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Les espaces anonymes, entre voyage et exil. Entretien avec l'écrivain Edem Awumey

Informations
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      Texte

      Propos recueillis par Christophe Premat à l’école franco-suédoise de Stockholm le 25 septembre 2010 (préparation avec Françoise Sule).

      Christophe Premat – Edem Awumey, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions dans cet entretien daté du 25 septembre 2010, à l’école franco-suédoise de Stockholm Franska Skolan. Nous allons parler aujourd’hui de votre œuvre. Vous venez justement d’intervenir au salon du livre de Göteborg pour présenter quelques aspects de votre écriture et j’aimerais aborder avec vous la première dimension de Port-Mélo, la première œuvre. Avec le titre Port-Mélo… pourquoi un tel titre ? Port-Mélo il y a un tiret… Méli-mélo ? Lomé aussi à l’envers… on pense au port, à l’ouverture. Déjà dans le titre il y a une concentration de plusieurs aspects. Qu’est-ce que vous pourriez dire là-dessus ?

      Edem Awumey – Merci. Je vais dire que d’abord c’est un choix d’écrivain, Port-Mélo, c’est un choix esthétique qui a quand même des liens avec une certaine réalité. Port-Mélo, j’ai voulu cela un peu en jouant avec les mots, comme une anagramme de Lomé, la ville de mon enfance. Dans ce livre on est dans un port, on est dans une ville côtière. Je pense que c’est un lieu qui est propice au départ, au voyage justement. Nous sommes en présence de personnages qui sont là sur le bord de mer, qui aiment leur pays mais qui sont aussi dans une posture assez spécifique… parce que la vie qui leur est faite n’est pas tout le temps rose… Elle n’est jamais totalement rose nulle part ailleurs de toute façon. Donc ils sont là, les jeunes, et se tiennent sur le bord de mer, sur ce port, cet espace ouvert et ils essayent de chercher le lieu d’une certaine ouverture, le lieu du départ. Ils espèrent trouver comme ça une occasion, un bateau par exemple dans lequel ils se cacheraient et qui leur donnerait une certaine opportunité de franchir les mers. Le port est un lieu propice à la fuite, au départ… parce qu’il est évident que tout le monde ne se sent pas à l’aise dans ce pays là, forcément. Et vous avez parlé de méli-mélo. C’est vrai qu’il y a beaucoup de choses qui se passent dans cet univers justement. Il y a des petites joies de la vie de tous les jours mais il y a également une réalité qui est quand même très compliquée ; il y a une oppression qui est visible dans le livre. Port-Mélo, en somme, pour dire la complexité de cet espace où il se passe pas mal de choses.

      Christophe Premat – Alors Port-Mélo par rapport à l’Afrique… je me permets de lire un extrait à la page 79, un petit bout du premier extrait : « l’Afrique un peuple nomade défilant pour le pain se prend des coups dans la gueule » et un peu plus loin… il y a Cori, une des personnages femmes « cela s’est déjà fait à Port-Mélo, une marche de femmes qui aurait changé le cours de l’histoire. Je n’avais pas vu Mère Cori depuis ma place, je ne l’avais pas vue sur les corps huilés, hurlant ». Donc, dans la marche des femmes dans l’histoire, il y a des personnages assez forts, cela me semble intéressant aussi, qui parlent et sont à la frontière de différents pays, et cette parole donnée à cette foule anonyme de femmes dans Port-Mélo.

