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Sacrifices Must Be Made

Le thème de l’obsolescence dans le jeu Inscryption

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      Texte

      Introduction

      Paru en 20211, conçu par Daniel Mullins et diffusé par Devolver Digital, Inscryption est un jeu de type deckbuilder2 et roguelike3 – fondé sur une dynamique de cartes qui prévoit des tentatives multiples de la part du·de la joueur·euse – se basant sur le principe de sacrifice nécessaire et liant sa structure narrative au thème de l’obsolescence.

      Le jeu débute ainsi : le·a joueur·euse émerge dans une cabane sombre, en face d’iel deux yeux apparaissent et luisent, ceux de Leshy, une entité inspirée de la mythologie slave, esprit de la forêt et des bêtes. Une série de parties de cartes va être engagée avec cette entité qui, tour à tour, portera des masques pour incarner des figures différentes (le pêcheur, le chercheur d’or, le marchand, etc.) associées à des mécaniques ludiques particulières (le pêcheur hameçonne une carte, le chercheur d’or en brise une à coups de pioche, etc.). Le but du jeu semble alors de battre aux cartes cette entité polymorphe pour sortir de la cabane dont la porte est condamnée.

      Au-delà de cette première narration, il s’avère que l’apparence classique et répétitive du jeu est bel et bien trompeuse : le·a joueur·euse n’est pas destiné·e à rester dans cette cabane, iel n’est cependant pas non plus destiné·e à en sortir. C’est vers un tout autre espace que le jeu va le·a conduire. En jouant à Inscryption, le·a joueur·euse ne s’engage pas simplement dans une série de parties de cartes qui lui permettent de développer des compétences de stratégie, mais iel est appelé·e à un plus grand parcours le·a menant jusque dans les coulisses techniques du jeu et de son histoire, pour réaliser une large réflexion sur le fonctionnement des technologies et la place des humain·e·s vis-à-vis d’elles. Le discours du jeu est en effet bien plus profond et engagé qu’il ne le laisse entrevoir de prime abord : il s’agit de conduire le·a joueur·euse à décrypter ou à détruire le jeu, c’est-à-dire de lui faire prendre conscience, dans le récit, de l’environnement narratif, ludique et mythologique du jeu, de l’obsolescence de son écosystème médiatique, de lui faire prendre conscience surtout de ce qui se cache dans le jeu, de son chiffrement4.

      Cartes et récits enchâssés

      Inscryption est un jeu de cartes se déroulant sur une grille de 3 sur 4. Le·a joueur·euse joue sur la rangée du bas ; l’adversaire, qui bénéficie d’un coup d’avance, joue sur la rangée du haut. Pour gagner la partie, le·a joueur·euse doit faire perdre cinq vies de plus qu’il n’en a fait perdre à son adversaire. Cette dynamique ludique classique se double d’une structure de récits enchâssés avec une composante métatextuelle essentielle, dans la mesure où le jeu Inscryption n’a d’autre sujet que lui-même. Le seul et unique adversaire que combat le·a joueur·euse est en réalité le jeu en tant que tel.

      Capture du plateau du jeu de cartes

      On peut distinguer quatre étapes dans le jeu (que des joueur·euse·s aguerri·e·s peuvent parvenir à conclure en une dizaine d’heures). Le premier acte est le combat de cartes contre Leshy, combat classique doublé d’une série d’énigmes à résoudre dans la cabane perdue à la façon d’un escape the room. La fin de ce premier acte inaugure l’entrée dans la backstory du jeu. La bataille finale passée, le·a joueur·euse se retrouve devant un écran, dont l’esthétique est très analogue à une interface de gestion de documents, où sont listées par dates des captures vidéos. Commence en réalité ici ce qui peut être considéré comme un récit-entracte entre le premier et le deuxième acte.

