« Vous êtes des gens de l’université, nous sommes des gens de l’univers1 » : c’est ce qu’aurait dit avec autant d’humour que de sagesse le trappeur et militant Eeyou Paul Dixon (Gill 2019), pour parler de ce difficile arrimage entre les savoirs dits scientifiques et ceux qu’on qualifie de traditionnels. L’université québécoise est en rattrapage rapide à l’égard de la reconnaissance des savoirs autochtones et si l’ampleur du projet est manifeste, les actions individuelles, initiatives administratives, annonces, transformation des pratiques témoignent d’une transformation profonde et durable. Par exemple, les grands organismes de subvention à la recherche et à la création sont désormais dotés de politiques visant à implanter des pratiques respectueuses des savoirs et des personnes qui les portent. Mais les appels à l’action2 de la Commission de vérité et de la réconciliation (2015) destinés aux milieux de l’éducation ont beau être clairs et variés en termes de possibilités et initiatives, force est d’admettre que certaines disciplines sont plus lentes à transformer leurs pratiques et l’enseignement de la philosophie semble en être.
Certaines initiatives ponctuelles ou récentes sont significatives et prometteuses3. Mais l’enseignement général de la philosophie demeure assez stable dans ses contenus. Il y a donc lieu de défendre ici la nécessité (au sens d’une exigence professionnelle, morale et civique) d’une décolonisation de l’enseignement de la philosophie au Québec, c’est-à-dire une remise en question des présupposés éducatifs, des principes et valeurs enseignées, et ce, tant au niveau collégial dans les trois cours obligatoires prévus à la formation générale qu’au niveau universitaire (à tout le moins au premier cycle). Notons, pour fins de rappel, que les trois cours obligatoires sont encadrés par des autant de devis ministériels. Ceux-ci fixent les périodes historiques couvertes par chaque cours (ainsi que certains éléments thématiques) afin d’éviter les recoupements et d’assurer une formation complète et une relative homogénéité de la formation, tout en laissant au personnel enseignant une très grande latitude en termes de choix de contenu. Certains établissement offrent en sus des cours optionnels de philosophie sur des thématiques précises, souvent adaptées aux programmes de spécialisation. Dans les cégeps anglophones, toutefois les trois cours obligatoires ne sont pas nécessairement en philosophie mais en « humanités » au sens large (par exemple : anthropologie, sociologie).
Si les contenus sont demeurés relativement stables depuis la mise en place du réseau des cégeps, nous pouvons toutefois constater qu’un enseignement décent et adéquat de la philosophie en contexte nord-américain ne peut être fait désormais sans tenir compte de la « nécessité d’apporter des changements au sein des systèmes scolaires afin d’accorder une place plus importante aux spécificités autochtones » (Wiscutie-Crépeau 2020, 141). À ce constat s’ajoute celui de la militante Widia Larivière qui affirme à juste titre que « la plupart des Autochtones sont d’accord pour dire qu’en ce moment, l’enseignement des apports des Autochtones […] est insuffisant dans le cursus scolaire québécois » et qu’il vaut mieux « ne pas attendre que le changement vienne d’en haut et d’intervenir directement, notamment dans les écoles, selon notre approche spécifique » (Larivière 2019). Autrement dit, le statu quo dans le choix des contenus et corpus ne peut désormais être vu autrement que comme un appui au néocolonialisme et au maintien de structures oppressives et inégalitaires à l’égard des personnes autochtones. C’est en ce sens qu’enseigner la philosophie, c’est plus que transmettre des contenus : c’est faire, au sens littéral, un exercice pratique.
Le propos ici n’est pas inédit : d’autres ont déjà plaidé en ce sens, avec éloquence (Giroux 2020). Mais il y a quelque chose de l’ordre du performatif dans la réitération de cette exigence. Considérons donc ici que l’enseignement de la philosophie en contexte postsecondaire constitue non seulement une opération de transmission de savoirs, mais d’abord et avant tout un exercice civique de vivre-ensemble.
Précisons d’emblée deux interprétation bien différentes du terme décolonisation lorsqu’utilisé dans un contexte d’enseignement nord-américain :
Décoloniser pour permettre aux étudiant.e.s autochtones de se réapproprier leur héritage culturel.
Décoloniser pour faire en sorte que les étudiant.e.s allochtones soient sensibilisé.e.s aux enjeux concernant le territoire qu’iels habitent et, par extension, aux enjeux de racisme et d’injustice affectant les communautés autochtones plus particulièrement (Mills 2015).
