Communication présentée lors de la journée d’étude « ’Peuple’ et ’Volk’ : réalité de fait, postulat juridique » organisée à l’Université de Paris X-Nanterre le 10 décembre 2005
Qu’il s’agisse des langues (ipso facto du langage) ou des peuples, communautés sociales, la question de l’origine, à la fois spontanée et audacieuse, légitime et provocante, est un solide paradoxe. Elle pose aux linguistes comme aux ethnologues une série de difficultés et, plus fondamentalement, la question de l’objet même de leurs études. De nombreuses difficultés évidentes fournissent les arguments en faveur d’une réponse négative à la question de l’origine : absence de documents et d’indices, défaut de chronologie, milieux et évolutions de l’espèce inconnus, etc. Pourtant, les meilleurs grammairiens, philosophes et savants se sont activement intéressés à l’origine des langues et des peuples dès le 17e siècle : Boschorn, Müller, Leibniz, Condillac, Diderot, Rousseau, Maupertuis, Herder, Fichte... Cela tend à signifier que si l’origine n’est pas un objet « réel », une donnée, un processus observable, délimité dans le lieu et le temps, elle n’en existe pas moins comme question nécessaire (inévitable et utile), comme hypothèse - construction du possible ou du probable réclamant ensuite vérification - voire comme aporie. Ailleurs, c’est rien de moins que la question de l’origine de la Terre ou du Soleil qui se trouve posée.
On a longtemps considéré que chaque peuple parlait une langue et qu’il s’agissait là d’un simple fait naturel et évident. Partant, un peuple ne se caractérisait pas par une langue, et une langue particulière n’était en rien une spécificité d’un peuple. Au cours de la période allant en gros de la Renaissance au milieu du 19esiècle, on se met à établir en Europe certains rapports entre les langues et les peuples, voire les nations. De quels rapports s’agit-il ? Quels sens prend, par exemple, la représentation de l’origine, perçue d’abord comme la source première, divine, mythique et religieuse, puis laïcisée, quand on l’a attachée à la fois aux langues et aux peuples ?
Notamment avec les grands voyages du 16e siècle, mais aussi avec les investigations méthodiques qui sont conduites en Europe et en Russie, la découverte progressive, ininterrompue de langues et de peuples nouveaux se révèle de plus en plus considérable. La problématique essentielle liée à ces progrès réside dans les difficultés à trouver quelque unité dans la pluralité des langues et des peuples, quelques spécificités dans leur variété. On voit alors se dégager, dans les taxinomies proposées pour en rendre compte, un certain nombre de critères relatifs et appliqués diversement : les analogies, les différences irréductibles et la chronologie. Il importe d’observer une différence entre la théorie de l’origine du langage et l’enquête historique cherchant à retrouver la dérivation des (états des) langues à partir d’une ou de plusieurs langues originelles.
Nous nous intéresserons ici à quelques manifestations de l’effort de représentation rationnelle de l’origine des langues et des peuples. Dans le champ des hypothèses se joue une alternance entre inductions et déductions, entre le possible et le probable. On cherche toujours à combler l’inconnu (l’inconnaissable ?) en s’appuyant sur des preuves, des indices ou de purs postulats et à établir des liens de cohérence avec l’histoire.
Nous porterons d’abord l’attention sur le rapport entre les vernaculaires et la/les langue(s) nationale(s) dans la perspective du fondement d’une nation. Nous prendrons deux repères : l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) et d’autre part la grammatisation des vernaculaires et l’enquête de l’abbé Grégoire sur l’usage du français (1790). Nous nous attacherons ensuite à question de l’origine linguistique de la communauté avec les représentations de Herder dans son Traité de 1770 et de Fichte dans ses 4e et 5e Discours à la nation allemande (1808). Dans une troisième partie, nous examinerons comment, pendant 150 ans, de Leibniz (1701) à Pictet (1859), en passant par Schlegel (1808), Balbi (1826) et Bopp (1833-1852), la langue a pu servir de critère pour une identification et une classification des peuples et des langues du monde.
Vernaculaires, langue nationale et nation
Pendant le Moyen Age et jusqu’au début de la Renaissance, la situation linguistique en Europe se réduit pour l’essentiel à une dichotomie entre une pluralité de vernaculaires servant au langage oral de la vie commune, ordinaire, et l’unité d’un latin écrit, au service du savoir lettré, du Pouvoir et de la religion. On est alors dans une situation de diglossie, de complémentarité, et non de bilinguisme. Par ailleurs, la langue latine ne caractérise plus un seul peuple. C’est la place de l’église dans la société qui assure l’ancrage du latin, mais aussi le rôle du Pouvoir et de ses institutions. On peut regarder comme un des premiers signes intéressants de rupture avec le latin et favorisant un vernaculaire l’Ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) « prise par le Roi François Ier » :
Art. 111. - Et pour que telles choses sont souvent advenues sur l’intelligence des mots latins contenus lesdits arrests, nous voulons d’oresnavant que tous arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques, actes et exploicts de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement.
L’Ordonnance marque la volonté de rendre l’administration accessible au peuple en remplaçant le latin par le français ; par là, elle aide le français à progresser pendant les siècles suivants - mais elle le fait au détriment de la langue d’oc et de tous les autres idiomes du royaume. Elle va ainsi faire du français un important instrument de la centralisation, mais aussi « laïciser » la justice et l’état civil.
C’est la première grande étape de la justice française ; c’est aussi un des premiers rapprochements significatifs entre l’origine naturelle, politique, sociale d’une langue vivante et d’un peuple. Toutefois la question n’est pas posée de l’origine de ce peuple : il n’est que le peuple du souverain. Où « peuple » se comprend comme une communauté d’individus placés sous une autorité dans un territoire défini. Où il s’agit d’une communauté multidialectale, diglossique, mais identifiable / identifiée par une langue officielle écrite qui est le français.
On peut dès lors définir avec plus de précision le peuple français de 1539 comme une communauté d’individus multidialectale, diglossique, placés sous l’autorité du roi de France, à l’intérieur de son royaume dont la langue officielle écrite est le « langage maternel françois ».
Les nations européennes vont également se constituer sur cette correspondance particulière qui se résume par « une langue, une nation ». D’ailleurs la lutte entre les nations se doublera d’une concurrence entre leur langue respective. On observe ainsi pendant la Renaissance une réaction contre la langue italienne parce que les artistes italiens en France, nombreux, réputés, sont vus à un certain moment comme « envahissants », au sens plein du terme.
