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Du deuil au care : L’écrivain dans nos vies

Création

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (16)
Texte

À ma mère, l’inaccompagnée

« Grief is all things reimagined through the ever-emerging wounds of the world »

— Nick Cave

Dédicace

C’est langée par des soins nombreux que j’ai écrit ce texte, et je veux le dire : Léonore Brassard et Hugo Satre m’ont lancé l’invitation grâcieuse de réfléchir à l’accompagnement ; Catherine Mavrikakis et toute l’équipe de la Chaire McConnell-Université de Montréal sur les récits du don et de la vie en contexte de soins m’ont offert nombre d’occasions de réduire la distance de la pandémie ; Alex Noël et Michaël Trahan, mes collègues des trémas, m’ont lue et encouragée ; de même que Robert Lévesque et Jean Bernier au Boréal ; et encore Daniel Laforest, mon compagnon des jours et des années. Je ne parle pas seulement de ce texte en particulier, mais des dernières années, si solitaires pendant que nous étions éloignés de force les uns des autres, au cours desquelles l’accompagnement s’est révélé quelque chose de crucial. Tous m’ont accompagnée, autant que mes écrivains et par des soins plus directs, par leurs lectures, leurs retours, leurs engagements à continuer, et je suis dans leur dette, comme le dit mieux l’anglais, je m’y loge et m’y sens bien, prête à jouer ma part dans ces échanges mutuels. Car dans l’accompagnement il y a autre chose que l’invitation, qui peut laisser seule : il y a la présence, l’écoute tendue d’un bout à l’autre du continent ou presque, l’attente d’une réponse et le continu d’un échange.

Préambule

Alors que je mettais la dernière main, ou l’une des dernières mains, ou l’avant-bras peut-être, à mon essai sur les journaux de deuil, mais que j’en cherchais encore le ton, la phrase urgente qui rejoindrait le cœur du lecteur, mon mari, Daniel Laforest, m’a suggéré de faire confiance à ma « carrière de lectrice ».

La formule m’a frappée. Comment ne pas être bouleversée par cette expression qui faisait tout à coup un tout d’une expérience éparse, qui rassemblait, dans le continu d’une vie telle que jusque-là vécue, un corpus aussi aléatoire qu’irrémédiable ? Qui faisait de lire, cette activité que j’avais toujours cru passive et comme impersonnelle, le cheminement d’une vie comme métier ?

Cette phrase disait qu’un savoir s’était accumulé en moi à mon insu ou presque, qu’un temps s’était accumulé qui avait engrangé et accru un bien dont je n’avais pas conscience, car intime et diffus, mais que je portais partout avec moi que je le veuille ou non. Elle disait aussi qu’il ne tenait qu’à moi de le livrer ou non, mais qu’il n’avait pas, qu’il n’avait plus à être fabriqué : qu’il était là déjà, tricoté dans le dedans, fait de la trame des jours, tant il est vrai, comme l’écrit Annie Dillard dans The Writing Life, que « [h]ow we spend our days is, of course, how we spend our life » (Dillard 2013, 32). Cette phrase disait que lire était un vivre, était une forme de la vie, comme l’a montré Marielle Macé (2016), mais aussi donnait ses formes à la vie, ignorante autrement en partie, avant cela, avant de lire, en quelles formes elle s’étiole ou s’étoile.

J’ai pensé au souhait de Roland Barthes à la fin de sa vie, de ce qu’il ne savait pas être la fin de sa vie, mais pressentait être sa dernière vie, sa vie nouvelle d’écriture, ce souhait de dresser un jour une « Histoire pathétique de la littérature » (Barthes 2002, 469), formule qui depuis m’obsède et me semble pouvoir être interprétée de deux façons. Ou bien comme une histoire littéraire des grandes œuvres nées d’un déchirement de vie — dont Barthes faisait de la Recherche de Proust le cas exemplaire, la lisant comme consécutive à la mort de sa mère. Ou bien comme une histoire affective de la lecture, la chronique racontée des œuvres nous ayant touchés et façonnés comme lecteurs.

Retenant surtout ce vœu en son sens second, je me suis mise à lire, à relire ma carrière de lectrice à l’aune des accompagnements qu’elle m’avait prodigués pour vivre. Ce sont quelques-unes de ces figures, de la plus ancienne aux plus récentes, que je veux partager ici.

1. L’écrivain préféré

Il y a bien des années de cela, dans un dossier sur L’écrivain préféré que dirigeaient Marielle Macé et Christophe Pradeau, j’avais voulu m’interroger sur ce que c’était que de « Vivre avec l’écrivain » (Snauwaert 2008). Cette interrogation ne m’a sans doute jamais quittée, ni cette vie avec l’écrivain qui est la mienne et la vôtre aussi bien.

L’écrivain est pour moi une figure, et c’est pourquoi j’utilise le terme comme un épicène, comme celui d’artiste, ce que j’ai longtemps cru qu’il était. L’écrivain comme l’enfant, comme l’élève : ces trois termes indéfectiblement liés. Ces termes fondateurs par lesquels je me tiens, j’y puise le genre que je veux, selon mes époques et selon mes besoins, et c’est pourquoi je les veux dé-genrés, ouverts, inépuisables. Ce sont les mots les plus beaux, liés de toujours, non des identités mais des rôles. En choisissant de parler de figure, je mets aussi l’accent sur les possibles, je me désintéresse de l’essence — à laquelle je ne crois pas. Cet écrivain que j’invente épicène, je le fais neutre ou changeant, à investir. Ou, s’il penche du côté du masculin, j’en fais mon garçon manqué. Car ce terme je le vois comme une figure de la transformation de la vie par l’écriture, de la personne par l’écriture. Une figure en avance sur notre vie, qui a connu tous les temps jusqu’au posthume. Et qui nous parle, contrairement à la plupart de nos morts, les miens en tout cas, depuis ce posthume, grâce à la médiation de l’œuvre. Nous ayant laissé l’œuvre comme compagnie — la seule maintenant. Cette figure latérale de l’écrivain s’inscrit dans les interstices de nos vies, opère en soubassement — elle est elle-même l’intervalle, médiation du langage, entre nous et ce que nous vivons, entre nous et notre mort prochaine.