      Edem Awumey – Hé oui, car il est évident que l’on n’écrit pas ex nihilo. Nous sommes le produit d’une culture, d’une histoire, d’une mémoire. La marche des femmes est inspirée d’une histoire qui est bien réelle. Dans les années 1960, pendant tous ces mouvements de lutte contre le colonialisme, j’allais dire, pour l’indépendance, les femmes ont joué un rôle très très fort. Elles ont vraiment apporté leur pierre. Les politiciens qui étaient pour la plupart des hommes justement à ce moment là ne s’y attendaient pas. On ne s’attendait pas à un engagement aussi féroce des femmes. Mère Cori est héritière de cette génération-là, de ces femmes qui ont toujours combattu, avec courage, avec une certaine hargne. Et c’est en soi et pour moi très intéressant d’avoir comme matière ces exemples de courage, parce que dans le livre on voit que Mère Cori est une femme qui attend. On suppose que son mari est parti à la guerre, la deuxième. Il a combattu en Alsace, pour la France, et après la guerre on n’a jamais eu de ses nouvelles. On ne sait pas s’il a survécu. On ne sait pas s’il est mort. Cori n’a aucun signe de lui depuis 60 ans, et elle attend son retour. C’est une figure poétique. Dans la mythologie, dans leur séparation Ulysse et Pénélope se sont attendus, se sont désirés. C’est ainsi une manière d’avoir un regard pour ce courage des femmes, oui.

      Christophe Premat – Dans le style et l’écriture maintenant de Port-Mélo, on voit une succession de chapitres avec souvent des courts dialogues, très brefs, quelques répliques. Et puis on bascule dans le discours indirect, même dans le discours indirect libre, etc. On a une sensation d’une conversation qui se déroule, avec un échange à la fois intérieur et extérieur. Est-ce que c’est vraiment le style de Port-Mélo ? On retrouve ça aussi un petit peu dans Les Pieds Sales.

      Edem Awumey – Je pense que le style va aussi avec l’histoire. Je pense que l’histoire peut, non pas vous dicter, mais vous mettre sur la voie d’une certaine écriture. Et ces courts dialogues pour moi représentent des moments de chuchotements qui sont volés au silence parce qu’on est dans un espace, dans une construction où la parole est en soi, comme je l’ai dit, tantôt un acte de courage. Et peu de gens osent parler. Et ceux qui osent le faire ont juste le temps de ce court dialogue pour s’exprimer. Et après on revient au récit, on revient au discours indirect où la voix du personnage principal Mélo raconte plutôt. Là, on préfère raconter des choses dans les maisons, bien cachés, plutôt que d’avoir un dialogue ouvert sur les places de la ville. La construction romanesque répond à cela.

      Christophe Premat – Je prends l’exemple du chapitre 7 où vous avez justement ce chuchotement, ce chemin : « – Les cauris racontent : tu t’es planqué. – N’écoute pas les cauris, ni l’Afrique ni ses oracles d’un autre temps. – Les cauris disent : tu te caches. Dans quelle rue ? Quelle impasse ? Les rues du port n’ont pas de nom. Ils disent : tu as fui. Tu as trouvé une route qui mène quelque part, il n’y a pas de chemin. » Et après : « Le bruit court... Manuel a disparu. Dans quelle rue ? Quelle impasse ? ». On a vraiment une continuité avec ce chuchotement qui devient une rumeur et on sait que dans cette œuvre il y a cette foule anonyme de corps, la thématique de la trace qui revient. On essaye de retrouver ces corps mutilés, etc. Manuel aussi est le lien à la milice avec ses fameux carnets. Qu’est-ce qu’il écrit ? Est-ce qu’il est en train de compter, de recenser les opposants ? Il y a cette thématique très forte je dirais à la fois du contrôle : on veut contrôler les corps, on veut contrôler les identités. Et puis cette foule anonyme liée à cette Afrique féminine, parce qu’on parle beaucoup des femmes, etc. Cette Afrique qui crie un peu sa rébellion. Je dis cette Afrique parce qu’il n’y a pas du tout d’identité Togo, Cameroun, etc., pas de frontières...