      Capture de l’écran des archives vidéos

      Les archives vidéos filmées en found footage5 mettent en scène Luke Carder, un youtubeur habitué à se filmer en train d’ouvrir des pack boosters de jeux de cartes à collectionner (pochette scellée destinée aux collections de carte). Dans la succession des vidéos, Luke ouvre des paquets appartenant au jeu nommé Inscryption, un vieux jeu de cartes rare parce qu’imprimé une seule fois. Luke découvre un paquet en particulier dans lequel se trouve une carte portant des coordonnées géographiques écrites à la main. L’enquête du jeu dans le jeu menée par Luke le conduit à déterrer à l’endroit indiqué sur la carte une disquette intitulée Inscryption.

      Capture de l’archive vidéo montrant Luke trouvant la disquette

      Le jeu de cartes dont Luke est amateur a donc été transformé en une version informatique sans que celle-ci ne soit répertoriée ou officiellement connue. Le lancement du jeu sur l’ordinateur de Luke nous présente une interface de jeu identique à celle que nous, joueur·euse·s, avons sur notre ordinateur. Inception d’Inscryption, le renversement instaure une temporalité qui n’est plus celle du récit mythique mais celle du jeu physique.

      Lorsque le·a joueur·euse a visionné toutes les vidéos à disposition lui permettant de retracer ce qui semble être un début d’aventure de Luke, iel accède au deuxième acte du jeu : un volet qui se présente cette fois comme la version originale (à la manière d’un préquel) du jeu Inscryption avec une esthétique de type pixel art. Le deuxième acte présente la mythologie du jeu et, notamment, les quatre entités à l’origine des cartes du monde qui sont symbolisées dans le jeu. Les quatre Scrybes sont les suivants : Grimora, scrybe des morts ; Leshy, scrybe des bêtes ; JO3, scrybe de la technologie ; Magnificus, scrybe de la magie et des arts6. Dans ce deuxième acte, selon une dynamique d’opposition classique reprenant le principe du deckbuilder (avec des dynamiques de cartes plus diversifiées et nouvelles), le·a joueur·euse doit défier les Scrybes, un à un, pour prendre la place de l’un d’entre eux. Semblable au premier, cet acte se conclut sur un retour aux archives vidéos de Luke. On le voit tenter de contacter le développeur d’Inscryption (la version trouvée dans les bois), soit la société GameFuna, qui, en guise de réponse, lui demande de lui retourner le jeu sans lui fournir davantage d’indications sur son existence. L’enquête de Luke se poursuit et, plus ce dernier avance dans ses recherches, plus l’histoire de la disquette semble marquée du sang des individus qui l’auraient eue précédemment entre les mains et qui auraient tenté de la décrypter.

      À la fin du deuxième acte, le·a joueur·euse doit choisir un scrybe à remplacer : la liberté du choix est un leurre puisqu’il se retrouvera dans le troisième acte dans le même décor, un décor d’usine où iel doit affronter JO3 qui se serait emparé du code d’Inscryption. La prise de pouvoir sur le jeu par le scrybe de la technologie – entité agressive et intrusive à l’image du World Brain de Wells (1938) – doit lui permettre de réaliser ce qu’il appelle la « Grande Transcendance » sur Internet, soit l’expansion du jeu sur l’ensemble du réseau. Le but est donc de propager le jeu et le bug qui semble à l’origine des mécaniques d’affrontement. Cette phase reprend la structure ludique du premier acte : l’association entre un combat de cartes et la résolution d’une série d’énigmes dans l’espace narratif. Après avoir vaincu le scrybe de la technologie et empêché son plan d’expansion numérique mondiale, un dernier entracte nous présente la suite et la triste fin de l’enquête de Luke, alors assassiné par un agent de la société GameFuna venu récupérer la disquette.