Il est de la responsabilité des professeurs de philosophie de prodiguer un enseignement qui soit compatible avec « 1 » et proactif en ce qui concerne « 2 », sans s’approprier toutefois les vécus et savoirs d’autrui. Les professesseur.e.s allochtones – dont fait partie l’autrice de ces lignes – peuvent difficilement prétendre transmettre les cultures autochtones, mais peuvent (et doivent) s’en informer, partager les apprentissages, corriger des croyances mal fondées et faire des recommandations sur la façon d’adopter une position alliée constructive. Autrement dit, les professeur.e.s ont la responsabilité de faire en sorte que les étudiant.e.s allochtones formés puissent à leur tour participer à « 1 » et « 2 » lorsqu’iels seront appelé.e.s à leur tour à enseigner leur discipline. Comme l’explique la militante et artiste inuk Mélanie Lumsden dans le cadre d’une discussion animée par l’autrice Marie-Andrée Gill, une posture décoloniale doit en être une d’extrême humilité épistémique, basée sur l’écoute plutôt que sur l’affirmation. Une décolonisation de l’enseignement signifie donc à la fois un retrait et une avancée vers l’autre :
Le terme « décolonisation » est de plus en plus fréquent dans les différents discours des intellectuels […]. C’est un mot que l’on peut utiliser de différentes façons et la question est de savoir ce qu’il signifie réellement. Pour nous, la décolonisation est avant tout une posture par laquelle on fait le choix d’apprendre, d’écouter puis de collaborer avec les communautés autochtones. Il s’agit bien d’apprendre et non pas d’enseigner. La décolonisation implique en premier lieu une mise en retrait. (Gill 2019, 31)
Ce geste de repli doit comporter aussi une autocritique sévère, un réexamen des fondements des croyances et valeurs sous-jacentes à l’enseignement prodigué. Comme le relate le chercheur ilnu Jacques Kurtness dans une entrevue accordée en 2017, les choses changent doucement :
Habituellement, c’était le domaine gardé de l’anthropologie : ce qui a changé aujourd’hui, c’est qu’il y a plusieurs disciplines, entre autres beaucoup d’avocats qui étudient les Autochtones sur le plan légal, mais il y a également la sociologie, les sciences de l’éducation puis la psychologie de plus en plus et j’imagine que ceux qui vont lire mes travaux à un moment donné vont s’intéresser un peu plus à ça ». (Ratel 2017, 103)
Notons que la philosophie est absente de la liste des disciplines qui sont évoquées spontanément par Kurtness, ce qui n’est guère surprenant. Le cloisonnement est étanche et les questions autochtones n’ont fait partie jusqu’à récemment d’aucune formation dans les programmes universitaires qui forment tant les futurs enseignants du collégial que ceux et celles qui œuvreront dans l’enseignement universitaire, que ce soit à titre contractuel ou dans un poste régulier.
Nous partirons des constats et propositions formulées par des collègues, d’abord en cernant les obstacles à la décolonisation en ayant recours à l’analyse proposée par le philosophe d’origine camerounaise Ernest-Marie Mbonda puis ensuite en discutant les pistes de solutions sur la base des propositions de la philosophe Nadia Yala Kisukidi. Certes, les contextes géopolitiques et coloniaux dont sont issus Mbonda et Kisukidi diffèrent énormément du contexte nord-américain d’où est produit le présent texte, mais au-delà des divergences se présentent plusieurs constantes. C’est donc sur la base de celles-ci que s’appuiera le propos, dans une perspective transdisciplinaire, en faisant également appel aux témoignages et observations d’intellectuels autochtones comme l’historien Wendat Georges E. Sioui et les chercheurs innus Jacques Kurtness et Caroline Nepton-Hotte.
Voyons d’abord comment l’enseignement de la philosophie et la pratique de cette activité (c’est-à-dire la réflexion sur la discipline antérieure à son enseignement) se prête ou résiste à la proposition de décolonisation.
Être philosophe versus être prof de philo
Enseigner la philosophie est un métier ou une profession (cela peut être débattu), alors qu’être philosophe est généralement vu comme une disposition, un tempérament porté vers la sagesse. C’est la pratique du métier ou de la profession qui nous intéressera ici. La fonction de philosophe4 est balisée par des marques symboliques explicites (être détenteur d’un diplôme universitaire) ou non (être détenteur d’un diplôme d’une université considérée prestigieuse). C’est ce qui fera que votre proposition évaluée à l’aveugle sera jugée acceptable et légitime (lorsqu’évaluée à l’aveugle), mais qu’une moue de dédain réprimée succèdera à la lecture de votre cocarde lorsque vous vous rendrez au congrès si vous avez le malheur de ne pas faire partie des élus des cercles les plus prestigieux. C’est aussi ce qui explique la stabilité des pratiques, la rigidité des corpus : être admis parmi les profs de philo signifie que l’on maîtrise les codes et rituels de la profession, qu’on connait le partage des eaux entre ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, ce qu’il faut faire pour reproduire le modèle reçu5. Par conséquent, les mentalités conservatrices règnent et si on ne cesse de publier et d’ajouter à la somme des savoirs de nouvelles lectures à faire, cela demeure dans une perspective cumulative : lorsque les fondements sont remis en question, c’est de façon rhétorique. On parlera alors d’une tabula rasa, d’un réveil du sommeil dogmatique, etc., mais quand même : les fondements restent intacts, c’est la profession de foi à laquelle il faut adhérer pour faire ses preuves.
Dans une telle situation, décoloniser l’enseignement de la philosophie, c’est-à-dire proposer une philosophie ancrée dans un territoire marqué par des traditions millénaires autres que celle du « miracle grec » peut s’avérer périlleux. Reste à savoir, afin de mettre en œuvre ce projet, ce que pourrait être une philosophie sur le territoire. Si par « territoire » on entend un espace naturel de reconnexion humain-nature, rien n’empêche d’imaginer un « terrain » philosophie (au sens ou l’on a expérimenté des figures comme Thoreau par la réclusion partielle), mais l’adaptation du système d’enseignement reste à faire. Si, par philosophie sur le territoire on parle simplement de toute pratique réflexive en dehors d’une salle de classe ou d’une bibliothèque (ou sens, par exemple, d’une expérience comme celle de Simone Weil, qui a joint les ouvriers pour comprendre et réfléchir avec eux leur condition), les possibilités sont plus vastes encore.
Des obstacles
Si on peut constater avec Mbonda que la « notion de décolonisation des savoirs est de plus en plus présente dans des travaux en sciences biomédicales, dans les arts, en sciences sociales, en littérature, et en philosophie » (Mbonda 2019, 299), il reste que cette dernière discipline est plus lente à mettre en application les idéaux en question. Qu’il soit question des critiques féministes ou décoloniales, on peut noter, de façon générale, « la difficulté qu’ont les sciences sociales occidentales d’être à la hauteur de leur ambition, en activant, dans les faits, leur potentiel de transformation sociale » (Belinga, Eched, et Ndengue 2019), constat qui s’applique hélas aussi à l’enseignement de la philosophie.