Je vois cet écrivain comme un compagnon de vie, éclaireur et phraseur de nos malheurs à venir, pas consolé encore mais se tenant dans l’écart entre l’innocence et l’acceptation de la fin, résolu et patient, nous tenant la main quand ce n’est pas nous qui tendons la nôtre vers lui, en avance dans le savoir de la fin et venant nous chercher dans notre retard, plein de cette conscience qui nous échappe encore, à laquelle nous nous refusons.

L’écrivain comme cet avenir de ce que nous saurons, celui qui nous prévient et, prévenant, nous prépare : j’aimerais interroger son historicité singulière, précoce et tardive à la fois, car on écrit toujours après. L’écrivain cette sorte d’extra-humain qui a vécu les choses et les rapporte, pour que nous soyons avertis, sinon aguerris du moins lucides.

Quelle est cette figure de savoir, de prescience dans nos vies, qui fait que l’écrivain est une figure plutôt qu’une personne, mais dans laquelle nous cherchons aussi la personne, garante d’une vie vécue ? Figure intermédiaire entre le livre et la vie, garante de ce que le livre même lorsqu’il est une fiction n’est pas une chimère mais revient de l’expérience. Figure mythologisée par sa distance ou sa disparition, à laquelle nous nous attachons comme représentante et comme guide, comme lorsque nous demandons, pas tout à fait par plaisanterie : What would Virginia Woolf do ?

L’écrivain alors comme figure de vie — ayant vécu avant soi ce que soi-même on traverse, comme un parrain ou une marraine, ni parent ni membre de la famille, mais figure latérale, traversière… Rôle singulier dont le réglage de distance est parfait : proximal et lointain, sollicité selon nos besoins, figure d’adresse indirecte, personnage factice mais qui ne nous oblige ni ne nous est obligé, comme ce serait le cas dans le domaine des relations morales réelles. Investi de nos fantasmes, nous ne lui devons rien et pouvons tout lui demander1.

Ainsi lorsque Philippe Forest, dans L’Enfant éternel2 ([1997] 1998), relit Mallarmé comme le poète qui a perdu son fils, cherche-t-il à rejoindre cette communauté des pères endeuillés, non afin de relativiser sa peine, mais pour la rattacher à un grand fonds humain antérieur ; pour savoir qu’un autre que lui, mieux que lui sans doute parce qu’il est autre, a été capable de dire l’événement de la perte dans toute son incongruité, son illégitime occurrence. Il faut donc ici que Mallarmé ait vécu, qu’il ait été humain, pour que l’œuvre prenne toute sa portée, pour que par son poème se dise mieux que par toute syntaxe nouvelle quelque chose du fond sans fin de la souffrance d’un père.

« L’écrivain préféré » alors, c’est cet auteur élu entre tous qui « vaut la littérature » (Macé 2007), comme l’écrivait Marielle Macé, parce qu’une circonstance de sa vie, la plus massive ou parfois la plus infime, nous fait l’élire comme le représentant, l’acteur préalable ou premier d’une expérience qu’il ne nous est pas possible de concevoir seul. C’est cet ami qui nous devance en nous redoublant, qui nous précède pour nous convoquer mieux au moment de son impérieuse apparition. L’écrivain préféré, c’est un compagnon de vie, un ami imaginaire qui a ce mérite d’avoir existé (ou d’exister encore), un humain qui vaut plus qu’un humain parce qu’il vaut le langage, et qu’il ne se dérobe jamais devant la difficile tâche d’interprétation que requiert de nous l’expérience de vivre.

La figure qui a pour moi longtemps incarné cette écrivain-compagne, c’est celle de Marguerite Duras. C’est elle qui m’enseignait le vieillessement des femmes et le sauvetage de la vie par l’écriture, elle qui disait :

Tandis que l’on est à vivre un évènement [sic], on l’ignore. C’est par la mémoire, ensuite, qu’on croit savoir ce qu’il y a eu. Alors que ce qui en reste de visible est superflu, l’apparence. Le reste de l’évènement est gardé farouchement, biologiquement, hors de portée. Quand on approche de la mort, c’est très frappant, vous verrez, je l’espère. Il y a des points éclairés, isolés, ou bien des passages clairs vers des régions sombres, inextricables. On se voit aller vers, mais on ne sait plus vers quoi. Peut-être est-ce lorsque ces instants vécus l’ont été pleinement qu’ils laissent le moins à revoir, à penser (Masson 1984).

Par cette phrase qui ne vient pas de l’œuvre mais d’une entrevue, elle m’a donné à penser, il y a bien longtemps, alors que j’étais moi-même très jeune, qu’il y avait à espérer de la fin, que tout n’était pas déclin et chute, mais qu’il était possible d’entrer dans une autre lumière. Elle-même entrait dans une autre lumière, et le disait. Tout comme elle disait : « On ne peut pas lire dans deux lumières à la fois, celle du jour et celle du livre. On lit dans la lumière électrique, la chambre dans l’ombre, seule la page éclairée » (Duras 1993, 138). Toujours chez elle ces jeux d’allégories qui semblaient parler de la lecture ou de l’écriture et qui parlaient de la vie. Elle m’a donné ces phrases surprenantes et pleines de promesses qui étaient parfois arrachées à la parole continue de la vie, dont elle s’efforçait d’investir tous les lieux, mais ces phrases s’appuyaient aussi contre le soubassement de l’œuvre, son grand portrait en fond. Ces phrases d’entrevue dans lesquelles elle parlait comme elle écrivait, jamais l’inverse, se posent encore sur l’œuvre faite qu’elles viennent auréoler et comme réveiller, rafraîchir. L’œuvre devient alors un corps dont l’écrivain est le visage, tourné vers la lumière pendant qu’elle agit en arrière-fond. Et ici je ne parle pas de l’individu derrière l’écrivain, de la personne physique ou de celle de l’état-civil ; je parle de cette personne agrandie, augmentée d’écriture, qui nous fait un chemin de phrases à travers le langage.