      Edem Awumey – C’est vrai que bien souvent dans mes livres je parle des Afriques parce que l’Afrique pour moi est plurielle. Mais je me méfie aussi des frontières artificielles. Je suis né sur la côte Ouest et on sait très bien qu’entre le Togo, le Bénin et le Ghana, il y a des liens très forts entre les cultures. On va retrouver les mêmes cultures, les mêmes langues parfois d’un côté ou de l’autre des frontières. Mais cela n’enlève pas à ces pays leurs spécificités, leurs différences. Mais je me méfie encore une fois de ces frontières coloniales artificielles et je parle souvent de l’Afrique en termes de villes. J’évoque Bobo-Dioulasso, Ouagadougou, Lomé ou Accra sans avoir besoin de préciser que quand je dis Bobo on est au Burkina-Faso. Avant de vivre un pays, je vis d’abord une ville, et aujourd’hui je le fais à Stockholm. Alors si vous me dites : que sais-tu de la Suède ?  Eh bien, la Suède c’est un bien grand mot. J’ai eu le temps de traverser, de fouler, de vivre un peu à Stockholm. Je peux mieux parler de Stockholm et de Göteborg que de la Suède en général. Donc l’Afrique des villes, l’Afrique de ses mouvements, je veux dire l’Afrique des pavés… j’étais encore étudiant dans les années 1990, lorsque la rue s’est soulevée. Tout le monde voulait passer des partis uniques très caducs à un multipartisme pour évoluer vers une vraie démocratie. Ainsi j’étais adolescent sur les pavés dans cette Afrique des années 1990 et ce fut comme notre mai 1968 à nous. C’est là le cœur de l’Afrique qui bat dans les rues. Et il me semble que dans nos pays et nos civilisations, les bases ont été posées dans la rue... quelque chose de l’ordre de la révolution, mais pas pour rester dans le culte stérile d’une colère permanente. Non. Mais quelque chose qui évolue forcément comme un espoir. On est dans la rue parce que l’on veut que ça change finalement. Donc j’ai vécu dans ces rues là dans les années 1990 et ça explique pourquoi dans Port-Mélo le personnage est tout le temps dehors. Cela explique également pourquoi dans Les Pieds Sales, Askia va d’abord avoir comme domicile la rue et l’espace de son taxi.

      Christophe Premat – Les villes sont comme des personnages en fait, au même titre qu’Askia, Mère Cori ou Petite Guinée aussi dans Les Pieds Sales… le nom est intéressant d’ailleurs. Les rues sont comme les poumons de la ville et comme des personnages effectivement. Pour passer à cette notion d’épaisseur des personnages, c’est vrai que dans l’évolution du roman l’intérêt n’est pas tant dans le caractère psychologique des personnages. Cela a tellement été une attaque dans la critique postmoderne, finalement chez vous il y a à la fois les deux dimensions. On n’a pas forcément des personnages avec une identité fixe. Cela dit, il y a plus de dates dans Le s Pieds Sales que dans Port-Mélo, plus d’éléments qui attirent le lecteur vers telle période ou telle situation géographique... et en fait on se perd, je crois que c’est un peu voulu. Mais on a des personnages très forts qui représentent une mémoire particulière. Qu’est-ce que vous pouvez dire par rapport à ces personnages ? Mère Cori, Manuel dans Port-Mélo, Askia, Petite-Guinée ? Est-ce que dans votre travail d’écriture, il y a cette charge volontaire de leur donner une dimension, qui n’est bien sûr pas une dimension psychologique rigide, mais une certaine épaisseur ?

      Edem Awumey – Je pense que dans ces deux livres, on traverse une variété de portraits en ce qui concerne les personnages. Ce sont des gens issus de toutes les générations. Il y a une jeunesse qui porte une certaine colère, c’est sûr. Il y a également la génération de Mère Cori, celle des indépendances et parce que nous sommes en 2010, cela fait 50 ans déjà, 50 ans d’indépendances africaines, c’est quelque chose. Ce sont deux générations qui ont beaucoup de choses à se dire. Une colère portée au présent par ces jeunes-là. Et Mère Cori, parce qu’elle a vu beaucoup de choses, a dépassé la colère brute. Avec le temps, elle a acquis une certaine lucidité. On a également le personnage de Petite-Guinée qui a gagné sa vie comme mercenaire en Afrique. Cela représente ces personnes qui, n’étant pas d’Afrique originellement, ont quand même cette terre dans la peau, quel que fût ce qu’ils ont eu à y faire. Petite-Guinée est mercenaire. Il a vu d’abord l’Afrique depuis une certaine distance. C’est l’Autre dans son rapport à l’Afrique. L’Autre qui voyait l’Afrique avec la distance d’un certain mépris et de l’ignorance. Parce que c’est bien souvent l’ignorance qui nous éloigne de l’Autre. Mais avec le temps, avec les années, le remords faisant son travail, la distance va se réduire entre Petite-Guinée et l’Afrique. Parce que lui ne devait faire que traverser l’Afrique, comme tous ces aventuriers qui viennent y chercher le diamant et la chair fraîche d’une certaine jeunesse. Avec le temps, il a commencé à aimer ce continent-là. On a finalement un tableau très polyphonique des personnages, pour dire que l’Afrique c’est cela, c’est une jeunesse, c’est une certaine génération, celle des indépendances, et c’est l’Autre aussi, il y a tout cela. En tant qu’écrivain, c’est très intéressant pour moi d’avoir ainsi une palette de personnages, très mobiles, qu’on peut bouguer ici et là.