L’Europe de la Renaissance - c’est-à-dire de ses lettrés ! - manifeste un triple intérêt linguistique : en faveur du latin classique, mais aussi du grec et de l’hébreu ; en faveur des vernaculaires ; enfin, en faveur des idiomes des autres continents. Dans le Collège que crée François Ier en 1530, on enseigne trois disciplines nouvelles : les mathématiques, le grec et l’hébreu. Or le retour aux textes anciens contribue à donner au latin le statut nouveau de langue morte. En revanche, la valorisation des vernaculaires, qu’on peut appeler la « grammatisation » (Auroux 1992) se développe irrésistiblement grâce au support de l’imprimerie et se traduit notamment par la production de grammaires et de dictionnaires monolingues. Mais dans le même temps, on observe parallèlement aux grammaires, une production de textes littéraires, de traités de logique et de rhétorique. Le phénomène est donc complexe et d’ampleur croissante comme le traduisent les statistiques d’ensemble suivantes : de 1500 à 1700 sont publiées en Europe 52 grammaires relatives à 24 vernaculaires ; de 1500 à 1800, on compte 68 grammaires pour 30 vernaculaires et de 1500 à 1900, 82 grammaires pour 35 vernaculaires. Sylvain Auroux souligne que cette grammatisation massive des langues européennes est pratiquement contemporaine de celle d’autres continents, en particulier de celle des langues amérindiennes. La première grammaire du nahuatl au Mexique date de 1547 ; or à la fin du 16e siècle, le phénomène concerne 33 langues différentes ; à la fin du 17e siècle, 86 langues et à la fin du 18e siècle, pas moins de 158 langues (Auroux et Queixalos 1984 : 3). Ces données sont le résultat de recherches récentes. Les premiers recensements généraux des langues sont assurément fort différents et esquissent une autre représentation du monde : Gesner 1555 compte 22 langues dans son Mithridates sive de differentiis linguarum tum veterum tum quae hodie [Mithridate, contenant différentes langues tant anciennes qu’actuelles] ; Megiser, H., 1593, inventorie 40 langues dans Specimen quadraginta diversarum et inter se differentium linguarum et dialectorum [Ouvrage contenant quarante langues et dialectes divers et différents entre eux] ; Duret, C., 1613 cite 57 langues dans son Thresor de l’histoire des langues de cet univers, dont celle des oiseaux ; enfin, Müller, Andreas, 1680, en recense, lui, une centaine dans Oratio orationum [Le discours des discours].
Le développement de la connaissance des langues, et notamment celui des vernaculaires, fortifie inéluctablement le rapport entre les peuples et leurs langues orales naturelles. Il légitime et ennoblit ces langues en leur fournissant les outils technologiques indispensables à leur stabilisation que sont la grammaire, l’orthographe, les dictionnaires et l’écriture. Dans une situation de concurrence, un seul vernaculaire est choisi pour devenir la langue officielle, nationale, de chaque Etat-nation en Europe (jamais deux ou plus !). L’originalité de chaque langue officielle promue devient un élément fort d’identité du peuple et de la nation qui la parlent. Toutefois, son choix définitif n’est en rien un mouvement naturel ni consensuel.
En France, par exemple, il fait suite à l’enquête préalable de l’abbé Grégoire sur l’usage du français (1790) et du rapport Barère (1794). Le titre même de cette enquête exprime explicitement une finalité politique : « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française ». Grégoire y oppose « la langue française » aux divers « patois » (plus rarement : « dialectes »). Le projet vise à souder la communauté nationale au sein de la Révolution. Pour cela, on fait valoir que « L’unité de l’idiome est partie intégrante de la Révolution […]. Il faut identité de langage ». La langue officielle est donc subordonnée à l’intérêt essentiellement politique de la nation. La « langue nationale » se distingue formellement des « idiomes féodaux ». Elle constitue une forme de civisme. C’est la langue une qui permet de se différencier de l’étranger, de la concurrencer, de se défendre contre lui. « Il faut uniformer (sic) le langage d’une grande nation », l’instrument du peuple. Un peuple, une langue ! Barère fait écho dans le rapport du Comité de salut public :
« pour être citoyen, il faut obéir aux lois et pour leur obéir il faut les connaître. Vous devez donc au peuple l’éducation première qui le met à portée d’entendre la voix du législateur […] Il faut populariser la langue. »
Pour bien mesurer l’ampleur de cette ambition, on se rappellera qu’à l’époque moins d’un Français sur huit (±10%) comprend et parle le français et il se trouve, par conséquent, infiniment moins encore de personnes qui le lisent et/ou l’écrivent.
Au début du 18e siècle, le fait nouveau est qu’on a conscience, comme jamais encore auparavant, d’une grande pluralité et diversité des langues humaines. La problématique nouvelle qui se fait jour consiste désormais à tenter de trouver une éventuelle ou une nécessaire unité dans cette diversité et à établir des rapports entre les différentes langues. On met d’abord en avant des rapports de ressemblance, de chronologie ou de voisinage, qui s’imposent comme critères pour établir des spécificités et classifier. On imagine pouvoir trouver une unité en recherchant, par exemple, une origine de filiation qui serait commune sinon à toutes, du moins à un grand nombre de langues.
La question de l’origine linguistique de la communauté
Herder aborde à son tour 1 le problème théorique de la diversité des langues et des peuples à partir de la question de l’origine linguistique de la communauté humaine, (c’est-à-dire du langage et de la langue, l’allemand « Sprache » correspondant tantôt à l’un, tantôt à l’autre terme). Il s’efforce, en particulier dans Abhandlung über den Ursprung der Sprache, 1770 2 , de montrer comment s’installe la problématique de l’identité propre au langage et au peuple. La singularité de chaque nation se construisant par sa différence avec toutes les autres, l’unité se trouverait finalement dans la diversité et l’absence de hiérarchie entre les nations.
Le Traité répond à la question de l’académie des sciences de Berlin (posée en français) : « En supposant les hommes abandonnés à leurs facultés naturelles, sont-ils en état d’inventer le langage ? » Herder rejette, parce qu’elle n’explique rien, l’origine divine du langage 3 , de même que la monogenèse de l’hébreu comme langue-mère. Pour lui, le langage est naturel et humain ; il représente dès l’origine une faculté entière : « Déjà en tant qu’animal l’homme possède le langage » (« Schon als Tier hat der Mensch Sprache »), tout le langage potentiel. Ce dernier ne relève pas de l’instinct (« Instinkt ») comme chez les autres animaux, mais il va se développer progressivement car la raison (« Besonnenheit, Besinnung ») et le langage, donc une langue, quelle qu’elle soit, peu importe, (« Sprache ») sont donnés simultanément 4 . Herder émet l’idée que la langue n’est pas le produit de conventions passées à un moment crucial, comme le pense par exemple Rousseau, mais le produit de « lois de nature » (« Naturgesetze »). Il en distingue quatre.