2. Les sherpas du deuil : « You cannot solve this. This is the starting point »

Avant d’entamer une promenade un peu dilettante au gré de certaines de ces figures d’accompagnement contemporaines qui me touchent ou me paraissent les plus remarquables, je voudrais faire un détour vers la clinique du deuil, en raison de l’image directement pertinente pour cette discussion qu’elle propose dans ses approches actuelles.

L’un des plus grands changements à avoir affecté la clinique du deuil dans les dernières décennies est sans doute la considération de la relation aux morts. On a longtemps estimé, dans le sillage de l’étude liminale de Freud, « Deuil et mélancolie » (Freud 2005), que pour éviter la mélancolie il fallait renoncer aux morts, ne pas se complaire dans l’entretien de leur souvenir. Aujourd’hui encore, c’est souvent le refus d’accepter la finalité de la mort qui mène à ce qu’on appelle le « deuil prolongé », maintenant reconnu comme une affection psychiatrique3, et décrit comme une sorte de gel indéfini dans le deuil, qui rend impossible la reprise du mouvement de la vie. Mais même pour les thérapeutes de ce deuil compliqué, qui ont développé un traitement spécifique4, il est justement indispensable de nouer une relation nouvelle avec les disparus, de préserver activement, ou en tout cas autant que nécessaire, autant que salutaire, cette relation.

Dans leurs études publiées au cours des quinze dernières années, la psychiatre et directrice du Center for Prolonged Grief de l’Université Columbia, Katherine M. Shear, et ses collègues ont observé que le deuil n’est pas une maladie, mais que les endeuillés souffrent. Elles se sont alors interrogées sur la juste place à occuper par le thérapeute : « many clinicians […] do not regard any grief response as an illness. Yet, many bereaved people are suffering. What then is the role of clinicians in the management of grief? When and how should clinicians provide help? » (Shear, Ghesquiere, et Glickman 2013)

Les autrices remarquent que plusieurs, dans l’environnement familial et amical des endeuillés, et le cas échéant religieux, peuvent leur venir en aide, et le font souvent naturellement dans la première période de deuil, la plus brutale et crue. Ce, à condition toutefois que ces aidants spontanés prêtent oreille et assistance mais ne cherchent pas à fournir de solutions ou d’avis gratuit dans cette recherche de réponses à des questions sans réponse : « Others can be helpful as caring listeners who share in reminiscence and join in seeking answers to unanswerable questions. [Yet] they must resist the urge to provide answers or gratuitous advice ». Elles poursuivent : « When the bereaved do seek support, clinicians can add their voices to the chorus of support, bringing both their professional expertise and their humanity to the encounter. However, they must be humble in their expertise ». Tandis qu’elles soulignent l’importance de la rencontre — the encounter — elles mettent en garde de nouveau contre la sollicitude non sollicitée, l’explication non bienvenue du mystère du monde. Et voici ce qu’elles proposent : « Informed clinicians can provide Sherpa-like guidance to bereaved people, walking by their side as they navigate the arduous path to rediscovery of meaning and purpose… » (Shear, Ghesquiere, et Glickman 2013) L’approche de compagnonnage qu’elles suggèrent est modelée sur ces guides de montagne tibétains qu’on appelle les sherpas. Désignant moins le peuple des montagnes que la présence qui guide, l’approche sherpa est humble et latérale, elle offre une direction mais chemine à côté de l’endeuillé, soulage une partie du poids de sa peine en lui préparant le terrain. Comme l’écrivain préféré, la thérapeute a ainsi une sorte de savoir d’avance, mais non un savoir séparé : l’endeuillé va la rejoindre, ce n’est qu’une question de temps, d’accompagnement justement.

On trouve un modèle similaire à l’approche thérapeutique développée par Katherine Shear et ses collègues chez le psychologue Alan D. Wolfelt, qui parle lui de companioning (Wolfelt 2016). Dans un article au titre explicite : « Companioning vs. Treating : Beyond The Medical Model of Bereavement Caregiving »(Wolfelt 2013), il s’oppose au modèle médical du traitement, qui fonctionne sur la recherche de solutions. C’est que, expliquait Katherine Shear au cours d’une rencontre de travail en mars 2018 : « We have to accept the fact that this [grief] is a part of human life. And as helpers, we want to solve the suffering, but we can’t ! That’s not what we do or can do ! Instead, you know without a shred of doubt that you cannot solve this (grief, the loss of a child). This is the starting point » (Shear 2018).

« You cannot solve this. This is the starting point ». J’aime cette idée d’un point de départ dans la non-solution, l’acceptation de l’impuissance médicale, le renoncement au traitement qui n’est pas un renoncement au soulagement : c’est là que commence le soin des endeuillés, administré non pas de haut en bas mais côte à côte ; là où commence l’accompagnement, le partage avec ou le portage de l’autre.

3. « What you don’t want to hear »

Une entrevue de l’écrivaine danoise Naja Marie Aidt m’a bouleversée en ce sens. Aidt n’a pas souffert d’un deuil dit compliqué, bien qu’elle ait suivi la thérapie en seize séances proposée à l’Université Columbia pour traiter le deuil prolongé. Elle illustre bien le cas décrit par Katherine Shear : il n’y a pas maladie, mais l’endeuillée souffre et a besoin d’aide.

L’entrevue est intitulée « What You Don’t Want to Hear » (Aidt 2017), en référence à une phrase qui apparaît dans le journal de deuil qu’a composé l’écrivaine suite à la mort de son fils, When Death Takes Something from You Give It Back, sous-titré Carl’s Book et paru en 2017 (Aidt 2019). Ce fils s’est jeté par une fenêtre sous le coup d’un épisode psychotique dû à la prise de champignons hallucinogènes, et est mort de ses blessures à l’hôpital.