      Christophe Premat – Si on revient à Port-Mélo et aux Pieds Sales, il y a deux univers romanesques qui diffèrent, dans le sens où Port-Mélo se passe majoritairement en Afrique, même si on nomme aussi d’autres villes du monde, tandis que L es Pieds Sales se passent à Paris, souvent au sein de taxis parisiens qui circulent dans la ville. Là, on a une évolution assez différente dans le sens où en Afrique, on est à la recherche de traces particulières… savoir ce qui s’est passé, rumeurs, bruits, recompositions d’un univers... On ne sait pas très bien ce qui s’est passé, on ne sait pas très bien ce qui va se passer. Tandis que dans les Pieds Sales on est vraiment dans Paris comme lieu de migration, de rencontres, de mauvaises rencontres, de violence aussi, puisqu’il y a des scènes assez difficiles, des scènes quotidiennes de racisme, de brutalité, de passage à tabac de roms. On arrive dans un lieu de migration qui est difficile. Est-ce que quand vous écriviez Les Pieds Sales il y avait toujours Port-Mélo derrière ou bien y avait-il une nouvelle construction ?

      Edem Awumey – Oui, c’est vrai au fond qu’on peut parler de migration, de personnages de marginaux dans Port-Mélo. Mais je crois qu’il y a un lien parce que je suis un enfant de la ville africaine moi. Je n’ai pas grandi à la campagne. Et quand je suis arrivé à Paris j’ai vécu au Quartier Latin. Je n’ai pas connu le Paris de la périphérie, mais ça m’a quand même donné une distance pour mieux l’apprécier. Le centre m’intéresse également, mais je crois que je suis plus porté vers ces marginaux de la périphérie. Dans Port-Mélo, Mère Cori, Mélo le narrateur, le fou, le personnage de Manuel sont des gens qui vivent dans les bidonvilles, qui ne sont pas au cœur de la ville, autour des quartiers administratifs. On voit la même chose dans Les Pieds Sales. Le Paris qui m’intéresse ce n’est pas tant Saint-Germain-des-Prés que le Paris des marginaux. Dans L es Pieds Sales, je la nomme souvent Lutèce parce que c’est un regard sur ce temps où c’était aussi la ville des gueux. Et c’est une démarche vers ces marginaux d’une certaine périphérie...pas forcément dans leur tentative de rejoindre le centre. Le but n’est pas d’y arriver mais de savoir comment conserver une certaine humanité dans ce centre-là. Pour ne pas qu’on oublie que malgré cette marginalisation, ils sont quand même dans le coup de la même humanité.

      Christophe Premat – Par rapport à la ville, vous habitez maintenant à...

      Edem Awumey – Gatineau au Québec.

      Christophe Premat – Vous parlez du centre administratif avec la périphérie. Dans Port-Mélo, on a le sentiment plutôt qu’il y a une centralité qui apparaît, et puis tout de suite une périphérie se met en place en fait. Il y a une sorte de recomposition de l’espace de la ville. Est-ce que maintenant avec le regard que vous avez en habitant au Québec, ceci est différent ?

