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Une société sans pensée utopique est-elle concevable ?

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (10)
Texte

J’ai emprunté le titre de cet exposé à un mot de Jean-Claude Carrière, écrivain, auteur dramatique français, connu notamment pour avoir été le scénariste de certains films de Luis Buñuel et pour avoir été l’auteur du scénario d’un téléfilm qui a eu en France quelque succès et qui est sorti sous le titre La Controverse de Valladolid. Jean-Claude Carrière déclare dans un ouvrage collectif intitulé Entretiens sur la fin des temps : « Une société sans pensée utopique est inconcevable. Utopie au sens de désir d’un mieux ». Il ne s’agira pas de faire l’exégèse de propos de Jean-Claude Carrière, il semble clair qu’il veut au moins dire que l’on ne saurait priver les hommes de l’aspiration à l’amélioration de leur sort, qu’on ne saurait les priver d’une dimension imaginaire dans laquelle on présume qu’ils puisent leur raison de vivre. On remarquera cependant, à titre de symptôme, le flou dans lequel il emploie le qualificatif « utopique ». Carrière ne dit pas que la pensée politique se doit d’avoir une dimension utopique, mais que la société ne peut fonctionner sans une pensée - qu’elle soit articulée conceptuellement ou imaginaire, de nature ou non politique - qui lui permette de se projeter dans un avenir où les maux présents dont elle souffre trouveraient quelques remèdes.

Je vous propose de développer le propos en trois temps :

D’abord établir avec quelque précision, à partir d’une présentation et d’une brève analyse du récit fondateur de Thomas More, les traits caractéristiques du genre littéraire que forment les récits utopiques, et que la langue allemande désigne parfois par le terme de Staatsroman littéralement « roman de l’État ». Il s’agira notamment de voir en quoi cette désignation est instructive relativement à la genèse de l’État moderne. Cette situation historique et politique devrait me permettre de distinguer l’utopie entendue au sens strict de ce avec quoi on la confond parfois, à savoir l’idéal, l’illusion, le mythe ou le rêve de l’Âge d’or.

Ensuite, j’essaierai, dans un aperçu plus général, d’interpréter l’évolution de la notion d’utopie. Depuis le sens d’origine - le mot « utopie » désigne, comme chacun sait, le titre d’une œuvre littéraire de la Renaissance - jusqu’au sens actuel - où le terme est plus ou moins confondu avec celui d’idéal - comme un bon signe de l’évolution de la pensée politique, en gros depuis la Renaissance jusqu’au 20e s.

Enfin, dans une dernière partie moins, je proposerai quelques pistes de réflexions sur ce qui aujourd’hui tient lieu d’utopie ou peut en tenir lieu.

Je ne sais pas si l’on peut répondre une certitude suffisante à la question que j’ai imprudemment choisie pour titre de cette conférence, mais je crois en revanche qu’il n’est pas possible de lui donner son plein sens sans cet effort de clarification rétrospective et historique.

L’exposé s’organisera autour des points suivants :

  • - Utopie, l’histoire sémantique d’un mot
  • - Utopia et Nusquama : le texte fondateur de Thomas More
  • - Essai de définition et d’histoire d’un genre littéraire : Qu’est-ce au sens strict qu’une utopie ?
  • - Interprétation de l’évolution du genre littéraire comme symptôme de l’évolution de la pensée politique et de la théorie de l’État depuis la Renaissance.
  • - Ce qui aujourd’hui tient lieu d’utopie ou peut en tenir lieu : deux figures concrètes en réaction de deux réalisations déviantes (publicité et propagande, centralisme étatique et utopie du réseau)

Utopie, l’histoire sémantique d’un mot

Le mot utopie aujourd’hui et son original : brève histoire de la sémantique du mot

Commençons par une petite histoire sémantique du terme d’utopie. En remontant de son sens actuel à son sens d’origine qui est beaucoup plus étroit et spécifique. En effet, si on prend le terme d’utopie en un sens trop large, autrement dit dans son sens courant actuel, on risque fort de prendre pour des utopies ce qui à proprement parler n’en est pas, et donc de perdre en compréhension ce qu’on pense avoir gagné en extension. Dans la langue courante, l’adjectif « utopique » recouvre en effet aujourd’hui des sens voisins de termes comme « impossible », « chimérique », « irréalisable », termes auxquels on peut ajouter ces renvois synonymiques donnés par le Petit Robert à l’entrée « utopie » : « illusion », « mirage », « rêve », « rêverie ».

Pourtant à l’origine, le mot « utopie », ou plutôt le latin utopia, est un nom propre imaginaire 1 , la création d’un humaniste anglais, contemporain et ami d’Erasme de Rotterdam, serviteur fidèle de son roi, Thomas More 2 .

La forme francisée « utopie » est attestée un peu plus tard - pour la première fois semble-t-il - chez Rabelais, autre humaniste célèbre. On trouve le mot dans sa célèbre description de l’Abbaye de Thélème (1532) 3 . Rabelais avait lu et appréciait Thomas More. Toutefois, il ne faudrait pas conclure trop rapidement de l’usage du mot à la présence de la chose, en tous cas, chez Rabelais. Mais à prendre les choses en rigueur, l’hommage de Rabelais à Thomas More relève davantage du clin d’œil littéraire ou du coup de chapeau en passant que de la continuation du genre philosophique-littéraire inauguré par le texte de More. En effet, l’Abbaye de Thélème n’est pas une utopie. Contrairement à Utopia, l’île décrite par Thomas More, Thélème n’est ni lointaine, ni inaccessible. Rabelais la situe en pleine Touraine : elle « jouste la rivière de Loyre, à deux lieues de la grande forest du port Huault ». En outre et surtout, Thélème n’est pas la description d’une société idéale réglée par des lois parfaites, mais plutôt un couvent, un lieu dont la devise « Fais ce que vouldras » est comme annoncée par son nom même : thélémé signifie « volonté » en grec. En fait, pour trouver la véritable première utopie française - le terme utopie étant entendu dans un sens un peu strict qu’on précisera plus avant - il faudrait renvoyer à un texte publié anonymement à Saumur en 1616, un siècle après Thomas More donc. Il s’agit de l’Histoire du grand et de l’admirable Royaume d’Antangil 4 .

Par la suite, en phase avec l’évolution du mot anglais utopia, « utopie » devient un nom commun qui intègre progressivement le vocabulaire de la pensée politique au 18e siècle, à un moment où, paradoxalement, le genre littéraire dont Thomas More avait donné le modèle tend sinon à décliner du moins à se transformer 5 . Le terme utopie commence à cette période à désigner expressément le plan théorique, plus ou moins programmatique, d’un gouvernement imaginaire, à l’image de la république de Platon.

En fait, ce n’est qu’au milieu du 19e siècle que le sens actuel, au demeurant assez fluctuant, s’impose en intégrant des connotations critiques et péjoratives. Le mot « utopie » en vient à désigner tout projet politique ou social qui ne tiendrait pas compte de la réalité, un synonyme de chimère ou de rêve, bref l’usage dominant impose l’idée que le mot utopie désigne un projet irréalisable, voire irréaliste.

Pour quelques-uns, que justement la « réalité » n’enthousiasme guère, il s’agira là d’une qualité essentielle, mais pour la plupart, s’opère là un glissement de sens qui conduit à donner au terme « utopie » des connotations fortement péjoratives. C’est là une dévalorisation du terme à laquelle a contribué la pensée de Marx et de Engels. On sait que ce dernier est l’auteur d’un essai intitulé Socialisme utopique et socialisme scientifique [Le développement du socialisme de l’utopie à la science]. Par un étrange retournement critique, les libéraux - par ce terme un peu vague, j’entends en gros et conformément à l’usage dominant en France, les tenants de l’idéologie libérale, vus principalement dans leur opposition à l’idéologie du marxisme réel - n’auront de cesse d’avancer comme argument contre les marxistes le caractère idéaliste et utopique du socialisme réel, c’est-à-dire au fond du socialisme scientifique 6 .

Les tenants du socialise scientifique ont ainsi eu tendance à rejeter le qualificatif d’utopique dans la mesure où ce socialisme s’est aussi bien élaboré contre la dimension idéaliste et anhistorique des utopies sociales ou socialistes du 19e s 7 . On peut d’ailleurs en passant rappeler les principales utopies socialistes critiquées par Engels : le saint-simonisme 8 , les doctrines politiques de Robert Owen 9 , de Charles Fourier 10 . Ces penseurs « utopistes », aux yeux de Engels 11 , commettent tous l’erreur de ne pas inscrire leur construction dans le mouvement dialectique de l’histoire (encore que celle-ci fasse partie de la construction fouriériste). Autrement dit par défaut de pensée dialectique, tous ces auteurs du socialisme dit utopique n’ont pas su voir le travail du négatif qui implique que toute société vit et doit se développer dans l’élément de ses tensions internes et à partir de ses contradictions. Cela est d’autant plus compréhensible que précisément ces tensions et ces contradictions sont ce que, le plus souvent, les utopies cherchent à annuler notamment grâce la fixation de classes ou de castes hiérarchisées censées structurer de manière stable le corps social. Marx s’était d’ailleurs largement employé à fustiger « l’ascétisme général » et « l’égalitarisme grossier » des constructions sociales des penseurs utopistes. Pour Marx, l’utopie est une forme encore abstraite de la conscience de classe qui se place du point de vue de l’humanité sub specie aeternitatis, et qui méconnaît de ce fait le rôle essentiel des rapports de classes dans le développement historique des sociétés réelles. Il faut, pour être équitable sur ce point, ne pas omettre aussi le fait que Marx concédait une fonction positive aux constructions des utopistes : elles annoncent la rationalisation de l’État et l’harmonie sociale future. Elles ont donc malgré tout une positivité dans la mesure où elles ont contribué à dépouiller l’État de ses oripeaux mystiques, et ont permis d’envisager, sinon son dépérissement à venir, du moins ont contribué à mettre au jour sa fonction ultérieure « de simple administration de la Production » 12 .

On comprend dès lors pourquoi qualifier une démarche, un programme politique ou une mesure particulière d’utopique, revient dans la pratique politique depuis le 19e s. à la disqualifier a priori et faire de ses défenseurs de doux rêveurs, quand ce n’est pas de dangereux révolutionnaires dont les activités risquent de nuire gravement aux équilibres précaires de la société. Cette dévalorisation du terme est sensible notamment dans les milieux socialistes notamment après les échecs des révolutions de 1848 et de la Commune de Paris (1871). On trouvera chez des auteurs comme Georges Sorel, puis plus tard Ernst Bloch ou Marcuse des usages délibérément non-péjoratifs du terme. Sans entrer dans le détail, on peut dire de leurs arguments, en reprenant une célèbre formule de Karl Mannheim 13 , qu’utopique qualifie tout état d’esprit, toute pensée qui en tant qu’elle manifeste un désaccord avec la réalité dans laquelle elle s’élabore est la projection actuelle, plus ou moins idéalisée, d’une revendication qui, en son fond, n’est rien moins qu’impossible ou irréalisable.

Il y a donc toute une série de penseurs qui confèrent à l’utopie une valeur, une positivité qui tient justement à ce qu’elle est l’expression d’une revendication dont on commence à prendre conscience. Utopiques ont pu paraître en leurs temps, les projets d’éducation pour tous, l’impôt sur le revenu, la démocratisation des connaissances, les congés payés, l’assurance retraite, l’assurance maladie etc. L’utopie est en quelque sorte, selon une formule de Ernst Bloch, une pensée anticipatrice qui se fixe sur le présent pour l’élucider 14 . Ici, on est à un point limite : l’utopie devient presque une manière de comprendre l’énigme du présent à partir d’une projection dans l’avenir. Elle incarne les vertus de l’espérance dans l’ordre des revendications sociales. L’un des points essentiels de l’évolution du sens moderne est donc la charge tantôt méliorative tantôt péjorative dont le mot est immédiatement lesté dans son usage au 20e s. Faire l’histoire de l’évolution d’un mot n’est certes pas faire l’histoire de la chose, encore moins comprendre le mouvement historique de son développement. Il paraît néanmoins de bonne méthode de revenir assez précisément à l’acception d’origine du mot pour comprendre le sens de cette évolution et voir dans quelle mesure la fortune que ce terme a connu ne saurait se réduire au contexte précis de son apparition.

Utopia et Nusquama : le texte fondateur de Thomas More

On l’a dit, dans son acception originale, « utopie » ou plutôt utopia est un nom propre forgé par l’inventeur d’un genre littéraire et désigne certes quelque chose d’imaginaire, de fictif, voire d’irréel mais pas d’irréalisable 15 pour autant. Sous la plume de Thomas More, Utopia est l’un des mots du titre d’un ouvrage paru en 1516 La meilleure des républiques et l’île d’Utopie 16 . Ce mot latin est en fait une création ou un néologisme d’érudit 17 formé sur les racines grecques ou (préfixe de négation) et topos (terme signifiant le « lieu », « endroit », « place », rendu généralement par le latin locus, parfois par situs). Le mot a été compris de plusieurs façons suivant les cas : « nulle part », « non lieu », « lieu de nulle part ».

Notons que More en bon humaniste hellénisant de la Renaissance est amateur de jeux de mots et d’équivoques savantes : il joue sur l’assonance entre utopia et eutopia. En effet, le préfixe eu en grec désigne « ce qui est bon », le bonheur, en grec, se dit eudaïmonia qui a donné eudémonisme, « bien vivre » , eu zen, littéralement le « bon démon », le « bon daïmon », « la bonne chance ». L’utopie est ainsi présentée dans le livre de More aussi bien comme une « eutopie ». Ce qui est « nulle part », le « lieu de nulle part » est aussi le « lieu du bien », le lieu de l’harmonie du bonheur réalisés. Et puisque l’on à des considérations lexicales préliminaires, on trouvera assez vite en contrepoint des utopies des contre-utopies ou des anti-utopies, appelées aussi dystopies 18 le préfixe dys - renvoyant au grec dun qui est le contraire du préfixe eu.

Ajoutons enfin qu’avant d’être nommée Utopia, l’île du récit de More devait s’appeler Nusquama puisque c’est ainsi que More et Érasme l’avaient primitivement appelée. Pourquoi Érasme et More ? Parce qu’Érasme désirait que More complète son entreprise paradoxale de l’Éloge de la folie par un éloge de la sagesse. Or où trouver la sagesse en ce bas-monde ? Réponse : Nusquam, en latin « nulle part ». C’est dans la perspective de composer le deuxième volet d’un dyptique dont Érasme avait rédigé le premier que More s’est engagé dans la rédaction de son récit, sorte de manifeste politique de la pensée de l’Humanisme renaissant.

Le récit fondateur d’un genre littéraire 19

Dans l’œuvre de Thomas More, Utopia désigne donc d’abord une île inconnue décrite 20 au livre II de son ouvrage éponyme. Mais, bien qu’inconnue, cette île est bien située quelque part par l’auteur, puisque l’île d’Utopia est un pays présenté comme existant réellement par le narrateur du récit, comme située au-delà des limites du monde connu quoique le narrateur soit assez évasif sur la situation géographique de cette contrée.