Dans cette entrevue, l’écrivaine apparaît aussi brave que vulnérable — c’est seulement deux ans après le décès, mais peu de temps après la sortie du livre — et elle explique dans quel silence elle l’a écrit, dans quelle absence mais aussi, avec et dans la présence ressentie de Carl, qu’elle sent parfois à côté d’elle. Elle parle de l’en-commun du deuil, de la communauté qu’il crée, de Carl qui, de son vivant, était « the glue who made sure we connected », et dont l’absence continue de s’étendre entre ceux qui l’aimaient, de les faire se rejoindre. Et elle évoque ce titre contre-intuitif, qui intime et invite à donner, alors que dans le deuil on a le sentiment qu’on nous a tout pris : « you have to give back what the dead gave you ». S’il y a don continu, même après la perte, alors il y a mouvement, il y a relation, il y a vie encore. Et les morts continuent d’avoir place dans nos communautés, et mieux encore, de faire lien entre nous5, contre la sécheresse et la solitude du deuil normé.

Or dans cette entrevue très émouvante, tout à coup l’intervieweuse, Synne Rifjberg, prend la main de l’écrivaine. C’est très bref mais ce geste m’a étonnée, il m’a même sauté au corps alors que je regardais la vidéo, parce que tout à coup c’est l’entrevue elle-même qui devient un accompagnement, celle qui l’accueille prête aussi à porter, à se laisser affecter, et cet accompagnement devient dès lors mutuel, elles sont à côté l’une de l’autre et nous y sommes soudain intensément avec elles, dans ce présent de l’entrevue, ce temps réel de la rencontre.

Les deux femmes se connaissent, elles ont déjà fait des entrevues ensemble, peut-être même sont-elles amies, mais ce geste m’a émue, comme si tout à coup c’était vers moi que cette main se tendait, qu’elle étendait soudain son actualité, par cette familiarité simple, chaleureuse. Car cet accompagnement révèle qu’il est possible de parler de cette expérience déchirante — la perte réputée la plus indicible d’un enfant — en familiarité et même avec une certaine joie ; la joie de l’amitié et du soulagement occasionné par le partage.

Tout finalement de cette entrevue comme de ce livre va à l’encontre de notre traitement social habituel du deuil et de sa vision compassée : il y a de l’amitié et de la chaleur, de la parole et une très grande écoute, et même si on ne voit pas le public l’écrivaine s’y adresse de façon tellement constante et directe qu’on le sent tout près et présent, tenu dans son regard comme une contrepartie orchestrale, la masse attentive qui rend possible la qualité intime de sa parole. L’interlocution est dans l’air, dans cette qualité de l’attention, cette considération mutuelle, et l’intervieweuse en est la représentante sur scène, elle l’incarne — sherpa-like, je suppose, sherpa-style.

Continue à ces figures d’un soin adjacent, d’une entraide après la mort, dans les journaux de deuil que j’ai examinés (Snauwaert 2023) la figure du compagnonnage est centrale, brûlante : c’est elle qui est défaite par la perte de l’être cher ; et en même temps c’est elle qui continue en son absence : on parle au mort, à la morte, on l’interpelle, on continue de l’entretenir de la menue épicerie de la vie, on lui donne des nouvelles du quartier aussi bien qu’on sollicite son avis devant tel fait majeur, à commencer par sa mort.

Dans ces textes souvent épistolaires, éminemment adressés, à défaut d’un compagnonnage adéquat rarement trouvé dans l’entourage, c’est le mort lui-même qui devient le compagnon et l’interlocuteur de sa propre absence, de ce deuil qui devient une forme nouvelle de la relation, un dernier épisode de l’amour.

Ainsi le modèle qui domine aujourd’hui les études cliniques sur le deuil n’est-il pas celui du renoncement au lien, comme Freud l’avait brièvement suggéré dans son article embryonnaire de 19176, mais celui au contraire des liens continués, « continuing bonds » mis en évidence par Dennis Klass et Edith Maria Steffen à la fin des années 1990 (Klass et Steffen 2018). Katherine M. Shear suggère ainsi que le deuil est « une forme de l’amour » (Shear 2015), sa continuation dans le temps dès lors seulement naturelle : « Death is forever, and correspondingly grief is a lasting response » (Shear 2012). C’est l’expérience même du deuil, alors, qui se vit comme un accompagnement.

4. In the mood for care

Un film récent et très primé me semble illustrer parfaitement cette approche du deuil par le compagnonnage : Drive My Car du Japonais Ryûsuke Hamaguchi (2021), adapté d’une nouvelle de Haruki Murakami (2017). Un metteur en scène brutalement endeuillé de sa femme entreprend de monter à Hiroshima une version inédite d’Oncle Vanya de Tchekhov, jouée simultanément en plusieurs langues par une distribution croisée d’acteurs parlant l’anglais, le mandarin, le tagalog, le japonais et la langue des signes coréenne, et qui ne se comprennent pas nécessairement entre eux. Cette entreprise artistique, bien que prégnante, se déroule en arrière-plan de ce film feutré, cependant que son intrigue principale consiste dans la relation entre le metteur en scène, Yusuke Kafuku, et une jeune femme, Misaki Watari, engagée pour conduire chaque jour sa voiture dans les longs trajets entre sa résidence d’artiste et le théâtre où il répète. Il y aurait beaucoup à dire sur ce film en termes de care, à commencer par le fait que le caractère habituellement secondaire des relations de service se trouve ici tacitement à l’avant-plan ; en passant par le fait que chacune des relations qu’il met en scène est une relation d’accompagnement — comme s’il n’y en avait pas d’autre qui vaille.

