation où l’incorporation « populiste » des classes populaires s’est faite la plupart du temps de manière assistancialiste et par l’extension de l’accès au crédit, à la consommation, au marché plutôt que par la politisation, la construction d’une conscience de classe et l’organisation communautaire autonome ou autogestionnaire. L’expérience du FIT (Frente de Izquierda y de los Trabajadores), coalition électorale de la gauche trotskyste argentine, bien que novatrice et avec une audience nationale, n’a pas pu remettre en cause l’hégémonie du kirchnérisme sur une grande partie du mouvement ouvrier et des couches populaires. Même chose en ce qui concerne le PSOL (Partido Socialismo e Liberdade) face au « lulisme » au Brésil.

À la recherche d’alternatives radicales et démocratiques

Pour conclure, que l’on soit face à un retour plus ou moins violent des droites pro-impérialistes ou à un reflux régressif « endogène » de l’impulsion progressiste ou « populiste de gauche », la clef de période pourrait bien être, à nouveau, à rechercher « en bas à gauche » et au sein des mouvements sociaux antagoniques pour toute perspective qui chercherait à surmonter les limites et contradictions du cycle antérieur, sans s’aligner pour autant sur les forces conservatrices, néolibérales et oligarchiques. Le retour des résistances des classes populaires, des peuples indigènes et des travailleurs, avec un agenda propre, augure de possibles recompositions rapides des luttes de classes. Indice de tout cela, l’immense grève générale qu’a vécue le Brésil, fin avril 2017, face à la contre-réforme du marché du travail du gouvernement illégitime de Temer, qui a suscité une levée de boucliers bien au-delà des directions de la CUT et du PT. Puis celle, massive, de la mi-juin 2019, pour s’opposer à la réforme des retraites, mais plus largement aux mesures répressives et rétrogrades de l’extrême droite au pouvoir. Dans le même registre, les manifestations contre la réforme des retraites de Mauricio Macri en décembre 2017 ont été considérables et ont connu, elles aussi, une répression sans précédent depuis décembre 2001. Mauricio Macri, confirmé par des élections parlementaires, connaît une chute de popularité spectaculaire depuis lors sur fond de crise économique accélérée.

Selon nous, à rebours des interprétations issues du « populisme de gauche » et inspirées de Ernesto Laclau (2005), il reste nécessaire de dépasser une vision stato-centrée des processus de transformation, et hyper dépendante de la figure du leader-caudillo, déjà très prégnantes du fait de la tradition présidentialiste des régimes politiques latino-américains. Plutôt que de faire l’éloge du populisme, il s’agirait de renouer avec les capacités d’auto-organisation et d’autogestion des mouvements populaires et de remettre au centre de la problématique émancipatrice celles des antagonismes sociaux de classe, de race et de genre, avec une visée écosocialiste démocratique.

Si l’optimisme de la volonté, nous permet de penser que les politiques de l’émancipation de « Notre Amérique » sont en construction et réélaboration permanentes, et les chemins d’un anticapitalisme démocratique, écosocial, féministe et internationaliste restent ouverts, le pessimisme de la raison oblige à constater l’ampleur du désenchantement du monde actuel, tout comme les difficultés à élaborer des alternatives concrètes et « durables ». L’éclipse de la période ouverte à la fin des années 90 est grosse de dangers, et à la fois de potentialités si elle signifie tirer les leçons critiques de ces expériences récentes, tout en affrontant de manière résolue, dans la rue et dans les urnes, dans les mouvements et au sein des espaces institués, le néolibéralisme et des droites extrêmes en plein développement. Face à la corruption généralisée, aux autoritarismes, à la politique politicienne, au maldéveloppement et au mal-vivre, au patriarcat, à la destruction des écosystèmes, les sorties du « labyrinthe capitaliste » sont certes difficiles à construire, mais pourtant indispensables (Acosta et Brand 2017). L’humanité se retrouve à devoir assumer l’obligation historique de ne désormais plus penser seulement en termes de « post-néolibéralisme » : la fin de cycle latino-américain actuel s’inscrit plus largement dans la crise globale de la civilisation capitaliste et des conditions de reproduction de la vie sur Terre, nous obligeant à repenser radicalement, « à la racine » donc, une société des communs et du « bien vivre » (Löwy 2011; Riechmann 2012; Baschet 2014), et pas seulement contre l’ordre dominant existant, mais bien au service des futures générations humaines.

Les épices, agrément de la cuisine brésilienne. Crédits Gérard Wormser
Les épices, agrément de la cuisine brésilienne. Crédits Gérard Wormser

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  1. L’économiste Manuel Sutherland avance même le chiffre de 700 milliards de dollars. Cf. https://www.aporrea.org/autores/manuel.sutherland.

  2. C’est, par exemple, le cas en France du journaliste Maurice Lemoine sur le site « Mémoires des luttes ».

  3. Il existe au Brésil plus de 80.000 charges « politiques », dont 47.000 sont directement nommés par le pouvoir présidentiel.

  4. Entreprises multinationales formées de capitaux 100% latino-américains, majoritairement brésiliens la plupart du temps.

  5. Voir sa conférence, tenue à Madrid : Katz Claudio, « ¿Qué pasa en Venezuela? », 13 de Julio 2017, Plaza de los Comunes, https://www.youtube.com/watch?v=49znMBBsUdo.

  6. 3,4 millions, en février 2019, selon les chiffres des agences ACNUR et OIM de l’ONU (cf. : https://news.un.org/es/story/2019/02/1451741).

Gaudichaud Franck 0000-0003-4686-9193
Sauvêtre Pierre 0000-0003-3445-1953
Dardot Pierre 0000-0002-0200-8888
Laval Christian 0000-0003-1806-8786
Wormser Gérard male 0000-0002-6651-1650
Reflux conservateur et tensions régressives en Amérique latine
Les gouvernements « progressistes » dans leur labyrinthe
Franck Gaudichaud
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2020/06/25 Le néolibéralisme autoritaire au miroir du Brésil
Le sous-continent latino-américain est indéniablement entré dans une nouvelle période politique depuis quelques années, notamment depuis la mort d’Hugo Chávez en mars 2013, alors que se multiplient les gouvernements de droite ou d’extrême-droite (comme au Brésil). Au-delà de la discussion sur la « fin de cycle », il convient de faire les bilans critiques des expériences dites « progressistes » et national-populaires dans un contexte de crise et de reflux conservateur.
Indudablemente, el subcontinente latinoamericano ha entrado en un nuevo período político en los últimos años, en particular desde la muerte de Hugo Chávez en marzo de 2013, en un momento en que se multiplican los gobiernos de derecha o de extrema derecha (como en el caso de Brasil). Más allá de la discusión sobre un “fin de ciclo”, conviene hacer los balances críticos de las llamadas experiencias “progresistas” y nacionales-populares en un contexto de crisis y de reflujo conservador.
The Latin American sub-continent has undeniably entered in a new political period in recent years, particularly since the death of Hugo Chávez in March 2013, when right-wing or extreme right-wing governments are multiplying (as in Brazil). Beyond the discussion on the “end of the cycle”, it is appropriate to make critical assessments of the so-called “progressive” and national-popular experiences in a context of crisis and conservative backlash, but also of reactivation of social and popular struggles.
Milieu politique http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb13319064q/ FRBNF13319064
Amérique latine http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11930876x FRBNF119308760
Démocratie http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb133185567/ FRBNF13318556
Amérique latine, Progressismes, Extractivisme, Droites, Mouvements populaires
Latin America, Progressisms, Extractivism, Right-wing, Popular movements