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De la philosophie, et derechef qu'elle fait ma.â.l.e ?

Informations
  • Résumé
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Texte

Pour commencer, je voudrais remercier Mireille Calle Gruber de m’avoir invitée à parler dans ce séminaire du Centre de recherches en études féminines et de genres, et même la remercier d’avoir un peu insisté. J’avais quelques réticences. Puis je voudrais vous remerciez vous aussi, les doctorants de ce Centre, pour les textes que vous avez offerts à vos lecteurs et que j’ai eu le plaisir d’éditer dans la revue Sens Public 1 . Je vous le dis très sincèrement, maintenant que nous nous rencontrons, vos écrits ont été pour moi une bouffée d’air et une joie, disons celle de partager ensemble un même monde et des aspirations semblables, dans et par l’écriture. Je ne sais pas si vous connaissez ce fragment de Parménide : « A droite les garçons, à gauche les filles ». Il me semble que c’est exactement ce que nous ne voulons pas écrire, peut-être plus exactement ce que nous ne voulons plus écrire. Et nous voyons une certaine nécessité à interroger cette binarité des sexes, à la déconstruire, à ruser avec elle, à la railler peut-être aussi, à nous en défaire en tous cas. La généralisation de la mixité sociale est récente, nous sommes nés dedans, comme on dit. Si nos vies s’en ressentent, il n’y a rien d’étonnant à ce que nos travaux aussi. Je dis « nous », je vois un monde commun au-delà de cette salle de séminaire, et serais bien incapable d’en tracer des lignes frontalières. Je ne parle pas du monde entier, ni de l’Europe tout entière, ni même de tout le territoire français. Comme mes réflexions autour des genres concernent des personnes, donc des singularités et de l’unicité, il me semble important pour commencer de dire que mon intention n’est pas de parler de tout et de tout le monde. Je ne veux surtout pas dire que mon discours ne concernera que ceux-ci en excluant ceux-là, un tout contre un autre, j’aimerais justement éviter autant que possible les totalisations et les généralisations. Et pour commencer celles-ci : « les hommes », « les femmes ». Mais pour donner un repère commun, on peut dire que l’institutionnalisation de l’égalité des sexes est une nouveauté du 20e siècle, dans le monde occidental, surtout dans la seconde moitié du siècle. Nos nouvelles manières de penser « les genres » en sont une conséquence.

J’aimerais donc éviter les catégories totalisantes et les représentations générales sur les sexes. Malheureusement, aujourd’hui, je ne vais pas pouvoir éviter de les employer. Pourquoi ? Parce que je vais parler de discours philosophiques qui emploient et construisent ces catégories, d’une part, et d’autre part parce que communément dans ces discours, la question de la différence sexuelle s’identifie à celle de l’inégalité entre les deux sexes : y a-t-il une supériorité naturelle de l’homme sur la femme, ou de la femme sur l’homme ? La femme est-elle l’égale de l’homme ? Jusqu’à très récemment, c’était en philosophie la question la plus commune concernant les deux genres de l’humanité, féminin et masculin, qui vous le savez n’ont pas été considérés comme égaux par la Déclaration française des droits de l’homme de 1789. L’égalité citoyenne date de 1945. Parfois aussi ce n’est même pas une question. Le discours est d’emblée moulé dans une représentation inégalitaire des deux genres. Et alors vous aurez déjà compris que mon esprit, un peu à contre-cœur, va devoir s’en aller vagabonder dans l’Ancien monde... poussée par l’élan du désir comme l’Éros philosophique dans le Banquet de Platon, entre richesse et dénuement, mais en sachant derechef que... d’ailleurs, dans cette histoire grecque de l’Amour, c’est par Pénia sa mère qu’Éros est pauvre, rude, sale et va-nu-pieds, tandis que de son père Poros il tient le courage, l’entreprise et l’ardeur, l’affût du beau et du bon. A droite la plénitude, dans le principe d’engendrement positif masculin, à gauche le manque, le principe négatif féminin. Éros naît entre les deux, c’est pourquoi il philosophe...