Avant la mort de l’épouse, le mari et la femme étaient déjà des compagnons de deuil — ils ont perdu une petite fille, et renoncé ensuite à avoir d’autres enfants. À la fois secondaire, seconde, et celle qui conduit et guide, la jeune conductrice apparaît comme l’accompagnante involontaire et nécessaire du deuil de l’épouse, par sa présence discrète mais fiable, efficace et silencieuse, une figure idéale du care comme on sait7. Pourtant, lorsqu’enfin un dialogue se noue entre eux, c’est pour nous laisser découvrir que Misaki Watari elle-même est en deuil, d’une mère qu’elle a plus ou moins laissé mourir — qu’elle n’a pas tenté de sauver en tout cas —, une mère dont le propre care était approximatif, partiel, limité par sa maladie mentale. Elle a grandi en figure d’appui précoce, comme l’accompagnante de cette mère, son interlocutrice et sa chauffeure. Ainsi elle-même s’accompagne-t-elle de sa conduite et par là du souvenir de sa mère, qui lui a imposé cette compétence, lorsqu’elle conduit Yusuke Kafuku. Sous le silence du care ou du service se dissimulent et se poursuivent d’autres chagrins, nous dit le film, chacun et chacune le protagoniste discret de son propre deuil, même lorsqu’il apparaît auprès des autres comme une figure de soutien, un second rôle.

Une autre intrigue fortement présente est la relation qui unit le metteur en scène au dernier amant de sa femme, un jeune acteur qu’il a engagé pour sa pièce, et qui finit par commettre un crime. Lui aussi cherche dans l’homme de théâtre un partenaire et un interlocuteur de deuil : il veut entendre parler de l’épouse défunte et le sollicite inlassablement, sans pourtant trouver dans cette compagnie d’exutoire à son désir ou à son deuil exaspérés. Ce qui lie les personnages entre eux est donc un deuil de nature chaque fois distincte, de même que la relation qu’ils échafaudent de façon très concrète est mobilisée pour leur permettre d’endurer cette perte.

C’est le cas par exemple de l’enregistrement de la voix de la défunte, qui remplit tout l’espace partagé de l’auto, chacun seul mais uni par cette écoute. Cette bande-son des répliques d’Oncle Vanya réalisée par l’épouse laisse au mari endeuillé, dans le rôle-titre, l’espace exact où insérer sa propre voix. Ce dialogue esseulé mais dont il reste l’armature m’évoque le dialogue continué de Julian Barnes avec sa femme défunte, dans son journal de deuil Levels of Life (Barnes 2013) : « I tease her, and she teases me back ; we know the lines by heart ». Nous connaissons les répliques par cœur… Dispositif ingénieux pour s’accompagner dans un deuil persistant : un deuil qu’on veut soigner en tant que relation qu’on veut entretenir, horizontale et continue par rapport à l’événement ponctuel et vertical de la mort.

Ces deuils sont d’abord silencieux, jusqu’à ce qu’une mise en corps, une remise en mouvement les autorise à se libérer. Cet aspect est particulièrement illustré par la jeune danseuse muette qui a cessé sa carrière après une fausse couche, mais qui se remet en mouvement par le théâtre, qu’elle pratique en langue des signes coréenne. Lorsqu’elle auditionne pour la pièce, elle a elle-même son sherpa, accompagnée de celui dont on ne sait pas alors qu’il est son mari, qui récite par la voix ce qu’elle exprime de toute sa personne, de tout son geste, dans l’une des scènes les plus émouvantes du film. Ce motif de la pièce à la fois multilingue et silencieuse dit quelque chose de cette idiosyncrasie de la souffrance et de sa très grande communicabilité à la fois, à condition de savoir faire preuve de présence.

Avec son dispositif à la fois inventif et évident, le film modélise la nécessité d’une compagnie dans le deuil : silencieuse mais en mouvement ; liée chaque fois par l’écoute d’une voix autre, tierce, radiophonique, qui raconte une autre histoire afin de nous libérer de la nôtre, comme si chacun pouvait, par cette triangulation, laisser s’écouler ses propres pertes le long de cette autoroute japonaise inlassable vers la ville de la mémoire et de la cendre.

Comme chez Naja Marie Aidt, ce que les morts nous ont donné, il faut ne pas l’accaparer, mais accepter de le partager, de le laisser circuler de nouveau, « you have to give back what the dead gave you », cette demande apparemment paradoxale, exorbitante.

Il faut accepter de se laisser porter par d’autres y compris ceux qu’on a perdus ; accepter de se laisser émouvoir donc mouvoir, contre la rigidité du premier deuil, sa self-righteousness. Il faut accepter que ça vibre dans une langue encore inconnue, qu’on ne maîtrisera jamais peut-être, mais qui nous touche à un autre niveau, car nous connaissons les répliques par cœur, le script de la perte. C’est alors d’un langage nouveau dont nous avons besoin, un langage de deuil.

5. Les Red Hand Files de Nick Cave, et les fans qui lui ont sauvé la vie

Ces exemples qui sont des anecdotes puisées ici et là dessinent un autre modèle de care, un care émané du deuil, un soin de l’autre à partir de la défaillance, de la déficience. Or, c’est sans doute moi qui les y mets, mais il me semble que ces figures sont partout dans le paysage culturel actuel, latérales et bienveillantes dans leur éclat de biais. Elles montrent que, quand on a tout perdu, on peut encore venir en aide, avec son cœur brisé et ses pauvres mains vides, mais prêtes encore à se tendre.

Une autre occurrence de la main tendue — ou de tout le corps à vrai dire, livré en partage dans l’arène du chagrin — m’est donnée par le chanteur Nick Cave. En 2015, son fils de 15 ans, Arthur, meurt de ses blessures après être tombé d’une falaise près de la maison familiale, à Brighton en Angleterre. Cave se livre alors à plusieurs expériences qu’on pourrait dire communales, par lesquelles à la fois il recherche et procure un accompagnement.

En septembre 2018, il initie un blogue, The Red Hand Files8, où il invite ses fans à lui poser n’importe quelle question, et il répond à une sélection de celles-ci par une lettre hebdomadaire. Le chanteur déclare maintenant que grâce à ces échanges, ses fans lui ont sauvé la vie : « the care from the audience saved me. I was helped hugely by my audience, and when I play now, I feel like that’s giving something back. What I’m doing artistically is entirely repaying a debt… People say, How can you go on tour ? But for me it’s the other way around. How could I not ? » (Marchese 2022) On entend ici résonner la phrase-titre de Naja Marie Aidt : When death takes something from you give it back, quand la mort t’a pris quelque chose rends-le.