Sans surprise, il note que la place qu’occupent les philosophies non occidentales dans les canons de l’historiographie de la philosophie et dans les programmes d’enseignement de la philosophie en Occident est marginale, au mieux. Ce constat l’amène à douter que les anciens colonisés puissent adopter une posture autre que celle de la réaction, à savoir, « réagir dans la langue et selon la logique de la maîtrise et de la domination » (Mbonda 2019, 300). En effet, nous cherchons à maîtriser des contenus, à nous conformer à des normes qualitatives qui sont celles d’un système d’éducation transplanté en Amérique il y a quelques centaines d’années. En ce sens, l’enseignement de la philosophie a conservé ses plis médiévaux, si on exclut les initiatives d’énergiques membres du corps enseignant afin de renouveler les pratiques pédagogiques et les approches, initiatives qui sont nombreuses, inspirantes et pertinentes, certes, mais pas encore la norme. Autrement dit, elle est contemplative (plutôt que tournée vers l’action ou la transformation sociale), hiérarchisée voire quasi-sectaire par moments et ceux qui la pratiquent présentent habituellement un profil sociologique où le privilège est marqué.
Dans l’ensemble, l’enseignement demeure axé sur la compréhension de textes, la production écrite et l’efficacité rhétorique, habiletés indispensables sur le plan professionnel, mais qui n’est pas nécessairement liée aux enjeux humains fondamentaux. Pour le dire autrement, faire de la philosophie professionnellement implique de maîtriser un capital symbolique, et non d’avoir un comportement sage ou exemplaire, une disposition à la sagesse. On peut être un philosophe très performant, prolifique, lu, cité, commenté et auréolé de prestige, et ne quand même rien comprendre aux finalités de la vie humaine. De même, on peut être expert en son domaine et être un humain odieux : il n’y a aucun lien entre la réussite professionnelle et la valeur existentielle du propos sur lequel repose cette réussite, de même qu’il n’y a aucune nécessité d’être exemplaire. Et le système universitaire n’a jamais été organisé pour être autre chose qu’un système de reproduction des clivages sociaux. C’est pour cette même raison que nous avons pendant longtemps prodigué un enseignement de la discipline reposant sur un point de vue hégémonique d’où la diversité est exclue et toujours maintenu les principes de base : primauté de la raison sur toutes les autres dimensions humaines, primauté de l’écrit6 sur les autres modes d’expression (oral ou artistique), soit autant d’aspects qu’une philosophie décolonisée mettrait au premier plan.
Par où commencer ?
Malgré ce qui vient d’être énoncé, un changement se fait sentir et nous pouvons à tout le moins commencer par chercher « quelles sont les conditions de pensabilité ou de possibilité d’une réelle décolonisation des savoirs en philosophie » (Mbonda 2019, 300) et envisager « la possibilité d’un examen constructif de ce qui se donne à voir comme pratiques de décolonisation des savoirs » (2019, 300). La notion même de décolonisation étant toujours en cours de définition, ses modalités de déploiement le sont d’autant : la décolonisation peut être comprise tant au sens littéral, comme dans l’article incontournable de Tuck & Yang (2012), qu’au figuré, selon plusieurs déclinaisons. Alors que Mbonda voit dans la philosophie africaine un laboratoire éloquent des possibilités de repositionnement, les tentatives de décolonisation issues de philosophies africaines peinent à « s’échapper de la ruse de la raison coloniale ». Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elles ont tendance à « entériner paradoxalement l’hégémonie du savoir colonial ». (2019, 300)
À cela, il propose plusieurs pistes de sortie, dont la déconstruction, l’émancipation et désobéissance épistémique, sur lesquelles il convient de s’attarder. Le modèle de la déconstruction « se nourrit des théories critiques postmodernes et des philosophies de la déconstruction élaborées par des auteurs comme Marx, Nietzsche, Foucault, Derrida, Dewey, Rorty, Putnam, etc. » et met à mal l’idéal « d’un savoir “objectif”, désincarné, […] sur la réalité, et supposant la possibilité d’abstraire le sujet connaissant des conditions socio-historiques de production du savoir » (Mbonda 2019, 301). Pourtant, note Mbonda, le savoir est toujours produit dans un contexte spécifique et n’échappe aucunement à ses conditions d’émergence, ce qui a de quoi miner la prétention de la philosophie occidentale d’opérer à partir d’une rationalité universelle. Cela rejoint la proposition féministe des épistémologies du standpoint en rappelant que « rien n’existe en dehors de la totalité qui a été définie comme étant la seule sphère de la rationalité », surtout lorsqu’elle « se prétend exclusive, complète, universelle, bien qu’elle ne soit qu’une rationalité spécifique, propre à un monde particulier » (2019, 302). Comme le soulignent également Belinga, Eched et Ndengue, les universitaires n’arrivent pas toujours à faire la part des choses :
Oubliant de penser leur propre engagement dans les systèmes de domination comme le caractère situé de tout travail […], ils se placent au centre de la production des savoirs légitimes. Le genre, les questions raciales et les problématiques liées aux approches post/décoloniales éclairent ainsi non seulement la construction des rapports sociaux mais également les logiques de pouvoir à l’œuvre dans la production scientifique elle-même. (Belinga, Eched, et Ndengue 2019)
En négligeant de tenir compte des situation concrètes (la leur en premier lieu), des territoires où sont produits les savoirs, des trajectoires singulières qui y ont accès ou non, le philosophe professionnel échoue à rendre compte de la richesse et de la diversité du monde. On peut dire alors que la philosophie « refuse de se défaire de ses catégories éternelles et universelles, de se décloisonner pour penser autrement, pour penser avec l’autre et pour penser l’altérité » (Mbonda 2019, 302), ce qui n’est pas sans ironie, pour une discipline qui est fondée sur le doute et l’esprit critique.