Thomas More présente en effet cette île comme ayant été réellement visitée par un personnage fictif, personnage central du texte : Raphaël Hythlodée 21 , navigateur et voyageur portugais qui a renoncé à son héritage pour parcourir le monde « non à la manière de Palinure, ni comme Ulysse, mais comme Platon ». Thomas More en fait un ami d’Américo Vespucci 22 . La présence de ce personnage fictif, s’adressant à deux autres bien réels ceux-là, est donc ce qui ancre l’ouvrage dans a réalité. Donc, c’est assez clair dans le récit fondateur de More, Utopia est présentée comme une société existante, située quelque part dans ce monde-ci, et non dans un ailleurs dans le temps ou dans un autre monde, ce qui la distingue par exemple de la Cité de Dieu, de la Respublica christiana de la tradition chrétienne issu d’Augustin qui, elle, n’est pas de ce monde. Utopia est certes une île coupée du monde et difficile d’accès, mais elle est de ce monde 23 . D’ailleurs, on pourrait ici ajouter que, si Utopia est une île, elle ne l’a pas toujours été, elle en est même devenue une de sa propre initiative : c’est son fondateur, Utopus, qui a coupé son lien avec le continent 24 . Néanmoins, le thème de l’insularité est récurrent dans les récits utopiques, en tout cas celui de l’isolement et de la fermeture sur l’extérieur. Ainsi entre autres exemples, chez More, le royaume des Polylérites (voir ci-dessous) est situé en Perse au milieu des montagne, ou celui d’Antangil situé dans les terres australes dans ce vaste continent s’étendant de Java à la terre de Feu et dans lequel l’auteur anonyme de la première utopie française voulait voir la promesse d’une aire d’expansion coloniale qui aurait été, pour les pays de Réforme, pour les huguenots anglais, hollandais et français, le pendant de l’aire contrôlée par les royaumes catholiques conquis par l’Espagne et le Portugal. Toutes ces remarques géographiques sont d’une certaine importance car elles témoignent du souci des inventeurs d’utopies d’enraciner la fiction dans une réalité possible même si elle est géographiquement lointaine.

Ce souci de réalisme est indissociable d’une autre caractéristique des utopies, en tout cas de celle de More : si l’organisation sociale des habitants de l’île d’Utopia peut paraître idéalisée, elle ne fait pas appel à d’autres qualités, ni ne tient compte d’autres défauts que ceux que More pouvait relever chez les hommes de son temps. Bref, au moins dans la version archétype de Thomas More, l’utopie n’est pas une construction qui suppose un homme nouveau différent de celui que l’on peut voir tous les jours. Il faut aussi souligner 25 , toujours pour nuancer la dimension imaginaire du récit de Thomas More, que la première partie de l’Utopie donne lieu à une critique à peine voilée de l’Angleterre et de la manière dont sont gouvernés les autres États européens au début du 16e s. C’est donc davantage en contre-point de la réalité existante - qui n’était guère réjouissante au début de la Renaissance pour More et ses amis - qu’est décrite l’île. L’utopie est un contre-modèle idéalisé d’une société réelle (l’Angleterre, et plus généralement l’Europe renaissante), souffrant de maux que l’auteur dénonce comme étant certes les conséquences de la nature vicieuse de l’homme 26 , mais des maux qu’il ne juge cependant pas incurables. L’utopie de la Renaissance est donc assez optimiste et confiante en la capacité de l’homme à se réformer, confiante dans le pouvoir d’émancipation des sociétés humaines : agir est possible.

Sous ce rapport, rien n’interdit d’ailleurs de rapprocher l’apparition des utopies d’autres entreprises contemporaines analogues dans leur fonction de critique sociale. La plupart des commentateurs rapproche les utopies des mouvements conduits par les grands réformateurs religieux. Parmi ces derniers, l’un des plus marqué par une dimension sociale, voire socialisante par anticipation, est Thomas Münzer (1488-1525), un élève de Luther. Comme les récits utopiques, elle est sur le plan politique pratique une des formes d’expression populaires de l’angoisse devant les brutales transformations de la société à la Renaissance. Il est vrai que la révolte de Münzer a été désavouée de manière cinglante par Luther 27 dans un moment de « reconstitution » d’une hiérarchie ecclésiastique à l’intérieur du mouvement de la Réforme. Münzer, de beaucoup s’en faut, n’a pas écrit une utopie, il prône en héritier du millénarisme médiéval 28 la communauté des biens entre élus, il appelle à la révolte violente contre le clergé impie ou les seigneurs qui s’accaparent un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu.

Cette aspiration sociale de certains réformateurs a été militairement brisée lors de la Guerre des Paysans 29 . Elle avait pourtant puisé sa propre violence et avait pour ainsi dire libéré la violence de Luther lui-même lequel n’avait de cesse de s’en prendre aux profanateurs romains et de lancer de cinglants appels à l’iconoclasme.

L’Utopia de More

Rappelons, sans entrer excessivement dans le détail, comment se présente le livre de Thomas More. L’auteur l’annonce comme la transcription fidèle, faite de mémoire, d’une sorte de dialogue philosophique qui aurait eu lieu 30 entre Thomas More et Pierre Gilles 31 , un humaniste flamand, ami de More et le personnage de Raphaël Hythlodée déjà évoqué. Au livre I, malgré les exhortations de Gilles, qui connaît le récit de Raphaël et qui souhaite que les récits de ce dernier servent à édifier les souverains de l’Ancien Monde, le voyageur portugais répugne à parler de ses découvertes. Ainsi n’est-il pas question au livre I de l’île d’Utopia notamment parce qu’il est vain de vouloir faire bénéficier aux souverains de conseils qu’ils ne pourraient entendre. Je crois qu’on peut être sensible à ce procédé littéraire de More qui consiste à retarder la description de l’île d’Utopia. Ce délai contribue à établir une distance apparente plus grande encore, entre les habitants de l’île et les peuples européens. Les atermoiements ou plutôt les réticences de Raphaël sont aussi l’occasion de procéder la description de peuples inconnus les Polylérites 32 qui ont remplacé la peine de mort pour vol par les travaux forcés 33 , les Achoriens 34 qui ont renoncé à toute conquête territoriale et les Macariens 35 qui ont limité par une loi le trésor royal. On a pu parler à leur sujet de « micro-utopies », par contraste avec la super-utopie qu’est la description d’Utopia proprement dite 36 .

Les micro-utopies du livre I et la critique politique

Ces micro-utopies, ou ces utopies partielles, sont intéressantes dans la mesure où elles fournissent l’occasion d’une critique à front renversé de l’Angleterre et des États européens de l’époque. Ainsi, la peine de mort était alors couramment pratiquée contre les voleurs, notamment en Angleterre, et la multiplication des délits et des crimes n’est pas sans lien, pour Raphaël, et donc pour Thomas, avec la paupérisation de certaines classes (les métayers, les paysans, les ouvriers agricoles) que les entreprises belliqueuses des rois aggravaient puisque ces dernières nécessitaient toujours plus d’impôts et l’augmentation du trésor royal 37 . Il y a là des éléments de critique positive qui contraignent à ne pas voir dans les utopies de l’âge classique des élucubrations imaginaires comme le sens actuel du terme pourraient le faire accroire.

Il y a plus : la description de ces micro-utopies donne l’occasion à More, l’auteur, par le truchement de son personnage Raphaël, de procéder à une vive critique des institutions anglaises de l’époque qui va au-delà de la simple satire 38 en cela précisément qu’elle procède aussi en sa critique à une analyse des causes du vol. Si le vol est si répandu, c’est à cause d’un dysfonctionnement de l’État qui ne peut assurer à chacun sa subsistance 39 . Ce qui est dénoncé est donc moins le système judiciaire que ce qui motive la mise en place d’un appareil répressif, la misère 40 . Et Raphaël n’hésite pas à inviter l’Angleterre à s’inspirer du modèle des Polylérites 41 . En d’autres termes, le récit de More comprend une critique assez précise de la société de son temps, c’est là un trait caractéristique du genre littéraire.

La description du livre II : quelques aspects de l’île

Toujours est-il que si Raphaël répugne 42 à entreprendre la description d’Utopia, il s’y attèle au livre II 43 sous le titre « Discours de Raphaël Hythlodée sur la meilleure forme de communauté politique » (dans ce deuxième livre Gilles et More ne sont plus que des interlocuteurs passifs). La description se présente selon un ordre que le personnage-More avait demandé à la fin de l’entretien du matin. More voulait que Raphaël lui parle successivement de « ce qui concerne la campagne, les cours d’eau, les villes, les habitants, les coutumes, les institutions, les lois ».

C’est donc à une sorte de traité systématique que se ramène la description de l’île d’Utopia. De cette forme voisine du traité est sans doute issue la tendance à faire de certains traités politiques antérieurs des préfigurations d’entreprises utopiques. Après un bref historique et une description physique, Raphaël nous dit qu’Utopie contient « cinquante-quatre villes spacieuses et magnifiques. Le langage, les lois, les mœurs et les institutions y sont identiques. Les cinquante-quatre villes sont bâties sur le même plan 44 et possède les mêmes établissement et les mêmes édifices publics modifiés selon les exigences des localités. […] Tous les ans trois vieillards expérimentés se rendent à Amaurote (la capitale) afin d’y traiter des affaires de l’île » (ibidem, p. 125) au Sénat d’Amaurote 45 . La capitale a été choisie parce qu’elle était au centre. À chaque ville a été octroyé de manière équitable un domaine cultivable pour la culture nécessaire à la consommation. La ville envoie périodiquement dans des « maisons commodément construites » des « armées de travailleurs » qui constituent la « famille agricole » composée de quarante individus, hommes et femmes et deux esclaves. Trente familles sont dirigées par un « philarque », sorte de président des groupes de familles. More a institué dans son île une sorte de service agricole de deux ans que chaque citoyen doit faire, participant ainsi aux pénibles travaux des champs. Dans la ville même souci d’égalité, voire d’uniformité et de frugalité : les utopiens abolissent la propriété privée et applique « le principe de la possession commune » (ibid. p. 129) : « Pour anéantir jusqu’à l’idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage ». Contrairement aux intentions de Platon qui vise à supprimer la famille, More maintient cependant dans son Utopia, les liens familiaux. Il tend même à les renforcer et ce d’autant plus que l’organisation macro-économique de l’île est décrite comme celle d’une grande famille 46 où l’or et l’argent ont moins de valeur que le fer 47 . Il faut honorer et défendre la famille, c’est pourquoi l’un des deux ou trois crimes qui justifient la peine de mort est l’adultère. Ce n’est d’ailleurs pas là un trait spécifique de More, la plupart des utopistes ne tolèrent pas les relations sexuelles hors mariage, en revanche, le divorce y est souvent prévu. Il est aussi paradoxalement pensé comme un moyen de renforcement du mariage 48 . Les Utopiens se divisent en deux classes ou deux sectes. Il y a ceux qui renoncent au mariage, et qui s’abstiennent du commerce des femmes, qui sont strictement végétariens, voire végétaliens et qui espèrent par leur conduite frugale, en fuyant tous les plaisirs de la vie, goûter tous les délices de la vie future. Et, tous ceux qui préfèrent l’état de mariage et qui, « non moins affamés de travail », pensant qu’ils se doivent à la nature, qu’ils doivent des enfants à la partie et qui en conséquence ne fuient pas les plaisirs dans la mesure où ils ne les écartent pas du travail 49 .

Les religions en Utopie sont multiples et varient d’une région à l’autre, et dans les villes mêmes. Les uns rendent un culte à la lune, les autres au soleil ou d’autres planètes. Mais la plupart des utopies rejettent ces idolâtries, sont monothéiste, reconnaissent un Dieu immense inexplicable qu’ils appellent « Père ». Lorsque Raphaël leur a parlé du Christ, ils ont accueilli cette révélation de l’Évangile avec « un affectueux penchant ». Si certains se firent baptisé, dans la mesure où ni Raphaël, ni ses compagnons de voyage n’étaient prêtre, les utopies ne connurent de la religion chrétienne que le rite. Là encore, la manière dont Thomas More évoque l’introduction du christianisme en Utopie, tranche avec la violence des guerres de religion dont il est le contemporain. On ne saurait trop souligner l’importance pour lui de la tolérance : « les Utopiens mettent au nombre de leurs institutions les plus anciennes celle qui prescrit de ne faire de tort à personne pour sa religion ». (L’Utopie, E. S. , p. 193) L’intolérance et le fanatisme sont punis de l’exil ou de l’esclavage.

Le rôle des prêtres de la religion dominante en Utopie, religion voisine dans son esprit et ses principes du message chrétien, est essentiel. Les prêtres utopiens sont des magistrats élus par le peuple au scrutin secret et sont dirigés dans chaque cité par un pontife. Leur rôle est fondamental, aussi bien en matière de mœurs que, dans l’éducation. Cependant, s’ils sont censeurs des conduites perverses, ils n’ont pas le pouvoir de faire poursuivre ou d’arrêter les criminels 50 . Les prêtres peuvent se marier et ils choisissent leurs épouses dans l’élite de la population. Les femmes elles-mêmes ne sont pas exclues du sacerdoce, pourvu qu’elles soient veuves et d’un âge avancé. Il n’est pas de magistrature plus honorée que le sacerdoce, et ils ne sont guère nombreux, élus avec la plus grande précaution.

Bien que fort peu disert sur la question institutionnelle - More insiste principalement sur le caractère et les mœurs heureuses des utopies, ainsi que sur leur sagesse philosophique - Raphaël conclut son exposé en soulignant qu’il a « essayé de décrire la forme de cette république, que je crois être non seulement la meilleure, mais la seule qui puisse s’arroger à bon droit le nom de république. Car, partout ailleurs, ceux qui parlent de l’intérêt général ne songent qu’à leur intérêt personnel ; tandis que là où on ne possède rien en propre, tout le monde s’occupe sérieusement de la chose publique, parce que le bien particulier se confond réellement avec le bien général » 51 .

En utopie, il n’y pas d’indigents, ni de mendiants, et on y perçoit une sorte de retraite : « car tout a été calculé pour ceux qui ont travaillé et qui en sont à présent incapables aussi bien que pour ceux qui travaillent à présent » 52 . Aussi bien la philosophie, la morale que la religion dominante reposent sur l’alliance de la nature et de la raison. Seul un État puissant, mais en fait conçu sur le modèle gestionnaire, peut régler rationnellement les rapports entre les hommes : telle au fond la philosophie sociale de Thomas More.

Essai de définition et d’histoire d’un genre littéraire : Qu’est-ce au sens strict qu’une utopie ?

En rédigeant son récit, Thomas More inaugure un genre littéraire particulier, le récit utopique, où une pensée politique trouve dans la forme du récit, et souvent d’un récit de voyage un mode spécifique d’expression. Ce genre a trouvé des représentants en Angleterre avec la Nouvelle Atlantide où son auteur, Francis Bacon, situe un projet de réforme des sciences. Avec Jonathan Swift, avec Daniel Defoe encore que l’on puisse discuter en fonction de la manière plus ou moins lâche dont on se propose de définir le genre, en italien dans la Cité du Soleil (1602) de Tommaso Campanella 53 , Antonio Guevara avec l’Horloge des Princes (1555) en espagnol, en français, comme il a été dit plus haut, avec l’Histoire du grand et de l’admirable Royaume d’Antangil. Bien d’autres ouvrages, par un aspect ou par un autre peuvent être rattachés à cette liste qu’on ne donne ici qu’à titre indicatif.

Je précise tout de suite qu’entreprendre de dégager certains traits caractéristiques du genre littéraire intitulé récit utopique ne veut pas dire autre chose que s’efforcer de mettre en lumière quelques invariants qui paraissent être propres au genre, sans pour autant affirmer que ces invariants sont pleinement réalisés dans tous les récits qu’on a l’habitude de tenir, à tort ou à raison, pour des utopies. Bien peu de tragédies grecques répondent aux déterminations conceptuelles que s’est efforcé d’en dégager Aristote dans le livre de sa Poétique qui a été conservé. Pour autant si l’on veut avoir une réflexion sur ce qu’est effectivement, et sur ce que doit être une tragédie, tant descriptivement que prescriptivement, c’est bien dans le texte d’Aristote qu’il faut en chercher les éléments théoriques et les caractéristiques essentielles. Je ne sais pas d’ailleurs s’il est possible de traiter le récit utopique comme une catégorie littéraire homogène que l’on pourrait traiter sur un même plan que la tragédie, l’épopée ou le roman picaresque. Ce genre d’entreprise est toujours confronté à des problèmes de frontières entre les genres limitrophes ou apparentés 54 .

