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Andrei Kourkov, Les Abeilles grises

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      Texte

      « Et lui-même se sentait vain et impuissant, comme si rien ne dépendait de lui, même dans sa propre vie » (2022, 257)

      Photo : Gérard Wormser
      Photo : Gérard Wormser

      Précocement retraité en raison de la silicose qu’il a contractée dans les mines dont il supervisait théoriquement la sécurité, le personnage principal des Abeilles grises vit seul et entretient ses six ruches – activité dont il tire une modeste fierté et quelques revenus. L’ouvrage est rythmé par les saisons : le dénuement de la maison située dans la « zone grise » entre l’Ukraine et la RPD forme le décor initial d’une fin d’hiver durant lequel les abeilles survivent dans la grange – pourvu que le quartier, privé d’électricité, ne soit pas bombardé. Hormis une virée dans la neige jusqu’au village voisin, les jours se passent avec pour seuls événements les visites inopinées de son unique voisin, Pachka ; ces deux-là ne s’aiment guère, mais ne survivraient pas à l’hiver l’un sans l’autre – et c’est bien lui que retrouvera le personnage central au terme de son odyssée. En écrivant ce roman, Andréi Kourkov savait que la violence guerrière pouvait à tout moment reprendre au long des zones disputées du Donbass – et qu’elle conjuguerait les drames, les bassesses et le grotesque. Les saisons des Abeilles grises figurent par avance le sort des millions d’Ukrainiens déplacés, devenus autant d’Ulysses en quête d’un retour. Depuis février 2022, l’auteur réaffirme le lien indissoluble entre la culture et la démocratie. Il écrivait le 30 mars dans son journal (paru tout récemment en anglais) :

      On ne publie plus rien actuellement en Ukraine et je n’imagine pas que les Ukrainiens puissent beaucoup lire. Je ne lis pas, bien que j’essaie. La guerre et les livres sont incompatibles. Mais après la guerre, des livres diront l’histoire de la guerre. Ils fixeront la mémoire de celle-ci, formeront les opinions et susciteront les émotions. A Marioupol et dans les autres villes du Sud et de l’Est, les librairies ont été détruites, et les livres avec elles. Dans d’autres villes, elles ont seulement fermé. Et quand elles rouvriront, c’est que la paix sera revenue en Ukraine. Quand une librairie rouvrira à Marioupol, cela signifiera bien plus encore1.

      Poutine est-il vraiment à l’abri ? Quoiqu’il arrive désormais, la population russe se sera montrée incapable de relever le défi ultranationaliste de l’autocrate flanqué des mercenaires de Kadyrov et du Groupe Wagner. Cela fait dire à Gary Kasparov, opposant en exil depuis 2013, que tous les Russes qui ne déclarent pas leur opposition sont complices de cette guerre inique :

      C’est une guerre dans laquelle on ne peut être que d’un côté ou de l’autre. Chaque citoyen russe, et moi-même, porte la responsabilité collective de cette guerre, même si elle n’est pas personnelle. Quiconque vit aujourd’hui en Russie fait partie intégrante de cette machine de guerre, qu’il le veuille ou non2.

      Le champion d’échecs suggère que les Russes qui s’exilent soient tenus de signer une déclaration disant que cette guerre est illégale, que le gouvernement russe est illégitime et que la Crimée est ukrainienne.

      Première pièce de théâtre de Sartre, Les Mouches, jouée à Paris sous l’Occupation allemande, décrivait la liberté difficile, peut-être inutile. Le peuple ne cherche pas à se libérer des tyrans, il tient seulement à n’être tenu pour responsable de rien de ce qui arrive. Oreste peut bien exécuter ses parents meurtriers d’Agamemnon, Egisthe et Clytemnestre – lui-même n’entend pas prendre le pouvoir et, son acte accompli, quittant Argos, laisse le peuple responsable de sa lâcheté. Les situations se répondent. Dans son entretien avec le Guardian en septembre 2022, Kourkov notait que tout peut arriver à Moscou également : certains suicides interrogent, les oligarques pourraient corrompre les généraux3