Le chercheur innu Jacques Kurtness rappelle pour sa part que « [c]omme dans toute tradition scientifique, un des buts de la recherche autochtone est la découverte de l’Universel, des principes et des lois universelles ; cependant on ne peut les postuler a priori » ; par ailleurs, une science véritablement humaine « favorise une décentration du point de vue ethnocentrique et permet de respecter l’autonomie des individus et l’autodétermination des peuples » (Kurtness 2018, 3). En fait, une décolonisation des modes de pensée doit entraîner « un changement du regard sur soi, un auto-décentrement et l’ouverture à une perspective moins totalisante, moins globalisante et plus polycentrique » (Mbonda 2019, 302). Pouvons-nous dire que notre enseignement répond à cet appel ?
Le deuxième modèle proposé par Mbonda n’est pas une critique générée de l’intérieur de la pratique, mais plutôt une critique externe, une « invitation à l’émancipation, à la “déprise”, à la dissidence, à la recherche de modèles et de modalités alternatives et endogènes de connaissances » (2019, 302). L’émancipation et la désobéissance épistémique sont des moteurs de changements, mais ne sont possible que dans des structures non-oppressives, conditions qui sont rarement réunies dans les structures d’enseignement actuelles. Toutefois, dans le prolongement de l’activité intellectuelle, dans les cercles militants et les lieux d’ébullition artistique se trouve un terreau plus fertile pour ce genre d’initiative et c’est dans ce contexte que la troisième solution (circulation et de la migration) identifiée peut être porteuse. Décoloniser la philosophie signifie « créer un espace commun » (2019, 304), idée présente aussi chez des figures comme Mignolo et la philosophe franco-algérienne Seloua Luste Boulbina, pour qui la « circulation des savoirs » est vue comme « une sorte de révolution copernicienne consistant à se décentrer en se demandant non pas ce que l’on peut enseigner aux autres, mais ce que l’on peut apprendre des autres » (2019, 304, nous souligons). L’enjeu n’est pas tant de chercher un nouvel universel, mais de rendre possible la rencontre des savoirs, d’en reconnaître la légitimité, de leur permettre de s’ancrer dans les territoires physiques et symboliques, de sorte à permettre « le mouvement de la circulation entre les différents lieux épistémiques » (2019, 304).
C’est là que se présente de la façon la plus pressante le besoin d’approches inédites dans l’enseignement de la philosophie en contexte postsecondaire. C’est que nous ne trouverons pas dans les textes canoniques un support pour une démarche décoloniale, puisque les textes canoniques sont sélectionnés à partir des idéaux qui sont ceux portés par l’ambition coloniale : contrôle et appropriation du territoire comme du pouvoir 7. Ainsi il faut d’abord trouver, créer le lieu où un discours décolonial est envisageable, pour ensuite en faire un lieu de parole. L’un des constats les plus frappants est que décoloniser est difficile en raison de la domination linguistique de certaines langues et asymétrie entre les locuteurs (Mbonda 2019, 306), domination qui peut aussi s’exprimer également dans la hiérarchisation des registres de langage, au sein d’une même langue (Thériault 2021). Le constat de Mbonda est que « [d]errière l’affirmation de la différence se cache une quête de reconnaissance et de ressemblance » (2019, 310). Une situation qui se pose, toutes proportions gardées, dans des termes qui sont comparables à celles concernant les savoirs autochtones :
L’argument consiste en gros à dire que nous (Africains) avons aussi nos philosophies comme vous (Occidentaux) avez les vôtres, même si nos philosophies ne sont pas comme les vôtres. Les vôtres sont dans des exposés systématiques, tandis que les nôtres se trouvent dans les contes, les mythes, les proverbes, etc. C’est là que se trouve la différence. Mais celle-ci n’est qu’accidentelle, parce que l’essentiel, c’est d’avoir des philosophies, d’être capable de rationalité ou de philosophie comme vous. (Mbonda 2019, 310)
Ainsi, le premier réflexe de quiconque chercherait à décoloniser son enseignement serait de trouver dans les savoirs locaux des équivalents, quelque chose de comparable à ce qu’on aurait normalement enseigné, de chercher dans les légendes cosmogoniques ou les fables animalières de quoi remplacer l’Allégorie de la caverne et l’hypothèse du malin génie. Le problème de cette approche, signale Mbonda, c’est qu’on « est loin, par cette démarche, d’une émancipation de la raison coloniale. Paradoxalement, la démarche même qui fait déchoir la rationalité occidentale de son privilège de modèle consacre son caractère paradigmatique et sa domination. Le privilège est rétabli aussitôt qu’il est contesté, il est rétabli par la démarche même qui le conteste » (2019, 312).