Pour un chanteur dont le New York Times rappelle qu’il a conquis sa notoriété par un comportement inverse d’agressivité envers son public, son groupe The Birthday Party considéré comme l’un des plus violents en Angleterre dans les années 1980, la transformation est radicale. C’est que, dit le chanteur : « My son died ». « It changed everything for me. Coming out of punk rock, I had an adversarial, conflicted relationship with my audience, especially in the early days. But after my son died I got an incredible amount of mail from people writing to me with similar experiences. I felt connected to them. I felt like we were suffering together » (Aswad 2019).

Dans le prolongement des Red Hand Files, Cave se lance dans un format plus périlleux encore : la tournée In Conversation, décrite par The Guardian comme « se situant quelque part entre le concert privé et la thérapie de groupe9 » (Rogers 2019), et par Cave comme « an exercise in connectivity » (Aswad 2019). Le chanteur-compositeur y répond en direct à des questions du public, puis joue au piano des morceaux demandés par l’audience ou suscités par la teneur du dialogue. Un exercice de vulnérabilité et d’échange qui est aussi une scène d’engagement corporel10, par laquelle l’endeuillé — l’écrivain, cette figure à investir — est au milieu, entouré et soutenu par le nombre sans chiffre de l’écoute.

Ailleurs Cave raconte cette anecdote sur le pouvoir des actes de gentillesse, « the small but monumental gestures » (O’Hagan 2022). Il est question d’un restaurant végétarien de Brighton dont il est un habitué, appelé Infinity, où il a développé une relation chaleureuse avec la serveuse, « just the normal pleasantries, but I liked her ». Lorsqu’il y retourne pour la première fois après la mort d’Arthur, elle le sert normalement, se comportant de façon très professionnelle, sans toutefois lui témoigner d’attention particulière, et il en est un peu surpris. Mais lorsque vient le moment de lui remettre sa monnaie, elle lui serre la main avec intention. Et tout à coup ce geste calme, d’une grande simplicité, devient le geste par excellence de care, le soutien silencieux qui, dit-il, se met à signifier plus que tout ce que qui que ce soit avait essayé de lui dire — « you know, because of the failure of language in the face of catastrophe ». Dans les moments difficiles, dit-il, il retourne souvent à ce sentiment qu’elle lui a donné : « In difficult times I often go back to that feeling she gave me ». Car dans le deuil on se croit seul et isolé, et, dans ce café au nom d’infini, ce geste a été le témoignage du contraire.

Découvrant ainsi l’échec du langage devant la catastrophe, et conséquemment l’absence d’un langage de deuil aisément accessible ou que l’on soit prêt à entendre, Cave décide après la mort de son fils de placer tout son effort à l’articuler : « To be forced to grieve publicly, I had to find a means of articulating what had happened. Finding the language became, for me, the way out. There is a great deficit in the language around grief. It’s not something we are practiced at as a society, because it is too hard to talk about and, more importantly, it’s too hard to listen to11 » (Cave et O’Hagan 2022, 44).

Cette remarque rappelle quant à elle le titre de l’entrevue de Aidt : « what you don’t want to hear ». Ce qu’on ne veut pas entendre, c’est aussi la nouvelle reçue au téléphone qui déchire irrémédiablement la vie. Pour Cave, ce moment correspond à l’image de sa femme assise à la table de la cuisine en train d’écouter la radio : la dernière image de la vie d’avant. En conséquence, poursuit-il : « So many grieving people just remain silent, trapped in their own secret thoughts, trapped in their own minds, with their only form of company being the dead themselves » (Cave et O’Hagan 2022, 44).

À partir de ce deuil qu’il décrit lui-même comme à la fois singulier et banal, de cette expérience qu’aucun degré de fortune ne peut endiguer ni prévenir, Cave décide de se livrer à ces formes de partage, notamment au format épistolaire des Red Hand Files, afin de ne pas laisser chacun à sa question épouvantable, solitaire :

You know, if there is one message I have, really, it concerns the question all grieving people ask : Does it ever get better ? Over and over again, the inbox of The Red Hand Files is filled with letters from people wanting an answer to that appalling, solitary question. The answer is yes. We become different. We become better (Cave et O’Hagan 2022, 43).

Suit l’album Ghosteen en 2019, avec son beau néologisme, par lequel le chanteur dit avoir insufflé « une respiration dans le vide de l’absence » (Cave et O’Hagan 2022, 47). C’est aussi que la scène est devenue l’espace d’un cérémonial dans lequel le chanteur se sent accompagné de son fils, où il peut littéralement le sentir, un lieu de rituel à la lisière de la créativité et de la croyance. Il dit ainsi, chaque fois qu’il entre sur scène pour prendre les questions du public, pénétrer dans un « royaume impossible », et ce, dès les coulisses, où il sent la présence d’Arthur avec lui tandis que, au moment d’entrer en scène, il ressent une présence forte et soutenante, une force énorme — comme si la main d’Arthur était dans la sienne : « his hand in mine. It actually felt like the hand of the woman who had reached out to me in Infinity — as if her hand was somehow his hand » (Cave et O’Hagan 2022, 46). À travers cette expérience répétée chaque soir, Cave dit avoir créé une occasion d’aider les gens autant que de recevoir leur aide, un espace spécialement dédié à cet accompagnement mutuel, et découvert par là une sorte d’« invincibilité à travers une intense vulnérabilité » (Cave et O’Hagan 2022, 46, ma traduction).