La femme est-elle l’égale de l’homme ? Voici une grande question dont l’intérêt philosophique nous apparaît aujourd’hui quasiment nul. Si la question ne présente plus d’intérêt, est-il besoin d’y penser ? Je pense que oui, en ce que nous sommes tributaires de cette question du genre traditionnelle, que nous en ayons conscience ou non. C’est peut-être ce qui m’a fait écrire « quasiment » dans quasiment nul, quant à l’intérêt de la question. En effet, il ne suffit pas d’éluder le passé culturel des rapports entre les sexes pour qu’il ne nous touche pas, ou plus, jusqu’à notre inconscient, et différemment suivant que l’on est femme ou homme. Pour ma part, je l’ai vécu de façon brutale quand j’avais vingt ans : un jour que j’étais en khâgne, j’ai dû refermer un livre que j’avais dans les mains, je ne pouvais plus lire ni me concentrer. Une cause de cette paralysie est venue peu à peu à ma conscience. Alors que cela ne correspondait pas à mon vécu direct, j’ai réalisé qu’il y avait eu une forte aliénation des femmes dans l’histoire (d’ailleurs c’était un livre d’histoire que j’avais brutalement refermé), que de fait il y avait très peu d’auteurs femmes dans ma bibliothèque, de même qu’au musée du Louvre (je parle des peintres), qu’il était donc possible de penser sérieusement que les femmes n’étaient pas capables de, alors qu’il semblait assez clair qu’elles s’étaient plutôt trouvées empêchées de... (je suis restée longtemps bloquée sur la pensée « des œuvres qui auraient pu... si seulement... »). Et c’est ainsi qu’à la suite d’une éducation mixte et libérale, alors que j’étais habituée à vivre dans une représentation égalitaire et universelle des genres (à l’école il y avait eu beaucoup de déléguées filles, de premières de la classe), je me retrouvais tout à coup assignée à une catégorie sexuelle, une classe réputée comme dominée et inférieure. Du fait de mon sexe. Quelle ne fut pas ma surprise ! vous imaginez.

(Arnold Schönberg, La Nuit transfigurée, die Verklärte Nacht - une dissonance non-cataloguée)

Un souvenir me revient : je suis assise dans un café, je sors des livres de mon sac, au retour de la bibliothèque. J’ouvre le Deuxième sexe de Beauvoir - le titre me faisait horreur, mais il fallait que je vérifie, que je sache si le mal ne venait pas de là, de mon sexe - je lis dans quelques pages au hasard, et je referme le livre aussitôt, encore une fois. Comme par la suite j’ai souvent parlé à des ami(e)s « d’humanité en ses deux pôles », j’avais dû apercevoir ce passage de la quatrième page :

« Un homme ne commence jamais par se poser comme un individu d’un certain sexe : qu’il soit homme, cela va de soi. C’est d’une manière formelle, sur les registres des mairies et dans les déclarations d’identité que les rubriques : masculin, féminin, apparaissent comme symétriques. Le rapport des deux sexes n’est pas celui de deux électricités, de deux pôles : "homme" représente à la fois le positif et le neutre au point qu’on dit en français "les hommes" pour designer les êtres humains, le sens singulier du mot "vir" s’étant assimilé au sens général du mot "homo". La femme apparait comme le négatif, si bien que toute détermination lui est imputée comme limitation, sans réciprocité. »