Dire nous aussi « présuppose toujours un modèle, un paradigme par rapport auquel on se situe » (2019, 310), problème qui a également été identifié par le chercheur innu Jacques Kurtness, l’un des premiers de sa communauté à compléter un doctorat l’ayant mené à une carrière universitaire. Kurtness témoigne avec franchise d’une perception courante à l’époque de sa formation, à l’effet que l’on était soit sensoriel, soit intellectuel, conformément à la caricature rousseauiste du Bon Sauvage8 :
[C]ertains chercheurs croyaient qu’en étant trop développé sensoriellement, ça pouvait nuire à notre développement intellectuel ! Tu sais, on mettrait toutes nos énergies à observer puis pas assez à raisonner, quelque chose de même ! En tout cas, on raisonnait, mais semble-t-il que c’était juste de l’émotion, la participation aux esprits, l’animisme, etc. J’ai lu ça ! C’est plaisant, quand tu es étudiant, tu lis ce que les autres pensent des Autochtones, c’est vraiment intéressant ! Tu en apprends pas mal ! Puis là, tu comprends pourquoi la relation de nation à nation est difficile : si tu penses que l’Autre est primitif, tu as de la misère… (Ratel 2017, 101)
Ainsi, en présumant d’emblée qu’il n’y ait pas de philosophie autochtone qui vaille, les philosophes de métier (c’est-à-dire le personnel enseignant au niveau postsecondaire, que ce soit dans le cadre de cours complémentaires inscrits dans les cursus d’autres disciplines – par exemple, l’éthique de la santé ou des sciences – ou dans la formation spécialisée en philosophie) ont participé activement au maintien d’une dichotomie. Or cette perception ne changera jamais d’elle-même : les biais exprimés par Kurtness demeurent présents aujourd’hui, bien qu’exprimés autrement.
Contester le canon : mission impossible ?
Plusieurs textes qui discutent de la possibilité même de décoloniser la philosophie font des constats pessimistes assez comparables, mais n’arrivent pas nécessairement aux mêmes conclusions. Est-ce une mission impossible ? Disons qu’une des difficultés de la tâche s’explique par son ampleur : le pli est pris tant au niveau macro (la définition de ce qu’est la discipline et ce qu’on considère comme des marques d’excellence dans sa pratique – ce qui fait qu’il est difficile de changer les programmes d’enseignement) que micro (les petits détails de la pratique au quotdien – qui font qu’il est difficile de changer les attitudes des individus qui enseignent la discipline).
Pour le dire autrement, il se trouvera toujours un collègue senior bien campé dans le confort de son pouvoir pour discréditer la jeune recrue soi-disant radicale qui ose remettre en question les pratiques, empêchant de ce fait toute transformation. D’une décennie à l’autre, l’étiquette péjorative se renouvellera, mais l’intention demeurera, lorsqu’un de ces boucs lancera, sous le couvert d’un humour apprécié de lui seul, avec la complicité tacite de ceux et celles qui sont simplement soulagé.e.s de ne pas être la cible : tu es la féministe/cultural studies/woke de service. En usant de son pouvoir pour discréditer les initiatives nouvelles, la personne en position d’autorité arrivera à maintenir les choses telles quelles. C’est ainsi que « les résistances idéologiques et institutionnelles persistent à l’égard de l’enracinement des études de genre ; et elles se font encore plus virulentes lorsqu’il s’agit de penser les rapports sociaux de race et les logiques coloniales » (Belinga, Eched, et Ndengue 2019). Cela montre à quel point cette profession est d’emblée politique et que questionner les canons est si suspect (dans une discipline prônant pourtant l’esprit critique, faut-il le rappeler) qu’on a l’impression d’être chez Barbe-Bleue dès que l’on ose placer un orteil en dehors des sentiers balisés9. S’il est toléré qu’au corpus canonique habituel soit ajouté quelques textes audacieux pour fins de mise à jour, il est en revanche rare qu’on en questionne les fondements, que l’on ose refuser d’enseigner des auteurs problématiques pour les remplacer par d’autres ou qu’on se permette de véritablement sortir des canons. Les résistances sont nombreuses, pour dire le moins.
Mais il reste que les institutions d’enseignement ont été interpelées par les pouvoirs publics, dans les suites des Commissions d’enquête menées ces dernières années et quoi qu’en pensent les défenseurs les plus féroces du principe de la liberté académique, c’est d’abord par l’adaptation des contenus qu’il est possible de jouer un rôle actif dans la transformation des institutions (Melançon 2019, 43‑68). Répéter les corpus et canons classiques, c’est donner son appui à une définition eurocentrée, masculin(ist)e, blanche et ne pas savoir faire mieux est compréhensible : nous avons tous et toutes (moi la première) été formé.e.s de la sorte et avons tendance à reproduire les modèles hérités de cette éducation. Mais ne pas agir, une fois que l’on en prend conscience, c’est le début d’une complicité en toute connaissance de cause et c’est là que la profession se fait complice d’une forme d’exclusion pernicieuse et pérenne.
Tant que nous pratiquons une philosophie axée sur l’écrit, qui discrédite l’oral, qui ne tient compte des disparités démographiques (pour un Georges E. Sioui, combien de philosophes allochtones « incontournables » qui occupent toute la place ?), le canon sera maintenu tel quel. Et tant qu’on utilisera comme prétexte à l’inaction la croyance paralysante selon laquelle pour faire quelque chose, il faut le faire parfaitement et qu’il faudrait, à défaut, s’abstenir, le statu quo demeurera. Évidemment, s’il faut veiller à ne pas être de ces alliés qui nuisent plus qu’ils n’aident en raison d’une compréhension trop sommaire des enjeux, les excuses du type « j’attends d’être suffisamment prêt.e pour me lancer » cachent souvent une non-volonté d’action qui, au fond, signifie que l’on n’est pas prêt à remettre en question sa position de pouvoir.