      Conclusion du jeu, le dernier acte est celui de la destruction d’Inscryption. La fin de l’affrontement avec J03 ouvre sur la déconstruction physique du jeu : pour empêcher les Scrybes (chacun animé par des envies de pouvoir et de domination) de nuire, il est nécessaire de détruire concrètement les fichiers du jeu. Qu’importent les stratégies du·de la joueur·euse, iel ne peut pas empêcher Inscryption de se dés-encoder lui-même. Le·a joueur·euse affronte alors une dernière fois les Scrybes en guise d’adieu avec une série de glitchs et d’effets graphiques et sonores à l’écran permettant de théâtraliser la mort technique du jeu.

      Capture de la fin simulée du jeu : dernière partie avec Magnificus, Scrybe de la magie
      Capture de la fin simulée du jeu : dernière partie avec Leshy, Scrybe des bêtes

      Cette structure narrative tisse un récit à partir de plusieurs niveaux textuels et ludiques. Il semble à ce stade qu’à l’issue des trois actes, le but final de ce jeu métafictionnel, ou plutôt ce qui nous semble être son but final, soit le suivant : Inscryption, le jeu dans le jeu, voulait juste continuer à jouer et à survivre, c’est-à-dire à lutter contre l’obsolescence de son propre système et des mythes qui l’animent. Or toute la philosophie du jeu est un apprentissage de l’obsolescence que l’on peut résumer par la phrase « Sacrifices must be made ».

      Sacrifices Must Be Made

      Sacrifices Must be Made est également le nom du premier prototype du jeu lancé par Daniel Mullins en 2018, toujours accessible en ligne, où l’on retrouvait le principe du jeu de cartes, son esthétique glauque et le sacrifice comme mécanique centrale.

      Capture du prototype du jeu

      La formule a d’abord sa propre histoire puisqu’elle serait une reformulation de la dernière phrase qu’aurait prononcée Otto Lilienthal, pionner allemand de l’aéronautique, après avoir chuté de quinze mètres avec le planeur qu’il avait construit : « Small sacrifices must be made. » Au-delà d’une romantisation ironique de la fin du scientifique, l’idée commune que l’on peut identifier entre ces sentences est celle d’une expérimentation nécessaire, comportant concession et sacrifice, pour le développement d’une narration (technique ou ludique). Bien plus qu’une phrase d’accroche, la formule résume la mécanique du jeu et sa philosophie. Plus concrètement, on retrouve le principe de sacrifice nécessaire dans le fonctionnement du jeu de cartes :

      • Sacrifice de cartes : poser d’autres cartes est une action placée sous la tutelle d’un système de compte de gouttes de sang (une carte sacrifiée rapporte une goutte de sang). Il faut en effet détruire des cartes pour pouvoir en poser d’autres (sacrifier de petites créatures pour en jouer de plus grandes). Des cartes sont parfois détruites par les Scrybes (changées en or, volées, etc.). Le·a joueur·euse peut également supprimer des cartes à l’aide d’artefacts comme le couteau, les ciseaux, etc.

      • Sacrifice du corps : au cours du premier acte du jeu, le·a joueur·euse sera amené·e à sacrifier des parties de son corps, comme un œil (action qui va bloquer temporairement une partie de la vision et se traduire à l’écran par un espace tronqué) ou des dents, qui servent à rééquilibrer la balance de vie.

      Le sacrifice dans le jeu est porté aussi par cette forte métaphore filée du corps et, surtout, de la mortalité de celui-ci, montrée à l’écran : la vie se mesure en dents ; sacrifier une carte rapporte des gouttes de sang et des os, etc. Or il ne s’agit pas uniquement du corps physique, le jeu engage aussi le corps technique, soit les données : dans une confrontation précise, le·a joueur·euse va devoir choisir des documents précis sur son propre ordinateur à sacrifier, à supprimer définitivement pour faire avancer la narration. Cette suppression n’est pas fictive et elle a également le mérite de rappeler que l’univers du jeu est en réalité très proche de la structure physique de l’ordinateur du·de la joueur·euse. Inscryption s’ancre dans notre espace numérique personnel et imite, par ses narrations de sacrifice, le fonctionnement de virus chiffrés dans les jeux vidéos. Le jeu déborde déjà ici de son cadre technique dans la mesure où il se permet une prise ou une inscription sur l’interface intime du·de la joueur·euse et joue avec ses données personnelles.