      Edem Awumey – Oui oui, je dois dire que cela fait partie des petits chocs que j’ai eus quand je suis arrivé là. Je crois que les espaces sont moins tranchés là-bas qu’ici par exemple. Vous savez à Paris c’est vraiment une logique commerciale. C’est très cher de se loger dans Paris intra muros. Le logement se vend au mètre carré, donc forcément ceux qui ont des salaires plus bas vont se retrouver à la périphérie. Ce n’est pas ça chez nous... du moins pas encore. C’est vrai que dans les grandes villes, il y a quelque chose qui ressemble à cela mais encore une fois c’est moins visible, c’est moins tranché. Gatineau c’est une ville qui a un centre, ou bien des centres, parce que dans les villes américaines vous pouvez avoir plusieurs centres. Mais les centres ce sont plutôt des lieux historiques, les parties les plus vieilles de ces villes. Ce n’est pas le lieu où tout le monde ne peut pas vivre. Ce n’est pas la même chose. À Gatineau, j’ai vécu quasiment cinq ans dans le Vieux Hull. Le Vieux Hull, c’est le lieu historique de Gatineau. On a une vue sur un pont et après il y a Ottawa. J’étais à trois minutes d’Ottawa. C’est un très beau coin. J’étais immigrant. Cela n’a pas été compliqué de trouver un logement au cœur de la ville de Hull. Je ne connais pas beaucoup d’immigrants qui arrivent d’Afrique, d’Amérique Latine, de Roumanie ou d’ailleurs, et qui vont tout de suite trouver un logement au Quartier Latin à Paris. Cela existe mais c’est vraiment très difficile. Dans des petites villes d’Amérique du Nord, on peut se permettre d’habiter où on veut. Ce n’est pas une grosse différence en termes de coûts. Moi j’ai déménagé depuis quelques semaines et je ne suis plus dans le Vieux Hull. Je me suis un peu plus enfoncé dans la campagne gatinoise. Pour faire un pied de nez à ceux qui me disent : « Pourquoi tu vis à Gatineau ? Pourquoi t’es pas à Montréal, pourquoi tu ne vis pas au centre à Montréal ? ». Moi je me sens très bien à Gatineau, c’est à deux heures de Montréal. Ça a été utile pour moi de voir comment la géographie peut façonner un destin, façonner une personnalité. Ce fut très intéressant de voir que l’on n’a pas tout le temps la même configuration et c’est plutôt positif comme observation. Si je devais faire aujourd’hui un livre sur l’Amérique du Nord, on ne serait peut-être pas dans la même construction, dans la même démarche au niveau de la lecture de l’espace.

      Christophe Premat – Vous parlez de la question de l’habitat, on a des personnages qui habitent – pas au sens d’avoir un logement, une identité, une adresse, un nom… – mais qui cherchent soit à contrôler l’espace soit à s’inscrire dans un espace même romanesque. Et puis il y a une foule qui reste un peu à l’écart. N’est-ce pas cette malédiction-là que l’on retrouve aussi peut-être dans Port-Mélo et dans Les Pieds Sales, avec ceux qui portent les stigmates de cette exclusion ? Il y a cette ségrégation profonde entre ceux qui arrivent simplement à trouver un habitat et à pouvoir exister, avoir une reconnaissance sociale et puis ceux qui sont à la périphérie, autour du port en fait. Est-ce qu’il y a cette dimension-là, c’est cette malédiction qui hante les personnages ?

      Edem Awumey – Oui oui, très bien. Vous savez, en temps qu’auteur, je pense qu’il est plus facile pour moi d’aller dans une ville, de rencontrer ceux qui vivent dans la rue, que d’aller frapper aux portes d’une maison, en disant « je vais voir comment c’est chez vous, comment c’est une demeure classique suédoise, ou parisienne ou africaine. » Je pense qu’on va plus spontanément dans la rue, avec une caméra ou bien avec son petit carnet, pour discuter avec les gens. Je l’ai souvent fait, je l’ai fait en Afrique, et au Canada, je l’ai fait à New-York. J’aime beaucoup New-York et quand je vais là-bas, j’ai beaucoup de plaisir à aller à Harlem et dans le Bronx, parce que vous avez beaucoup de marginaux qui sont là. Leur royaume c’est la rue. Et ce n’est pas la rue de la Reine. Ici on a une rue de la Reine qui est très belle, ce n’est pas la même chose… Eux ils sont les rois de la rue. Harlem et le Bronx, ça leur appartient ; et il m’est très facile de lire cet espace plutôt que d’aller défoncer les portes bien bouclées, bien fermées d’une maison. Et donc c’est ça aussi mon rapport aux gens et à l’écriture. Vous savez moi je suis un amoureux du roman de la route. J’aime beaucoup les livres de Jack Kerouac... j’ai aimé l’avant-dernier livre de l’américain Cormac McCarthy, le roman qui s’appelle La Route, The Road, où il y a l’histoire de ce père et de son fils. On est en Amérique, l’apocalypse a eu lieu. L’Amérique est brûlée, l’Amérique est tout en cendres et il y a deux survivants, un père et son fils qui vivaient dans le Nord et qui, pour survivre, vont tenter de faire le voyage du Nord vers le Sud. La route est en elle-même un personnage. Et je l’ai dit au début, il me semble que nos idées, nos civilisations se sont pour une bonne part d’abord construites dans la rue.