J’en ai encore froid dans le dos. Alors voilà : jadis et pendant très longtemps, dans la représentation courante les hommes et les femmes se trouvaient dans un rapport hiérarchisé, binaire et dissymétrique, ainsi à l’égard de la culture : ce rapport entre les sexes a produit une certaine culture occidentale, à l’image donc de ce rapport. Elle est largement dominée par des productions et représentations masculines qui, jusqu’à nous, ont établi la suprématie d’un sexe sur l’autre, sa supériorité active si vous préférez. Pour les détails de cette histoire, je renvois aux cinq gros volumes de Michelle Perrot sur l’Histoire des femmes en Occident et à son plus petit livre Mon histoire des femmes 2 . Documents à l’appui, on y apprend globalement ceci : il était commun que les femmes, en tant que femmes, soient confinées dans le domaine « domestique », entretenues dans l’idée qu’elles n’étaient pas faites pour la politique, la musique, la peinture, l’écriture, disons la création et la connaissance, avant même qu’elles s’y soient essayées ou se soient trouvées empêchées d’y accéder, pour celles qui en auraient eu le désir. On peut parler d’un interdit moral, j’y reviendrai. Or cela se retrouve aussi en philosophie. On trouve clairement du sexisme chez certains auteurs, c’est-à-dire une déconsidération des femmes jugées inférieures, en particulier à l’égard du savoir considéré comme masculin. Je renvoie au Sexe du savoir de Michèle Le Doeuff 3 . On trouve aussi une réaction contre ce sexisme, disons un féminisme, chez des femmes et aussi des hommes. Et une chose remarquable est que la production philosophique ne présente pas à cet égard d’histoire : il n’y a pas de continuité, de sens évident ou de progrès linéaire. Un livre publié en 2000, Les femmes de Platon à Derrida 4 , le met en évidence (bien que cette anthologie rencontre les limites critiques du genre catalogue, il donne un aperçu utile). Il recense par ordre chronologique des extraits choisis de théologiens, écrivains et philosophes au sujet des femmes. Or cet ensemble ne s’identifie pas à un grand récit qui serait comme la lente marche de l’humanité vers l’égale liberté des deux sexes. C’est plutôt chaotique de ce point de vue. Un deuxième constat que l’on peut faire, c’est que les philosophes ou les penseurs, sur cette question, sont souvent (pas toujours mais souvent) conservateurs. Ils n’inventent pas. Ils semblent se ranger du côté de l’institution ou de l’ordre établi. Ils paraissent comme le reflet du contexte socio-culturel auquel ils appartiennent et qui, sans les empêcher d’écrire, ne les disposent pas à repenser les rapports de sexe, à ce qu’il semble. J’aurais envie de dire qu’il ne les dispose pas à penser tout court. Or il est très difficile de penser avec quelqu’un qui ne pense pas, fût-il par ailleurs un penseur génial. Je n’espère pas vous en donner la preuve, je le signale simplement.

Admettons donc qu’un changement radical se soit opéré dans la seconde moitié du 20e siècle : nous vivons aujourd’hui dans une société mixte, égalitaire, elle est récente et diraient certain(e)s encore insatisfaisante. Néanmoins, contrairement à hier ou avant-hier, il n’y a pas (ou pas autant) d’interdit moral ou physique infligé au nom du genre. Il est possible pour une femme d’être indépendante, de choisir sa vie, de créer, de peindre, de penser, d’écrire. On pourrait dire ni plus ni moins qu’un homme, bien que ce soit trop général formulé ainsi ; les difficultés, quand il y en a, peuvent se rencontrer chez tous, et différemment suivant les milieux particuliers, etc. Je m’interroge donc sur ce que les philosophes ont traditionnellement pensé de la différence sexuelle. Entrons dans le vif du sujet par des exemples.

*

Je choisis un exemple de lecture philosophique avec Kierkegaard, que j’ai passionnément lu autour de vingt ans. J’y revenais toujours, et en particulier dans le livre Ou bien... ou bien, la partie intitulée « L’équilibre entre l’esthétique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité ». C’était comme si Kierkegaard s’adressait à moi, m’indiquait le chemin à suivre. Le texte y dispose d’autant plus qu’il est écrit à la deuxième personne du singulier, il s’agit d’une lettre fictive, d’ami à ami. Ce texte pose la question du choix de vie, du sérieux de ce choix. Que vais-je faire dans la vie ? C’est bien une question que l’on se pose à vingt ans. Après une pratique assidue de la musique, et une certaine lassitude, je m’étais tournée vers la philosophie. Mais je devrais plutôt dire retournée, car j’ai des souvenirs d’enfance précis de songes philosophiques (je pensais à des mondes possibles, à un lieu pré-natal d’où me venaient mes idées, j’essayais de penser le très petit et le très grand, je me demandais quelle pouvait être la perception d’une chouette, et si alors elle n’était pas la mienne, que pouvait être la réalité ; et j’étais persuadée que des êtres supérieurs pouvaient être capables de me faire croire à une réalité autre qu’elle n’était, et que je n’avais aucun moyen de m’en assurer... le complexe Matrix, si on veut, que l’on retrouve d’une certaine manière chez Descartes et Berkeley, sans doute aussi dans la série américaine phare des années 80, La quatrième dimension. J’ai naturellement ressenti mes premières années d’apprentissage philosophique comme un retour, un recommencement.

Le texte de Kierkegaard commence ainsi :

« Mon ami !