      Plus proche de l’esprit d’un conte philosophique à la Voltaire que d’une tragédie, l’odyssée de Sergueïtch à travers l’Ukraine est un texte d’une force singulière qui nous fait parcourir le Donbass livré à la soldatesque de la RPD, passer des postes de contrôle et nous approcher d’un village tatar victime des exactions russes en Crimée. Les nombreuses allusions littéraires dont Les Abeilles grises est truffé – de Gogol à Kafka – font vibrer les chapitres qui le composent comme le vol des abeilles dans une chaude soirée. La préparation culinaire tatare évoquée porte le même nom que le personnage de Kafka, Samsa, et il est question d’un médecin nommé Kadyrov empêché d’exercer. Pures coïncidences ?

      Le printemps s’annonçant, l’apiculteur remet sa voiture en route : il s’agit d’emmener ses abeilles loin des prairies dangereuses où roulent les canonnades. Ayant laissé derrière lui les rues sinistrées de Mala Starogradivka aux maisons détruites, Sergueïtch, tractant ses ruches, nous fait partager le quotidien de bourgades sans avenir et dont le passé a aussi disparu. Kourkov a retenu de l’abondante littérature de guerre du vingtième siècle que les héros servent la propagande plus que la vérité – son personnage est tout le contraire. Il décrit l’arrière du front, entre rumeurs et désespoir, solitude et rêveries. « Les souvenirs sont justement ce qui rend la vie plus douce, même quand on est privé de sucre » (2022, 96), voici l’une des sentences en mode mineur dont est tissé ce roman d’une grande humanité. Ces souvenirs donnent aussi accès à la compréhension de l’absurdité de la guerre, qui oblige chacun à se replier sur un quotidien limité aux besoins de la survie, et à de petites rencontres qui peuvent à tout moment bifurquer vers une violence qui menace en permanence. Chacun s’emploie à conjurer par une feinte sérénité le risque qu’un homme en tenue de camouflage et armé s’emporte sans motif.

      Une vie sans joies ne pouvant pas être longtemps supportée, Kourkov se tient à la lisière où tout peut basculer. Ce roman humaniste est parsemé de gestes d’entraide spontanée entre des inconnus. Cette lecture n’est pas la seule possible. Une interprétation différente gloserait le proverbe : « pour vivre heureux, vivons cachés ». De fait, Sergueïtch se tient sur ses gardes :

      Galia avait trouvé une distance acceptable, lui permettant à la fois de ne pas sembler importune et de recevoir tout ce dont elle avait besoin en terme d’émotions et de plaisir charnel au contact d’un homme qui lui était sympathique. Sergueïtch ne s’y opposait pas. Il eut même accepté davantage, mais l’égalité qui s’était instaurée entre eux et leur semi-indépendance lui convenaient pleinement. Il n’avait pas l’impression de vivre dans deux maisons, à savoir sa tente et la demeure de la vendeuse, mais dans une seule, la sienne. La terre sous les ruches et alentour lui appartenait également pour un temps. C’est pourquoi il devait éviter de s’absenter trop longtemps de son domaine. Et cela, sans nul doute, Galia le comprenait. Néanmoins, de temps à autre, elle laissait échapper quelques paroles fortuites, de sorte que Sergueïtch devinait son désir secret. (2022, 206‑7)

      La figure de Galia, qui s’amourache de l’apiculteur vieillissant venu camper à proximité de son village, n’ouvre nullement le champ à une intrigue. Elle dit surtout qu’une humanité sincère ne s’encombre pas de songes face aux proclamations guerrières. Si le domaine du rêve se déploie au long de l’ouvrage, il comporte surtout des pressentiments et des angoisses, il combine des souvenirs et des menaces, ce qui nous oriente sur une autre signification d’ensemble :