      Christophe Premat – On va aborder une dernière série de questions sur la rencontre dans la rue, je ne dirais pas de communication interculturelle, c’est pompeux... mais de sentiment interculturel presque instinctif. Est-ce qu’il n’y a pas, chez les personnages, des rencontres qui ne se font pas, simplement parce qu’on a des morceaux d’histoire, de géographie épars qui se télescopent ? Et la violence est aussi dans ce télescopage. On a surtout le cas dans Les Pieds Sales ; dans Port-Mélo la violence a déjà eu lieu et c’est plutôt une redécouverte par l’écriture des corps anonymes, ou du carnet de Manuel qui nous intrigue toujours. On ne sait pas si c’est le carnet de la milice ou si c’est aussi le carnet de l’écrivain, de l’auteur qui s’amuse à essayer de conduire son récit. Alors, si je vous pose la question d’une manière un peu froide : comment définiriez-vous le sentiment interculturel à une époque où on parle de mondialisation, de violence des échanges à la fois économiques et même politiques ? Est-ce que le roman a une fonction dans ce sentiment autre qu’une simple célébration du « c’est bien de se rencontrer » ?

      Edem Awumey – Non, non. On n’est pas uniquement dans la célébration stérile de la rencontre, non. Vous savez, je me méfie des grands mots. Je pense que les hommes se sont de tous temps rencontrés. Aujourd’hui, on met des concepts sur cette réalité, parce que c’est devenu plus exacerbé, qu’avec les moyens de communication et les progrès dans les transports on a finalement éliminé la distance. Les mots ont acquis une certaine importance à ce moment-là, mais on s’est de tout temps rencontrés. Mes personnages sont souvent en exil, ils sont en quête, ils traversent des chemins. Et ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tant la fin de la quête, qu’ils puissent ou non réussir finalement une vie, trouver quelque chose au bout du terme... le but pour moi, c’est n’est pas que dans Les Pieds Sales, Askia retrouve son père à Paris, ou que Mère Cori dans Port-Mélo retrouve son mari parti combattre en Alsace, non. Ce qui m’intéresse chez un personnage, c’est son cheminement, c’est la possibilité des rencontres, la possibilité qui est offerte sur le chemin. Dans Les Pieds Sales, Askia va faire une rencontre, parce qu’il en fait beaucoup des rencontres dans son taxi… Mais il va faire de certaines des rencontres qui comptent, je pense que toutes ne comptent pas forcément. Et donc il va rencontrer une fille, Olia, qui va vouloir l’aider à retrouver son père. C’est à ce moment que la rencontre devient intéressante, c’est à ce moment qu’on se dit : on peut faire quelque chose de leur rencontre. Olia va vouloir l’aider à retrouver son père, elle est photographe. Ils vont se fréquenter, c’est l’histoire d’une très grande amitié. Elle aurait pu évoluer vers l’amour. On m’a souvent posé la question : « pourquoi ces deux personnages qui ont été très proches ne se sont-ils pas aimés ? ». J’ai répondu en disant que ces deux personnages sont porteurs de passés vraiment très lourds, ils ne sont pas libres dans leur tête, ce n’était pas évident qu’ils puissent se libérer de ce poids pour simplement s’aimer au présent. Mais il y avait quand même cette possibilité, effectivement, ils ont été très proches, très spirituellement... c’est juste que l’auteur que je suis n’a pas éliminé la distance entre les corps, entre les deux corps. Mais j’ai fait une promesse à mes lecteurs, celle que dans un prochain livre, j’éliminerai cette distance entre les corps et que j’écrirai un passage, un chapitre, tout un chapitre, sur une scène d’amour dans une chambre... Il y a donc quelque chose qui se passe entre Askia et Olia. Il y a une fraternité qui s’est développée dans l’exil, quelque chose qui peut être finalement plus fort que l’amour. Askia va mal vivre le départ d’Olia, qui du jour au lendemain disparaît, qui reprend elle aussi sa quête, parce qu’elle est, elle aussi, sur le chemin, etc. Pouvoir creuser cette question de la rencontre reste intéressant.

