C’est sur des bases instables, inextricablement personnelles, professionnelles et politiques que je propose quelques remarques sur les questions de pouvoir dans l’accompagnement. Je parle ici de l’accompagnement ordinaire dans le domaine du soin, non de l’accompagnement professionnel tel qu’il est promu en France dans diverses formes d’action publique : formation, santé, travail, éducation (Breton et Pesce 2019).
« Tout le monde veut être soigné mais personne ne veut être patient » me dit la psy du service de l’hôpital où je suis « suivie » depuis plus de dix ans. Suivie ? Soignée ? Accompagnée ? Par qui ? les équipes ? les médecins, lesquels ? les infirmières ? les secrétaires ? les personnels de ménage ?
Les enquêtes que j’ai menées comme sociologue dans la perspective du care m’ont appris à être attentive à la pluralité des points de vue sur le soin, à la diversité des positions occupées dans le processus global de production de soin. À distinguer plutôt qu’à rassembler les usages de ces termes du langage courant : soin, accompagnement, vulnérabilité, dépendance.
Ambivalences
Ce que m’ont appris mes expériences de malade chronique et dans une moindre mesure mes expériences personnelles d’accompagnante, c’est l’attention aux ambivalences inhérentes à chacune des positions dans le processus de soin. Cette sorte d’attention si difficile à maintenir dans les relations concrètes de care et d’accompagnement me semble être le pivot d’une approche réaliste de ces phénomènes. J’en suis venue à préférer le terme d’ambivalence à celui de complexités que j’employais jusqu’ici pour caractériser ces relations où coexistent des désirs, des affects et des intérêts contraires. Le changement de terme indiquerait un changement dans l’angle d’approche : plus politique, plus personnel, plus professionnel ? Quoi qu’il en soit il y a dans « ambivalence » un trait plus marqué, proche de la caricature, qui va chercher une ligne de force, significative.
Ambivalences : vouloir le soin hospitalier et ne pas vouloir être soumis aux contraintes de la médecine hospitalière ; vouloir l’assistance en cas de déficience fonctionnelle et ne pas vouloir négocier son autonomie ; vouloir la reconnaissance du care domestique et ne pas reconnaître ses propres besoins d’assistance, vouloir des politiques publiques féministes et dénier à certaines catégories de femmes : vieilles, malades chroniques, handicapées, le statut de sujets… féministes1.
Ces ambivalences exprimeraient une difficulté - voire une impossibilité - de se défaire d’un idéal d’autonomie reposant sur des présupposés validistes, et ceci indépendamment de la position sociale et de la situation par rapport au soin. Le validisme (et le capacitisme, traduction de « ableism ») indique que « nos sociétés sont organisées en fonction de corps capables/valides, organisation qui induit la marginalisation et l’aliénation des corps qui ne le sont pas » (Winance 2021). Il est très rare de ne pas trouver de tels présupposés dans des conceptions très différentes du soin, de la vulnérabilité et de la dépendance. Les éthiques du care n’échappent pas à ce constat.
Une anthropologie de la vulnérabilité
Je m’inscris au départ dans le champ des éthiques féministes du care. Il n’y a pas de théorie unifiée du care (Molinier, Laugier, et Paperman 2009). Cependant un relatif consensus s’est installé : les éthiques du care reposent sur une anthropologie de la vulnérabilité, prenant ainsi le contrepied des philosophies occidentales libérales. C’est ce soubassement assez largement partagé qu’il convient d’exposer minimalement. Il ne s’agit pas de confronter et de discuter des principales acceptions de la notion de vulnérabilité en usage dans les analyses du care. Mais de mettre au jour ce que cette anthropologie de la vulnérabilité implique dans les façons d’identifier et de penser les formes d’accompagnement dans le champ des études de care. Cette anthropologie peut se raconter ainsi : chacun peut faire l’expérience de sa vulnérabilité au cours de sa vie, comme l’expérience du besoin du soin des autres pour vivre. En somme, nous sommes tous et toutes plus ou moins capables dans l’espace et dans le temps, pour reprendre le vocabulaire des normes capacitaires. Cet état de vulnérabilité commune invite à prendre conscience des valeurs liées aux soins et à préserver les relations de soin en tant qu’elles nous constituent comme sujet. La figure du sujet autonome et rationnel est ainsi remise en question en tant qu’idéal normatif par celle d’un sujet relationnel, sensible, constitué par ces relations de soins. Ces relations peuvent être organisées de façon institutionnelle, ou rester informelles comme dans l’accompagnement ordinaire, quotidien.