Je répète ce que je t’ai dit si souvent, ou plutôt, je te le crie : ou bien - ou bien ; aut - aut ; un seul aut qui intervient pour corriger ne tire pas l’affaire au clair, car notre sujet est trop important pour qu’on puisse se contenter d’une de ses parties, et trop consistant en lui-même pour pouvoir être possédé partiellement. Il y a des circonstances dans la vie auxquelles il serait absurde ou même fou d’appliquer une alternative, un « ou bien - ou bien » (…)

Et toi, maintenant - car tu emploies assez souvent ces mots, ils sont presque devenus un adage pour toi - quelle importance ont-ils pour toi ? Aucune. Est-ce que je dois te rappeler tes propres expressions : un éclair, un tour de main, un abracadabra. (…) « faites ceci ou faites cela, vous le regretterez également !... je ne dis que ou bien - ou bien » (…) Enfin, si de ta part c’était réellement sérieux, il n’y aurait rien à faire à toi, il faudrait te prendre pour ce que tu es et regretter que la mélancolie ou la frivolité aient affaibli ton esprit. Puisqu’on sait que ce n’est pas le cas, on est tenté, non pas de te plaindre, mais de souhaiter que les circonstances de ta vie te serrent un jour dans leurs mailles et te forcent à montrer ce que tu as dans l’âme, qu’elles te mettent à la question d’une manière qui n’admette ni les propos en l’air ni les plaisanteries. » 5

Je me sentais visée. Kierkegaard (mais il faudrait dire Victor Emerita 6 , puisque Kierkegaard écrivait sous plusieurs pseudonymes) décrivait un certain stade esthétique dans lequel je pouvais me reconnaître et qui ne me satisfaisait plus. Une situation existentielle en laquelle on ne prend pas d’engagement, où le caractère alterne entre ennui, mélancolie et frivolité au gré des conditions extérieures, où l’existence ne se vit que dans l’instant, dans l’immédiateté. L’esthétique est une sorte d’indifférence à soi et au monde, et un désespoir. « L’esthétique dans un homme est ce par quoi il est immédiatement ce qu’il est ; l’éthique est ce par quoi il devient ce qu’il devient » (p. 480), en ayant posé lui-même le contenu de son choix. Si par exemple quelqu’un jouit à l’occasion d’un don qu’il possède, mais sans rien en faire en l’ayant profondément choisi, la condition de la jouissance reste extérieure à l’individu, la personnalité reste dans l’immédiateté de l’instant. Il faut se choisir soi-même pour que le talent puisse devenir une vocation voulue et assumée comme telle, dans la durée de l’éthique. De cette manière aussi, l’individu se trouve dans la généralité de l’éthique, il partage ce qui est commun au genre humain car c’est un devoir pour tout individu de faire quelque chose de sa vie, au sein d’une communauté humaine (vous entendez que j’ai du mal à dire « homme », je dis « individu », et j’y viens...).

Le passage se fait donc du stade esthétique au stade éthique, et vers la fin de cette lettre de fiction, Kierkegaard écrit :

« Notre héros a donc trouvé ce qu’il cherchait, un travail qui lui permet de vivre ; il a en outre trouvé une expression plus significative pour le rapport de ce travail avec sa personnalité ; c’est sa vocation, et sa réalisation est donc liée au contentement de toute sa personnalité ; il a en outre trouvé une expression plus significative pour le rapport de son travail avec d’autres gens, car, puisque son travail est une vocation, il a bien été essentiellement assimilé à tous les autres ; par son travail, il fait la même chose qu’eux, il s’acquitte de sa vocation. » 7

Voici un discours, celui du moraliste comme dit ironiquement l’auteur de la lettre fictive, dont on pourrait penser qu’il s’adresse à tout lecteur. Là où le texte devient très intéressant pour nous, et en même temps très ennuyeux en lui-même (je sautais toujours ces pages), c’est en ce qu’il aborde par ailleurs le thème de la femme, relativement au mariage. Avant le dernier extrait que vous ai lu, Kierkegaard avait déjà écrit ceci, je ne l’ai pas rappelé tout de suite, et prends le passage en route :

« ... mais ne méprise pas pour cela la vie, estime tout effort honnête, toute activité modeste qui se cache en humilité, et aie avant tout un peu plus de respect pour la femme [l’homme du stade esthétique peut être un séducteur qui joue sans scrupules avec le cœur des femmes, voir Le Journal du séducteur] ; (…) Et comme je suis d’avis qu’il appartient à un homme de s’égarer, d’une manière ou d’une autre, et que c’est la vérité pour la vie d’un homme, aussi bien que la vérité est pour une femme de rester dans la paix pure et innocente de l’immédiateté, alors tu comprends aisément qu’à mon avis la femme fait pleine compensation pour le dommage qu’elle a causé. » 8