Des solutions
La philosophe Nadia Yala Kisukidi s’est également penchée sur la question de la décolonisation des savoirs et a cerné les éléments ou « critères » requis pour tenter d’y répondre. D’abord, il faut pouvoir déployer des espaces épistémiques distincts des modes de pensée issue de la culture européenne10 ; ensuite, il faut pouvoir « déterminer les rapports que les développements des savoirs non européens peuvent entretenir avec des productions de connaissances essentiellement eurocentrée », que Kisukidi concentre sous trois angles : « rejet, désobéissance, dialogue, hybridation » (Kisukidi 2015, 83). Il faut aussi pouvoir « questionner l’institutionnalisation de la production du savoir, à travers une analyse des processus de légitimation de cette production, et des inégalités ou asymétries culturelles qui les régissent » (2015, 83).
La question est débattue depuis les années 1950, articulée autour du débat sur l’existence ou non d’une philosophie africaine, dont l’autrice se fait une ambassadrice éloquente. Les enjeux théoriques ne sont pas sans rappeler ceux soulevés lorsqu’il est question de philosophies autochtones, ce qui montre l’ampleur de la « géolocalisation » de la philosophie (2015, 84). D’abord grecque, ensuite européenne, puis peut-être autre chose… mais d’abord et avant tout grecque au sens d’être fondée sur une mythologie célébrée par ceux qui la pratiquent. Il ne semble y avoir de philosophie légitime, note Kisukidi, que si la pratique entretient une filiation directe avec cette origine mythique. Ce que soulève l’autrice ne s’applique d’ailleurs pas qu’à l’Afrique : c’est le problème de toute perspective autocentrée qui s’autolégitimise.
« Oui mais est-ce vraiment de la philosophie ? »
L’interrelation entre la rationalité et la spiritualité est le motif de suspicion le plus fréquemment lorsque vient le temps de proposer d’autres approches en philosophie, motif généralement accompagné d’un doute formulé sous la sempiternelle question : est-ce vraiment de la philosophie ? En Inde, les textes précurseurs du bouddhisme (donc 6 avant J.-C., bien avant le soi-disant miracle grec) ou ceux qui en constituent le prolongement offraient une réflexion philosophique depuis longtemps sur la vérité, les apparences, le savoir, etc., mais sont classés d’emblée sous le registre de la spiritualité.
Réfléchir à ce qu’est la philosophie implique de définir ce qu’est la rationalité. On constate alors, comme le pointe Kisukidi, « les paradoxes d’une activité qui tout en affirmant la souveraineté d’une raison transparente à elle-même loge une raison qui déraisonne » (Kisukidi 2015, 85). Autrement dit, tant Mbonda que Kisukidi observent que nous ne sommes pas toujours rationnels, mais aimons croire que nous le sommes, que nos zones d’irrationalité occupent davantage d’espace qu’on ne veut l’admettre. On peut alors légitimement se demander s’il ne serait pas plus sage d’intégrer ce questionnement explicitement à la réflexion plutôt que de le balayer du revers de la main. On peut relever également le « [f]onctionnement pathologique d’une raison qui produit des édifices systématiques et cohérents à partir de croyances non attestables effectivement (géographies de l’esprit, nationalismes philosophiques, anthropologies racialistes, etc.) » (2015, 85). Décoloniser la philosophie implique par conséquent de « mettre le doigt sur ces paradoxes, où apparaissent soudées, connectées une raison subjuguée par sa propre nuit […] et une raison se déployant comme activité critique, justifiant la souveraineté de son exercice dans la pratique de la philosophie » (Kisukidi 2015, 85).
La pratique institutionnelle de la philosophie va de pair avec une codification (un ensemble de règles) qui fait en sorte que le langage est très contrôlé. Cela amène Kisukidi à constater que « l’universalisation de ses catégories ne peut-elle se faire qu’au prix d’une violence » dans laquelle l’autocompréhension n’est légitime que lorsqu’elle a « recours aux catégories d’un langage emprunté » (Kisukidi 2015, 91). Autrement dit, lorsqu’on traduit une philosophie africaine dans un cadre conceptuel européen, on la pétrifie dans une institution, son dynamisme en tant que pratique est compromis : c’est ce qui se produit lorsqu’un groupe s’arroge le monopole de l’étiquette de sorte à disqualifier toute autre forme de pratique. Il n’y a donc aucune décolonisation possible sans une profonde remise en question des fondements, du langage, des pratiques et de valeurs sous-jacentes à celles-ci, ce qui vaut autant pour les philosophies autochtones. On peut même dire, avec Boidin & Hurtado, qu’il faut effectuer un mouvement aller/retour : il faut d’abord proposer une « critique épistémologique des savoirs eurocentriques et coloniaux, hégémoniques, c’est-à-dire une critique des prétentions universelles de l’histoire et de la pensée régionale, européenne », pour ensuite rendre possible « une récupération, une reconnaissance et une production d’options épistémiques alternatives », qui sont, expliquent les autrices, « produites depuis les lieux des subalternes » (Capucine Boidin et Fátima Hurtado López 2010, 21).
C’est ce qu’appelle Kisukidi, qui soutient à juste titre que la philosophie africaine doit faire son propre récit. Il en va de même des philosophies autochtones, ce qui est d’autant plus difficile vu la présence tant d’une forme d’injustice économique (celle qui découle des mouvements coloniaux) que d’une injustice culturelle, qui inclut le plus souvent un déficit de légitimité et une injustice épistémique11. Nous vivons donc dans une situation où l’on constate « l’infériorisation ou la négation de l’ensemble des productions de significations des anciens peuples colonisés » (2015, 90), constat qui est partagé. Selon Boidin et HurtadoLópez, la production intellectuelle émanant des ex-colonies n’ont pas que l’odieux d’être « différentes » :
Elles sont également classées comme étant arriérées, mythiques ou préscientifiques, voire antiscientifiques, à moins qu’elles ne soient balayées d’un revers de main comme étant provinciales, essentialistes ou pis, fondamentalistes. Or cette “violence symbolique” ne disparaît pas lorsque cessent les dispositifs légaux et politiques du colonialisme. Elle disparaît d’autant moins facilement que les relations de dépendance économique n’ont pas pris fin et qu’une « colonialité globale » s’est substituée au colonialisme moderne. (Capucine Boidin et Fátima Hurtado López 2010, 20)
En réponse à cette usurpation du pouvoir de la parole par la philosophie institutionnelle, Kisukidi propose trois solutions : subversion, suspension, négociation.