      Capture de la fenêtre de supression du dossier personnel

      Des sacrifices sont de fait nécessaires pour avancer dans le récit : pas seulement pour torturer symboliquement le·a joueur·euse, mais pour lui apprendre à lâcher prise, en redonnant au sacrifice un sens fort. Plus le jeu avance, plus le sacrifice demandé augmente en importance comme en intrusion : si les premiers sacrifices concernent des cartes mineures, symbolisées par de petits animaux dont l’écureuil (l’équivalent commun du pigeon européen au Canada), puis des parties physiques de notre avatar, l’un des derniers sacrifices engage un dossier bien réel présent sur notre ordinateur. Dans cet apprentissage de la valeur du sacrifice, le·a joueur·euse doit, pour conclure sa partie, sacrifier le jeu lui-même.

      Cependant, le discours du jeu ne se résume pas à cette unique dimension, car Inscryption fonctionne en cachant sa dynamique profonde. Sa logique est en effet celle d’impliquer la technique directement dans la narration. Cette dimension du jeu, qui traite de sa propre logique technique, mène à une fin alternative qui révèle la véritable nature du jeu.

      La réflexion technique

      Loin du roguelike classique, Inscryption a intégré une courbe d’apprentissage dans sa narration. Il ne s’agit donc pas seulement d’une dynamique ludique, mais d’une logique de déchiffrement qui sert la narration. Le jeu prévoit nos échecs pour les intégrer dans son récit. Ainsi, la toute première partie ne peut être gagnée, tout comme les suivantes d’ailleurs. Il faut attendre entre cinq et dix tentatives pour parvenir au deuxième acte, mais ce n’est pas dû à la courbe d’apprentissage du·de la joueur·euse, cela est dû à la narration du jeu. Les échecs du·de la joueur·euse permettent en effet de débloquer des éléments narratifs. Si le·a joueur·euse ne respecte pas la temporalité prévue, le jeu triche, il simule un bug et met le·a joueur·euse en échec volontairement, comme pour nous apprendre la patience, le respect de l’adversaire, la valeur du sacrifice, mais aussi toute la profondeur que peut avoir l’encodage d’un jeu malgré ses apparences classiques. L’expérience du·de la joueur·euse n’est donc pas laissée au hasard, la réitération est anticipée, conscientisée, modélisée dans le code du jeu, ce qui signifie que le jeu a prévu ses propres failles, soit la possibilité que le·a joueur·euse soit meilleur·e que lui, qu’iel puisse le « casser ». Le premier échec obligatoire nous mène à une scène bien particulière : nous sommes placé·e·s sur le sol d’une cabane dont la porte est ouverte face à nous, Leshy se trouve dans l’encadrure de celle-ci. L’interaction permet de créer un memento, soit de constituer une carte en choisissant sa force, son prix et son nom. L’ajout de cette carte à notre pioche personnelle (qui permet de combiner des caractéristiques de puissance à un coût modique de jeu) est un élément qui va simplifier les combats par la suite. La fin de la première tentative débloque également la première sauvegarde, mais débloque surtout la possibilité de sauvegarde en tant que telle.

      À ce stade de la découverte du jeu, une nouvelle mécanique émerge : celle de la confusion entre univers ludique et réalité, qui se traduit dès le début d’Inscryption. Malgré ce qui est montré aux joueur·euse·s, le jeu ne débute pas dans la cabane sombre face à Leshy, il commence avant même que le menu du jeu soit proposé. Lors du lancement d’Inscryption, l’option « Nouvelle partie » affichée dans le menu n’est pas active : la raison est que nous continuons en réalité une partie déjà engagée, une archive d’un joueur fictif (possiblement Luke). Dans un jeu en phase d’obsolescence, il n’est pas possible de créer de nouvelles parties.