      Christophe Premat – Vous parliez d’Olia et d’Askia, mais il y a aussi Joséphine dans Port-Mélo.

      Edem Awumey – Oui.

      Christophe Premat – Joséphine, on pense à Joséphine Baker, on pense au mythe de la danseuse nègre dans les années 1920, celle dont le corps est offert un peu et puis qui se dérobe à chaque fois. Elle a un statut particulier, Joséphine.

      Edem Awumey – Je pense que beaucoup de Parisiens sont tombés amoureux de Joséphine Baker à l’époque. Ce fut une belle note poétique dans le Paris de cette époque-là. Dans le livre, la vie est assez dure, les gens n’ont pas beaucoup d’espoir. Mélo fait la rencontre de cette fille. Je pense qu’il en tombe également amoureux. Il y a une petite scène d’amour sur le bord de mer où Joséphine se découvre et c’est là où le personnage, celui qui raconte l’histoire, solitaire et malheureux, retrouve une certaine paix dans le lieu de l’amour. On est toujours dans cet espace où les corps sont figés. Ou bien ils sont figés de manière définitive dans la mort, ou bien ils n’osent pas trop bouger parce que c’est vu comme un acte subversif. Et dans cette construction là, elle va danser. Je l’appelle la danseuse parce que c’est la seule finalement qui ose bouger, qui ose imposer un autre rythme, une autre vie à son corps, dans cet espace où les gens se refusent à cela… ils ne veulent pas se mouvoir, ils ne peuvent pas. C’est une manière pour elle d’aller au-delà de ce système qui va geler à la fois les corps et les mémoires.

      Christophe Premat – Dans Port-Mélo, quand on parle de rencontres entre les corps ou même entre la mort, les corps morts et la vie, les bourreaux et les victimes, il y a cette idée de vie qui traverse les personnages, qui vont peut-être réanimer des corps anonymes, sans forcément leur donner un nom, mais simplement en leur conférant une identité collective.

      Edem Awumey – Oui.

      Christophe Premat – Ce n’est pas celle d’un pays, d’un territoire...

      Edem Awumey – Je pense que parler de la mort c’est bien. Pas tant pour s’y enterrer justement. Non, je parle de la mort pour essayer de mieux entrevoir la vie. C’est un classique... comment mieux lire la lumière à côté des ombres. Parce que c’est aussi à côtés des ombres, des ténèbres qu’on peut apprécier la lumière d’un certain espoir. Je parle de la mort pour mieux, avec mes personnages, entrevoir la possibilité d’une vie, la possibilité de faire un saut hors des ombres et des ténèbres de cette histoire-là. Et c’est vrai que malgré tout ce qu’a vécu Mère Cori dans Port-Mélo, malgré une attente qui dure déjà depuis plus d’un demi-siècle, elle espère. Et c’est en soi un acte contre la mort finalement. On dit que l’espoir fait vivre, mais l’espoir ça fait mal aussi. Ce n’est pas simple d’espérer.