Qu’est-ce donc qui distingue le récit utopique, du récit de science-fiction, du traité politique, du traité d’urbanisme etc. ? On peut essayer de dégager les traits caractéristiques du genre. Pour faire court, j’en dénombrerais quatre :

1. L’intention de l’auteur du récit utopique est fondamentale. L’objectif de l’auteur de récit utopique n’est pas de distraire ou de faire rêver. On imagine d’ailleurs fort mal un homme, aussi sérieux que Thomas More, se livrer à un exercice romanesque futile alors qu’il est accablé de charges dans le cadre de son ambassade auprès des Hollandais. Il ne s’agit donc pas pour l’auteur de récits utopiques de fuir le monde réel en projetant un monde imaginaire, mais d’une manière détournée, d’affirmer effectivement son refus d’admettre le caractère naturel et immuable de l’ordre établi. L’homme de la Renaissance refuse la soumission à la transcendance qui ne saurait suffire à fonder l’ordre social et les hiérarchies politiques. Pour les Renaissants, l’ordre politique n’est pas naturel et le détour par une fiction est nécessaire pour le faire comprendre dans un monde où dominait la croyance au caractère naturel de l’ordre social. C’est aussi une des raisons qui ont fait que le Moyen Âge n’a pas produit d’utopies au sens strict. L’essentiel de la pensée médiévale consiste à s’efforcer de situer l’homme par rapport à l’autre monde et non son rapport à d’autres mondes existants possibles 55 .

2. Le recours à la forme concrète du récit pour décrire une société en état de fonctionnement forme un deuxième trait distinctif. Cet aspect permet d’exclure du genre, pris au sens strict, les discours exclusivement théoriques 56 , et les récits dont le centre et l’unité tiennent à la relation d’une aventure individuelle (à ce compte, il faut en rigueur exclure du genre la catégorie les robinsonnades). Pour autant, le recours aux catégories du « féerique » et du « merveilleux » n’est pas absolument exclu de certains récits utopiques. Mais, on peut dire que ces catégories ne sont pas consubstantielles à une définition un peu stricte du genre. Si féerie il y a, le plus souvent, c’est à cause de la sécurité qu’inspire cette société, contre-point de celle dans laquelle l’auteur du récit utopique vit et qu’il critique. Il faut peut-être ici mettre l’accent sur l’évolution du genre. Les récits utopiques de la première période (= 16e s. la postérité immédiate de More) sont relativement pauvres du point de vue de leur intrigue : pas d’épisodes, assez peu de rebondissements, pas de point culminant de l’action, ni de dénouements etc., ils deviennent en revanche plus « romanesques » à partir du 17e s. Toutefois, jamais les aventures du héros ne doivent prendre le pas sur la description de la société imaginaire. L’utopie est en fait, en tant que telle, assez peu favorable au romanesque, au mieux on peut dire qu’elle le tolère 57 . Au fond, comme genre littéraire, le récit utopique n’est jamais le récit d’une action ou d’une intrigue, mais il est l’occasion d’une description pour laquelle l’éventuelle narration d’une intrigue sert de prétexte et de cadre. Il est clair que l’utopie ou plutôt les utopies, et par la suite les anti-utopies tendent toutes, sauf peut-être, j’y reviendrai, celle d’Alexandre Zinoviev, à réintroduire la dimension narrative romanesque afin d’animer la machine et ainsi évitent de donner à la forme d’exposition les aspects trop secs d’une description trop précise et trop minutieuse.

3. C’est pourquoi le récit utopique classique, et c’est un troisième trait du genre, s’inscrit le plus souvent dans le cadre d’une relation de voyage. Le voyage, outre sa fonction narrative, revêt un sens symbolique : il signifie le passage d’un monde dominé par d’anciennes valeurs à un monde où sont déjà en exercice les valeurs nouvelles auxquelles on aspire plus ou moins secrètement. Le voyage permet surtout de rendre compte de l’éloignement, de la difficulté d’accès. Il permet en fin de souligner le caractère fermé de la société décrite par les récits utopiques. Cet aspect fermé de l’État utopique rend d’autant plus pertinente la description de son fonctionnement sur le modèle de la machine. Système fermé, autarcique, défendu des agressions externes, l’État utopique peut alors être envisagé comme un outil d’administration rationnelle de l’existence des citoyens.

4. Enfin, le récit utopique comporte souvent une dimension critique voire satirique qui le rattache à la réalité politique de l’époque qui l’a produit. Sous couvert de décrire un monde où tout se passe bien, on souligne, toujours par contraste et de manière oblique, les désordres absurdes du monde réel. Ce qui fait que positivement l’utopie n’est pas le songe-creux d’une conscience malheureuse qui n’arrive pas à composer avec le réel. On pourrait presque aller jusqu’à supposer une sorte d’optimisme fondamental chez les auteurs de récits utopiques.

Les causes historiques lointaines de l’apparition du genre

Les utopies politiques, du 16e s. au 18e s., sont donc moins l’expression d’un programme politique imaginaire et irréaliste que la critique au moyen d’un artifice littéraire, celui de la fiction romanesque, de l’ordre existant et l’expression d’une aspiration à sa réforme. L’apparition du genre littéraire du récit « utopique » est donc indissociable d’un moment de l’histoire humaine. Pour le dire vite, et en des termes peut-être un peu caricaturaux, disons qu’il est lié à un certain développement du mode de production capitaliste, où l’on cesse de penser le rapport au politique sur le mode féodal qui impliquait à la fois le respect de l’ordre établi et la renonciation à vouloir le changer ici-bas au risque d’enfreindre la religion.

Un ordre politique remis en cause : la « lente sécularisation du paradis 58  »

Pour que le récit utopique apparaisse, plusieurs conditions devaient en effet nécessairement être remplies. J’en évoquerai deux : tout d’abord, la sécularisation du paradis, puis la prise de conscience qu’il est possible de changer l’ordre des choses. L’ordre politique médiéval prenait en effet appui sur une interprétation politique de certaines formules des Évangiles sorties de leur contexte et souvent lues dans le sens d’une soumission à l’ordre établi que s’est développé une idéologie de la soumission et de la renonciation à l’amélioration sociale. Je pense à des formules devenues quasi proverbiales comme « tout pouvoir vient de Dieu » (Saint Paul, Rom. I.20) ; « Rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Marc 12.17 ; Luc 20.25) ; « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18.36) ou encore « Malheur à l’homme par qui le scandale arrive » (18.7) etc. Ces paroles du Christ ont souvent servi à encourager une attitude de renoncement considérée, à tort sans doute, comme proprement chrétienne 59 . Cette attitude se traduisit en général par un repli ou une méfiance vis-à-vis de l’engagement politique et des questions de justice humaine.

En tout cas à partir de la romanisation du christianisme, elle s’accompagne de la mise à l’arrière plan de tout millénarisme (ou du chiliasme). On s’accorde d’ordinaire à voir dans l’œuvre d’Augustin le moment crucial de cette évolution théorique. Cette dernière s’exprime essentiellement par le renoncement à voir la république chrétienne s’accomplir ici-bas, et par la séparation radicale dans la conscience chrétienne du spirituel et du politique, du sacré révélé et du profane 60 . La Jérusalem céleste, la civitas Dei, a ainsi progressivement remplacé comme horizon de l’existence en commun la Cité antique ou la Roma æterna. Le sens de l’entreprise augustinienne n’était d’ailleurs pas d’expliquer ex post dans un sens providentialiste la prise de Rome par Alaric (Alaric, qui d’ailleurs était chrétien, avait pris Rome en 410). Le problème n’était pas pour Augustin, qui en cela s’opposait à bien d’autres, d’essayer de convaincre ses contemporains, qu’il fallait voir dans cet événement la manifestation de la puissance divine. Dieu n’a pas voulu humilier la vanité et l’orgueil de Rome, ni faire de Rome, comme le voulait une tradition déjà critiquée par Jérôme 61 , le quatrième empire des prophéties de Daniel 62 . Il s’agissait bien plutôt de souligner une fois pour toute l’incommensurabilité de l’histoire profane et des événements qui la jalonnent, lesquels, aux yeux d’Augustin, relèvent nécessairement de l’anecdote, et de l’histoire sacrée qui seule contient des événements (l’avènement du Christ centre de l’histoire) qui peuvent donner consistance et sens à celle-là (« Deux amours ont fait deux cités » etc.). Il ne saurait être question de réduire le message chrétien à cet aspect. Il est cependant clair que pour la conscience chrétienne, l’existence humaine trouve sa dimension propre dans sa relation à un Dieu transcendant, et même si le mystère de l’incarnation contribue à limiter cet écart entre l’homme et un dieu qui s’est fait homme, ceci est un point de rupture décisif avec la conscience de l’homme de l’Antiquité. Ce déplacement, maintes fois souligné, a certainement contribué à ruiner le rapport que pouvaient entretenir les anciens avec la politique et les diverses formes, idéalisées ou non, de la vie en commun.

Pour faire bonne mesure, on ajoutera que la dimension sociale et politique du christianisme, si elle a souvent été reléguée au second plan, derrière des considérations ecclésiales s’est maintenue malgré tout (la vraie cité du Chrétien, à laquelle il se doit, est d’abord et avant tout l’Église, corps mystique du Christ et non la cité dans laquelle il a eu la fortune, ou l’infortune, de naître). On trouve néanmoins dans l’Évangile bien des justifications à la réduction des inégalités ou des appels à la pauvreté qui tempère la description ici ébauchée. Les mouvements populaires, qui se sont inspirés directement du message chrétien, sont nombreux. Pour citer deux lieux célèbres dont la charge est forte : « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu » (Matt. 19.24 ; Marc 10.25 ; Luc 18.25) ou encore « Va, vends tes bien et suis-moi » (Marc 14.5 ; Matt 19.21). Cette dernière formule a d’ailleurs été alléguée fréquemment justifier l’idéal de pauvreté notamment prôné par les ordres monarchiques qui se sont constitués dans le temps.

Cela dit, il semble que la séparation, théorisée par Augustin, entre l’ordre profane et l’ordre sacré du devenir historique est l’un des éléments qui permettent de comprendre pourquoi au Moyen-Âge quelque chose comme un discours utopique de plein statut n’ait pas été pas possible. Les mêmes arguments qui valaient contre le prophétisme ou les tendances millénaristes pouvaient être avancés contre d’éventuels récits utopiques. En même temps, et c’est là un paradoxe, cette séparation est une condition pour l’apparition ultérieure des récits utopiques : la pensée augustinienne en creusant la séparation du sacré et du profane, a paradoxalement, et, contrairement peut-être aux intentions d’Augustin, contribué à séculariser la sphère du politique, sécularisation qui est la condition même de l’apparition du genre.

Pour qu’apparaisse le discours utopique à la Renaissance, il faut pour une part que le rapport au politique se soit profondément modifié dans la conscience de l’époque et que les hommes de la Renaissance considèrent sous un nouveau jour le rapport au devenir général des affaires humaines. Il n’est pas question d’entrer dans une description détaillée de ces modifications, ni même de chercher à en préciser trop les étapes. Rappelons au moins que la publication du Prince de Machiavel est contemporaine de celle de l’Utopie de Thomas More.

Les causes immédiates : l’essor du capitalisme et le développement de l’absolutisme

D’un point de vue proprement historique, l’apparition du récit utopique a pour causes immédiates deux phénomènes : le spectacle de l’essor économique capitalistes et le sentiment que ces progrès introduisent un désordre que seul un changement d’organisation politique pourrait résoudre. La projection imaginaire est ici directement liée au sentiment de l’impossibilité d’un changement effectif. Ajoutons qu’elle est aussi indissociable de la naissance ou de la montée de l’absolutisme, forme politique d’exercice du pouvoir qui constitue une entrave à l’expression des revendications aussi bien du peuple, ce qui n’a somme toute pas un si grand poids, mais surtout des classes bourgeoises montantes, quand bien même, dans la mesure où l’absolutisme affaiblit l’ordre ancien et contribue à ruiner les féodaux, ces classes y sont dans un premier temps favorables. L’utopie est donc une réaction à l’ordre existant, cela ne veut pas dire qu’elle est pour autant réactionnaire, si l’on m’accorde que toute pensée en réaction n’est pas pour autant une pensée réactionnaire. J’ajouterai qu’il ne faut pas non plus que ce soit développé parallèlement à ces changements radicaux dans les modes de productions et dans les rapports sociaux qu’ils induisent une conscience de leur nature historique trop développée. Une fois que les philosophies de l’histoire se seront développées, elles deviendront avec la thématique du progrès notamment le vrai cadre intellectuel à l’intérieur duquel se fera la réflexion sur ce que doivent être les changements à apporter à l’organisation sociale. On passera ainsi du récit de fiction, propres au 17e s. et au 18e s. à l’utopie sociale proprement dite, qui se fondera plus ou moins consciemment sur a dimension historique, quitte à vouloir y mettre un terme ou à désirer d’en sortir en proposant un programme de société équilibrée où seraient levées les inquiétudes et les angoisses liées aux contradictions et aux convulsions des sociétés historiques.

La circumnavigation et la disparition des terres inexplorées

Il n’est enfin pas douteux que l’évolution du récit utopique depuis le Renaissance jusqu’à la Révolution est aussi tributaire d’un fait très simple, bien qu’à mes yeux, extérieur et anecdotique : la disparition progressive des terræ incognita, des terres inconnues, et l’échec des navigateurs à découvrir le paradis terrestre contraignent progressivement les auteurs de récits utopiques à chercher dans d’autres mondes les lieux de « nulle part » 63 . Ainsi les récits utopiques commencent parfois à prendre pour toile de fond des voyages sidéraux. C’est le cas de Godwin qui envisage des voyages interplanétaires, dans les Aventures de Domingo Gonzales (1638) et de l’évêque Wilkins The Discovery of a world in the Moon (1638) dont, en France, Savinien Hercule Cyrano de Bergerac s’est ouvertement inspiré du premier en publiant L’Autre Monde, dont la première partie s’intitule : les États et Empires de la lune. Une variante du voyage dans la lune, est assez bien illustrée par le voyage dans le temps : L’An 2240 de Louis-Sébastien Mercier, puis plus tard, mais il ne s’agit plus vraiment d’une utopie, de The Time machine de H. -G. Wells.

La spécificité du concept d’utopie

Ces remarques descriptives sur la spécificité du récit utopique comme genre littéraire et sur les conditions socio-historiques de son apparition permettent maintenant de mieux préciser ce qui distingue l’utopie des autres formes de productions imaginaires avec lesquelles on l’assimile ou on le confond souvent.

L’utopie n’est pas le mythe. Par exemple, on ne peut assimiler à des utopies les mythes dits de l’âge d’or, comme ceux notamment développés par Hésiode dans Les Travaux et les jours 64 ou par Platon dans Le Politique ; celui du paradis terrestre, issu du récit de la Genèse 65 , celui du pays de cocagne 66 , des bergers d’Arcadie 67 etc. En effet, dans tous ces mythes, on présente l’homme dans une condition heureuse perdue et enfouie dans un lointain passé. Les hommes sont décrits en général au milieu d’une nature qui les nourrit et avec laquelle ils vivent en harmonie sans avoir à travailler. Dans les utopies, à tout le moins dans les récits utopiques des 17e s. et 18e s., les auteurs de ces fictions n’inscrivent pas en général leur description dans le contexte d’une nature mythique et fabuleuse où l’homme n’a aucune initiative à prendre. L’utopien de More est astreint, on l’a vu, au travail des champs et de la ville, même si le travail est limité dans le temps, strictement planifié et organisé. Ce point sera fortement critiqué par Marx qui y voit une des manifestations des tendances réactionnaires des utopies dont les constructions imaginaires ne tiennent pas compte de la nécessaire complexification de la division du travail. La plupart de ces récits utopiques décrivent les conditions et les règles qui président à la production des subsistances nécessaire à la vie autarcique du groupe. Thomas More profite d’ailleurs de la description de la vie dans Utopia pour nous donner un aperçu de ce qu’il envisageait comme remède aux maux de son temps.

Une utopie n’est pas un rêve, ni une chimère. L’utopie ne se donne pas sur le mode de l’imaginaire complet. Une utopie, au sens strict, est certes quelque chose de fictif, mais, on l’a dit, envisagé comme quelque chose de réalisable étant donnée la nature telle qu’elle est et la raison humaine telle qu’elle peut influer sur les conduites des hommes. Si l’on veut, on peut dire que l’utopie s’inscrit dans le champ du possible et non du virtuel.