Première loi : « L’homme est un être actif possédant un libre-arbitre, dont les forces agissent de façon progressive ; c’est pourquoi il est une créature de la langue ! 5 »
La nature pousse l’homme à se développer, à devenir homme. De même, le langage, qui n’est pas inné, instinctif, donné par la nature ni par Dieu est une force qui se développe progressivement (« fortbilden ») sous forme de chaînes évolutives ; les chaînes de pensées deviennent des chaînes de mots.
Deuxième loi : « La destinée de l’homme est d’être un être vivant en horde, en société : la progression d’un langage / d’une langue devient donc pour lui naturelle, essentielle et nécessaire. 6 »
Les deux premiers anneaux de la chaîne sont formés par le couple puis la famille. L’instruction humaine (« Unterricht ») fait des progrès grâce à l’esprit de la famille, et la langue fait des progrès parallèles (« Familienfortbildung der Sprache »). La langue familiale va donner une langue de « tribu » (« Stamm ») ; elle est déjà un trésor culturel pour une espèce en devenir, dont la transmission se fait par l’instruction (« Unterricht ») et l’éducation (« Erziehung ») :
Presque dans toutes les petites nations de toutes les parties du monde - aussi peu éduquées [« gebildet »] qu’elles soient - il y a des chants de leurs pères, les récits des actions de leurs ancêtres, le trésor de leur langue, l’histoire et la poésie, leur sagesse, leurs jeux et leurs danses. 7
Troisième loi : « L’espèce humaine ne pouvait demeurer en une seule horde, de même une langue unique ne pouvait pas durer. Il y a donc formation de diverses langues nationales. 8 »
Herder retient comme facteur de ces changements la diversité : diversité des hommes, de leur prononciation (qui donne lieu à des patois différents, « Mundarten »), des coutumes et du climat (qui génèrent plusieurs dialectes, « Dialekte »), des mots et de leur sens (qui créent des idiomes, « Idiome »). A la différence des autres espèces, l’homme n’est pas déterminé par le climat et la géographie ; il peut habiter partout sur Terre et développer « une nouvelle langue en chaque monde nouveau, une langue nationale en chaque nation 9 ». Cependant, les divisions et les séparations des groupes ne s’expliquent pas par les migrations ou le nomadisme ; la vraie raison des différences de petits peuples si proches, dit Herder, c’est « la haine réciproque des familles et des nations » (« gegenseitiger Familien- und Nationalhass » 10 ). L’hostilité s’explique par la faiblesse humaine, qui défend son honneur plus que ses biens. La haine réciproque éprouvée dans chaque tribu se transforme en guerre perpétuelle, or c’est la guerre - et non la paix - qui forme les peuples, les nations. La « haine nationale » construit l’identité de chaque nation contre celles des autres, de toutes les autres. « Barbare » (« Barbar ») est le mot qui résume le mépris. Herder lui reconnaît trois sens différents qui contribuent à l’identification d’un peuple parmi (contre) tous les autres : 1° « Qui n’est pas avec nous et de chez nous, vaut moins que nous », l’étranger (« Fremdling ») est plus mauvais que nous ; 2° « Qui n’est pas avec moi est contre moi », il est l’objet de la haine, l’ennemi, (all. « Feind », lat. hostis) ; 3° le barbare est aussi essentiellement celui qui parle une langue étrangère. En somme le voisin, tous les voisins sont des barbares parce qu’ils sont en face, opposés, différents et ne partagent rien de commun et notamment, précise Herder, «aucune coutume familiale, aucun souvenir d’une origine unique et moins que tout la langue, puisque la langue est en fait le signe de l’espèce, le lien de la famille, l’outil de la formation, le chant héroïque des actions des ancêtres et la voix qui s’échappe de leurs tombes » 11 .
Quatrième loi : « Selon toute vraisemblance, l’espèce humaine forme un tout qui est en progression à partir d’une seule origine ; il en est de même de toutes les langues et avec elles de toute la chaîne de la culture. 12 »
Herder retient, selon un critère de « vraisemblance », l’hypothèse mono-génétique et la concomitance entre peuple et langue : de même qu’il n’y a qu’un peuple humain (« Menschenvolk »), de même il n’y a qu’un seul langage humain (« Menschensprache ») ; et toutes les langues proviennent d’un même fond (« Grund »). D’ailleurs, on est bien forcé de reconnaître une grande « parenté » des langues (« Verwandtschaft ») expliquant qu’elles ont un même type de grammaire et d’alphabet. 13 Pour cette raison qu’il juge globalement suffisante, il serait inutile d’établir des listes généalogiques de ces diverses langues. Pour lui, la même loi de nature transparaît toujours : « la langue se répand et se développe avec l’espèce humaine » 14 , du moins les types principaux de langue.
L’idée de classer les hommes et les femmes en deux communautés parmi les nombreux peuples cités peut nous surprendre davantage. Cependant, elle s’inscrit parfaitement dans sa logique. Il accorde, en effet, à la culture et aux coutumes de la nation une influence si forte qu’il en déduit que les hommes et les femmes forment « presque deux peuples complètement séparés qui ne mangent même pas ensemble » et qu’ils parlent « presque deux langues différentes 15 ». On voit bien le lien étroit qui est posé entre la culture, au sens large, et la langue qui en est la traduction et le support. Ce lien constitue le caractère, l’identité d’une communauté sociale particulière (« Volk ») au sein d’une nation (« Nation »).