      En supplément des deux principaux récits parallèles (le récit interne par les interactions ludiques et le méta-récit par les archives vidéos), il est un autre récit, celui d’un joueur placé en arrière du jeu et qui, à plusieurs occasions, fait front, c’est-à-dire qu’il devient visible à l’écran en imposant sa voix, en commentant les actions et en nous empêchant de jouer librement, prenant donc le contrôle sur le jeu et sur la narration. Si Inscryption parle en effet de lui-même, cette métatextualité s’étend comme un réseau à travers tous les récits parallèles qui nous sont proposés et ravive toujours la même question : « Quel est ce jeu auquel je suis en train de jouer, mais qui semble se jouer de moi ? »

      Au travers de ces entremêlements de récits et de mécaniques, Inscryption développe ce que l’on pourrait considérer comme une véritable persona, donnant l’impression d’avoir un libre-arbitre et une expression technique indépendante. Par des effets de bugs et de glitchs répétés, associés au déroulement de l’histoire, le jeu paraît développer son propre caractère et ses propres susceptibilités. Dans la confrontation avec un adversaire, si le·a joueur·euse gagne la partie en un tour, le jeu le lui signale, appliquant une politique de fair play, et l’empêche de poursuivre sa partie. La figure du jeu, qui est également un élément du méta-récit, demeure en réalité toujours en contrôle des narrations jusque dans leurs aspects techniques, puisque c’est dans les coulisses d’Inscryption que se joue la fin alternative, aussi appelée « le scénario des OLD_DATA ».

      Jeu dans le jeu

      Comme en témoigne le titre, le jeu est un mélange entre inscription (l’histoire se fonde sur les mécanismes des lettres, des coordonnées, des signes et des archives) et encryption (« chiffrement » : toutes les inscriptions ont un sens caché). Jeu dans le jeu, Inscryption est un ARG (Alternative Reality Game), soit un jeu qui va mettre à profit le monde réel pour amener le·a joueur·euse à une autre narration (à l’image d’un jeu de piste ou d’une chasse au trésor). Les indices sont ici des clefs de chiffrement, mais le terrain de jeu où les chercher s’étend bien au-delà du cadre restreint d’Inscryption.

      Dans les fichiers du jeu se trouve un document nommé « OLD_DATA » contenant un texte illisible, une suite de lettres et de caractères qui ne font pas sens, ne correspondant à aucune syntaxe. Le contenu du document a été chiffré, c’est-à-dire que le message du média a été transformé en cryptogramme à l’aide d’une clef de chiffrement. Ces clefs sont aussi appelées chiffre ou cypher. Par exemple, la suite « lqvfubswlrq » est le chiffrement de « inscryption » selon la clef de chiffrement 3 (les lettres ont été ici déplacées de trois positions dans l’alphabet). À l’image d’Enigma que craqua Turing et son équipe par la conception d’une autre machine, ce n’est pas un simple code que présente Inscryption puisqu’il demande de trouver sept clefs de chiffrement polyalphabétiques (qui ne sont pas des chiffres, mais des suites de lettres) et qui peuvent être constituées de trois composants. Ces indices peuvent être trouvés dans les dynamiques du jeu (une carte aléatoire dont le nom est un code binaire), dans ses animations (une archive vidéo, des plongées dans le décor, une suite de signes à interpréter), dans ses crédits (le générique du jeu indique la présence d’un cypher dans une portion musicale du jeu à transcrire en code morse).