Ce dommage qu’elle a causé, c’est sans doute la chute causée par le péché originel (Ève, et donc la femme, est exposée en première ligne ici, les hommes et les enfants restent derrière). La femme et l’homme sont par nature très différents chez Kierkegaard : l’immédiateté de l’instant, tout à l’heure si reprochable au sens éthique, est bonne en revanche pour la femme. C’est son état naturel, il y a une pureté de l’immédiateté pour la femme. Par conséquent le stade esthétique ne se manifeste pas de la même façon dans un homme et dans une femme, sans doute l’immédiateté de la vie féminine n’est-elle pas l’esthétique. C’est une vie pure et innocente. Et la théologie de venir affermir cet harmonieux système de complémentarité des deux sexes, et nous éclairer sur sa source morale ou idéologique :

« La femme explique le fini, l’homme court après l’infini. C’est ainsi que les choses doivent se passer, et chacun a sa douleur ; car la femme met des enfants au monde dans la douleur, mais l’homme conçoit des idées dans la douleur ; la femme ne doit pas connaître la détresse du doute, ni le supplice de l’angoisse, elle ne doit pas se trouver en dehors de l’idée, mais elle la possède de seconde main. En raison de ce qu’elle explique le fini, la femme est la vie la plus profonde de l’homme, mais une vie qui doit être cachée et secrète, comme l’est toujours la vie de la racine. Et voilà pourquoi je hais tous les propos abominables au sujet de l’émancipation des femmes. (…) Est-ce qu’il y aurait vraiment une femme assez simpliste, assez vaine et assez lamentable pour croire que, sous la détermination d’homme, elle pourrait devenir plus parfaite que l’homme ? » 9

Nous retrouvons une variante de la grande question dont je parlais en introduction. Voyons ce qu’on peut en faire : la femme met au monde des enfants, l’homme conçoit des idées, tous deux connaissent la douleur de l’enfantement, elle dans son corps et lui dans son esprit. Elle est donc du côté de la nature et lui de l’esprit. Cependant, la femme n’est pas coupée du monde des idées, elle a comme l’homme la capacité de penser, de parler. La différence est qu’elle n’a pas une connaissance de première main, c’est l’homme qui enseigne la femme de son savoir, ou du savoir, de ce qu’il y a à savoir. Elle ne conçoit pas d’idées par elle-même, elle les reçoit de l’homme. La femme explique le fini, c’est à dire qu’elle se trouve par nature dans la vie immédiate. Elle vaque à ses occupations, gaie et légère comme un oiseau, c’est écrit ailleurs. Elle ne se trouve pas comme l’homme perdu dans la dialectique du fini et de l’infini car elle ne connait que le fini - ou plutôt elle en est l’incarnation. Car pour « connaître » le fini, il faudrait qu’elle ait l’idée de l’infini, or cela n’est pas. Elle est la vie la plus profonde de l’homme - [je vais essayer d’expliquer ça, rigoureusement, ce n’est pas facile] -, car lui ne peut incarner le fini comme elle, il est dans l’idée et son esprit est appelé et tourmenté par l’infini. Il a besoin de la femme pour le ramener à la concrétude terrestre, pourrait-on dire. Elle doit rester cachée et secrète, seconde et cependant première comme la racine de l’arbre, c’est à l’homme qu’il revient de s’exposer. Je ne résiste pas à l’envie de vous citer une métaphore filée quelques lignes plus loin (p. 578). Il s’agit ici de montrer la chevelure féminine - entendez les cheveux longs chez les femmes - comme signe évident d’infériorité :

« Regarde la femme lorsqu’elle incline la tête et que ses riches tresses touchent presque le sol, elles ont l’air d’être des bras de fleurs avec lesquels elle a pris racine dans la terre, est-ce qu’elle ne se tient pas alors comme un être inférieur à l’homme, qui regarde vers le ciel et ne fait que toucher la terre ? »

Voilà qui est encore très convaincant... bon. Comment enchaîner et rebondir sur l’argument maintenant ? Laisser le délire à ce qu’il est, peut-être. Essayons de repartir. Donc : mais pourquoi, me diriez-vous à mon avis fort justement, pourquoi la femme serait-elle nécessairement comme ceci et l’homme nécessairement comme cela ? Notre auteur a répondu : « c’est ainsi que les choses doivent se passer ». Essayons d’aller plus loin et imaginons que les choses se passent autrement, cela peut arriver, que d’un côté nous ayons une femme qui se mette à penser et à concevoir des idées, et d’un autre côté un homme que la dialectique de Hegel n’intéresse pas du tout, mais plutôt le bricolage et le jardinage, il se lève tôt le matin, tout ça. Eh bien, ce ne serait pas correct, et surtout pour la femme. La femme deviendrait un homme, ce n’est pas dans la nature des choses telles qu’elles doivent se passer.