Une utopie n’est pas la description d’un modèle théorique idéal 68 . Au sens strict, la République ou Les Lois de Platon ne sont pas des utopies, les utopies se présentent sous la forme de descriptions de pays où l’organisation politique parfaite a été réalisée, en général l’auteur du récit utopique ne décrit pas le modus operandi permettant de réaliser la société utopique. Dans l’Utopia de More, c’est le personnage éponyme d’Utopus qui donnent les lois de la cité, la société idéale. S’il est vrai que More fait référence à la République de Platon 69 , ce dernier propose cependant un modèle essentiellement théorique qui n’a pas recours à l’artifice de la fiction : Platon dit en gros que, si vous voulez produire la justice dans la cité et dans l’individu, vous devez suivre telle et telle règle d’organisation, d’éducation etc. Thomas More, lui, montre une société où cela s’est effectivement réalisé, une société idéale en état de fonctionnement.

Enfin, l’utopie n’est pas la satire. Même si on confond en général assez peu les utopies et les satires, il convient de préciser cette distinction, dans la mesure où il y a souvent, pas toujours explicitement, une dimension satirique dans les utopies. On a vu comment le personnage de Raphaël Hythlodée, dans le livre de More, se livrait à une critique extrêmement vive de l’Angleterre de l’époque d’Henry VIII, fustigeant les abus des riches et des nobles qui expulsaient les métayers pour accaparer leur terre afin de les donner en pâturage aux moutons, activité plus lucrative à l’époque de la naissance d’une industrie de la laine.

Interprétation de l’évolution du genre littéraire comme symptôme de l’évolution de la pensée politique et de la théorie de l’État depuis la Renaissance.

La représentation de l’État sous-jacente aux récits utopiques comme condition de leur apparition

Il s’agit maintenant de caractériser à la pensée politique sous jacente aux récits utopiques. Je crois qu’on ne peut bien comprendre la possibilité d’écrire des utopies tant qu’on ne met pas en lumière le type de représentation de l’État qui les sous-tendent ou qui sont exprimées par elles. Pour pouvoir ainsi faire de l’État l’objet d’un récit « fictionné » de ce type, il fallait au moins qu’émerge une représentation nouvelle de l’État. Je dis « représentation » plutôt que concept, car ce n’est pas toujours très consciemment, ni très nettement comme un concept réfléchi que cette présentation apparaît 70 . Quels en sont les traits principaux ?

La réforme de l’État n’est plus comme chez les Anciens d’abord et essentiellement une affaire de réforme morale des individus qui le dirigent. On peut dire qu’on a là une grande différence avec tous les essais de réforme de la cité, plus ou moins inspirés de la démarche platonicienne. Les récits utopiques - et c’est là un point somme toute qui les rapproche malgré les différences avec les œuvres de Machiavel ou, par la suite, de Hobbes - présentent la question de l’État d’abord en termes de gestion sociale et de technique de bon gouvernement. La direction de l’État, sa nécessité et son institution sont d’abord affaire de raison et de bonne mécanique. C’est l’un des aspects essentiels de la pensée politique utopique : l’idée de la planification de la vie politique au travers celle de production, de la consommation, de l’habitat etc.

Construction rationnelle, l’État des récits utopiques préfigure et, pour une part, accompagne sur un mode spécifique de présentation la pensée classique. Pour cette dernière se passe dans l’État n’est ni la conséquence de la nature, ni un phénomène spontané 71 . Aussi, le bon ordre des sociétés décrites dans les utopies est-il lié à un processus de rationalisation de l’État qui répond aux exigences du temps.

Mais, il faut aussitôt rappeler que les caractères de cette rationalisation : c’est une rationalité qu’on pourrait qualifier d’abstraite dans la mesure où elle suppose un certain nombre d’arrachements et de coupures. La première césure tient au fait que cette rationalisation n’est possible que dans un espace clos, un espace fermé, d’où la dimension essentielle déjà indiquée à plusieurs reprises de tous les récits utopiques : le contrepoint de cette rationalisation de l’État, c’est sa fermeture sur l’extérieur 72 . Pour que la société utopique fonctionne, il faut que rien d’extérieur ne puisse venir en perturber le fonctionnement. C’est là un des traits que l’on retrouve, comme on l’a vu, dans la plupart des présentations de sociétés utopiques.

Une deuxième césure procède directement de cette fermeture spatiale par rapport aux influences de l’extérieur a son pendant temporel, une fermeture par rapport à l’histoire et au devenir. Le récit utopique peut certes relater comment s’est constituée la société utopique, il n’envisage jamais son évolution à venir : l’État des récits utopiques est aussi une production fondamentalement anhistorique. C’est un trait, l’anhistoricité, que la plupart des utopies sociales du 19e s. ont conservé, et qui leur vaut les critiques de Marx et de Engels. Pour ces derniers, faire une théorie de l’État en dehors de l’histoire, en ne réfléchissant pas sur les conditions effectives, contingentes de sa réalisation, c’est s’engager dans un processus par définition voué à l’échec.

Une troisième césure, caractéristique de la rationalité abstraite à l’œuvre dans les utopies : les récits utopiques mettent en scène des sociétés où règne l’égalité quand ce n’est pas l’égalitarisme le plus rigoureux. On a vu que c’était, pour Thomas More et ses successeurs une revendication politique et sociale de la classe bourgeoise. Cette revendication est un élément dominant au moins dans la phase d’ascension vers le pouvoir politique de la bourgeoisie. Il faut ici ajouter que le goût de l’uniformité n’est pas tant une fin qu’un moyen pour annuler les disparités entre sujets, causes des maux du corps social. L’une des meilleures expressions de cette ambition est la critique de la propriété. Celle-ci n’est pas tant analysée comme un mal en soi qu’une cause de maux. Ce point a quelque importance : jamais le récit utopique ne procède comme le feront plus tard les théoriciens marxistes à une analyse historique et génétique de la propriété. Celle-ci n’est pas envisagée du point de vue de ses causes ou de ses origines qu’il faudrait ou non s’efforcer de légitimer ou de dénoncer, mais du point de vue de ses effets pervers sur la bonne gestion sociale des affaires de l’État. Les récits utopiques ne reprochent donc pas à la propriété la manière dont elle a été historiquement constituée (par la rapine ou l’échange inique, l’héritage ou tout autre mode d’appropriation du travail d’autrui) pour éventuellement la remettre en cause de ce point de vue, mais en ce qu’elle risque d’introduire des différences qui feront que les uns vivent dans la misère tandis que d’autres peuvent jouir du luxe et du superflu. C’est en cela aussi que le discours des récits utopiques sur la réalité de la propriété suppose la ruine définitive de la représentation médiévale de la société fondée sur l’idée de l’existence d’un ordre naturel, d’une hiérarchie immuable dans laquelle on admettrait comme normal qu’il y ait des pauvres.

Les récits utopiques valorisent le travail des individus et s’efforcent de lier le travail et la rétribution. Le pauvre, s’il reste dans sa condition, est en conséquence soit coupable, soit victime, et la tâche (nouvelle) de l’État, ou du pouvoir politique est de remédier à cette situation qui n’est plus considérée comme normale ou naturelle, mais est une anomalie. C’est pourquoi le récit utopique fait l’apologie du travail et s’efforce de préciser les moyens de répartir la richesse par la gestion sociale et collective des biens. Chez More, on l’a vu, cela prend la forme de la suppression de la propriété privée et pour une part de la division sociale du travail (v. ci-dessus l’organisation du service du travail à la campagne). Pas de marché, pas de monnaie, des entrepôts où le chef de famille va chercher les biens nécessaires. À Antangil, on laisse les familles conserver leurs biens individuels, mais on a rendu l’État riche et opulent de la possession de mines, ce qui évite à l’État de réclamer des impôts à la population 73 . En gros, le régime de la propriété doit être soumis directement à l’intérêt de l’État, qui en est la seule incarnation, qui ainsi échappe au libre jeu spontané des particuliers et de la société. La propriété est donc comprise comme un élément de la gestion mécanique de la société et l’État comme l’instrument et la fin de cette mécanique.

Enfin, un autre aspect de cette abstraction qui procède du souci de l’égalité se retrouve dans l’idée de la reproduction à l’identique. On a vu le soin pris par Thomas More à souligner que toutes les villes d’Utopia sont construites sur le même plan et qu’Amaurote, la capitale ne doit sa suprématie toute relative de capitale, qu’à sa situation géographique centrale. Cet aspect laisse des traces dans les utopies sociales proprement dites, le projet de Phalanstère de Fourier et de Victor Considérant, la New Harmony de Robert Owen 74 sont des constructions qui étaient destinées à être reproduites.

L’État est donc représenté comme une machine sociale et rationnelle, métaphore qui n’est aucunement exclusive de celle qui le présente comme animé de personnalité (le Léviathan de Hobbes, le corps moral et politique issu du contrat de Rousseau), organisé, doué d’une volonté et d’une personnalité. Cette conception de l’État comme d’un corps imaginaire vivant, personnalité fictive 75 , est en quelque sorte le trait théorique qui rend possible le fait que l’État puisse devenir le personnage central de certains récits de fiction (cf. l’all. Staatsroman) même s’il s’agit toujours plus ou moins de montrer en creux comment il est possible d’améliorer l’organisation réelle du monde réel. L’État conçu comme une machine de gestion sociale et comme une personne morale, telle est donc la conception de l’État sous-jacente aux utopies.

Il est d’ailleurs ici symptomatique de relever que les auteurs d’utopie sont souvent aussi des membres de cette machine 76 , Thomas More, bien sûr, juriste avocat, puis chancelier d’Angleterre, Francis Bacon auteur de la Nouvelle Atlantide lui aussi chancelier, Guerara évêque, les auteurs protestants de récit utopiques qui sont le plus souvent des enseignants.

Le déclin de la forme du récit utopique et le début des utopies socialistes

Si le récit utopique se transforme peu à peu, s’il laisse place à des utopies sociales ou socialistes qui ont abandonné la forme récit, c’est aussi parce que la conception de l’État n’est plus tout à fait la même au 19e s. qu’au 17e s. L’État rationnel bourgeois s’est affirmé sur les ruines de ce qui restait des liens féodaux et des corporations. Parallèlement sur le plan théorique, les philosophes et les juristes classiques ont privilégié le recours aux constructions du droit naturel et à la fiction rationnelle du contrat pour rendre raison de la genèse de l’État. Mais, ici, selon l’heureuse formule d’Ernst Bloch, « le Nulle-part de la raison fait ici place au Partout qui peut en être déduit » 77 .

La machine étatique libérée de ses entraves, liées aux résidus des structures du monde féodal (corporations, ordres, charges, douanes etc.), peut se développer pleinement, et les auteurs des récits utopiques n’ont plus besoin d’avoir recours à la forme du récit littéraire pour servir de toile de fond à l’exposition de leurs idées ou de leurs idéaux politiques. L’État moderne, entendons les formes d’organisation politique de la puissance publique conforme aux intérêts des classes sociales montante, n’exige plus ces mises en scène où l’État est décrit comme devant fonctionner sur les critères de la raison dans un ailleurs plus ou moins romanesque et fictif, puisqu’il s’est réalisé et qu’il a désormais besoin de faire accroire qu’il est la rationalité politique réalisée historiquement. Si l’on veut, on peut prendre comme symptôme de cette évolution la formule de Hegel : si « l’État est le rationnel en soi et pour soi » 78 , et comprendre le fait que la forme du Staatsroman est congédiée car inutile à la réalisation historique de l’État. Cette achèvement de l’État abstrait et rationnel, véritable terme de l’histoire, s’exprime avec une pleine clarté dans la distinction hégélienne de la société civile et de l’État. Cette distinction aurait pourtant bien parue assez étrange à Raphaël.

C’est pourtant confronté au spectacle de l’écart entre les idéaux rationnels de la bourgeoisie montante - celui de liberté ou celui de l’égalité universelle, idéaux proclamés avec quelque solennité par les révolutionnaires - et les réalisations concrètes de cette révolution que certains, à la suite notamment de Gracchus Babeuf, vont relancer l’idée d’utopie dans une perspective sensiblement différente. Il s’agit encore, comme pour Thomas More, de montrer qu’un autre choix est possible : Charles Fourrier, Saint-Simon, Robert Owen 79 au début du 19e s., puis Étienne Cabet et beaucoup d’autres, on ne peut les citer tous, vont nourrir leur critique de la société actuelle de l’espérance d’une amélioration qui se présente sous la forme d’un programme de réalisation qu’il faut s’efforcer de mettre en œuvre.

Je ne m’attarderai pas ici sur cet aspect de l’histoire de l’utopie qui mériterait de plus longs développements, mais je peux rappeler que pour la pensée d’inspiration marxiste, l’utopie socialiste est jugée de deux manières opposées : soit comme une épure de géomètre, un rêve de théoricien en chambre de la société, soit comme une force active permettant la formulation de revendication et la révolte 80 . Instrument d’oppression pour les marxistes, l’État bourgeois, dans sa version libérale ou autoritaire (le plus souvent il est les deux simultanément ou successivement en fonction des intérêts de sa perpétuation), sécréterait donc les utopies socialistes comme symptôme des contradictions du capitalisme et de ses propres manquements par rapport à la doctrine officielle et proclamée selon laquelle il serait un État rationnel.

Là encore, l’utopie socialisante tend à décliner avec la forme politique qui a conditionné son apparition : elle va aussi être à bien des égards un puissant levier symbolique de ce qu’on peut appeler les grandes déviations pathologiques de l’État au 20e s. L’État, réduit à sa dimension gestionnaire, dépouillé de sa dimension sacrée, envisagé comme instrument au service des forces en conflit de la société, fait l’objet d’une lutte effective violente pour son contrôle puisqu’il est conçu à la fois comme un outil d’oppression présent aux mains des classes dominantes (l’appareil d’État avec sa police, sa justice, ses institutions d’éducation, son armée etc.) et comme un instrument d’émancipation à venir des classes dominées. Cette violence trouve dans les conflits mondiaux et les totalitarismes qui en sont issus une illustration tragique et son paroxysme. Du point de vue de notre sujet, cette évolution se traduit par le développement original d’un nouveau genre d’utopie : l’anti-utopie, aussi appelée contre-utopie ou dystopie.

Le contrepoint éclairant des dystopies du 20e s.

Du point de vue de l’évolution du genre, les récits utopiques et les utopies sociales ont peu à peu cédé la place peu à peu à leur pendant négatif, les anti-utopies qui par un singulier retour des choses reviennent à la forme romanesque et la présentation narrative d’un contenu politique exclusivement critique. Au 20e s., les émules de Thomas More, en tout cas du Thomas More critique des institutions et de la vie politique de son temps, sont plutôt à chercher du côté de ce qu’on a appelé des anti-utopies ou des « dystopies ». Éric Blair alias Georges Orwell (1984, La Ferme des animaux) ou Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes) en sont de bons représentants. Plus récent, et un peu moins connu, on peut aussi évoquer Les Hauteurs Béantes 81 le premier roman de fiction écrit par le logicien russe Alexandre Zinoviev. L’auteur règle ses comptes, sous ce titre en forme d’oxymore, et qui est en lui-même une parodie critique de la verbosité des expressions soviétiques, avec le système de l’homo sovieticus, non pas tant encore dans sa version épique, militante, et meurtrière de l’époque stalinienne, laquelle comporte aux yeux de Zinoviev encore quelque teinture d’authenticité, et, partant d’humanité, au moins du point de vue ses intentions affichées, mais plutôt dans sa version décadente, celle où l’affairisme des milieux qui se nomment eux-mêmes libéraux, et qui ont organisé la déstalinisation 82 , permet, de manière plus efficace encore que la censure violente du stalinisme, la mise en coupe réglée de la société, la destruction de toute forme de société. C’est donc l’ère brejnévienne, si l’on veut simplifier, qui est fustigée et critiquée par le roman de Zinoviev, écrit dans un style dont Georges Nivat admire le don verbal « absolument torrentiel qui arrache tout sous sa coulée » 83 .