      Il voyait des abeilles partir, il en voyait d’autres revenir, qui s’abattaient pesamment sur la planche, alourdies par le pollen récolté. Seulement c’était du pollen noir qu’elles rapportaient, noir comme du charbon. Et Sergueïtch les observait, mais sans comprendre. Les abeilles, peut-être à cause de la faiblesse de l’éclairage, lui paraissaient tantôt grises, tantôt noires comme de grosses mouches d’automne. (2022, 307)

      Ces visions donnent quelques unes des clés du roman. De rares échanges téléphoniques filtrent des songeries relatives à l’existence au loin de Vitalina, l’ex-épouse dont l’auteur présente par toutes petites touches la solitude affective. Sergueïtch avait de longue date rogné ses désirs sous l’affairement d’un quotidien sans signification particulière – leur couple s’est défait, elle s’est installée à Vinnytsia (cette ville d’Ukraine occidentale a été bombardée en juillet 2022, et à nouveau depuis le 10 octobre). Le passage des saisons, les chants d’oiseaux, le bruit de la pluie et les éclats brillants sur la neige ou de loin sur les montagnes de Crimée ou les fenêtres éclairées d’un village sont un décor lumineux dont Kourkov fait le cadre d’une existence d’abeilles. La sensibilité de Kourkov pour décrire les paysages caractérise son écriture – à se demander si les affaires humaines ne sont pas de trop, fondamentalement ignobles…

      Des scènes funéraires scandent les moments-clés du roman. L’ouvrage s’ouvre sur l’insupportable vision du cadavre d’un soldat gisant dans un champ de neige où nul n’est venu le chercher. A la toute fin du texte, nous apprenons qu’un enterrement digne de ce nom lui aura été offert. L’ange est ici le soldat Petro, visiteur prévenant sauvé par la blessure qui le fera revenir à l’arrière. Entre ces deux temps, nous assisterons, au printemps, au passage sur la route du corbillard d’un soldat ukrainien devant lequel toute la population du lieu s’agenouille. Puis, dans l’été de Crimée, nous sommes témoins de la cérémonie funèbre selon le rituel tatar pour un apiculteur enlevé et assassiné par les Russes. Il « avait dû se mêler de politique, militer contre les forces qu’il vaut mieux éviter et même fuir » (2022, 313).

      Kourkov partage ansi avec ses lecteurs ses pensées sur la dignité humaine bafouée et l’humilité vis-à-vis de l’existence et de la vie. De là sa métaphore ironique des abeilles. La vie des ruches lui permet d’enrichir les moralités associées à l’observation des insectes sociaux :

      Deux minibus stationnaient cette fois de l’autre côté de la clôture. A bord du plus proche se trouvaient des membres des forces spéciales en uniforme et gilet pare-balles. En remontant le long des vignes Sergueïtch repensa à ces policiers et à leurs gilets noirs. Il se dit que les abeilles et les fourmis avaient elles aussi des gardiens qui veillaient à l’ordre et protégeaient les familles d’éventuelles intrusions. Il se dit que les humains pourraient apprendre des abeilles. Les abeilles, grâce à leur discipline et leur travail, avaient construit le communisme dans les ruches. Les fourmis, elles, étaient parvenue à un vrai socialisme naturel. N’ayant rien à produire, elles avaient appris à maintenir l’ordre et l’égalité. Mais les humains ? Il n’y avait chez eux ni ordre, ni égalité. Et même leur police se tournait les pouces. Se contentait de faire le pied de grue devant des palissades. (2022, 311)

      Kourkov ironise sur le socialisme disciplinaire des fourmis et le communisme supposé des abeilles dont chacune contribue à la prospérité de la ruche. L’auteur inverse de la sorte le sens de la Fable des Abeilles de Mandeville selon laquelle l’harmonie sociale a pour fondement le règne généralisé de l’autosatisfaction sans la moindre considération du bien général. Les vices privés concourent aux vertus publiques en stimultant l’activité et la consommation. Si la contre-Utopie de Mandeville inverse le sens du texte de Thomas More et met en exergue l’irrésistible prestige du capitalisme qui s’affirme de son temps, l’alllusion qu’y fait Kourkov témoigne d’une médiocrité humaine impossible à qualifier moralement : si l’humanité illustre particulièrement la négligence, l’égoïsme et le mépris, il s’agit là de purs réflexes auxquels il est difficile d’associer le moindre jugement de valeur.