Près de quarante ans plus tard, à partir de 1808, Fichte reprend et développe dans le qua-trième de ses Discours à la nation allemande (Reden an die deutsche Nation 16 ) cette repré-sentation herdérienne du lien entre une langue et un peuple. Fichte n’est ni spécialiste des langues ni historien et la situation sociale, politique et les perspectives personnelles sont assurément différentes de celles où se trouvait Herder. Tout rapprochement pourrait dès lors courir le risque d’être artificiel. Toutefois, le rapport étroit entre langue et peuple présente chez l’un et l’autre des caractères assez proches sur les points de l’origine, de l’identité et de l’unité. Fichte aussi définit un peuple comme un groupe particulier ayant une origine et une continuité biologique générationnelle (« Grundstamm, Stamm, Abstammung », en français souche, tribu/peuple/ ethnie, lignée) qui occupe un territoire particulier (« Wohnsitz ») et qui parle une langue particulière. La différence entre les peuples - même entre ceux d’une même souche originaire (« aus dem ursprünglich Einen Grundstamm » 58), tient à deux facteurs : ils vivent dans des territoires, des pays différents 17 et, plus essentiellement encore, ils parlent des langues différentes. Fichte identifie ainsi le peuple allemand en opposant d’abord le groupe des langues germaniques aux langues latines et au grec, puis en opposant, au sein des langues germaniques, l’allemand au français, aux langues slaves et aux langues scandinaves. Le critère négatif de l’identité est, comme chez Herder, la différence avec l’autre, l’étranger (« Fremdes ») 18 , avec tous les autres ; le critère positif est ce qui est en propre (« Eigenes ») et précisément ce qui l’est de façon continue. Ces traits peuvent se rassembler dans une définition fichtéenne telle que : un peuple particulier est un peuple de même origine (bio-historique) qui parle une seule langue sans interruption chronologique sur un même territoire d’origine, dans un climat particulier. Telle langue fait partie du biotope de tel peuple. Dans la famille germanique, par exemple, l’allemand serait la seule langue qui correspondît parfaitement à cette définition. Fichte partage avec Herder l’idée que les langues reflètent la diversité humaine, qu’elles sont en évolution permanente comme les hommes et que l’unité d’une langue fait l’unité d’un peuple. Ils s’accordent également à penser qu’une langue est à la fois le support et l’expression d’une culture. Cependant, il diverge avec Herder en ceci qu’il ne pense pas qu’une langue s’enrichisse par l’échange avec les autres langues. Tout au contraire. Pour Fichte, une « langue vivante » est un système clos, indépendant, suffisant (« selbständig »), un système vivant, c’est-à-dire en évolution continuelle, sans rupture, à partir de racines anciennes ; ce système est réglé par une loi naturelle car « la langue n’est pas une création arbitraire, mais jaillit de la vie intelligente comme une force directe de la nature » et par conséquent les mots ne sont « nullement des produits arbitraires » 19 . A l’opposé, une langue « dérivée » est celle qui a subi l’influence d’une langue étrangère, qui s’est affaiblie, altérée et donc dénaturée ; elle est devenue une sorte de langue « morte » car elle s’est éloignée de ses traditions et « détachée de sa racine vivifiante » 20 . Le caractère « fondamental » qui distingue le peuple allemand des autres peuples germaniques remonte aux origines et il est d’ordre linguistique : ce peuple-là continue toujours à parler « une langue vivante puisant toujours des forces à la source originelle », aux « racines » 21 , dans la langue de ses ancêtres aux temps primitifs de l’humanité, sans doute.
On le voit, la langue (allemande en l’occurrence) constitue le critère décisif de l’identité d’un peuple (allemand), dès le moment initial de la formation de la langue.
Fichte et Herder tiennent pour la nature humaine et rationnelle du langage, la soumission de la langue à des lois naturelles, l’adaptabilité de la langue à l’habitat partout sur Terre, au lien étroit entre la langue et la culture. Tous deux estiment qu’à l’origine - assurément floue et théorique - de l’humanité aucune langue ni aucun peuple ne vaut mieux que les autres (tous les peuples connaissent des mélanges, reconnaît Fichte : « […] aucun des peuples d’origine germa-nique ne pourrait facilement se vanter d’avoir une origine plus pure que les autres » 22 ). Toutefois, sur le point de la langue, qu’il tient pour plus fondamental, qu’il survalorise, Fichte nourrit une problématique de l’origine 23 qui est bien différente de celle que développe Herder. Si ce n’est pas, comme il le dit clairement, « la structure particulière de la langue conservée par la race indigène » 24 la différence qui s’instaure entre les langues, à quoi tient alors l’origine de cette différence ? L’unique réponse que donne finalement Fichte est qu’elle est dûe au maintien ou non de l’autarcie d’une langue au cours du temps, c’est-à-dire à la continuité de sa transmission et à sa préservation de toute altération par une autre langue ; ainsi observerait-t-on des langues vivantes qui ont préservé leur qualité propre (« Beschaffenheit »), originaire et originale et des langues plus ou moins « dérivées » ou « mortes » parce qu’elles ont perdu le lien organique à l’origine. Fichte en tire cette conséquence qu’au cours de leur histoire « Les hommes sont formés par la langue, plus que la langue ne l’est par les hommes » 25 et le corollaire : « ce n’est donc pas eux [les peuples] qui forment la langue, c’est la langue qui les forme » 26 . La conséquence ultime est que la langue fournit le critère d’identité et de valeur le plus incontestable d’un peuple. On pourrait alors dire que tel peuple fait partie du biotope de telle langue. Pour le cas particulier, cela peut s’énoncer : est allemand, fait partie du peuple allemand, l’individu qui parle l’allemand. Or, curieusement, Fichte n’insiste pas sur l’étymologie du terme « deutsch » qui désigne à la fois le peuple et sa langue locale (*ie. Teutâ ; ahd. thiot[a] = volk, = langue des Francs au 7e s. ; got. thiuda ; lat. diutiscus, theodiscus 27 au 8e s. ; ahd. diustic au 9e s.) ; « deutsch » se trouve ainsi être l’expression par excellence - et assez unique - du lien le plus étroit entre un lieu, une langue et une communauté. Un siècle avant les Discours à la nation allemande, Leibniz privilégie déjà la langue comme critère de classement... des peuples, et cette idée va faire flores jusqu’à la fin du 19e siècle.