Le livre se présente comme un dialogue abstrait entre des personnages anonymes et désincarnés, qui sont désignés non par des noms propres mais par leurs fonctions sociales (parfois fausses, parfois renvoyant à des personnages historiques réels 84 ) comme le Collaborateur, le Calomniateur, le Braillard, L’Intellectuel, Le Penseur, Le Littérateur, Le Numéro 1 etc. comprenant des chapitres de pure réflexion présentés comme des fragments de traités égarés ou bien confisqués par la police politique. Dans l’« Avertissement », on peut lire :

« Ce livre est constitué des bribes d’un manuscrit, découvertes par hasard, c’est-à-dire à l’insu des autorités, dans un dépotoir récemment inauguré et très vite abandonné. Le Numéro Un et ses adjoints, rangés par ordre alphabétique, assistèrent à l’inauguration officielle du dépotoir. Le Numéro Un donna lecture d’un discours historique où il annonça que le rêve séculaire de l’humanité était à deux doigts d’être réalisé, car il percevait déjà la venue des lendemains qui sentent, c’est-à-dire du Socisme. Le Socisme est une société imaginaire qui pourrait se constituer si les individus agissaient entre eux uniquement selon les lois de la société, mais qui est impossible en raison même de ses postulats de bases. Comme toute ineptie anhistorique, le Socisme possède sa théorie fausse et sa pratique erronée, mais il est impossible de dire en théorie et en pratique où commence la théorie et où finit la pratique. Ibansk, localité qui ne localise rien, n’existe pas dans la réalité. Et même si par hasard elle existait, elle serait une pure fiction. Enfin, si elle est possible quelque part, ce n’est sûrement pas chez nous à Ibansk 85 . Quoique les événements évoqués dans le manuscrit soient selon toute apparence fictifs, ils présentent un intérêt, en tant que témoignage des conceptions erronées que les anciens Ibaniens avaient des l’homme et de la société humaine. »

Ibansk, 9974.

Il règne donc à Ibansk, la ville fantastique et imaginaire des Hauteurs Béantes, une grande solitude. C’est un monde socialisé dans ses principes théoriques et sa propagande, et pourtant désincarné dans sa réalité. Zinoviev présente ainsi le personnage du Calomniateur :

« Le Calomniateur ressentit un ennui mortel. Pas d’ami. Pas de famille. Pas de frère d’armes. Pas de disciples. Pas d’interlocuteurs. Pas de salaire. Pas même d’adversaires. Personne. En fait l’affaire était beaucoup plus sérieuse qu’il n’y paraissait. L’Homme avait disparu. » Les Hauteurs Béantes. Ailleurs, le « Numéro Un » (Brejnev) des Hauteurs Béantes reçoit une décoration « pour avoir été décoré ».

Il n’est pas sûr que la société libérale n’ait pas aussi réussi à engendrer ses Ibansk, et que la distance ne soit pas aussi grande qu’on le pense entre les pompeuses et interminables cérémonies soviétiques où l’on remettait des médailles aux travailleurs méritants, et ces happenings d’entreprise assez singuliers qui voient aujourd’hui, dans des sociétés industrielles avancées, de « grands patrons » rebaptisés « managers » ou « gouvernant d’entreprises », fêter avec leurs employés - appelés pour les besoins de l’ambiance et pour la symbolique de l’unité de l’entreprise :  « collaborateurs », « partenaires » ou « membres de l’équipe » - les succès commerciaux de leur firme et récompenser les plus méritants à la tribune sur fond de musique digne des kermesses de province. À bien des égards, cette société close d’Ibansk, avec ses hiérarchies où sont superposés une société en surface bureaucratique et formelle et un sous-sol bigarré, obscène, scatologique, est régie par une mécanique des comportements et des conduites isomorphe à la mécanique et aux conduites des consommateurs de la société libérale.

En fait, ce que montre Zinoviev dans son anti-utopie, c’est que le monde ultra-socialisé, dans ses intentions proclamées au moins, produit nécessairement son anti-thèse : un univers atomisé constitué de types asociaux, de marginaux, à la fois clochards et prophètes. Son traducteur en français, Wladimir Bérélowitch écrit dans sa Préface 86 , rédigée en 1980 :

« La force et l’originalité de Zinoviev consistent précisément à offrir une vision globale du monde soviétique, qui est à la fois réaliste et fantastique, un peu à la manière de l’Anti-utopie d’Orwell, mais une anti-utopie qui peut se lire entièrement dans l’Union soviétique actuelle » 87 .

En un sens, l’originalité de Zinoviev tient en ce que pour lui, sous couvert du fantastique, que ce qui est dénoncé, c’est le caractère d’utopie réalisée du présent 88 . Le ratiorum, la communauté des rats ou, plus exactement, « l’agglomération des rats » 89 est l’image donnée par Zinoviev du « communisme réalisé ». Mais il ne faut pas se laisser prendre à cette image, elle n’est qu’un aspect des choses, et vaut aussi bien pour la société occidentale. Qui plus est Zinoviev n’est pas un dissident, il est paradoxalement aussi solidaire de cette régression de l’humanité à la horde où l’homme n’est plus un loup pour l’homme, mais un rat pour l’homme - homo homini mus.

Une autre originalité de l’anti-utopie d’Alexandre Zinoviev consiste dans le fait qu’elle propose, sorte de mise en abyme, une théorie de l’utopie. Ainsi dans la quatrième partie de son livre Les Hauteurs béantes 90 un paragraphe justement intitulé « L’utopie », c’est le personnage du Frère qui s’entretient avec ceux que Zinoviev appelle le Barbouilleur et le Bavard. Ce dernier demande « Qu’est-ce que l’utopie ? » et le Frère de répondre :

« C’est une abstraction à partir d’une réalité donnée. On prend les aspects positifs et les aspects négatifs de cette réalité. Les aspects positifs sont admis implicitement ou consciemment exagérés. Les aspects négatifs sont gommés. […] »

Mais le Frère ajoute que cela ne marche pas toujours, surtout si on admet qu’on ne puisse avoir l’un sans l’autre :

« Si vous essayez d’inventer actuellement une utopie qui nous propose des idéaux radieux, vous obtiendrez la société ibanienne, mais sans ses arrivistes, ses mouchards ses parasites, etc. Tous les inventeurs d’utopie commettent la même erreur, comme un seul homme. Ils oublient simplement que les aspects positifs et négatifs d’une réalité sont engendrés les uns comme les autres par une même structure sociale. Les uns ne vont pas sans les autres. C’est tout à fait comme en aérodynamique. On ne peut augmenter la vitesse d’un avion sans accroître du même coup sa résistance frontale. Des interdépendances du même type existent dans la vie sociale. Par exemple, il est impossible d’éliminer le gangstérisme en Amérique, sans éliminer du même coup ou au moins limiter la liberté de l’entreprise et la démocratie. Si on établit toutes ces interdépendances, si on envisage toutes les combinaisons logiques possibles, on n’en trouvera pas une seule qui corresponde à une utopie connue, car les utopies sont des contradictions logiques en raison de la façon même dont elles sont construites. C’est pourquoi elles sont irréalisables. Quant aux idéaux radieux, ils sont toujours très prosaïques et unilatéraux ».

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le caractère assez composite, parfois contradictoire, de la critique de Zinoviev, qui, bien qu’originellement orientée exclusivement sur la société soviétique, touche en fait tous les systèmes sociaux modernes. Ce que confirme d’ailleurs la suite de son œuvre le recueil d’articles récents de Zinoviev, paru en 1999, La Supra-société gobale et la Russie (trad. L’Âge d’Homme 2000) et qui, par certaines formules qui ont pu passer pour des outrances à caractère nationaliste, a fait l’objet de controverse en occident.

Ce qui aujourd’hui tient lieu d’utopie ou peut en tenir lieu : deux figures concrètes en réaction de deux réalisations déviantes (publicité et propagande, centralisme étatique et utopie du réseau)

Dans les dernières parties de cette réflexion, je voudrais essayer de fournir des éléments de réponse à deux questions :

- Qu’est-ce qui dans les éléments qui structurent l’imaginaire esthétique, social et politique contemporain peut tenir lieu ou remplir la fonction que remplissait les récits utopiques au 17e et au 18e s. 91 , et les utopies sociales des 19e et 20e s. ?

- Pourquoi ne produit-on plus d’utopies ?

Pour répondre à cette dernière question, on se doit d’évoquer le discrédit partiel des utopies sociales et des rêves de bonheur collectif. Il tient principalement 92 à l’échec des tentatives de réalisations d’utopies au 19e s., puis aux aventures sanguinaires de l’utopisme au 20e s. Elle est indissociable d’une certaine méfiance à l’égard de la forme juridique de l’État.

En fait, l’État semble aujourd’hui avoir définitivement perdu son statut, ou sa fonction, de support des constructions utopiques. Non seulement, il ne fait plus rêver, mais il ne fait plus peur. L’objectif des libéraux, par exemple, est moins de rationaliser l’État que restreindre son domaine d’intervention au strict minimum. Il faut s’efforcer par tous les moyens de « réduire le périmètre » de l’État à ses missions dites régaliennes, autrement celles qui ne peuvent être remplies par une autre puissance que la puissance publique, et laisser les acteurs sociaux jouer leur rôle indépendamment de toute intervention de l’intérêt commun. L’intervention du public tend ainsi à être toujours plus ou moins ressentie comme une intolérable intrusion dans la sphère privée. On ne s’étonnera donc pas d’avoir à chercher dans la sphère privée, ou en tout cas dans des sphères indépendantes stricto sensu de l’État, les succédanés contemporains de l’utopie. Sur ce point précis, si l’on se rappelle qu’à bien des égards, la société de l’Utopia de More, présentée comme une grande famille, n’est peut-être pas aussi éloignée des modèles implicites du monde contemporain. Peut-être au fond que toute utopie porte en elle, pour une part, la dénégation de l’espace publique et, pour une autre part, l’exigence toujours relancée de la maîtrise de ce qui échappe à la prévision rationnelle, à la gestion de l’imprévisible.

L’idéologie publicitaire succédané des utopies

Je crois qu’on peut envisager la publicité, ou plus précisément l’idéologie implicitement véhiculée par la publicité en tant qu’elle a conservé certains des traits caractéristiques des récits utopiques classiques et aussi en quoi elle en diffère comme succédané de l’utopie 93 . Cela conduira à analyser un deuxième candidat ou une deuxième figure de l’utopie dans le monde contemporain, celle incarnée par la perspective d’une révolution dans la communication et qui s’est fixée dans l’image ou le thème du village planétaire. Je vous soumettrai enfin en conclusion un paradoxe : celui qui consiste à affirmer que le 20e s. a finalement réalisé une utopie. En forgeant une représentation globale des rapports sociaux et humains fondée sur un certain type d’échange délocalisé et finalement sans lieu assignable, cette réalisation est celle de la conception de la vie en commun organisée en réseaux d’échange de signes sur un lieu qui n’est pas un lieu, mais une toile (le net) dont le centre est nulle part, toile qui se tisse toute seule au gré des utilisateurs.

Qu’est-ce qui dans l’idéologie contemporaine se rapprocherait le plus de l’utopie, ou plus exactement, si l’on s’en tient à un concept assez strict de la notion d’utopie, qu’est-ce qui dans les formes de la production idéologique et culturelle contemporaine pourrait faire l’objet d’une analogie un peu éclairante ?

Ce qui s’apparente le plus à l’utopie est peut-être cette présentation d’un monde ayant vaincu pesanteur et distance, ayant annulé le temps, la finitude, bref le réel. Je ne vais pas me livrer ici à une exégèse de l’évolution de la publicité et de l’idéologie implicite qu’elle comporte. Chacun sait bien que toute publicité doit faire « rêver ». Produire l’illusion que l’échange n’est pas ce qu’il est réellement : faire croire qu’une fois le produit acheté, la marchandise acquise par le consommateur va changer entièrement son rapport à la réalité.

La publicité essaye de faire croire que le consommateur ne va pas échanger une certaine quantité de son travail (sous la forme de l’argent qu’il va dépenser pour se procurer la marchandise, une voiture, une motte de beurre, un voyage de tourisme ou n’importe quel service convoité), autrement dit le temps consacré, parfois péniblement, pour se procurer les moyens de faire cette dépense, mais qu’il va changer d’univers, devenir quelqu’un d’autre. La publicité joue sur ce ressort : si le consommateur possède maintenant l’objet dont on lui fait la réclame, elle fera de lui un homme privilégié, un homme dont les problèmes seront sinon entièrement résolus, du moins quelqu’un pour qui le fardeau de l’existence va considérablement s’alléger. Bien sûr, le fait que le média publicitaire ait pour fonction de faire acheter, de faire consommer ne veut pas dire pour autant que les vertus du produit dont il fait la réclame n’existent pas, ni même qu’ils soient mensongers. Je dirais simplement que les représentations de soi sur lesquels le message s’appuie reposent sur la gestion matérielle du manque, sur la négation de toute la dimension tragique et historique de l’existence humaine, sur l’édulcoration des différences, laquelle fait très bon ménage avec leur mise en scène - je songe par exemple aux publicités de la marque Benetton ou pour l’équipe de France de foot-ball. Elles présentent sur un mode gai et festif une société idéale où les difficultés sociales sont aplanies et résolues par la magie du port, d’une liquette ou par la mise en scène d’une équipe de jeunes qui auraient fait de l’anti-racisme et de l’anti-ségrégationisme le ciment et le vecteur, fragile, on l’a vu en 2002, de ses victoires.

Précisons en quoi, il y a là des traits communs avec l’utopie. Qu’est-ce qui fait que l’idéologie publicitaire diffère cependant des utopies. Le premier point commun est la dimension imaginaire de la publicité. Comme l’utopie, elle essaye de présenter sur le mode de la fiction, souvent avec talent et humour ce que pourrait être la vie, si on consentait à acheter tel produit. Elle le fait cependant, en annulant, par bien des aspects, la réalité de ce qu’est le consommateur et son environnement. Jamais, on ne conduit une voiture dans les conditions qui nous sont présentées par la publicité. La voiture réelle est bloquée dans les embouteillage des villes, et pourtant, la publicité la montre sillonnant des paysages magnifiques conduite par une superbe créature un peu froide qui ressemble que d’assez loin aux automobilistes réels, quand elle ne nous montre pas des automobiles qui s’affranchissent de la pesanteur comme s’il s’agissait d’acheter des avions.

La publicité ne montre pas davantage la réalité de la fabrication du produit. Elle s’efforce de faire croire que la yaourt que l’on mange, ou que l’on va manger, a été fabriqué par une laitière ou que le café a été choisi par un spécialiste qui ne répugne pas à visiter les hauts-plateaux d’une Colombie imaginaire s’il s’agit d’expliquer au producteur local que le consommateur pour lequel il déploie tant de soin ne saurait souffrir des grains de café de médiocre qualité. Comparable dans le domaine de la production de biens marchands à ce qu’a pu être dans le domaine politique la propagande, la publicité joue sur l’imaginaire dans lequel l’individu est invité à se projeter, et ce d’autant plus vite que la satisfaction, bien qu’illusoire et courte est à portée de sa main, ou plutôt de son porte-feuille.

Le deuxième point commun entre l’imaginaire véhiculé par la publicité et les sociétés imaginaires envisagées dans l’utopie est l’absence d’intériorité. L’icône publicitaire, le personnage, qu’il soit cible ou vecteur du message publicitaire, est entièrement ce qu’il paraît être, certes, il est possible qu’il évoque quelque mystère, qu’il ne montre pas toute sa personne mais il se montre tel qu’il est et se doit d’apparaître en pleine transparence. Sauf dans quelques cas marginaux, l’icône publicitaire doit être sans équivoque.