Lorsqu’elle se décline à partir de cette anthropologie, la perspective du care se heurte à des difficultés. Elle tend à accentuer le caractère commun de la vulnérabilité et de ce fait perd de vue les différenciations et les inégalités de sa distribution. Le « Tous vulnérables ! » rendu célèbre par Joan Tronto (1993)2 ne rend pas justice aux différentes sortes de vulnérabilité et aux politiques qui les constituent (Garrau 2018). Nous sommes certes tous vulnérables, mais nous le sommes plus ou moins, et les vulnérabilités ne sont pas prises en charge de la même manière selon les positions sociales. Par exemple, la vulnérabilité des personnes migrantes et sans-papiers, leurs besoins de soin et de protection sont largement absents des discussions de santé publique en France. Les personnes qui sont assignées au travail de care sont rarement prises en considération sous l’angle de leur vulnérabilité, comme le rappelle Evelyne Nakano Glenn (2017) dans son article Le genre, la race et l’obligation de prendre soin. Glenn donne l’exemple des années de lutte juridique (2002-2009) menée par Evelyn Coke, une aide à domicile états-unienne, pour obtenir le paiement des heures supplémentaires effectuées durant ses 20 années de travail. Souffrant d’insuffisance rénale, elle n’était pas en mesure de se payer les services d’une aide pour l’assister lorsqu’elle est devenue malade. Privée de droit au salaire minimum, à la réglementation des heures supplémentaires, de l’assurance chômage, des indemnités en cas d’accident du travail, la travailleuse est morte sans obtenir son dû.
Le travail des autres
On peut reconnaître aux éthiques du care d’avoir mis le postulat de la vulnérabilité commune au départ d’une vision renouvelée de l’autonomie. La figure de l’individu autonome au sens d’auto-suffisant en est ressortie recadrée comme un idéal un peu étrange, une fiction incontournable et embarrassante à la fois. Or cette modification du regard passe par la reconnaissance de la centralité du travail dans l’entreprise d’autonomisation des personnes. Admettre que l’autonomie, en réalité l’autonomisation réside toujours dans le travail d’autres personnes implique non seulement d’abandonner la fiction de l’autosuffisance mais aussi de reconnaître la dépendance au travail d’autrui. Le travail d’entretien de la vie humaine et les personnes qui l’accomplissent sont régulièrement invisibilisés. Les plus puissants ont la capacité d’effacer les bases sur lesquelles s’appuient leur puissance, de nier leur dépendance au travail d’autrui. Cette analyse conduit à redessiner les contours du care comme soin et service aux personnes qui ne sont pas « apparemment » dépendantes (Hamrouni 2015). Dans cette conception, le travail du care n’est pas destiné uniquement à des catégories de personnes fragilisées, ou spécialement vulnérables. La dépendance au travail des autres est déconnectée de la vulnérabilité.
Cette position peut paraître éloignée, voire divergente, des analyses qui définissent le care comme un travail de la dépendance, ce qui peut être compris comme un travail de soin en direction des personnes traditionnellement considérées comme dépendantes : enfants, malades, personnes âgées et personnes handicapées.
On entend ici « dépendance » comme dépendance aux gestes de soin d’un autre que soi. Cette acception de « dépendance » apparaît récemment ; elle tend à recouvrir l’acception dominante jusqu’alors qui soulignait la dépendance à l’égard des services d’un état-providence (Fraser et Gordon 1994). Dans les deux cas il s’agit d’un usage plutôt dépréciatif, de maniement délicat, bien au-delà des variations de significations.
Le travail de la dépendance
La philosophe Eva Feder Kittay développe une analyse de la dépendance qui bouscule les idées reçues et surtout les a priori négatifs sur la dépendance. Eva Kittay soutient que la dépendance est un trait normal de l’espèce et non un évènement exceptionnel circonscrit à des moments de la vie humaine et à des catégories spécifiques de déficiences (2011).
La philosophie du care explorée par Kittay repose sur son expérience de mère d’une fille handicapée dont elle revendique la position de porte-parole (2009). Elle soutient ce positionnement inédit contre deux principaux protagonistes du champ : les philosophes libéraux qui voient dans la relation de care une relation inégale et non morale et les études critiques du handicap.
Contre les premiers, elle fait valoir l’importance de la dépendance et des liens, les ressources qui leur sont inhérentes, contre l’idée dominante qu’il n’y aurait là que limitations de possibilités de vie.