La langue comme critère de l’identité d’un peuple
Tentatives de classement des langues et des peuples du monde
Leibniz essaie de développer les conséquences de l’idée que chaque peuple est caractérisé par une langue et qu’inversement toute langue caractérise un peuple. Cette idée est sous-tendue par plusieurs préalables, dont d’abord la concomitance d’une langue et d’un peuple, laquelle pourrait s’énoncer : pas de peuple sans langue ni de langue sans peuple ; l’un(e) est un indice sûr de l’autre, et même : les langues (lat. linguae) conservent des traces de l’origine des peuples (lat. gentes). C’est ce qu’indique explicitement Leibniz dans le titre de son bref ouvrage (±25 pages) de 1710 Brevis designatio meditationum de originibus gentium ductis potissimum ex indicio linguarum [Bref essai sur l’origine des peuples déduite principalement des indications fournies par les langues]. Dans son investigation, Leibniz met en question, lui aussi, l’idée traditionnelle d’une monogenèse de toutes les langues humaines à partir de l’hébreu. Il rejette ce qui jusqu’alors constitue un mythe et/ou une croyance largement répandue de l’hébreu comme langue-mère de tous les peuples connus. Il ne retient que l’hypothèse d’un groupe de langues sémitiques qu’il appelle les « langues araméennes ». Il a à sa disposition les inventaires des langues parlées existantes fournies par Gesner (1555, 22 langues), de Megiser (1593, 40 langues), de Duret (1613, 57 langues) et de Müller (1680, ±100 langues) 28 pour rechercher une origine commune aux langues européennes et à certaines langues orientales, comme le perse. Il recueille ensuite l’hypothèse développée par Schreck, Saumaise et surtout Boschorn 29 , qui voient dans le territoire de la « Scythie », sur les rivages de la Mer noire, le centre du monde, « le ventre des peuples et l’officine des nations » (Boschorn) ; le « gentium vagina », dit Leibniz dans sa correspondance. La thèse développe les points suivants : 1° les Scythes sont plus anciens que les Grecs et les Romains ; 2° des étymologies prouvent que la langue la plus proche du scythique est la langue germanique ; 3° le grec, le germanique et le latin ont une origine commune ; 4° le scythique est la langue originelle. L’enjeu découlant de cette hypothèse n’est rien de moins que de réécrire l’histoire des migrations des peuples et de déterminer lequel est le plus ancien et lequel est le plus proche de l’origine. Leibniz se range du côté de ceux qui, finalement, font des Celtes le peuple le plus proche de la source commune - les Celtes, qui sont les ancêtres directs des Germains. Partant, l’hypothèse scythique devient celto-scythique et prend une autre importance. Dans un ouvrage un peu antérieur, Considérations inattendues sur l’usage et l’amélioration de la langue allemande, 1697, Leibniz formulait une autre hypothèse qui faisait de l’époque de « l’allemand archaïque » l’origine commune des « peuples européens » :
« C’est donc dans l’Antiquité allemande et plus particulièrement dans l’allemand archaïque - qui dépasse en ancienneté tous les livres grecs et latins - qu’il faut chercher l’origine commune des peuples européens et de leurs langues, mais aussi des plus anciens cultes, des mœurs, du droit et de la noblesse, l’origine des noms de choses, de lieux et de personnes. » (§ 46)
Il est remarquable de voir apparaître déjà clairement dans ces ouvrages plusieurs critères taxinomiques qui seront sans cesse repris pendant deux siècles, à savoir l’unicité de l’origine commune (des peuples et des langues), l’ancienneté (plus anciens que les Grecs), la ressemblance par l’étymologie (la plus proche du scythique), l’équation peuple originel = langue originelle, l’association peuple ± langue (nomenclatures) ± cultes ± mœurs ± droit.
Dans le dernier quart du 18e et le premier quart du 19e siècle, on publie en Europe quelques grandes compilations qui ont pour objet la diversité des langues, mais tout autant celle des peuples. Le programme proposé par Leibniz (1710) semble donc en passe de se réaliser. Nous relèverons les ouvrages de : Court de Gébelin, 1773-1782, Le Monde primitif analysé et comparé avec le Monde moderne, 9 volumes, qui retient 60 langues ; Burnet, James, alias Lord Monboddo, 1773-1792, Of the Origin and Progress of Language, Edinburgh, qui comprend 6 volumes ; Hervàs, Lorenzo, 1784, Catalogo delle lingue conosciute et notizia della lora affinita é diversita 30 , qui en 260 pages ne recense pas moins de 300 langues ; Pallas, P. S., 1787-1791, Linguarum totius orbis vocabularia comparativa (Vergleichende Vokabulare der Sprachen der ganzen Erde) 31 , un dictionnaire qui, sur une liste de 285 mots, enregistre ± 200 langues de l’Europe et de l’Asie ; Thurot, Fr., 1796, Tableau des progrès de la science grammaticale, présentant un inventaire de langues et une typologie intéressante ; Adelung J. C. Vater J. S., 1806-1817, Mithridates oder allgemeine Sprachenkunde mit dem Vater unser als Sprachprobe bey nahe 500 Sprachen und Mundarten 32 , qui en 4 volumes, dénombre « presque 500 langues ».
Vers 1800, on arrive ainsi à un total un peu inférieur à 1000 langues sur l’ensemble des continents. Ces divers recensements s’accompagnent de classements dont les principaux critères sont le voisinage géographique, l’ancienneté (la chronologie) et l’analogie (la ressemblance, l’affinité) lexicale et/ou morphologique et/ou syntaxique. Nous avons choisi de prendre comme témoignage l’ouvrage en français de l’Italien Balbi, Adriano, 1826, Atlas ethnographique du globe, ou classification des peuples anciens et modernes d’après leurs langues 33 . Notre choix a deux raisons : d’une part, il tient compte des travaux que nous venons de citer 34 et, d’autre part, il porte sur le plus grand nombre de langues alors disponibles, soit 700 langues. Balbi fait preuve d’une ouverture d’esprit sans grand parti pris, recueillant toutes les langues sans jugement de valeur ethnocentrique. Non seulement il se réjouit du « nombre prodigieux de langues différentes », mais il souligne qu’ « une foule d’autres langues ont même richesse, beauté, subtilité que l’hébreu, l’arabe et les langues européennes », qu’on trouve des « subtilités grammaticales inconnues » dans les langues des nations de l’Ancien et du Nouveau monde, mais « aussi dans les tribus abruties qui errent dans les brûlants déserts de la zone torride et dans les solitudes glacées des régions boréales » (p. XV).