      Les abeilles, de retour chez elles, les pattes chargées de pollen, se pressaient devant l’ouverture, se repoussaient l’une l’autre pour essayer d’y pénétrer les premières. « Et bien, voilà que vous vous comportez comme des humains » leur dit-il d’un ton lourd de reproche. (2022, 314).

      L’ouvrage dessine de multiples bifurcations, des moments de tensions qui retombent vite ou qui, occasionnellement, donnent lieu à un récit enchâssé dans la trame du roman. Les rituels du quotidien d’un homme seul, entre rêves et souvenirs, dessinent les contours d’une vie sans avenir : « cette route présentait encore des bifurcations. D’un côté, direction la guerre et retour à la guerre, de l’autre, direction la paix et la tranquillité » (2022, 388).

      Vladimir Poutine s’est chargé de choisir. Notre Ithaque n’est pas en vue et la douceur de ce texte élégant le situe désormais comme un témoignage de cette époque grise qui précédait le déferlement apocalyptique d’une violence sans bornes. A nouveau reviendra la question : à quoi bon la littérature après cette ignominie ?

      Bibliographie

      Kurkov, Andreĭ. 2022. Diary of an Invasion: the Russian invasion of Ukraine. London: Mountain Leopard Press.

      Kurkov, Andreï. 2022. Les Abeilles grises. Traduit par Paul Lequesne. Paris: Liana Levi.


      1. « Nothing is being published in Ukraine now and I cannot imagine much reading going on among Ukrainians either. I don’t read, although I try to. War and books are incompatible. But after the war, books will tell the story of the war. They will fix the memory of it, form opinions and stir emotions. In Mariupol and other cities of the south and east, bookshops were destroyed along with their books. In other cities they were simply shut down. When they open again, it will mean that peace has come to Ukraine. When a bookshop opens again in Mariupol, it will mean much more ». Extrait de Diary of an Invasion : The Russian Invasion of Ukraine (Andreĭ Kurkov 2022), publié dans The Guardian.

      2. Voir l’interview publiée dans Der Spiegel.

      3. Voir l’interview publiée dans The Guardian

      Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
      Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
      Andrei Kourkov, Les Abeilles grises
      Gérard Wormser
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2022/11/15
      Les insectes sont à l’origine de bien des métaphores littéraires. Les Abeilles grises de Kourkov sont-elles à l’image des petits hommes verts qui ont envahi le Donbass en 2014 ? L’écrivain ukrainien nous régale d’un nectar bien particulier : si les abeilles travaillent pour leur ruche, l’apiculteur trouve en les chérissant une raison de vivre dans un pays dévasté. Nous vivons avec lui une année dans la zone grise à l’arrière du front. Mais c’est une une vie sans avenir : « Cette route présentait encore des bifurcations. D’un côté, direction la guerre et retour à la guerre, de l’autre, direction la paix et la tranquillité » (p. 388). Nous connaissons la suite.
      Insects originate many literary metaphors. Are Kurkov’s Grey Bees the image of the little green men who invaded Donbas in 2014? The Ukrainian writer feeds us quite a peculiar nectar: if the bees work for the hive, it’s by cherishing them that the beekeeper finds a reason to live in a devastated country. For a year, we live by him in a grey area, at the back, away from the battlefront. But the life he lives is futureless: “This road had crossroads still. One way led to war and back to war, the other led to peace and tranquillity” (p. 388). We know how it turned out.
      Europe http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11931301w frbnf119313017
      Guerre et conflit http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb13318436b/ frbnf13318436
      Arts et lettres http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12021811z frbnf120218114
      Roman http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11940505s frbnf119405056
      Ukraine, guerre, littérature, Kourkov, Donbass, Russie, conflit
      Ukraine, war, literature, Kurkov, Donbas, Russia, conflict