J’aimerais attirer votre attention sur ce mot, « devoir ». C’est un verbe prescriptif, ce n’est pas de l’ordre du constat : la femme ne doit pas connaître le doute et l’angoisse, elle doit recevoir l’idée de seconde main, elle doit rester cachée et secrète, c’est ainsi que les choses doivent se passer. On lit un constat indéniable quand il est écrit que la femme met des enfants au monde, car en effet on n’a jamais vu un homme accoucher d’un enfant. En revanche, qu’est-ce qui a jamais empêché empiriquement une femme de concevoir des idées ? Le texte nous donne la réponse : rien, sinon un interdit moral - sans doute sexué d’ailleurs - et le fait d’empêcher les femmes d’avoir un accès direct à la connaissance.

La détermination de la femme dont il est question n’est donc pas de l’ordre du constat naturel. Elle en est plutôt une contradiction, car de tout temps il y a eu des femmes pour penser et concevoir des idées. Il s’agit donc d’un interdit moral par rapport à quelque chose qui se trouve, s’est déjà trouvé, qui existe. A partir de là, c’est de l’intégrisme intellectuel, et vous aurez peut-être entendu qu’il y a du dogme derrière ces pensées. On comprend vite que l’argument tourne en rond : pourquoi la connaissance serait-elle pour une femme une transgression ? Parce qu’elle ne doit pas penser par elle-même. Pourquoi ne doit-elle pas penser par elle-même, si elle en est capable ? Parce que ce serait une transgression, elle ne doit pas le faire - même si elle le peut. Et comme la connaissance doit être une activité réservée aux hommes, jusqu’à l’être tout bonnement, c’est d’une logique enfantine, toute femme qui s’y adonne se masculinise. Voilà un argument classique qui a fait long feu... On le trouve chez Nietzsche, et Derrida a fait une conférence là-dessus en 1972, Epérons, les styles de Nietzsche, livre que je trouve plutôt pas bon et agaçant, aussi comparés à d’autres qu’il a écrits plus tard sur ces questions. Je pense par ailleurs aux arguments dudit féminisme différentialiste, par exemple Luce Irigaray : la raison et la rationalité scientifique sont proprement masculines (nous verrons tout à l’heure que Comte le disait aussi), l’irrationalité est proprement féminine, les femmes sont folles par nature (je force le trait)... Ou encore, prenez par exemple ce mot des frères Goncourt pour expliquer « l’exception » George Sand (qui donc en prenant un nom d’homme pouvait passer inaperçu dans le royaume de la littérature universelle, bien que masculine - il y aurait tellement et tellement à dire là-dessus... et si ce style « garçonne ? » avait été son propre genre de séduction, à George sans « s » ?) : qu’elle avait sans doute « un clitoris gros comme nos verges ». Ce n’était pas, ou pas seulement, pour flatter une puissance sexuelle féminine à l’égal ou presque de celle d’un homme. Mais je l’entends comme un symptôme traduisant qu’une femme-écrivain ne peut être qu’une anomalie dans la mesure où l’écriture est, ou plutôt doit être, une activité masculine, virile et phallique si l’on en croit le mot des Goncourt. Il ne doit pas, et donc il ne peut pas en être autrement. La femme est différente, et plus encore elle est l’autre - à partir duquel le même s’identifie à son modèle. Il ne suffisait donc pas de s’appeler George, de porter des vêtements masculins, de fumer des cigares, il fallait aussi avoir le même engin : afin que la répartition binaire et hiérarchisée des sexes ne bouge pas, qu’il n’y ait pas de mouvement tectonique des plaques, de tremblement de terre, dans la représentation des deux sexes masculin et féminin. Disons la représentation de leur nature, puisqu’on voit bien que ce n’est pas en fait naturellement comme cela. La vie se passe de façon moins catégorique ou catégoriale que dans la tête des philosophes et des savants (certain(e)s), c’est possible... c’est sûr.