Préférant le terme de « nation » comme hypéronyme à celui de « peuple », Balbi examine les des critères définitoires ; la question : ‘qu’est-ce qu’une nation ?’ requiert ainsi le concours de la « linguistique » 35 :
« On ne peut répondre convenablement à cette question, si intéressante pour le géographe, le philologue et l’historien, qu’avec le secours de la linguistique, puisque c’est la seule science qui fournit les éléments à l’aide desquels on détermine le caractère le plus constant qui distingue une nation d’une autre. (XVI). »
Sur les trois critères retenus, le critère historique ou politique permet de considérer comme nation des peuples qui différent sous d’autres rapports :
« […] tous les peuples, quelque différens qu’il puissent être relativement à la religion qu’ils professent, à la langue qu’ils parlent et au degré de civilisation auquel ils se sont élevés, lorsqu’ils sont soumis au même pouvoir suprême, ou en d’autres mots, lorsqu’ils forment dans leur ensemble un corps politique indépendant de tout autre, sous quelque titre que ce soit. (XVI). »
L’Empire russe, par exemple, réunit de nombreux peuples différents qui forment alors une nation ; on appelle Anglais « tous les habitans de l’Archipel britannique, malgré la différence de leur origine, plusieurs étant Irish ou Irlandais, Caldonach ou Ecossais, Welches ou Gallois » (XVI). Suivant le critère géographique forment une nation :
« tous les habitans d’une région, qui a des confins géographiques, c’est-à-dire des confins naturels, indépendamment des divisions politiques auxquelles ils appartiennent et des langues qu’ils parlent. C’est ainsi qu’on appelle Indiens tous les habitans de la vaste région comprise entre l’Himmalaya et la mer des Indes, l’Indus et le Gange. (XVI). »
Le critère ethnographique, enfin, permet de retenir comme nation ceux qui, habitant dans n’importe quelle contrée :
« […] parlent une même langue et ses divers dialectes, indépendamment des grandes distances qui les séparent, de la différence des corps politiques dont ils font partie, de celle de la religion qu’ils professent et de l’état de civilisation où ils se trouvent. C’est ainsi qu’on nomme Espagnols, Portugais, Anglais et Français tous les nombreux descendants des colons, que depuis trois siècles l’Europe a envoyé dans les différentes parties du Globe. […] C’est ainsi qu’on appelle Grecs et Arméniens tous les nombreux Grecs et Arméniens (XVI). »
Le concept unifiant de nation subsume celui de peuple qui en exprime, une catégorie constituante, l’expression d’une certaine pluralité et diversité. Des trois critères de la nation qui sont liés et complémentaires, au moins un est nécessaire, seul le critère de la langue paraît suffisant. C’est, en effet, le critère de la langue, ou critère ethnographique, qui permettrait de discriminer efficacement les peuples et les nations entre eux. C’est lui qui, dans un second temps, rend possible l’établissement d’une « classification des peuples anciens et modernes ». Dans le sens politique ou historique, le nom de nation est très variable :
« […] n’avons-nous pas vu de nos jours de grandes contrées changer quatre ou cinq fois de dénomination […] ? Une division des peuples fondée sur cette base, est donc la moins propre de toutes, étant la plus inconstante et la moins durable. (XVII). »
Le classement de toutes les nations dans leur sens géographique est moins variable que le précédent, mais il n’en serait « pas moins impropre », parce qu’il aboutirait éventuellement à des divisions « qui ne correspondent pas à celles de l’ethnographie » et qui, par ailleurs, seraient « presque toujours en opposition avec les divisions politiques ». Aux yeux de Balbi, la langue est seule à avoir l’avantage de posséder ce triple caractère : elle est invariable (constante, durable), essentielle et inaltérable. Elle fournit le véritable trait distinctif entre les nations :
« […] quelquefois même elle en est le seul, puisque toutes les autres différences produites par la diversité de race, de gouvernement, des usages, des mœurs, de la religion et de la culture, ou n’existent pas, ou bien offrent des nuances presque imperceptibles. Quelles différences essentielles présentent maintenant entr’elles les principales nations de l’Europe, si ce n’est celle de la langue ? Les progrès de la civilisation, la succession des changements politiques si fréquents de nos jour, et la multiplicité des rapports produits par le commerce et l’industrie, ont, pour ainsi dire, entièrement effacé ce qui constituait les nuances principales du caractère individuel de chaque nation européenne […] (XVIII). »
La langue est essentielle pour une nation en ceci que les autres caractères qui la différenciaient à une époque ultérieure de l’histoire se sont atténués ou même ont disparu sous l’effet de l’accroissement des échanges mondiaux. Ainsi l’autre, le voisin - ou le sauvage - est devenu moins barbare, plus ressemblant. Dans l’exposé de Balbi, la spécificité de l’origine des peuples / des nations est, implicitement, bel et bien perdue ; le seul témoin relatif, mais encore le plus fidèle, en sont les langues parce qu’elles présentent aussi la qualité d’être « inaltérables » :
« Mais outre que la langue est ordinairement le seul ou le principal trait caractéristique d’une nation, ce trait a l’avantage d’être presque toujours inaltérable, se conservant à travers la série des siècles. (XIX). »
La prise en compte de la situation des langues par leur dénombrement, la comparaison entre elles, l’utilisation des connaissances chronologiques, géographique, historique ou ethnologiques doivent permettre de construire des classifications qui ordonnent dans le temps et dans l’espace et les peuples et les langues.
Le champ de l’indo-européen
Au 17e et au 18e siècle, on mène, en Europe et dans les autres continents, de nombreuses études portant sur plusieurs langues 36 . On nourrit peu à peu une double certitude : d’abord celle d’un rapport étroit, concomitant, consubstantiel et réciproque entre l’origine relative de peuples et de langues ; ensuite la certitude que toute langue d’un peuple recèle un rapport permanent à un ou à des peuples dans la continuité (pré)historique, de sorte que les langues particulières (plus ou moins bien) connues constituent des états dérivés, « résurgents » d’états de langues plus anciens. Ces rapports sont parfois documentés, parfois seulement hypothétiques ou même mythiques. En relevant des analogies, des ressemblances, mais aussi de radicales différences entre deux langues, ou davantage, on conclut à des ensembles de langues similaires ou étrangers. A partir de preuves et/ou de reconstructions hypothétiques, on cherche à établir à rebours une, voire des origines.