      Ces cyphers du jeu, le·a joueur·euse doit les chercher dans le jeu lui-même, mais également au-delà du cadre narratif. Le·a joueur·euse devra chercher par exemple dans d’anciens jeux développés par Daniel Mullins, dans des commentaires laissés par celui-ci au sein de forums, mais iel devra aussi aller creuser là où Luke Carder s’est rendu pour déterrer la disquette maudite selon les coordonnées indiquées dans les archives vidéos. Ce parcours menant jusqu’à un parc à Vancouver lui permettra de déterrer des disquettes, motif récurrent et symbolique, contenant une partie des sept codes7. Dans l’ensemble de sa narration, du premier combat en face d’une divinité associée au monde naturel et sauvage jusqu’au dernier combat face à une entité associée au monde technologique, le motif de la disquette est l’incarnation d’une technologie qui perdure (restant d’ailleurs pour plusieurs environnements d’écriture l’icône de sauvegarde), qui demeure dans le monde, qu’il est possible de sur-inscrire et de chiffrer pour enfouir des écritures jusque dans une forêt canadienne.

      Le document une fois déchiffré offre des informations sur la backstory du jeu, sur ce qui a été chiffré dans Inscryption. Le scénario alternatif révèle que le code chiffré est appelé Karnoffel et serait un algorithme informatique mêlant le jeu de cartes Karnöffel (plus ancien jeu de cartes européen identifié à ce jour) et des principes de sciences occultes. Le code Karnoffel aurait été caché dans une disquette sur laquelle aurait été sur-inscrit le jeu Inscryption (devenant ainsi une couverture pour la diffusion du code). Fonctionnant comme un palimpseste, la première écriture serait donc à la source d’une corruption du fonctionnement de la seconde, et les discours superposés dans un même support héritent des déterminations techniques entre eux. Ce jeu d’écritures dans le méta-récit permet de justifier les dysfonctionnements, ou la folie, d’Inscryption, ainsi que de comprendre sa corruption, qui est telle qu’elle le fait sortir de son cadre narratif et le fait déborder sur la réalité.

      La dernière énigme mène les joueur·euse·s à une plateforme en ligne se présentant comme celle d’une entreprise de stockage, qui leur demande de renseigner une adresse8. Les trois premier·ère·s joueur·euse·s parvenu·e·s à cette plateforme ont renseigné leur adresse personnelle et ont individuellement reçu un colis contenant une disquette avec un code unique. Les trois codes reçus à différents endroits du monde ont dû être diffusés et mis en commun pour parvenir à la résolution finale, la véritable fin d’Inscryption.

      Si la fin classique présentait la destruction du jeu, la véritable fin est tout autre puisque le décryptage complexe mène à une URL, celle d’une vidéo YouTube non répertoriée (qu’il est donc impossible de trouver sans disposer de l’adresse précise) et qui, par son contenu, indique que la Grande Transcendance, le projet d’expansion massive sur Internet de JO3, a eu lieu, que le code corrompu du jeu s’est téléchargé sur le réseau et qu’il est donc désormais inarrêtable. La boucle semble bouclée par ce scénario, dans la mesure où le jeu est bel et bien disponible en ligne pour téléchargement et a donc survécu à l’obsolescence. C’est le chiffrement qui lutte contre le passage du temps et parvient à échapper à l’obsolescence dans Inscryption. C’est pourquoi le jeu mêle des dynamiques très différentes, allant du grand public au grand technologique, et semble créer dans sa narration des croisements entre des mythologies, des anecdotes technologiques et des objets du réel.

      Conclusion

      Le scénario d’apparence classique d’Inscryption est en réalité la vitrine d’une histoire bien plus complexe. Il ne s’agit pas réellement d’un jeu de cartes, bien que toutes les mécaniques semblent mues par les victoires et les défaites du·de la joueur·euse. Le jeu conserve toujours le pouvoir sur son histoire, et cette histoire consiste justement à en révéler les coulisses narratives, médiatiques et technologiques, pour questionner nos rapports aux objets technologiques, nos sentiments de nostalgie vis-à-vis de ceux-ci, nos usages de chiffrements chargés d’histoires et nos réflexes plus proches de la consommation que du sacrifice.

      Bibliographie

      Wells, Herbert George. 1938. « World Brain ». https://ia801200.us.archive.org/18/items/world-brain/WorldBrainH.g.Wells.pdf.