Cette dimension en fait abstraite et unilatérale structure l’imaginaire social propre à l’idéologie publicitaire. Cette absence d’intériorité, ce rejet de l’ambiguïté, sauf dans quelques rares cas où elle est esthétisée, véhicule l’image d’une société transparente où l’individu s’épanouit d’être lui-même aux yeux de tous. Comme les utopies, le monde imaginaire de la publicité est un monde transparent, la vieillesse en est bannie, avec elle la maladie, la mort, la souffrance. On peut dire que le casting de la publicité réalise à sa manière certains des fantasmes des écrivains utopistes : Thomas More fait soigner ses malades avec tout l’humanité nécessaire, mais à partir du moment où le mal est incurable, il convient d’exhorter le malade à choisir de mourir. Devenu une charge pour lui-même et pour les autres, il est en quelque sorte en train de survivre à sa propre mort. La septième loi des Garamantes, dans l’Horloge des Princes d’Antonio de Guevara, ordonne que tous les hommes soient sacrifiés aux dieux lorsqu’ils atteignent l’âge de cinquante ans, et les femmes à quarante (Une trop longue vie favorise l’inclination aux vices). Loi qui maintient l’égalité jusqu’à l’absurde.

Là s’arrête me semble-t-il la comparaison ou plutôt la pertinence de l’analogie : car si l’idéologie publicitaire est « déréalisante » et abstrayante, si elle possède en partage avec l’utopie cette tendance, elle s’adresse à un individu moyen auquel elle renvoie une image le plus souvent d’épanouissement individuel. Certes, il y a parfois de touchantes scènes familiales, des élans collectifs, des scènes de vie quotidienne harmonieuse, mais le plus souvent ce qui est mis en scène est bien cet épanouissement individuel qui, pour les raisons historiques que l’on a développé, est sinon absent du moins atténué dans les utopies classiques.

Le thème du village planétaire et l’internet comme utopie réalisée

Une figure de ce qui peut tenir lieu d’utopie dans le monde contemporain, et je dirai aussi, ce qui peut faire figure d’utopie réalisée, plus féconde à analyser peut-être, et qui n’est pas sans lien avec la précédente, est à chercher du côté de ce qu’on a pu désigner par l’expression un peu ronflante de révolution dans la communication 94 . On peut s’en faire une représentation dans le thème ou l’image du village planétaire. L’idée est que le monde de la communication tel qu’il s’est développé en gros depuis l’apparition de la cybernétique jusqu’à la culture du réseau qu’illustre de développement récent de l’internet comporte une dimension essentiellement utopique qu’il convient de préciser. Échanger des messages sur un réseau n’est pas bien sûr en soi-même une utopie, chacun d’entre nous le fait chaque jour, mais faire de l’outil cybernétique une dimension fondamentale et essentielle de son existence, faire l’expérience de l’autre sur le mode exclusif de cette relation désincarnée et littéralement sans site propre, à travers le libre échange de signes et en l’absence de toute présence de son corps propre, voilà qui nous rapproche de ce lieu sans lieu qu’est au fond une utopie.

L’origine du monde des réseau : une utopie de type anarchisante ?

Cette conception de la communication planétaire qui sur le mode figuré est censé transformer la planète en village n’est pas sans analogie du point de vue de la modification de l’horizon de l’existence humaine, avec ce qu’avait pu être pour les individus de la Renaissance, la découverte du Nouveau Monde. Pour l’inventeur de la rétroaction, Norbert Wiener, la découverte ou plutôt la redécouverte de la cybernétique correspond à une vision du monde dans laquelle l’idéal est en quelque sorte de se retrouver soi-même dans l’environnement alentour. La rétroactivité est un système fermé, comme c’est le cas pour tout système technique, qui ne fonctionne qu’en étant clos. À l’arrière plan de la cybernétique wienerienne, il y a également un pessimisme fondamental face au cours du monde, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : l’époque était celle des discussions sur l’entropie - la tendance générale de l’univers à un désordre maximal - dont les attendus relevaient au moins autant de la physique (de la thermodynamique) que d’un système de valeurs.

Il s’agissait pour Wiener de créer, autant que possible, des « îlots d’entropie localement décroissante », de faire « reculer localement l’entropie ». Ce qui passe par la circulation de l’information à travers des systèmes « ouverts ». On peut avec Philippe Breton, aller jusqu’à dire que le projet de Wiener - une société de communication ouverte - a tous les traits d’une utopie anarchiste. Grâce aux techniques, dit-il en somme, il serait possible de réguler les sociétés humaines sans en passer par un pouvoir, notamment par un pouvoir d’État. La condition nécessaire étant de soustraire les activités humaines - et en particulier les activités de communication - à l’univers marchand. C’est sans doute une question qui n’est pas tranchée historiquement, puisqu’on peut constater qu’actuellement le secteur de la communication, celui du net principalement, est investi par de puissants intérêts marchands sans pour autant que soit totalement implantée une économie parallèle de réseaux qui échapperait au pouvoir et au contrôle tant de l’État que des puissances économiques privées (Banque, multinationale etc.).

Les Hackers (les pirates du net) sont-ils les instruments involontaire d’une appropriation du réseau ?

Sur ce point, on peut, sans s’aventurer à faire de la prospective à la petite semaine, considérer que par une sorte d’habile ruse de la raison marchande, les intérêts économiques tentent d’investir le net de manière particulièrement habile : en laissant passer une sorte d’avant-garde, en laissant aux défenseurs d’une position anarchiste de type wienerienne le soin d’ouvrir la voie. Je pense à tous ces groupes d’internautes que l’on appelle hackers, fondamentalement attachés aux idées d’ouverture, de gratuité et d’universalité. Au point que le piratage informatique - à l’exception de rares cas de délinquance réelle - incarne véritablement cette utopie anarchiste fondatrice qui tient l’ouverture des systèmes de protection pour une mission libératrice. On est en droit de se demander si c’est vraiment par philanthropie que l’internet est aujourd’hui un réseau gratuit (on ne paie que l’accès) et ouvert, ne s’agit-il pas de laisser se créer un besoin, une demande exploitables économiquement à l’avenir ?

Les zones de non-droit ou comment recréer des frontières sur l’internet ?

L’existence même du réseau et les nécessaires abus qu’il implique pose la question politique de savoir s’il peut y avoir des zones de non-droit. Pour les États, il est clair que non. Comment dès lors faire pour appliquer la loi ? Comment faire pour empêcher qu’un site condamné pour de bonnes ou de mauvaises raisons, ce n’est pas ici la question, ne poursuive son activité depuis un autre lieu qui n’est pas soumis à l’espace juridique ? On voit là que l’utopie réalisée de l’internet fait naître de manière dialectique une exigence contradictoire avec l’intention de son fondateur : la nécessité de (re-)créer des frontières sur le réseau et des douanes, bref, le faire lui assigner une localisation au moins au sens juridique.

Le fantasme de la transparence universelle

Ce qui supporte la thèse de l’idéologie utopique de l’internet, comme forme contemporaine de l’utopie généralisée, c’est une sorte de fantasme, au fond commun aussi bien aux socialismes qu’aux libéralismes : celui de la création d’un gigantesque espace public, dans lequel nous serions tous transparents les uns aux autres, l’homme ultra-socialisé et erratique, l’homo sovieticus au sens où Zinoviev a forgé ce concept ne serait donc pas totalement tombé dans les oubliettes de l’histoire avec l’effondrement du socialisme réel. Il aurait, sous la forme d’une exigence étrange d’annulation de tout enracinement dans un lieu et dans un moment de l’histoire, de beaux-jours devant lui.

Les paradoxes de l’internet

Il faut donc se garder d’approcher le phénomène de l’internet comme une utopie, même si, me semble-t-il, c’est sous cette forme qu’il s’est imposé. Il reste à en souligner les éléments paradoxaux. Paradoxal, l’internet l’est à divers titre :

- à la fois puissant agent de mondialisation et de la réduction du monde au village planétaire, donc au fond de centralisation et d’ordre, et en même temps, facteur d’entropie et de désordre, puisque le réseau est censé favoriser la constitution d’une contre-société à la fois clandestine et publique où chacun peut faire irruption depuis le point anonyme de sa connexion sur l’ensemble indéfini de la toile.

- paradoxe aussi d’un internaute qui, rivé à son ordinateur comme une huître à son rocher, « surfe » ou « navigue » sur le net, image paradoxale empruntée à un sport qui n’évoque pas spécialement un individu attaché à sa machine et qui est censée promouvoir l’internet comme une liberté nouvelle conquise par l’individu quand ce n’est pas un droit qu’il peut revendiquer. Il y a là d’ailleurs une limite à l’analogie : l’internet contribue à désocialiser là où les utopies envisagent plutôt une extrême socialisation.

- paradoxal encore, l’étrange dialectique du proche et du lointain que semble impliquer l’usage du net. Le réseau rapproche virtuellement ce qui est effectivement lointain, et éloigne ce qui est effectivement proche. L’internaute perd le sens des distances, perd le sens de la pesanteur du monde des corps. Il tend à appréhender le réel de manière aussi désincarnée que les héros de la « dystopie zinovievienne ». Non pas des corps qui se font face dans l’ici et le maintenant de leur co-présence 95 , qui s’entre-appartiennent dans le jeu mutuel de regards échangés, de gestes effectués l’un par rapport à l’autre, au risque de se mettre en danger, au risque de la violence, mais la sécurité de la présence anonyme de celui qui peut s’inventer plusieurs vies sans en vivre aucune.

Un étrange renversement de valeur se produit donc et l’on peut voir dans la promotion de l’usage par des techniques informatiques de communication dans l’enseignement un autre aspect de ce phénomène : l’idée que certaines fonctions pourraient au nom de la rationalisation des coûts, du contrôle et de l’allègement du fardeau d’exister, remplacer pour une part l’activité d’enseignement par l’usage de logiciels ludiques. Ceux-ci permettraient aux enfants d’apprendre les langues ou les mathématiques dans la continuité de leurs activités de consommateurs de jeux électroniques. Annuler la présence corporelle du professeur au nom de l’adaptation des contenus aux capacités de l’enfant, c’est encore inverser du point de vue de la pensée pédagogique la relation éducative. Éduquer, c’est conduire hors de soi, c’est aider l’enfant à s’adapter au savoir, qui n’est pas le reflet de ses expériences propres, mais celui du monde dans lequel il aura à vivre. Cela exige de la patience, de l’attention, du temps, cela se fait parfois dans la douleur et la violence, c’est avec ce mode de reproduction de l’humanité que les tenants de l’utopie de la communication généralisée en réseau, au moins les colporteurs de son idéologie, prétendent parfois rompre.

Conclusion

Je voudrais conclure cet exposé par une dernière réflexion encore empruntée au personnage d’une sorte de petit roman écrit en russe, plus connu et plus ancien, il s’agit d’une nouvelle de Feodor Dostoïevski, intitulé suivant les traducteurs : Notes dans mon souterrain, Carnet du sous-sol. Le souterrain, c’est la condition de l’homme moderne dominée par l’envie et le ressentiment, l’homme moderne vit dans une ville au plan géométrique (Saint-Petersbourg), il est le « sourisseau maladif », la souris trop ou archi-consciente 96 et qui souffre de devoir vivre selon la raison, qui revendique le droit à ses anomalies.

Le narrateur dostoïevskien dans une logorrhée philosophique et plaintive qui occupe la première partie du texte, intitulée « Le Souterrain », sorte de monologue un peu à sauts et gambades, s’en prend à l’utopisme ambiant alors en Russie. Ses attaques sont en fait dirigées contre la philosophie utilitariste des milieux russes de l’époque notamment celle qui sous-tend le Que faire ? de Tchernichevski. Le narrateur s’en prend au présupposé de la philosophie utilitariste d’après lequel « les hommes recherchent leur bien-être ». Un préjugé qui fonde une pratique rationnelle de la gestion des intérêts des individus que critique le narrateur du souterrain : « Nous ne voulons pas notre propre bien être, et je veux avoir le droit de tirer la langue à l’utopisme ». L’utopie, c’est donc la foi dans un « palais de cristal à jamais indestructible » dans lequel la souffrance, c’est-à-dire aussi bien la conscience et la liberté, serait proscrite, où il n’y aurait plus de place pour les atermoiements du doute, pour le droit de ne rien faire, le droit à l’inertie et à refuser la place assignée et ce d’autant plus que ce n’est pas Versailles qu’on propose au misérable fonctionnaire du Souterrain. C’est ce monde de la transparence généralisée que refuse résolument le narrateur au nom de ce qu’il y a d’obscur en lui et qu’il refuse d’autant plus qu’on lui fait prendre sa misérable cagna des faubourgs pour une annexe du Château de Versailles. Il va, dans son demi-délire, jusqu’à refuser même d’habiter une maison qu’il n’aurait pas eu à construire ou à désirer :

« Mais tant que je suis vivant et que je désire que ma main se dessèche si ma main apporte une seule brique à un bâtiment de ce genre ».

Le refus du palais de Cristal est pour la conception dostoïevskienne l’expression d’une méfiance radicale à l’égard des utopies et l’affirmation de la nécessité de s’engager pour conjurer les effets des cités de cristal sur l’imaginaire de l’homme moderne, une attaque contre cette « forme sociale qui fabrique finalement du néant avec de la liberté » 97 .


  1.  On ne trouve pas ce terme dans le grec ancien.

  2.  Thomas More (1478-1535), ce dernier n’a pas tiré grand bénéfice de sa diligence envers son souverain puisque Henry VIII d’Angleterre a condamné à mort ce serviteur, pourtant loyal et fidèle. Il est vrai que More refusait de marquer publiquement son accord avec la décision de répudier la femme du monarque anglais, Mary, fille de Catherine d’Espagne. Henri VIII, comme on sait, voulait pouvoir épouser Ann Boleyn. Il est intéressant de noter que L’Utopie de More est contemporaine du Prince de Machiavel.

  3.  C’est dans ce chapitre où Rabelais donne une description l’abbaye de Thélème, qu’on peut lire la version rabelaisienne de l’utopie. Thélème dont la devise est : « Fais ce que voudras ». En fait, on sait que Rabelais était un lecteur averti de Thomas More, c’est pourquoi il fait de la femme de Gargantua, « la fille du roi des Amaurotes en Utopie » (Pantagruel ch. II, dans œuvres complètes Gallimard p. 222) et de Pantagruel, « le prince des utopiens ».

  4.  On ne sait rien de son auteur, si ce n’est qu’il était protestant, d’origine tourangelle et qu’il avait quelque qu’accointance avec les hollandais. L’ouvrage est signé des initiales I. D. M. G. T. Les critiques s’accordent pour y reconnaître une illustration un peu scolaire du genre. La supériorité d’Antangil sur Utopia est - si c’en est une - qu’on y confesse la religion chrétienne, là où, More décrit une société de tolérance religieuse où les religions « varient d’une ville à l’autre, et même à l’intérieur d’une même ville » (G. F. p. 214). D’ailleurs, en Utopie, il y a même quelques chrétiens néophytes. Si l’un d’entre, par excès de zèle, a bien essayé d’affirmer la supériorité du christianisme, il s’est vu punir de bannissement : car « une des lois les plus anciennes [d’Utopie] interdit de faire de tort à personne à cause de sa religion » (ibid. P.215) Quoi qu’il en soit, à bien des égards, la description physique d’Antangil n’est pas sans rappeler par certains aspects la géographie du Chili. Ce royaume imaginaire s’étend sur une bande longitudinale qui fait coexister tous les climats du plus froid et humide au plus chaud et sec. Il n’y règne pas l’égalité comme chez More (encore que More tolère l’esclavage), mais deux classes bien distinctes : riches du commun et nobles d’une part, et de l’autre, le peuple. L’État est le seul propriétaire des terres et des mines, mais il les donne en fermage tous les deux ou trois ans, et la société y est strictement hiérarchisée.

  5.  Le 19e s. a vu fleurir nombre de romans que l’on classe dans le genre, parmi les plus célèbres, les News from nowhere les Nouvelles de nulle part de Wiliam Morris. Subtil mélange de narration et de description, l’A. fait évoluer ses personnages dans une Angleterre irénique d’où l’argent a été banni et qui retourne à ses racines médiévales.