La subversion « promeut une forme d’émancipation de la raison coloniale qui renverse la prétention à l’universalité promue par le discours des humanités philosophiques » (Kisukidi 2015, 95), de sorte à en venir au constat selon lequel « [d]écoloniser la philosophie, c’est reconnaître son impossible universalisation » (2015, 96) et l’accepter comme simple « objet anthropologique ». Reprenant la proposition du philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga, elle constate qu’il vaut parfois mieux « rester au seuil de la “philosophie”, suspendre la réappropriation du signifiant “philosophie” » (2015, 96). Il ne s’agit pas de cesser l’activité philosophique, mais de ne pas chercher à (re)produire le modèle épistémique et accepter qu’on n’a pas les mêmes pratiques discursives. C’est ce qui permet de se concentrer sur la production de discours de sens12.
C’est ce que fait George Emery Sioui lorsqu’il présente, dans le cadre d’une entrevue accordée en 2000 au politologue Francis Dupuis-Déri, les fondements d’une pensée autochtone, qu’il qualifie de « principalement caractérisée par un mode de pensée circulaire », c’est-à-dire orientée vers « les relations qui unissent entre eux tous les êtres et tous les actes » ; exempte de « séparation entre sacré et profane, [et] d’éléments permettant de légitimer la domination des espèces par une d’entre elles qui serait supérieure aux autres », la pensée wendat refuse l’idée « selon laquelle l’être humain a été créé par Dieu pour dominer le reste de la création, qui n’existe que pour servir ses intérêts » (Dupuis-Déri 2000). Sioui note l’opposition entre pensée circulaire (très présente dans les cultures autochtones, mais non exclusive à elles seules) et une pensée linéaire ou hiérarchique, qui domine dans les philosophies européennes. Dans le refus métaphysique du concept d’autorité, ce n’est pas la tradition qui est rejetée – preuve en est de l’importance accordée aux Anciens – mais bien un certain usage de la tradition. Sioui qualifie par ailleurs l’écriture de béquille (alors que tout l’édifice universitaire repose sur ce principe), ce qui explique la fermeture de la discipline philosophique à la possibilité même d’une véritable philosophie autochtone :
Une philosophie de tradition orale a tout aussi besoin d’être rigoureuse qu’une philosophie qui s’appuie sur l’appareil artificiel – ou disons même sur la béquille – de l’écriture. Mais ce n’est pas le même type de rigueur. La transmission orale de la parole, du savoir et de la sagesse nécessite beaucoup de rigueur et de systématisation au niveau social parce que tous les membres de la communauté sont impliqués, et non pas seulement un cercle fermé d’initiés ou d’érudits, comme c’est le cas avec les traditions écrites. (Dupuis-Déri 2000)
La dimension communautaire sur laquelle insiste Sioui est justement ce que rejette une certaine élite intellectuelle en raison de son potentiel de risque : partager le pouvoir signifie se mettre dans une position de vulnérabilité et établir des relations d’égal à égal. Or c’est justement que la philosophie occidentale cherche à éviter.
En portant un regard rétrospectif sur cette partie de l’histoire commune aux nations autochtones et aux populations issues de la colonisation13, Sioui constate que deux mythes sont tenaces : la figure du « Bon Sauvage » et le mythe de « l’individu moderne rationnel », qui n’est pas sans rejoindre le problème soulevés par Kisukidi, Boidin et Lopez, ce qui nous ramène à notre question de départ.
Conclusion. Décoloniser, soit, mais jusqu’où ?
Nous avons parlé ici de la philosophie en général, dans sa définition la plus large. Mais qu’en est-il des champs de spécialité ?
Pour fins de synthèse, rappelons qu’une philosophie décolonisée poursuit une quadruple tâche, d’après Kisukidi :
« Repenser l’institutionnalisation de la philosophie dans une université mondialisée qui n’est pas soumise à un principe d’inconditionnalité ».
« Procéder, analytiquement, à la reconnaissance de la pluralité des sens et des représentations que recouvre et suscite le signifiant “philosophie”, et les inscrire dans ce procès d’institutionnalisation ».
« Inscrire les productions de significations non-européennes en philosophie hors de portée du champ de l’ethno-anthropologie travaillant au devenir objet de paroles élaborées en première personne ».
« Saisir dans quelle mesure la réappropriation du signifiant “philosophie” participe au procès de libération du sujet qui l’entreprend ». (2015, 97‑98)
Il reste que décoloniser véritablement implique de pousser la démarche jusque dans des champs où, en apparence, la question ne se pose pas. Sinon, le processus n’est que procédure pour la forme (et s’avère sans valeur). Il faudrait donc faire une philosophie des sciences décolonisée, une philosophie du langage décolonisée, une philosophie de l’art décolonisée.