Adolphe Pictet (1799-1895) publie en 1859 et 1863 un fort ouvrage en 2 vol. : Les origines indo-européennes ou les Aryas primitifs. Essai de paléontologie linguistique 37 . A la différence de son remarquable mémoire sur les langues celtiques de 1837 38 , il ne s’attache pas, cette fois, à l’étude des formes d’une langue, mais à son lexique. Son but est de restituer la vie du peuple des « Aryas primitifs », les premiers indo-européens, en sollicitant les mots prélevés dans les langues ariennes. L’enjeu est que ce « peuple, inconnu à toute tradition, […] soit révélé en quelque sorte par la science philologique » 39 . Il qualifie sa méthode de « paléontologie linguistique » puisqu’il s’agit d’appliquer aux mots la même analyse qu’aux fossiles :
« Car les mots durent autant que les os ; et, de même qu’une dent renferme implicitement une partie de l’histoire d’un animal, un mot isolé peut mettre sur la voie de toute la série d’idées qui s’y rattachaient lors de sa formation. Aussi le nom de paléontologie linguistique conviendrait-il parfaitement à la science que nous avons en vue. [vol. 1, p. 14]. »
Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, de l’existence du terme sanscrit dêva, l’Etre supérieur, et de l’absence de termes désignant des objets de polythéisme il conclut à un « monothéisme primitif » (flou) des Aryas, hors de la tradition sémitique. 40 Dès l’introduction de son ouvrage, Pictet transmet un enthousiasme idéaliste en transportant ses lecteurs au pays des origines :
« A une époque antérieure à tout témoignage historique, et qui se dérobe dans la nuit des temps, une race destinée par la Providence à dominer un jour sur le globe entier, grandissait peu à peu dans le berceau primitif où elle préludait à son brillant avenir. [vol. 1, p. 7-8] »
Sans doute le charme magique d’éléments lexicaux minore les différences et sublime le temps et l’espace qui séparent ses contemporains de leurs très lointains ancêtres indo-européens. Renan et Max Müller approuvent son programme, mais aussi Quatrefages, naturaliste au Muséum 41 et, de façon plus critique, le jeune Saussure en 1878, dans le Journal de Genève. A propos des origines indo-européennes, Saussure pose plusieurs questions essentielles. Peut-on, par exemple, définitivement poser le « fait d’un peuple-race » alors qu’il garde beaucoup de mystères ? La méthode comparative, avec tous ses avantages - reconstitution de la racine d’un mot, de ses variations, de son accentuation même - peut-elle justifier jusqu’à un tel point « la logique irrésistible du fait linguistique » ? La question de savoir comment a eu lieu la dispersion des Aryas à partir du berceau primitif, s’ils emportent une seule et même langue ou s’ils possèdent déjà plusieurs dialectes originaires est fondamentale ; Saussure la reprend sous cette autre forme : « En un mot, quel arbre généalogique faut-il dresser ? » 42 Pictet postule « une diversité de langue dans l’unité géographique et politique » (Saussure), mais se range, néanmoins, avec les linguistes du 19e siècle 43 , dont Saussure, à l’idée d’une « langue mère », majoritairement considérée comme étant le sanscrit.
L’idée d’origine est donc souvent postulée au-delà des documents et d’un champ scientifique. Au lieu d’être l’alpha des réalités anthropologiques, de la toute première apparition simultanée du langage / des langues et des peuples, elle sert plutôt à désigner le temps flou des débuts de l’humanité. La tentation est forte d’y faire également apparaître la logique de systèmes sociaux initiaux, fût-ce sous la forme de représentations hypothétiques et de justifications à rebours. La langue, en tant qu’elle est la manifestation essentielle de l’existence même d’un peuple, de son mode de vie, devient le témoin privilégié de sa continuité et de sa différence. Or, si la connaissance des langues et des peuples, dans leur diversité et leur spécificité, a connu d’immenses progrès depuis le 17e siècle, de nombreuses difficultés sont insolubles et beaucoup d’inconnues demeurent encore.
Borst Arno, Der Turmbau von Babel. Geschichte der Meinungen über Ursprung und Vielfalt der Sprachen und Völker, 3 vol., Stuttgart, A. Hiersemann 1957-1963.
Droixhe Daniel, La linguistique et l’appel de l’histoire (1600-1800). Rationalisme et révolutions positivistes. Genève, Droz, 1978.
Olender Maurice, Les langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1989.
Eco Umberto, La recherche de la langue parfaite, Paris, Le Seuil 1994.
Crépon Marc, Les géographies de l’esprit. Enquête sur la caractérisation des peuples de Leibniz à Hegel, Paris, Payot & Rivages, 1996.
Auroux Sylvain (dir), Histoire des idées linguistiques, t. 3 L’hégémonie du comparatisme, Sprimont (Belgique), Mardaga 2000.
« Sprache pflanze und bilde sich mit dem menschlichen Geschlechte fort » (Reclam 118).
-
Après Condillac, 1746, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Maupertuis 1754, (éd. 1756) Dissertation sur les différents moyens, dont les hommes se sont servis pour exprimer leurs idées ; Condillac, 1754, Traité des sensations ; Rousseau 1755, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ; Maupertuis 1756, Réflexions philosophiques sur l’origine des langues et la signification des mots ; Süssmilch 1756 (éd. 1766), Versuch eines Beweises, dass die erste Sprache ihren Ursprung nicht von Menschen, sondern allein vom Schöpfer erhalten habe. ↩
-
1772, Berlin, Voss [1er prix de l’académie des sciences de Berlin] ; Abhandlung über den Ursprung der Sprache, Stuttgart, Reclam,1966 ; Traité sur l’origine de la langue, trad. fr. Pénisson, Pierre, 1977, Paris, Aubier ; Essai sur l’origine du langage, trad. fr. Modigliani. ↩
-
Comme Maupertuis. ↩
-
Herder se démarque en cela nettement de Diderot, Condillac, Rousseau et Süssmilch. ↩
-
« Der Mensch ist ein freidenkendes, tätiges Wesen, deren Kräfte in Progression fortwirken ; darum ist er ein Geschöpf der Sprache » (Reclam 80). ↩
-
« Der Mensch ist in seiner Bestimmung ein Geschöpf der Herde, der Gesellschaft : die Fortbildung einer Sprache wird ihm also natürlich, wesentlich, notwendig. » (Reclam 95). ↩
-