  6.  Pour être précis, les critiques les plus séreuses des libéraux à l’égard des marxistes peuvent se ramener à deux points fondamentaux : a) d’une part la croyance dans la plasticité fondamentale de la nature humaine, celle-ci, dans la mesure où elle consiste pour l’essentiel dans des rapports sociaux, ne saurait constituer un handicap même partiel au projet de régénération par la pratique révolutionnaire (plutôt que par l’éducation comme cela était d’abord envisagé par les prétendus « utopistes »). b) D’autre part, l’idée qu’il est possible de rationaliser la production par la planification des besoins et en appliquant des principes de justice, non seulement au niveau local (comme dans les phalanstères et autres communautés), mais aussi au niveau global, national et international.

  7.  Ce que remarque Ernst Bloch, Le principe Espérance (trad. fr. p. 212) : « Marx a consacré plus des neuf dixièmes de son œuvre à l’analyse critique du moment présent, et a assigné une place relativement réduite aux déterminations du futur […]. Il ne dépeint pas un paradis sur terre, mais dévoile les mystères du profit et ceux presque plus compliqués encore de la répartition des gains. […] Il met fin au dualisme réifié entre être et devoir être, entre réalité empirique et utopie. Il lutte donc tout contre l’empirisme exagérément collé aux choses que contre l’utopisme qui les survole ».

  8.  Claude-Henri Rouvroy de Saint-Simon et Augustin Thierry, De la réorganisation européenne et de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, 1814.

  9.  Robert Owen, A new view of society 1813 ; New state of society 1827.

  10.  Charles Fourier, Theorie des quatre mouvements et des destinees generales, parue anonymement Lyon en 1808.

  11.  À ces noms, il convient d’ajouter ceux de l’Abbé Mably, Morelly et son Code de la Nature (1755) qui donne une description fine et détaillée d’une société idéale, Weitling dont Ernst Bloch nous dit qu’il est « un des derniers esprits voué á l’utopie pure » a publié en 1842 : Garantien der Harmomie und Freiheit ; P. -J. Proudhon est plutôt critiqué comme socialiste conservateur que comme utopiste.

  12.  MPC, III, 3.

  13.  Karl Mannheim, Idéologie et utopie : « Un état d’esprit est utopique s’il est en désaccord avec l’état de réalité dans lequel il se produit […]. Il n’y a d’utopie que si ses orientations tendent à abolir partiellement ou totalement l’ordre des choses qui règnent à ce moment ».

  14.  « Le hic et nunc, cet éternel recommencement dans la proximité, est lui aussi une catégorie utopique, c’est même la plus centrale ; car contrairement à l’intervention anéantissante du rien, à l’intervention illuminante du tout, elle ne s’est pas encore présentée ni dans le temps, ni dans l’espace ; bien au contraire, les contenus de cette proximité la plus immédiate pénètrent encore tout entier au cœur de l’obscurité de l’instant vécu qui n’est autre que le nœud gordien du monde, l’énigme réelle du monde. La conscience utopique veut voir très loin, mais enfin de compte, ce n’est que pour mieux pénétrer dans l’obscurité toute proche du vécu-dans-l’instant, au sein duquel tout ce qui existe est en mouvement, tout en étant encore caché à soi-même. » Le Principe Espérance, t. I p. 21.

  15.  v. par exemple, la note à l’intention du lecteur, en fait rédigée par W. Rawley, La Nouvelle Atlantide, Francis Bacon (1626) : « le modèle proposé est certes trop vaste et trop élevé pour pouvoir être imité en tous points, néanmoins la plupart des choses décrites ici ne dépassent pas les capacités humaines » (trad. Garnier-Flammarion, p. 82). Plus généralement, l’ouvrage inachevé de Bacon se présente comme la mise en intrigue de l’ensemble des propositions que Bacon a toujours défendu, celui d’une société consacrée au développement de la science et des techniques.

  16.  De optimo Reipublicæ Statu deque nova insula Utopia libelus vere aureus, nec minus salutaris quam festivus : littéralement : le meilleur état de la république et l’île nouvellement découverte d’Utopie, opuscule précieux et non moins salutaire qu’amusant). Dans le livre de Thomas More Utopia doit son à son fondateur utopus.

  17.  C’est à cette période que l’on doit la création en latin de nombreux termes d’origines grecques (qui eurent la fortune que l’on sait par la suite) comme « ontologie », « psychologie » etc. Dans son récit, More nous présente le personnage de Raphaël comme quelqu’un « qui connaît assez bien le latin et très bien le grec », notamment parce qu’à son avis, rien d’important n’existe en latin dans le domaine de philosophie, si ce n’est « quelques morceaux de Sénèque et de Cicéron ».

  18.  Le mot dystopie apparaît assez récemment, mais on fait remonter ce qu’il désigne tantôt au livre de Comménius (Komensky) intitulé Le labyrinthe du monde et le paradis du cœur, tantôt au livre Mundus Alter et Idem (Un autre monde qui est en fait le même, Another World and yet the same, ou La découverte d’un nouveau monde, The Discovery of a New World - 1605) de Joseph Hall qui est considéré comme ayant inventé une subdivision du genre littéraire de l’utopie : la satire dystopique. Il tourne en ridicule les récits de voyages populaires et s’emploie à fustiger les vices notamment en inventant une carte de pays imaginaires dont chacun est régi par un vice dominant : par exemple, la Pamphagonia, pays de la gloutonnerie, or l’Yvronia, la région de l’ébriété. La satire dystopique de Joseph Hall demeure plaisante, ce n’est qu’au 20e s. avec Huxley, puis avec Georges Orwell qu’elle va prendre une dimension plus effrayante, ni même aussi virulente est acérée que les Voyages de Gulliver de Swift (1727). En France, on range dans le genre certains ouvrages de science-fiction Ravage de René Barjavel, mais aussi W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec. Le terme semble d’origine récente et le contexte de son emploi est à cherhcer En médecine, on trouve l’expression « dystopie orbitaire » (= orbites décalées) pour désigner une malformation congénitale. Il ne semble pas que le terme de « dystopie » soit connu des Latins. v. aussi chez John Stuart Mill le mot Cackatopia.

  19.  Il est vrai que Raymond Trousson fait du Critias de Platon le premier récit utopique. Cela tient bien sûr au flou relatif qui entoure la détermination de la notion de récit utopique. En général, on distingue dans les récits utopiques d’avant l’utopie entre des utopies sans initiatives de l’homme (le Jardin d’Éden, l’âge d’or héroïque, le pays de Cocagne) et des utopies construites édifiées par l’homme (cf. infra).

  20.  Il s’agit du livre II, mais, en fait, il a été rédigé en premier.

  21.  Hytlodée est sans formé sur le grec huthlos « bavardage » et daios « habile ». Raphaël est donc un habile discoureur qui a cependant une aversion pour les cours.

  22.  Ou Améric Vespuce dont les voyages s’échelonnent de 1599 à 1604. Thomas More ne connaît les voyages de Vespuce que par les relations fantaisistes qu’en donnent les géographes de l’école de Saint-Dié, à la fin de leur Cosmographiæ introductio. C’est à une carte publiée par cette école à Cologne en 1910 que l’on doit la dénomination d’Amérique pour l’île nouvellement découverte, dénomination qui finira par s’imposer pour désigner le continent.

  23.  More donne quelque vagues indications géographiques, l’on sait que l’île d’Utopie est sise dans l’hémisphère sud.

  24.  « S’il faut en croire des traditions pleinement confirmées, du reste, par la configuration du pays, cette terre ne fût pas toujours une île. Elle s’appelait autrefois Abraxa, et tenait au continent ; Utopus s’en empara et lui donna son nom. / Ce conquérant eut assez de génie pour humaniser une population grossière et sauvage, et pour former un peuple qui surpasse aujourd’hui tous les autres en civilisation. Dès que la victoire l’eût rendu maître de ce pays, il fit couper un isthme de quinze mille pas, qui le joignait au continent ; et la terre d’Abraxa devint ainsi l’île d’Utopie. » (L’Utopie, E. S. p. 125). L’ancien nom Abraxa désigne, dans L’Éloge de la folie (Encomium morias, LIV, éd. Ganier, p. 133), la ville des fous, et les Abraxasiens étaient une secte gnostique, du mot grec abraxas réunion de lettres grecques dont la valeur numérique additionnée forme le nombre mystique de 365, qui étaient selon les gnostiques l’ensemble des manifestations émanées du dieu suprême dans ses 365 sphères (a=1, b=2, r=100, a=1, x=60, a=1, s=200). Le mot abracadabra a la même origine.

  25.  Cf. Pierre-François Moreau Le Récit utopique, droit naturel et roman de l’État, p. 11.

  26.  Le Vocabulaire philosophique d’André Lalande ne s’y trompe pas d’ailleurs puisqu’il définit ainsi la méthode utopique comme « le procédé qui consiste à représenter un état de choses fictif, comme réalisé d’une manière concrète, soit afin de juger des conséquences qu’il implique, soit plus souvent afin de montrer comment ses conséquences seraient avantageuses ».

  27.  Dans le pamphlet de Luther intitulé : Contre les hordes pillardes (1525).

  28.  Historiquement, il n’est pas douteux que les utopies aient puisé leur inspiration dans des mouvements millénaristes. Ce mot employé indifféremment avec chiliasme fait référence au chapitre XX de l’Apocalypse de Jean (XX 4) où il est dit que la paix règnera pendant mille ans puisqu’un Ange emprisonnera Satan. La fin du moyen-âge a été marquée par ce passage, d’autant que certains religieux, aidés par un contexte de misère et d’injustices criantes, utilisèrent cette évocation de la fin des temps pour annoncer au peuple que l’heure était venue d’instaurer ces mille années de paix en combattant Satan qui bien souvent était représenté par l’Eglise ou ses défenseurs. Ernst Bloch a bien montré montre ce lien entre l’utopie et les mouvements hérétiques de la fin du moyen-âge dans Thomas Münzer, comme théologien de la révolution (1922).

  29.  v. Friedrich Engels, La Guerre des paysans en Allemagne, (trad. 1974) E. S., p. 70. Engels oppose la « figure du réformateur bourgeois » (Luther) à celle du «  révolutionnaire plébéien » (Thomas Münzer).

  30.  Étant donné que l’ambassade de More a quitté Londres le 12 mai 1515, la date de cet entretien imaginaire aurait pu se situer vers septembre 1515. Autre signe du souci des utopistes d’enraciner leur discours dans le réel.

  31.  Pierre Gilles (1487-1533) correcteur chez l’éditeur Thierry Martens à Louvain. Secrétaire de la ville d’Anvers, il est le dédicataire de la première édition de l’utopie.

  32.  Le nom donné à ce peuple par anti-phrase : lèreô lhrev signifie « dire ou faire des bêtises », les polylérites sont donc par antiphrase ceux qui disent ou font beaucoup de bêtises ». R. H. les situe en Perse, ils sont loin de la mer, payent l’impôt au roi de Perse, et vivent commodément dans la paix et l’abondance.

  33.  Au lieu d’être tués, ils sont condamnés «  ils n’ont rien d’autre à supporter qu’un labeur continu ». Ajoutons quand même pour éviter d’y voir des travaux d’intérêt général avant la lettre, qu’ils « ont l’oreille à demi coupée » (p. 97-98), signe de reconnaissance mais aussi marque indélébile d’infamie.

  34.  Le terme signifie ceux qui sont lieu, ou sans place : a privatif et chôra l’emplacement.

  35.  Vient sans doute de Makarios « bienheureux ».

  36.  L’expression est d’André Prévost L’utopie de Thomas More, Mame 1978.

  37.  Hytlodée procède à une critique de l’idéologie dominante des conseillers des princes qui pensent que « moins les sujets possèdent, mieux cela vaut pour le souverain, lequel n’est jamais en plus grande sûreté que lorsque son peuple ne jouit ni d’une trop grande richesse, ni d’une trop grande liberté : riches et indépendants, les gens sont mal disposés à supporter des ordres sévères ou injustes. Au rebours misère et pauvreté émoussent les caractères et étouffent chez les opprimés toute velléité de rébellion ».

  38.  Cf. sur ce point, Pierre-François Moreau Le Récit utopique, « droit naturel et roman de l’État », p. 11.

  39.  Op. cit. « il serait préférable d’assurer à chacun sa subsistance, de sorte que personne ne se trouve dans la nécessité de commencer par voler pour être ensuite exécuté ».

  40.  Par exemple R. H. s’exprime ainsi lorsqu’il raconte à More et à Gilles sa sortie contre un « savant légiste » qui, à la table du père Jean Morton, cardinal de Canterbury et dans la maison duquel le jeune More fut page. Ce légiste laïque « comblait de louanges la justice rigoureuse exercée contre les voleurs ». Raphaël lui rétorque « Arrachez de votre île (sc. l’Angleterre) ces pestes publiques, ces germes de crimes et de misère. Décrétez que vos nobles démolisseurs reconstruiront les métairies et les bourgs qu’ils ont renversés, ou céderont le terrain à ceux qui veulent rebâtir sur leur ruine. Mettez un frein à l’égoïsme des riches ; ôtez-leur le droit d’accaparement et de monopole. Qu’il n’y ait plus d’oisifs pour vous. Donnez à l’agriculture un large développement ; créez des manufactures de laines d’autres branches d’industrie, où viennent s’occuper utilement cette foule d’hommes dont la misère a fait jusqu’à présent des voleurs, des vagabonds ou des valets ce qui est à peu près la même chose.

  41.  L’Utopie, p.98.

  42.  Ce serait « raconter une histoire à des sourds », «  délirer avec les fous ».

  43.  Une lettre d’Érasme à Ulrich de Hütten nous apprend que cette seconde partie a été rédigée après la première.

  44.  V. p. 127 : « Qui connaît cette ville (sc. Amaurote) les connaît toutes ». More précise en passant Raphaël a vécu cinq ans à Amaurote.

  45.  Ce pouvoir central a pour fonction première de répartir avec équité les ressources et de constituer des réserves en cas de mauvaise récolte.

  46.  « Ainsi la République utopienne tout entière est comme une seule et même famille ». (E. S. p. 146) - « Toute l’île de la sorte une seule et grande famille »., GF, p. 163.

  47.  « En effet, l’or et l’argent n’ont aucune vertu, aucun usage, aucune propriété dont la privation soit un inconvénient naturel et véritable. C’est la folie humaine qui a mis tant de prix à leur rareté ». « Ainsi tout concourt à tenr l’or et l’argent en ignominie ». E. S. p. 148

  48.  Relativement aux satisfactions sensuelles les utopiens professent des principes assez proches des épicuriens : « Au reste en toute sorte de satisfactions sensuelles, les Utopiens n’oublient jamais cette règle pratique : Fuir la volupté qui empêche de jouir d’une volupté plus grande ou qui est suivie de quelque douleur. Or la douleur est, à leurs yeux, les suite inévitable de toute volupté déshonnête » p. 164.

  49.  L’Utopie E. S. , p. 196 et G. F. p. 220.

  50.  « Le pouvoir du prêtre se borne à interdire les mystères sacrés aux hommes d’une perversité scandaleuse. Il n’y a guère de supplice qui ne fassent plus d’horreur aux utopies que cette excommunication ; elle les note d’infamie, torture leur conscience de mille craintes religieuses, et même elle ne laisse pas tranquille la sûreté de leurs personnes ; puisque, s’ils ne se hâtent pas de donner au prêtres des marques de vrai repentir, le sénat les fait arrêter et leur applique la peine des impies » (Ibid. E. S. p. 198 et G. F. 222).

  51.  E. S. p. 204 ; G. F. p. 229

  52.  E. S. p. 205 ; 229.

  53.  Dans Le Principe Espérance (t. II, trad. p. 96), Ernst Bloch fait de la civitas solis de Campanella le pendant de l’œuvre de l’utopia de More. D’après le philosophe allemand, on aurait affaire avec More à l’archétype des utopies de la liberté (relative) et avec Campanella à l’archétype des utopies de l’ordre : « Thomas More fait de la liberté démocratique, et Campanella de l’ordre autoritaire les synonymes de bonheur social ». Derrière l’ordre, l’utopie de l’absence de hasard et de l’absence de situation imprévue.