Dans la conception libérale l’éthique du care a été qualifiée de « paternaliste » par le philosophe français Ruwen Ogien. Selon Ogien (2011), l’accompagnement ferait intrusion dans la vie des personnes et mettrait en cause la souveraineté du sujet en promouvant une aide qu’elles n’ont pas demandée3. L’aide entretient et renforce des relations inégales, accentue l’asymétrie des positions. Dans ce sens d’après ses détracteurs l’éthique du care ne peut valoir comme paradigme de relations morales du fait de ces tendances moralistes et inégalitaires.
Contre les tenants des études critiques du handicap, Kittay fait valoir la non pertinence du modèle social du handicap pour les personnes ayant des problèmes cognitifs sévères (2011). Ce n’est pas, comme le soutient ce modèle, l’élimination ou la transformation des barrières posées par les institutions qui permettrait de rendre la vie de ces personnes plus vivable, mais un accompagnement substantiel et un-e avocat-e plaidant pour celles de ces personnes qui ne peuvent plaider pour elles-mêmes.
De leur côté les études critiques du handicap issues des mouvements de défense des droits civiques des personnes handicapées soulignent l’importance pour les personnes concernées de garder le contrôle des relations d’aide et d’assistance, de resignifier ce qui rend une personne dépendante des soins d’autrui. Le nom du mouvement de la lutte pour les droits des personnes handicapées, Independent Living (« pour une vie indépendante »), incarne bien le refus du care en tant qu’il s’agit d’une relation inégale. C’est en effet une relation dans laquelle quelqu’un d’autre décide de prendre soin de vous, parce que vous seriez incapables de savoir ce qu’il vous faut (un peu comme le « mauvais » parent qui sait mieux que l’enfant lui-même ce qui est bon pour lui). Dans le modèle d’Independent Living, les personnes handicapées revendiquent le droit de décider de qui, quand, comment, pour quels besoins et avec quel contrat de travail elles peuvent être aidées. De rejeter les relations d’accompagnement qui incluent des abus de pouvoir inhérents aux relations entre les professionnels de l’aide et les personnes dont elles/ils s’occupent, et, surtout un déni de l’agentivité des personnes handicapées.
Il y a bien à cet endroit une espèce de convergence entre deux courants à première vue aussi éloignés que la philosophie libérale et les idées issues du mouvement des droits civiques pour les personnes handicapées. Une aspiration commune à une forme d’autonomie, d’auto-suffisance, d’auto-détermination. Mais pour quelle sorte de personnes ? dotées de quelles sortes de capacités ?
Féminismes capacitaires, corps des femmes
On doit aux Feminist Disability Studies d’avoir remis le corps au centre des réflexions et des revendications des personnes handicapées. La position d’être à la merci d’un autre qui est plus fort, debout et habillé est rappelée par des auteures comme Jenny Morris (2001) et Julia Twigg (2000) évoquant les sentiments d’effroi qui peuvent surgir lorsque le corps nu est objet de toilettes et de soins intimes. La focalisation des études critiques du handicap sur les structures et les institutions sociales productrices de handicap avait abouti entre autres choses à une idéalisation spécifique : celle d’une personne empêchée dans ses activités par la société, avec pour corollaire l’oubli des déficiences fonctionnelles dépourvues de pertinence ou de place dans les analyses et les revendications. Or cette transformation de la focale a eu pour effet de mettre hors champ les expériences de la plus grande partie des personnes concernées par des déficiences fonctionnelles qui impactent leur existence, c’est-à-dire des femmes, âgées, avec des maladies chroniques.
On se trouve là avec une espèce de paradoxe : la promotion d’une certaine sorte d’indépendance par une partie du mouvement de lutte pour les droits des personnes handicapées conduit à laisser dans l’ombre les expériences et les besoins qui ne correspondent pas à leur idéal de vie indépendante. Pour le dire encore autrement, à écarter des formes de vie et de déficience qui portent atteinte à la figure d’un personnage masculin handicapé en bonne santé et en pleine possession de ses moyens intellectuels. Les réflexions des Feminist Disability Studies mettent en question les présupposés genrés des études critiques du handicap. Mais pas seulement. Au-delà du biais de genre, les travaux des Feminist Disability Studies soulignent l’ambiguïté d’une revendication qui tend à gommer ces aspects des situations de déficience qui portent ombrage à un idéal d’indépendance qui repose sur des présupposés capacitistes (Wendell 2001, 1996).
Il est encore plus intéressant de lire dans la même veine les critiques de capacitisme adressées aux féminismes majoritaires, y compris aux théoriciennes du care.