La dernière incarnation en date de ces modalités de compagnonnage est un livre d’entretiens avec Seán O’Hagan tenus de 2020 à 2022, en pleine pandémie, et paru à l’automne 2022 sous le titre Hope, Faith and Carnage (Cave et O’Hagan 2022) (qui joue de celui d’un livre de 1993 : Hope, Faith & Courage : Stories from the Fellowship of Cocaine Anonymous). Son exergue est : « A little child shall lead them. / Isaiah 11:6 ». Tout le propos du chanteur consiste à professer son bouleversement radical par la mort de son fils. Le deuil de l’enfant inaugure selon lui un monde nouveau, un « royaume impossible » et pourtant habitable, que la présence du fils, en filigrane mais sentie, son autorité d’outre-tombe inspire littéralement. Royaume éminemment habitable à condition d’accepter de se laisser guider par l’autre, même absent, par les autres, même lointains, même inconnus mais là, tendus par leur adresse.

L’artiste en vient ainsi à reconnaître :

Looking back, I think the constant articulation of my own grief and hearing other people’s stories was very healing, because those who grieve know. They are the ones to tell the story. They have gone to the darkness and returned with the knowledge. They hold the information that other grieving people need to hear. And most astonishing of all, we all go there, in time (Cave et O’Hagan 2022, 47).

« Ceux qui sont en deuil savent. Ils sont allés vers la noirceur et sont revenus avec le savoir ». C’est une vision polémique du deuil, qui d’une situation perçue — et d’abord bien réelle — de déficience et de déperdition, fait une situation d’apprentissage et de croissance — sans nier la perte mais en reconnaissant son pouvoir radicalement transformateur, dont il ne s’agit pas de revenir, en tout cas pas pour rejoindre un état antérieur, mais de grandir. De ce point de vue, comme l’écrivain préféré dont j’ai parlé plus tôt, le chanteur en endeuillé exemplaire est une figure de l’avance, car à cette lisière du chagrin qui divise notre vie en deux, nous nous rendrons tous, le moment venu.

Par ses dispositifs multiples, le chanteur-compositeur montre que dans l’expérience du deuil l’accompagnement est indispensable, qu’il est la seule manière de ne pas « s’endurcir autour d’une absence », comme il le dit aussi de la raideur selon lui de l’athéisme, par opposition au nouveau royaume qu’il habite à présent : un royaume du lien, au sens premier du religieux, de religāre : « lier, attacher », ou de relegěre : « rassembler de nouveau, recueillir de nouveau ». Là où, sans avoir complètement abdiqué son scepticisme et son doute à l’égard de l’existence de Dieu, il accepte de s’en remettre à des intuitions, des sentiments de présence parce que ceux-ci lui permettent de vivre : « Why would I deny myself what is clearly beneficial » demande-t-il dans l’un des entretiens. « That is what my songs have asked for some time : “What if ?” A question unencumbered by an answer » (Cave et O’Hagan 2022, 78‑79). Ce flottement créatif rappelle la recommandation de Kathy Shear à l’égard des sherpas du deuil : « they must resist the urge to provide answers to unanswerable questions ». Dans cette question non encombrée d’une réponse, je trouve une nouvelle forme de care : une aspiration, un aller-vers qui ne demande pas de certitude, mais qui se tend, comme la main qui aide sans rien espérer en retour. C’est tout le sens de l’entrée numéro 6 (Cave 2018), devenue virale lorsqu’elle a été publiée en octobre 2018, et sur laquelle je terminerai, qui fait du deuil le compagnon et comme l’endos de l’amour, permettant d’entrer dans une autre lumière pour que le deuil puisse devenir un care :

ISSUE #6 / OCTOBER 2018

I have experienced the death of my father, my sister, and my first love in the past few years and feel that I have some communication with them, mostly through dreams. They are helping me. Are you and Susie feeling that your son Arthur is with you and communicating in some way ?

Cynthia, Shelburne Falls, VT, USA

Dear Cynthia,

This is a very beautiful question and I am grateful that you have asked it. It seems to me, that if we love, we grieve. That’s the deal. That’s the pact. Grief and love are forever intertwined. Grief is the terrible reminder of the depths of our love and, like love, grief is non-negotiable. There is a vastness to grief that overwhelms our minuscule selves. We are tiny, trembling clusters of atoms subsumed within grief’s awesome presence. It occupies the core of our being and extends through our fingers to the limits of the universe. Within that whirling gyre all manner of madnesses exist ; ghosts and spirits and dream visitations, and everything else that we, in our anguish, will into existence. These are precious gifts that are as valid and as real as we need them to be. They are the spirit guides that lead us out of the darkness.

I feel the presence of my son, all around, but he may not be there. I hear him talk to me, parent me, guide me, though he may not be there. He visits Susie in her sleep regularly, speaks to her, comforts her, but he may not be there. Dread grief trails bright phantoms in its wake. These spirits are ideas, essentially. They are our stunned imaginations reawakening after the calamity. Like ideas, these spirits speak of possibility. Follow your ideas, because on the other side of the idea is change and growth and redemption. Create your spirits. Call to them. Will them alive. Speak to them. It is their impossible and ghostly hands that draw us back to the world from which we were jettisoned ; better now and unimaginably changed.

With love, Nick. (Cave 2018)

J’ai livré en partie ma propre histoire affective de la lecture, ma propre chronique racontée des œuvres m’ayant touchée et façonnée en tant que lectrice, à la fois au long cours et, de façon plus précipitée et incisive, dans les dernières années. C’est ce que m’encourage à faire une proposition comme celle de la recherche-création, qui préfère, pour citer Barthes encore dans la première leçon de La Préparation du roman, aux « impostures de l’objectivité » « les leurres de la subjectivité ». Car : « Mieux vaut l’Imaginaire du Sujet que sa censure » (Barthes 2015, 14). Lire, écrire sont des accompagnements, et il est parfois possible d’en isoler des morceaux par la référence ou la citation ; d’autres fois des entreprises artistiques font de l’accompagnement leur posture même ou leur destination, après un virage total de vie, un « milieu du chemin de la vie »12 particulièrement brutal. Mais pour la plupart ces accompagnements sont diffus, éparpillés, sous-jacents. En faire la chronique demande alors une attention délibérée, car ils font le fond même de nos vies, la toile qui nous sous-tend, aussi solide que diaphane, tissée serré.