  54.  Sur ce point v. Raymond Trousson, D’utopie et d’Utopistes, L’Harmattan 2000, p. 15 à 38.

  55.  Cette détermination spirituelle n’est pas exclusive du développement au moyen âge d’une littérature de la quête des mondes perdus, de l’âge d’or révolu etc. Le thème du Jardin d’Éden (issu de Gn II 8), «  Yahvé Élohim planta un jardin en Éden, en Orient » s’est ainsi développé, après que saint Jérôme ait rendu Éden par hortus volupatatis ou hortus deliciarum, en s’assimilant la thématique latine de l’âge d’or. Le moyen âge, malgré Origène, ou Jean Scot, qui avaient expressément donné une lecture allégorique du paradis qui selon ces auteurs n’était pas un lieu réel mais un lieu spirituel, verra se développer une littérature réaliste qui situe le paradis dans les parties orientales du monde.

  56.  De ce point de vue, L’idée d’une République parfaite de Hume (1752) ou le Projet de paix perpétuelle de Kant n’entre bien sûr pas de le genre littéraire utopique, même si on les détermine parfois comme tels.

  57.  Ibid. p. 31

  58.  On rappelle que le terme grec paradeisos est utilisé par les traducteurs de la Septante pour rendre l’hébreu gân, le terme avait lui-même été emprunté au perse par Xénophon dans l’Anabase, le terme désignant originellement les jardins des princes achéménides.

  59.   Il faudrait ici rappeler le rôle écran du cléricalisme et de l’anticléricalisme au 19e s. qui, dans le domaine de l’éducation, loin de s’opposer en tous points étaient au moins d’accord sur le type de morale qu’il fallait enseigner aux enfants du peuple, une morale fondée sur l’abnégation et le respect de l’ordre établi.

  60.  Séparation essentielle ne veut pas dire qu’il ne puisse y avoir, au moins dans un sens interférence.

  61.  Commentaire de Jérôme sur Daniel, cap. VII, Patrologie Latine, XXV, 527-530.

  62.  Cité de Dieu, XX, XXIII.

  63.  La thématique des voyages dans la lune, apparaît avec l’évêque Godwin assez tôt (1638) qui envisage des voyages interplanétaires, dans les Aventures de Domingo Gonzales et de l’évêque Wilkins : The Discovery of a world in the Moon (1638). « Nous n’avons pas encore de Drake et de Christophe Colomb, ni de Dédale pour inventer des vaisseaux aériens ; je ne doute pas cependant que le temps père de vérités toujours nouvelles et qui nous a révélé tant de choses ignorées de nos ancêtres, rende de même manifeste à notre postérité ce qu’aujourd’hui nous désirons sans le pouvoir connaître... Kepler ne doute pas aussi que l’art de voler sera découvert, que les hommes de cette nation (sc. L’Espagne) ne constitue une des premières colonies à habiter la lune ». En France, Savinien Hercule Cyrano de Bergerac s’en est ouvertement inspiré dans L’Autre Monde, dont la première partie s’intitule : les États et Empires de la lune et ou dans le temps.

  64.  Rappelons que l’expression « âge d’or » stricto sensu, « lat. aura aetas » ou « aureum saeculum », apparaît à Rome au début de l’Empire, même si elle relève de l’héritage grec et de la description qu’en donne Hésiode. « D’or fût la première race d’hommes périssables que créèrent les immortels habitants de l’Olympe. C’était au temps de Cronos quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des Dieux, le cœur libre de soucis, à l’écart à l’abri des misères et des peines. » Les Travaux et les jours 109-110.

  65.  Gn II 8 « Iahvé / Élohim planta un jardin en Éden, en Orient ». C’est chez les apologistes chrétiens notamment à partir de Constantin (v. Lactance, Institutions chrétiennes, 2) qu’on commence à fondre ensemble les deux thèmes celui antique de l’Âge d’or et celui biblique du jardin d’Éden.

  66.  Le pays de Cocagne est apparu au 13e s. dans les dits et fabliaux du Moyen Âge dans un poème de moins de deux cents vers octosyllabiques. C’est un pays où règne l’abondance, où tous les jours sont fériés, où l’on mange à sa faim sans travailler. C’est une utopie populaire car on y accède qu’après de dures années de travaux somme toutes assez pénibles. Il y est clairement déclaré que les riches n’y entrera donc jamais.

  67.  L’Arcadie apparaît pour la première fois sous la plume du poète latin Virgile et se rattache à la fois à la tradition de l’Âge d’or et préfigure celle, ultérieure, du bon sauvage. Le cadre est toujours naturel est pastoral, les arcadiens ne travaillent pas et ont peu à fournir d’efforts pour vivre compte tenu de leur frugale simplicité.

  68.  Pierre-François Moreau, op. cit. p. 91, « Le propre de l’utopie est de donner à voir ses concepts, non de les expliquer ».

  69.  Parmi beaucoup d’autres assimilations de la République de Platon à une utopie, on peut citer Paul Lafargue qui écrit dans son Droit à la paresse : « La nature, dit Platon dans son utopie sociale, dans sa "république" modèle, la nature n’a fait ni cordonnier, ni forgeron. »

  70.  C’est assez net chez More - qui parle assez peu des institutions de la république des Utopiens.

  71.  Cf. sur ce point, Pierre-François Moreau Le Récit utopique, « Droit naturel et roman de l’État », p. 55.

  72.  Citons quelques exemples : .aujourd’hui encore, c’est au nom de la rationalisation de la production que l’on invite les individus à renoncer à leurs habitudes et s’adapter. Sur le lien entre clôture et rationalité, voir ci-dessous la forme la plus conséquente de cet aspect dans la théorie fichtéenne de l’État commercial fermé.

  73.  Antangil, p.61

  74.  Le fondateur du socialisme britannique est à l’origine de communautés à New Harmony dans l’Indiana, à Orbiston près de Motherwell en Écosse.

  75.  v. le thème de la persona ficta Moyen-Âge et les développements d’Ernst Kantorowicz dans Les Deux corps du Roi.

  76.  cf. P. F. Moreau, op. cit. p. 99

  77.  Op. Cit. p.118. et p. 120 « L’utopie sociale et le droit naturel n’expriment pas leur constitution idéale avec les mêmes accents. L’utopie sociale se préoccupe principalement de bonheur humain et est une longue réflexion, sous une forme plus ou moins romanesque, sur son aspect économique-social. Le droit naturel se préoccupe principalement de dignité humaine et, grâce à une déduction aussi rigoureusement conduite que possible, fait dériver les conditions juridiques du concept de sujet, s’engageant a priori librement dans un contrat, conditions nécessaires à la garantie et à la préservation sociale de cette dignité ». Il ne faut pas exclure des formes d’utopies sociales hybrides : l’exemple canonique en est l’État commercial fermé de J. G. Fichte (1800). Il s’agissait pour Fichte d’établir « la consitution commerciale nécessaire à un État complètement conforme au droit et à la raison ; et montrer par quelle voie l’État réel accédera à une telle constitution » (Lettre à J. G. Cotta, son éditeur, 16 août 1800).

  78.  La formule se trouve notamment dans les Principes de la philosophie du droit, § 258. Il est nécessaire de rappeler que la rationalité hégélienne n’a pas grand chose à voir avec les formes classiques de la rationalité, ne serait-ce que dans la mesure où elle porte en elle la contradiction et la scission.

  79.  Dans Nouveaux points de vue sur la société ou Essais sur la formation du caractère humain Owen formule pour la première sa maxime célèbre : « Tout caractère peut être façonné pourvu qu’on y mette les moyens adéquats ».

  80.  On doit à Ernst Bloch dans Le Principe espérance, d’avoir particulièrement souligné cette dimension positive des utopies socialistes, mais dans un sens qui, bien qu’inspiré de Marx s’en distingue sensiblement.

  81.  Sur l’importance controversée d’Alexandre Zinoviev comme écrivain et comme auteur au sens strict d’une dystopie, on peut rapporter ici le jugement de la femme du poète Ossip Mandelstam, à la sortie de ce livre en Samisdat confie à son auteur que ce livre était son livre, « celui qu’elle avait attendu toute sa vie » (Wladimir Bérélowitch, 1976 ; Alexandre Zinoviev, Les Confessions d’un homme en trop, Olivier Orban, 1990, p. 385).

  82.  C’est une des raisons pour lesquels l’ancien élève anti-stalinien de l’institut de philosophie de Moscou (MIFLI) a pris ses distances avec les anti-staliniens de la déstalinisation : « Mon conflit conscient avec les communisme a commencé avec le stalinisme. J’ai été un antistalinien convaincu dès l’âge de dix-sept ans. L’antistalinisme a été le fondement de mes actions et l’ace de ma vie jusqu’au célèbre rapport Krouchtchev au XX e congrès du parti, en 1956. Après la dénonciation des crimes de Staline, l’Union soviétique se peupla soudain d’antistaliniens. Les années gorbatchéviennes ont été le théâtre d’une nouvelle offensive encouragée d’en haut contre l’ancien guide suprême. Pour moi, les seuls vrais antistaliniens sont ceux qui se sont insurgés à une époque où cela pouvait leur coûter la vie », Les Confessions d’un homme en trop, Olivier Orban, 1990, p. 104.

  83.  Georges Nivat, Vers la fin du mythe russe, L’Âge d’homme, 1988, p. 312.

  84.  Dans ses mémoires, Les Confessions d’un homme en trop, Olivier Orban, 1990, p. 372, Alexandre Zinoviev dit que Staline, Krouchtchev, Brejnev, Soljenitsyne, Galitch, Neïzvestny ont servis de prototypes respectivement pour le Patron, Kroukrou, le Numéro Un, le Père-la-justice, le Chanteur, le Barbouilleur.

  85.  Ibansk, on pourrait traduire par « Foutre-grad » ou «  Foutoir ».

  86.  Alexandre Zinoviev, édition Bouquins introduction p. VIII Les Hauteurs Béantes.

  87.  C’est ce dernier aspect qui valut à Zinoviev, la perte de sa situation universitaire, puis son expulsion de l’Union soviérique.

  88.  v. Les Confessions d’un homme en trop, Olivier Orban, 1990, p. 372 : « La fiction m’était nécessaire pour exprimer sous une forme littéraire le résultat de mes études scientifiques. De telles études ne sont guère possibles sans des modèles abstraits, exemples hypothétiques et et explications s’appuyant sur des résultats imaginaires. Dans la littérature dont je parle, ces moyens scientifiques se transforment en moyens figuratifs, caractéristiques de la fiction. »

  89.  p. 189

  90.  Op. cit. p. 373.

  91.  Raymond Trousson considère après W. Krauss que le 18e s. a été l’âge d’or de l’utopie, D’Utopies et d’utopistes, p.147.

  92.  En effet, de nombreuses tentatives eurent lieu durant le 19e s. pour mettre en œuvre les innombrables utopies conçues en Europe. Beaucoup se déroulèrent dans le Nouveau monde, toutes échouèrent. Certaines virent le jour au cœur des plus grandes cités comme la communauté des saint-simoniens de Belleville, d’autres utopies inspirèrent des politiques gouvernementales à l’instar des ateliers nationaux de Louis Blanc. La filiation du socialisme et des utopies est certaine, les pères fondateurs du socialisme ne s’en cachent pas, le terme même de « socialisme » est forgé, semble-t-il utilisé pour la première fois en français (on trouve en italien le terme socialismo dès 1803 et Owen utilise le terme socialism en 1811), par Pierre Leroux qui est considéré comme un penseur socialiste utopiste. On peut même dire, que tous les projets ou presque de réalisation d’utopie sont, au 19e et au 20e siècle, des projets socialistes. La distinction entre les deux termes s’effectue uniquement par un plus grand approfondissement quant aux moyens de parvenir à cette société idéale. L’approche théorique des doctrinaires socialistes est de deux sortes : l’une que l’on peut qualifier de rationalité instrumentale, car elle pense les moyens et les fins de la réalisation d’une nouvelle société ; l’autre s’inscrit dans une logique historique et dialectique qui se considère comme objective parce qu’inéluctable. Cette dernière s’inspire de la dialectique hégélienne. Historiquement, le 20e s. à vu se réaliser ce qu’on prenait pour des utopies, c’est-à-dire des projets de société que l’on croyait irréalisables. D’une certaine façon l’Histoire a montré que ce n’était pas le cas. L’utopie d’un « règne de mille ans pour une race des seigneurs » promut par le National Socialisme et celle d’une société sans classe, sans exploitation, sans injustice et sans Etat prônée par les praticiens de la Révolution prolétarienne ; trouvèrent toutes deux une réalisation bien réelle dans des pays bien réels aussi. Les utopies se montrèrent tout à fait possibles, du moins pour ce qui était de leur existence. Car, leur réussite est bien évidemment beaucoup plus discutable. Ces réalisations amènent un certain nombre de questions, notamment celles concernant la liberté des individus et la fonction de l’État. Le but des utopies est, le plus souvent de rendre les rapports humains harmonieux grâce à l’équité.

  93.  Ce choix est peut paraître arbitraire, mais en son temps, le regretté Louis Marin, dans Utopiques : Jeux d’espaces, p. 297, au c. 12, intitulé « dégénérescence utopique : Disneyland » présente l’analyse de Disneyland comme espace utopique.

  94.  Sur ce thème, il faudrait analyser des ouvrages comme L’Utopie de la communication (le mythe du « village planétaire ») et À l’image de l’homme (du Golem aux créatures virtuelles) de Philippe Breton.

  95.  Utopique donc l’internet dans la mesure où la toile se déploie un réseau sans lieux, je veux sans sites incarnés dans des corps finis. Là, le vocabulaire employé est plus qu’instructif, de même qu’on « surfe » sur internet en restant immobile devant l’écran de son ordinateur, de même on accède à des «  sites », on peut même créer son « site web », individu ou entreprise, ou son portail d’accès, mais ces sites ne sont pas situés quelque part, même s’ils peuvent parfois renvoyer à des sites réels.

  96.  « Mais je reste persuadé que l’homme ne refusera jamais la souffrance véritable, c’est-à-dire la destruction et le chaos. Car la souffrance est la seule cause de la conscience. Même si j’ai commencé par affirmer que la conscience était pour les hommes leur plus grand malheur, je sais qu’ils l’aiment et qu’ils ne l’échangeraient contre aucune satisfaction. La conscience est infiniment supérieure à deux et deux. Parce que, après deux et deux, cela s’entend, il n’y a non seulement plus rien à faire, mais plus rien à connaître ». (Les Carnets du Sous-sol, trad. André Markowicz, Acte Sud,collection « Bavel », 1992, p.50.

  97.  La formule est de Gilles Lapouge, Utopies et civilisations, Weber, 1973.

Montenot Jean
Wormser Gérard masculin
Une société sans pensée utopique est-elle concevable ?
Montenot Jean
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2003-10-11

J’ai emprunté le titre de cet exposé à un mot de Jean-Claude Carrière, écrivain, auteur dramatique français, connu notamment pour avoir été le scénariste de certains films de Luis Buñuel et pour avoir été l’auteur du scénario d’un téléfilm qui a eu en France quelque succès et qui est sorti sous le titre La Controverse de Valladolid. Jean-Claude Carrière déclare dans un ouvrage collectif intitulé Entretiens sur la fin des temps : « Une société sans pensée utopique est inconcevable. Utopie au sens de désir d’un mieux ». Il ne s’agira pas de faire l’exégèse de propos de Jean-Claude Carrière, il semble clair qu’il veut au moins dire que l’on ne saurait priver les hommes de l’aspiration à l’amélioration de leur sort, qu’on ne saurait les priver d’une dimension imaginaire dans laquelle on présume qu’ils puisent leur raison de vivre.

Philosophie
Politique et société
Simon, Claude (1913-2005)
Gide, André (1869-1951)
Weber, Max (1864-1920)
Rousseau, Jean-Jacques (1712-1778)
Hobbes, Thomas (1588-1679)
Marx, Karl (1818-1883)
Utopie
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