      1. Depuis mars 2022, une extension du jeu a été développée et publiée. Il sera peu question de cette extension ici, l’article ayant été rédigé durant l’été 2022.↩︎

      2. Type de mécanique de jeu de cartes, où tous·tes les joueur·euse·s commencent avec les mêmes cartes, puis construisent chacun·e leur jeu au fur et à mesure de la partie. Source : Wikipédia↩︎

      3. Sous-genre de jeu vidéo de rôle dans lequel le·a joueur·euse explore un donjon infesté de monstres qu’iel doit combattre pour gagner de l’expérience et des trésors. Source : Wikipédia↩︎

      4. La réflexion qui suit révèle les mécaniques enfouies du jeu et les différents problèmes qu’elles soulèvent.↩︎

      5. Terme anglais désignant la récupération de documents vidéos en vue de la fabrication d’un film. Recyclage ou détournement, le found footage est également une esthétique brute et hyperréaliste souvent utilisée pour les genres du faux documentaire et de l’horreur. Source : Wikipédia↩︎

      6.  Les figures des Scrybes sont des avatars mythologiques : Leshy, par exemple, est issu de la mythologie slave.↩︎

      7. Les disquettes étaient disponibles pour les deux premier·ère·s joueur·euse·s. L’énigme ou la quête des cyphers a été documentée avec plus de précision par la communauté des joueur·euse·s dont je cite certaines vidéos qui m’ont aidée à la rédaction présente : par Sifd, par Flemmonade, par DevolverDigital.↩︎

      8.  La plateforme a été rendue inactive après le renseignement des trois adresses.↩︎

      Mellet Margot 0000-0001-7167-2136
      Gheeraert Tony 0000-0002-1302-8278
      Lucciano Mélanie 0009-0004-3351-3184
      Provini Sandra 0009-0001-1439-902X
      Wormser Gérard 0000-0002-6651-1650
      Sacrifices Must Be Made
      Le thème de l’obsolescence dans le jeu Inscryption
      Margot Mellet
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2024/05/28 L’œuvre numérique à son miroir : regards sur les créations digitales contemporaines
      Paru en 2021, conçu par Daniel Mullins et diffusé par Devolver Digital, Inscryption est un jeu de type deckbuilder (mécanique de jeu de cartes) et roguelike qui tire toute sa dynamique ludique du principe de sacrifice nécessaire : le jeu est dans cette narration une entité à part entière qui lutte pour continuer à jouer et donc à survivre dans l’espace technique. Mêlant esthétique du found footage, nostalgie d’une technologie vintage et jeu de piste, Inscryption plonge le joueur et la joueuse dans un monde où son but est d’apprendre l’importance du sacrifice. Cet apprentissage sera croissant et conduira le joueur ou la joueuse à prendre conscience de son rôle : celui de sacrifier le jeu pour en sortir. Parce qu’il se fait un récit de formation de la notion de sacrifice, Inscryption interroge la question de l’obsolescence en nouant mythologie et technologies du monde.
      Designed by Daniel Mullins and distributed by Devolver Digital, Inscryption, released in 2021, is a deckbuilder (card game mechanic) and roguelike game that draws all its fun dynamics from the principle of making necessary sacrifices: in this narrative, the game is an entity in its own right that fights to keep on playing and thus survive in a technical space. Blending the aesthetics of found footage, nostalgia for vintage technology and a treasure hunt aspect, Inscryption plunges the player into a world where the aim is to learn the importance of making sacrifices. This will be a learning process and will progressively lead the player to become aware of his or her role, which is that of sacrificing the game in order to get out of it. As a formative account of the notion of sacrifice, Inscryption explores the question of obsolescence by linking mythology and world technologies.
      Monde numérique http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb133328054 frbnf133328055
      Internet http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb12337059x frbnf12337059
      Jeu vidéo, Chiffrement, Obsolescence, Récit, Fiction, Narration, Réflexivité
      Video game, Encryption, Obsolescence, Narrative, Fiction, Narration, Reflexivity