Dans ce dernier cas, ce champ de spécialité exigera que l’on reconsidère tous les fondements esthétiques, culturels, épistémiques ayant mené à la formation des mondes de l’art dont on enseigne les principes en classe14. Il exigera que l’on se questionne sur les notions d’autorité, d’originalité. La première étape sera toutefois de remplacer la posture d’expertise par une d’humilité et d’apprentissage. Cette humilité, explique Lumdsen, « donne des résultats bien différents de ceux que l’on aurait obtenus si l’on avait adopté une autre position, comme si l’on avait prétendu déjà connaître la situation en question » (Gill 2019, 31) et fait émerger les lieux de rencontres des savoirs évoqués plus haut. Mais cela implique également que je devrai déranger, déplaire, décevoir certaines attentes, en imposer d’autres. Mais surtout, je devrai reconstruire une méthodologie adaptée qui rejoint sur plusieurs points ce qui est appelé par Jacques Kurtness :
La méthodologie indigéniste adopte une pluralité de perspectives et accepte qu’elles ne soient pas nécessairement partagées par tous et toutes. Voilà ce qui devrait constituer une réflexion sur l’indigénisation de la recherche en réaction aux mécanismes de nivellement du colonialisme et de la supposée modernisation. (Kurtness 2018, 3)
Ainsi, nous devons accepter de nous tromper, d’avoir des résultats imparfaits, de rectifier notre position constamment, de mesurer le chemin accompli.
Est politique ce qui concerne l’organisation de la vie collective. En ce sens, enseigner la philosophie, c’est faire œuvre politique de la façon la moins partisane possible. Comme le résume Marie-Andrée Gill, il est « impératif, en effet, tant au niveau méthodologique qu’au niveau des comportements et des courants de pensée, d’être sensibilisé aux réalités autochtones pour être capable de travailler dans ce domaine d’une manière constructive et respectueuse » (2019) : il en va de notre cohabitation future.
Nous avons plaidé ici pour une décolonisation de l’enseignement de la philosophie. Nous avons fait part des bénéfices, obstacles et avancées. Si le travail qui nous attend est colossal, le changement de direction qu’on voit s’installer durablement nous empêche de céder au pessimisme et nous engage à l’action. Comme en témoigne Jacques Kurtness, des transformations sont observables :
Alors, qu’est-ce qui a changé ? … [I]l y a des institutions autochtones maintenant. Tu as Internet. […] Ces outils-là, on peut voir ça comme des instruments d’assimilation, mais il n’y a rien qui t’empêche de te servir de ton iPhone pour parler en innu. […] On peut voir ces outils comme nuisibles, mais on peut voir ça aussi comme très utile. Comme n’importe quel outil, ça dépend comment tu t’en sers. Il y a le microscope et le télescope et maintenant le « macroscope », c’est-à-dire les ordinateurs, qui multiplient la puissance de l’esprit. (Ratel 2017, 104)
Puissions-nous garder nos puissants esprits plus ouverts et mettre leurs capacités au service d’une cohabitation juste, durable, saine et équitable. Et parfois ça commence par dire : tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien, mais ce n’est pas une raison pour ne rien vouloir savoir de ce que pensent ceux et celles qui nous ont accueilli sur l’Île de la Tortue.
Bibliographie
Formulation attribuée au militant Eeyou Paul Dixon par Carl Morasse dans Gill (2019).↩︎
Par exemple, le projet Atopos offre des ressources pédagogiques adaptées pour le deuxième cours de philosophie au collégial : ATOPOS, Centre collégial de développement de matériel didactique (CCDMD)↩︎
Le masculin est utilisé ici non pour alléger le texte mais pour marquer la prédominance masculine dans la pratique de la discipline ainsi que son histoire machiste.↩︎
Un exemple éloquent de contestation de ce modèle s’incarnait chez Sarah Kofman, dont la personnalité et les méthodes contrastaient avec les pratiques habituelles, au point où on parlait chez elle d’un rejet du « principe de déconnexion » au sens d’une séparation nette entre l’esprit et le reste. À ce sujet, voir Françoise Duroux (1997).↩︎
À ce sujet, voir Renée Lambert-Brétière (2019, 71‑89).↩︎
Voir à ce sujet le classique de Linda Tuhiwai Smith (2012).↩︎
Même son de cloche formulé par l’artiste innue Lydia Mestokosho-Paradis : « On veut étiqueter l’artiste autochtone qui fait de l’art autochtone en le confinant à ces stéréotypes. Mais je ne me définis pas seulement ainsi… » (Mestokosho-Paradis 2018, 11)↩︎
Voir : Claude Bourguignon-Rougier, Philippe Colin et Ramon Grosfoguel (2014)↩︎
« L’injustice épistémique en est l’une des formes […] survient quand les concepts et les catégories grâce auxquels un peuple se comprend lui-même et comprend son univers sont remplacés ou affectés par les concepts et les catégories des colonisateurs. » (Bhargava, cité par Kisukidi (2015), p. 89) Sur cette notion développée par le politologue indien Rajeev Bhargava, voir « Pour en finir avec l’injustice épistémique du colonialisme » (2013).↩︎
« La tâche de la décolonisation épistémique, sur le plan méthodologique, consiste à penser ces conditions. Elle n’implique donc pas nécessairement un rejet des institutions hégémoniques du centre, mais invite bien plutôt à les troubler. » (Kisukidi 2015, 97)↩︎
La nation wendat ayant été en contact avec les populations européennes avant celles de l’ouest du continent, il existe davantage de documents écrits relatant les premiers contacts (de façon fidèle ou non), par exemple les échanges entre le Baron de Lahontan et le chef wendat Kondiaronk.↩︎
Pour le genre de questions impliquées dans cette démarche, voir par exemple Philippe Dubé (2004, 61‑72). Voir aussi Caroline Nepton Hotte (2020, 147‑51).↩︎