« Fast in allen kleinen Nationen aller Weltteile, so wenig gebildet sie auch sein mögen, sind Lieder von ihren Vätern, Gesänge von den Taten ihrer Vorfahren, der Schatz ihrer Sprache und Geschichte und Dichtkunst, ihre Weisheit und ihre Aufmunterung, ihr Unterricht und ihre Spiele und Tänze. » (Reclam 103). ↩
-
« So wie das ganze menschliche Geschlecht unmöglich eine Herde bleiben konnte, so konnte es auch nicht eine Sprache behalten. Es wird also eine Bildung verschiedener Nationalsprachen. » (Reclam 104). ↩
-
« Eine neue [Sprache] in jeder neuen Welt, Nationalsprache in jeder Nation - » (Reclam 107). ↩
-
Reclam 109. ↩
-
« Wer nicht mit und aus uns ist, der ist unter uns ! […] Wer nicht mit mir ist, ist gegen mich. Barbar und Gehässiger ! Fremdling, Feind ! […] Er ist Barbar, er redet eine fremde Sprache. […] Keine Familien-gebräuche, kein Andenken, an einen Ursprung und am wenigsten Sprache, da Sprache eigentlich Merkwort des Geschlechts, Band der Familie, Werkzeug des Unterrichts, Heldengesang von den Taten der Väter und die Stimme derselben aus ihren Gräbern » (Reclam 109-110 ; c’est Herder qui souligne). ↩
-
« So wie nach aller Wahrscheinlichkeit das menschliche Geschlecht ein progressives Ganze von einem Ursprunge in einer grossen Haushaltung ausmacht, so auch alle Sprachen und mit ihnen die ganze Kette der Bildung. » (Reclam 113). ↩
-
Reclam 117. ↩
-
« Sprache pflanze und bilde sich mit dem menschlichen Geschlechte fort » (Reclam 118). ↩
-
« […] das männliche und weibliche Geschlecht fast zwo verschiedne Sprachen haben, nämlich weil beide nach den Sitten der Nation […] fast zwei ganz abgetrennte Völker ausmachen, die nicht einmal zusammen speisen. » (Reclam 103-104). ↩
-
Les Discours sont le texte de quatorze conférences tenues par Fichte, J. G. à Berlin en 18O7-1808 ; ils sont publiées dans l’éd complète en 8 vol. : Fichte, Sämtliche Werke, tome VII, 1846 ; elles seront rééditées en Saxe en 1822, à Berlin en 1869 ; trad. fr. par Léon Philippe, 1893, par Molitor en 1923 ; Fichte, J. G. 1808, Discours à la nation allemande, Trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1981. ↩
-
« […] le changement de pays est de beaucoup le moins important. L’homme s’acclimate facilement sous n’importe quel ciel, et les particularités nationales, loin de se modifier sous l’influence de l’habitat, le dominent au contraire et l’adaptent à ses propres habitudes. » (p. 59, trad. 109). ↩
-
L’expression « le temps des barbares » désigne chez Fichte la conquête romaine ; celle-ci fournit d’ailleurs l’un des trois seuls repères temporels, le temps médian entre les origines et « l’époque actuelle », autour de 1800. La dénomination « Barbaren » (fr. barbares) sert aux Grecs à désigner les Romains, puis aux Romains à désigner les Germains ; l’adjectif « barbarisch », est bientôt devenu, rappelle Fichte, « l’équivalent de banal, vulgaire, lour-daud, tandis que romain est devenu l’équivalent de distingué » (p. 78, trad.129, 5e discours). ↩
-
(p. 63, trad. Jankélévitch 1981, 113-114). ↩
-
(p. 65, trad. 115). Cette opposition catégorique des langues « vivantes » au langues « dérivées » n’est fondée par aucune étude scientifique à l’époque de Herder ni ultérieurement. ↩
-
(p. 69, trad. 119). ↩
-
(p. 59, trad. 109). ↩
-
Elle est exprimée par le préfixe all. « Ur- » (fr. des origines / des premiers temps / des temps reculés / primitif(s)) ; ex. « Ursprung, ursprünglich, Urvolk »). Au concept de l’origine, il associe celui de « racine » (« Wurzel »). ↩
-
(p. 60, trad. 109). ↩
-
(p. 60, trad 109). ↩
-
(p. 65, trad. 115). ↩
-
Theodiscus : langue des Francs et des tribus germaniques dans l’Empire Carolingien. ; au 9e siècle : communauté linguistique ; theodiscus donne l’italien tedesco. ↩
-
On trouvera les références des titres dans le corps du texte de notre 1ère partie. ↩
-
Boschorn, Marcus Zuernis,1654, Originum gallicarum liber. Il défend l’idée d’une communauté d’origine du latin, du grec et du germanique issus de la langue originaire scythique. « Il conjectura, dit Leibniz, que cette analogie était due à une communauté de source, c’est-à-dire l’origine identique de tous ces peuples. Aussi postula-t-il l’existence d’une sorte de langue qu’il appelle le scythique, mère du grec, du latin, du germanique et du perse. » (cité par Droixhe 1978 : 97). On peut considérer qu’il s’agit-là de prémisses de l’hypothèse d’une langue indo-européenne. ↩
-
Fr. Catalogue des langues connues et notes sur leur affinité et leur diversité. ↩
-
Fr. Vocabulaires comparatifs des langues du monde entier. ↩
-
Fr. Mithridates ou grammaire générale avec le Notre Père comme mesure linguistique dans presque 500 langues et dialectes. ↩
-
Paris, Rey & Gravier, 2 tomes. Dédié à l’empereur Alexandre. Balbi s’y présente comme ancien professeur de géographie, de physique et de mathématiques. ↩
-
Il rend hommage au soutien des « gouvernants », notamment de Catherine II, au rôle des missions religieuses savantes, aux travaux des savants de chaque pays d’Europe, dont Pallas, Adelung, Vater, Hervàs et Pigafeta (lequel a tenu un minutieux journal lors de son voyage autour du Monde avec Magellan). En revanche, il a « banni du domaine de la linguistique (sic) ces systèmes enfantés avec tant d’inutile érudition par les Debrosse, les Gébelin et tous les savans de leur école ». ↩
-
Le terme de « Linguistik » d’abord forgé par Vater en 1809, a été traduit pour la première fois en français par... Balbi. ↩
-
Voir notamment A. Borst 1957-1963 ; D. Droixhe 1978 ; S. Auroux (dir) 2000. ↩
-
Paris, Sandoz & Fischbacher. Prix Volney en 1863. 2e éd. 1877, 3 vol.. ↩
-
Pictet, A., 1837, De l’affinité des langues celtiques avec le sanscrit, Paris, Duprat. Bopp intègre dès 1838 les conclusions de Pictet dans sa Grammaire comparée des langues. ↩
-
Vol. 1, p. 12-13. ↩
-
Voir sur ce point notamment Olender 1989. ↩
-
Cités par Olender 1989, p. 171 et 187. ↩
-
Idem, ibid. p. 189. ↩
-
Par ex. Jones, W., 1787 : Asiatic Researches, vol I, 1 London ; Schlegel, Fr., 1808, Über die Sprache und Weisheit der Indier ; Bopp, F., 1833-1852, Vergleichende Grammatik der Sanskrit, Zend, Griechischen, Lateinischen, Lituanischen, und Deutschen (2e éd., 3 vol., 1857-61 ; trad. fr. par Bréal 1866-69) ; Schleicher, A., 1850 : Die Sprachen Europas in systematischer Übersicht. ↩