      Christophe Premat – Alors dernière question sur la langue, sur la langue française, sur la francophonie. On sait la définition de la francophonie, c’est la langue universelle, c’est une identité, le dialogue dans une ère postcoloniale. C’est un peu la définition officielle, je dirais, de la francophonie. On avait interviewé l’année dernière Rita Mestokosho, une poétesse innue, qui a écrit des poèmes en innu, en français et qui ont été traduits en suédois. Vous avez fait le choix de la langue française, on peut vous mettre dans la catégorie des écrivains francophones. Mais quid de la langue ? Est-que la langue française va être la langue de transmission ? Est-ce que vous voyez votre expression dans cet espace francophone ?

      Edem Awumey – Oui. La langue française a été un bel accident historique, un accident dans ce qu’il peut avoir de dramatique et aussi quelque part de positif. Moi j’ai commencé à parler français à l’âge de 5 ans. Oh j’ai fait des écoles très confessionnelles, chez des catholiques, avec une discipline féroce au niveau du français. Très tôt, je n’ai plus vu le français comme une langue étrangère. Je parle encore la langue de mes parents, mais je ne peux pas faire un livre, un texte assez propre, assez acceptable dans cette langue. J’en connais la grammaire, mais est-ce que je rentre assez bien dans les subtilités de cette langue pour écrire vraiment un livre comme le ferait un certain Wa T’iongo au Kenya ? Ce serait plus difficile. La langue française très tôt est devenue mienne. J’ai été un lecteur précoce ; à peine adolescent, j’avais déjà lu tous les dramaturges du 16e siècle. Et il y avait cette belle phrase qu’on citait pour séduire les filles, et pour garder en mémoire : « Corneille assis sur les racines de La Bruyère boit l’eau de La Fontaine et joue des cartes avec Madame de La Fayette. » C’est une phrase pour rassembler ces écrivains ensemble. C’est très naturellement que le français est devenu la langue première de mon expression. Je pense que lorsqu’on essaye de séduire quelqu’un, on y va avec son ventre, on essaye de sortir le meilleur de soi. Et je pense que j’ai rarement essayé de faire la cour à une fille dans ma langue. C’est pitoyable ! Mais c’est comme ça !... Très tôt je me suis mis à lire des poèmes. Donc, je me sens francophone, je ne vois rien de restrictif à cela. Mais cela dit, même si on parle de la langue française, chaque écrivain a quand même la sienne. La question c’est : comment on essaye, comment on arrive, dans ce grand espace francophone, à construire sa patrie de langue et à réclamer une certaine autonomie. Je pense que c’est ça qui fait de nous aussi des auteurs et c’est bien. J’assume cela et je suis aujourd’hui l’héritier d’un triangle. Je veux parler de l’Afrique francophone, de la France, et du Québec où je vis aujourd’hui. Trois espaces francophones qui font partie de moi. Même si de temps en temps ça peut déstabiliser, c’est un enrichissement.

      Christophe Premat – Merci beaucoup d’avoir accepté de répondre à nos questions.

      Edem Awumey – C’est moi qui vous remercie.

      Christophe Premat – Et puis on attend avec impatience le troisième roman.

      Edem Awumey – Ah oui, le troisième roman ! Pour le dire rapidement, je suis au Québec depuis maintenant cinq ans, mon prochain livre va très sûrement me confronter à une bonne part de cet espace nord-américain...

      Premat Christophe
      Awumey Edem
      Cauhépé Vivien
      Wormser Gérard masculin
      Les espaces anonymes, entre voyage et exil. Entretien avec l'écrivain Edem Awumey
      Premat Christophe
      Awumey Edem
      Cauhépé Vivien
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2011-06-06

      A l’occasion de la Foire du Livre 2010 consacrée à la littérature africaine, l'Institut français de Stockholm avait le privilège d’accueillir le 25 septembre l’écrivain togolais Edem Awumey. Edem Awumey, qui réside actuellement au Québec, est né au Togo et a fait ses études en France, notamment à l’Université de Cergy-Pontoise, où il a soutenu, en 2005, un doctorat de littérature francophone. Il est l’auteur d’un grand nombre de nouvelles et de deux romans : "Les Pieds Sales", 2009, Seuil, sélectionné pour le prix Goncourt de la même année et "Port-Mélo", 2006, Gallimard, Grand Prix Littéraire de l’Afrique Noire 2006.

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