Bibliographie

Aidt, Naja Marie. 2017. « What You Don’t Want to Hear ». https://www.youtube.com/watch?v=3ytPirnv6Ag.
Aidt, Naja Marie. 2019. When Death Takes Something from You Give It Back. Traduit par Denise Newman. Minneapolis: Coffee House Press.
Allouch, Jean. 1995. Érotique du deuil au temps de la mort sèche. Paris: EPEL.
Aswad, Jem. 2019. « Concert Review. Conversations With Nick Cave Is Part Q&A, Part Music, Part Group Therapy ». Variety.
Barnes, Julian. 2013. Levels of Life. London: Jonathan Cape.
Barthes, Roland. 2002. « “Longtemps, je me suis couché de bonne heure” ». In Œuvres complètes, t. V, 1977-1980, 459‑70. Paris: Seuil.
Barthes, Roland. 2015. La Préparation du roman. Cours au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980. Paris: Seuil.
Cave, Nick. 2018. « Issue #6 ». The Red Hand Files. https://www.theredhandfiles.com/communication-dream-feeling.
Cave, Nick. 2020. « Issue #95 ». The Red Hand Files. https://www.theredhandfiles.com/create-meaning-through-devastation/.
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Dillard, Annie. 2013. The Writing Life. New York: Harper Perennial.
Duras, Marguerite. 1993. Le Monde extérieur. Outside II. Paris: P.O.L.
Forest, Philippe. (1997) 1998. L’Enfant éternel. Folio. Paris: Gallimard.
Freud, Sigmund. 2005. « Deuil et mélancolie ». In Œuvres complètes : psychanalyse. Volume XIII, 1914-1915, 3e édition corrigée, 261‑80. Paris: Presses universitaires de France.
Hamaguchi, Ryûsuke. 2021. « Drive My Car ». Bitters End, Bungeishunju, C&I Entertainment.
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Mavrikakis, Catherine. 2019. « Lettre à Forest ». Mœbius, nᵒ 160:125‑33.
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Wolfelt, Alan D. 2016. Counseling Skills for Companioning the Mourner. The Fundamentals of Effective Grief Counseling. Fort Collins: Companion Press.

  1. Comme le fait Catherine Mavrikakis dans l’intrépide « Lettre à Forest » (2019)↩︎

  2. Voir en particulier les chapitres 7 et 8, p. 200-221, où il est également question de Victor Hugo.↩︎

  3. Le diagnostic de « Prolonged Grief Disorder » a été admis par l’American Psychiatric Association et intégré au Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders en mars 2022. Voir https://www.psychiatry.org/Patients-Families/Prolonged-Grief-Disorder↩︎

  4. On peut consulter sa description sur le site web du Center for Prolonged Grief de l’Université Columbia : https://prolongedgrief.columbia.edu/prolonged-grief-treatment/↩︎

  5. C’est toute l’hypothèse de Vinciane Despret (2015) dans son essai.↩︎

  6. Sur la dimension d’esquisse de cette étude pourtant immédiatement devenue un texte de référence, voir Jean Allouch (1995), p. 17.↩︎

  7. Pour une critique de cet implicite, voir les travaux importants du groupe de recherche À Votre Service dirigé par les professeurs Andrea Oberhuber, Catherine Mavrikakis et Simon Harel à l’Université de Montréal (CRSH 2020-2023) : https://avotreservice.net↩︎

  8. https://www.theredhandfiles.com↩︎

  9. Ma traduction.↩︎

  10. Il n’hésite d’ailleurs pas à se jeter dans la foule qui, instantanément, le porte, comme lors du concert de la tournée « Wild God » vu à Montréal le 24 avril 2025.↩︎

  11. C’est moi qui souligne.↩︎

  12. Ici je fais bien sûr référence au vers de Dante qui ouvre le livre de L’Enfer dans la Divine Comédie, et que reprend Roland Barthes (2015) dans La Préparation du roman.↩︎

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Du deuil au care : L’écrivain dans nos vies
Création
Maïté Snauwaert
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2025/05/16 Accompagner : limites et possibles
I take a look at the figure of the writer as a life companion, able to anticipate and shed light on our future sorrows, inhabiting the space between innocence and acceptance of the end, patient and resolute, occupying that strange threshold between timeliness and lateness, full of an awareness that we don’t want to reach, holding our hand when it’s not us holding it out to him. I thereby examine my own figures of companionship, both old and new: Marguerite Duras, Philippe Forest, Naja Marie Aidt; Japanese filmmaker Ryûsuke Hamaguchi’s movie Drive My Car; and the singer-songwriter Nick Cave’s blog The Red Hand Files. What they all have in common is the experience of grief. (MS)
Je m’intéresse ici à la figure de l’écrivain comme compagnon de vie, éclaireur et phraseur de nos malheurs à venir, pas consolé encore mais se tenant dans l’écart entre l’innocence et l’acceptation de la fin, résolu et patient, nous tenant la main quand ce n’est pas nous qui tendons la nôtre vers lui, en avance dans le savoir de la fin et venant nous chercher dans notre retard, plein de cette conscience qui nous échappe encore, à laquelle nous nous refusons. J’examine ce faisant mes propres figures d’accompagnement, ancienne et récentes : Marguerite Duras, Philippe Forest, Naja Marie Aidt; le film Drive My Car du Japonais Ryûsuke Hamaguchi; le blogue The Red Hand Files du chanteur et compositeur Nick Cave. Tous s’avèrent être des figures du deuil. (MS)
Deuil http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11965570v
Éthique http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/T990-887
perte http://www.eionet.europa.eu/gemet/concept/4914
Langage http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/T990-1196
Écrivains http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11936327s
éthique du care, clinique du deuil, poétique du deuil, expérience de la perte, langage et catastrophe
care ethics, clinical grief studies, poetics of grief, loss experience, language and catastrophe