Une des manifestations premières de ce capacitisme est la construction de figures de femmes héroïques chargées du travail domestique et du travail de care. Cette construction a deux effets : elle renforce la dépendance des destinataires qui sont vues uniquement comme des charges et elle ignore d’autre part le rôle que ces femmes handicapées assument en tant que pourvoyeuses de care. La critique est d’autant plus forte qu’elle vient rappeler qu’en mettant l’accent sur le sexe de l’aide fournie on a fini par oublier que cette aide n’était pas toujours destinée à un mari, père, frère, ou fils mais que cette aide pouvait aussi être le support de rapports de pouvoir entre femmes dans la famille, renforçant l’altérisation des filles handicapées qui se trouvaient en position de destinataires de l’aide de leurs mères.
Jenny Morris a formulé des critiques importantes à l’adresse de féministes spécialistes des politiques sociales. Elle remarque que ces auteures se sont intéressées exclusivement aux besoins et aux intérêts des pourvoyeuses de care dites informelles, dont le travail n’est toujours pas reconnu alors même qu’il est de plus en plus sollicité. Jenny Morris y voit la preuve que ces féministes ne parviennent pas à « s’identifier aux femmes handicapées ou aux femmes âgées qui reçoivent le care pas plus qu’à celles qui tout à la fois donnent et reçoivent de care, les présentant comme “autres” » (Thomas 1999, 67) 4.
Dans le domaine des politiques sociales, mon champ de recherche, les personnes non handicapées ont toujours la main sur les agendas de recherche et les analyses de notre réalité (cependant les choses changent et nous avons quelques bons alliés). On peut en voir les conséquences dans la recherche féministe sur les pourvoyeuses de care, c’est-à-dire la recherche sur les situations dans lesquelles les gens doivent s’appuyer sur leurs familles pour les tâches de la vie quotidienne. Cette recherche distingue les femmes comme « pourvoyeuses-et-leurs-dépendants », et rend invisibles les expériences des femmes qui ont besoin de ce soutien. Les femmes handicapées et les femmes âgées sont identifiées comme « autres » et ne sont pas incluses dans les analyses féministes des expériences des femmes (Morris 2001, 6) 5
Jenny Morris explique ainsi comment ces auteures reconduisent les stéréotypes qui présentent les femmes en situation de handicap comme dépendantes (Morris 1992). Cette critique des orientations capacitistes de la recherche féministe indique la nécessité d’une réflexion différente qui prenne en compte la revendication d’auto-détermination des personnes en situation de handicap. Cette revendication suppose que les rapports de pouvoir entre personnes valides et non valides traversent la famille comme toutes les institutions.
Les mouvements pour les droits des personnes handicapées et les études critiques du handicap qui en sont issues reprochent aux éthiques du care d’ignorer les points de vue et les désirs des personnes handicapées, de privilégier une conception du handicap forgée à partir des points de vue et des intérêts des personnes valides qui s’identifient en tant que pourvoyeuses de care (Damamme 2012). Les critiques et les tensions entre ces protagonistes autour du validisme comme rapport de pouvoir se prolongent et se complexifient avec l’apport des Feminist Disability Studies. Ces études épinglent les présupposés genrés des études critiques du handicap. Elles font également apparaître les présupposés capacitistes des théories féministes majoritaires dont les analyses du care qui privilégient comme universels les points de vue et les intérêts des femmes non handies. Ces présupposés se manifestent avec clarté dans la constitution de la figure de la pourvoyeuse héroïque de care, responsable du bien-être de celles et ceux qui seraient dépourvues des capacités de se prendre en charge. Le postulat anthropologique de la vulnérabilité propre aux éthiques du care n’en finit pas de se cogner à la norme capacitiste et son idéalisation de l’invulnérabilité.
Bibliographie
Je n’ai pas élaboré de données substantielles sur les ambivalences des soignants professionnels à partir de mon expérience personnelle, ni à partir de la littérature spécialisée. Toutefois peut-on imaginer des professionnels immunisés contre les pressions de la gestion managériale à privilégier les procédures et les chiffres par rapport aux patients ? Peut-on imaginer des professionnels immunisés contre la peur de la maladie et de la souffrance ?↩︎
Repris par Sandra Laugier dans le titre de son livre Tous vulnérables ? (2012).↩︎
Ogien maintient cette position plus tard dans sa vie, alors qu’il est atteint d’une maladie qui ne fait pas de cadeau. Il raconte en philosophe analytique « la maladie comme drame et comme comédie » (Ogien 2017).↩︎
Notre traduction.↩︎
Notre traduction.↩︎