En tous cas, la misogynie est fallucieuse, si vous me permettez le jeu de mots : car de « ce qui doit être » à « ce qui est », le passage de la norme au fait s’autorise un peu trop facilement, fût-ce par le moyen de Dieu (il n’est pas rare que Dieu intervienne dans un discours afin de donner une justification absolue à quelque chose, à côté de Mère Nature). Une femme ne doit pas créer et connaître, cela n’existe pas. C’est l’apanage du masculin. Par conséquent, à moins de se masculiniser de manière contre-nature, aucune femme n’est philosophe ou écrivain. Ou peintre : « Ces Messieurs nous méprisent » écrivait au 19e siècle Marie Bashkitseff, jeune artiste apprentie à l’Académie Jullian, « et ce n’est que quand ils trouvent une facture forte et brutale qu’ils sont contents. C’est un travail de garçon, a-t-on dit de moi. Cela a du nerf, c’est nature. » 10

J’aimerais continuer de jouer un peu à ce jeu des normes de genre avec Kierkegaard. Jouer le jeu, comme on dit : je me retrouve donc à parler devant vous sous la détermination d’homme. Ce n’est pas normal parce que c’est contre-nature. Pourquoi ? Parce que j’ai lu Kierkegaard de première main, également des passages de la Bible d’ailleurs, et qu’à partir de là j’en conçois quelques idées ; parce que je m’expose devant vous pour en parler, et parce que je suis heureuse que dans ma vie mon compagnon sache me garder d’une mélancolie infinie, me ramener à la concrétude terrestre... Donc, il y a deux solutions : soit Kierkegaard et beaucoup d’autres avec lui, hommes et femmes d’ailleurs, se sont trompés dans leurs déterminations de l’homme & de la femme ; soit j’ai vécu depuis l’enfance sous la détermination d’homme, alors que je suis biologiquement une femme. Ou bien encore, c’est cette troisième possibilité que je privilégie : pendant des siècles la culture a imposé des normes de genres sur ce qu’un homme devait être et sur ce qu’une femme devait être, de sorte que maintenant, libérés de ces prescriptions normatives sur les deux sexes qui se prétendaient comme des faits de nature, nous savons que nous ne savons plus ce qu’est l’homme, ce qu’est la femme (surtout depuis Beauvoir, il y a un savoir sur ce-que-la-femme-est-que-la-femme-n’est-pas). Ces représentations proviennent pour une part de la culture théologique. Poursuivons donc la lecture.

Nous retrouvons chez Kierkegaard les arguments théologiques bien connus sur la nature de la femme rivée à l’enfantement, la douleur de l’enfantement suite au péché originel, la femme seconde soumise à son mari, effacée et confinée dans le domaine privé, n’ayant qu’à se faire discrète et silencieuse pour être parfaite en tant qu’épouse. (Et si elle voulait penser et écrire ? Vous pourriez me dire que tous les humains ne se posent pas spontanément, naturellement, la question... c’est compliqué).

La femme seconde : Nietzsche, bien qu’ayant été un critique féroce de la religion dont il ressentait sans doute en son temps une aliénation malsaine, semble avoir repris l’argument à son compte :

« Une comparaison d’ensemble de l’homme et de la femme autorise à dire : la femme n’aurait pas le génie de la parure si elle n’avait l’instinct du second rôle. »

Sans le prendre au pied de la lettre, il me semble que Nietzsche, ici et ailleurs dans Par-delà le bien et le mal, soit lui-même victime de l’aliénation sexiste subie (et/ou produite ?) par les femmes, que donc les hommes doivent subir aussi (je n’entends pas ici le mot devoir comme une prescription mais comme une nécessité). Ce pourrait être pour l’homme quelque chose comme une obligation de virilité, de supériorité, de premier rôle, de domination et de main-mise sur l’autre sexe. Il est par trop évident que les femmes ont été mises dans un second rôle d’abord par l’éducation, on pourrait peut-être en dire de même du génie de la parure. Nietzsche parle d’instinct, donc de nature, c’est remarquable, comme si le comportement des femmes n’était pas d’abord culturel, appris ou joué, dans une société qui les met en position seconde, de leur plein gré ou non.

(Guiard des Moulins, Bible historiale, France, Paris, XVe)

Le péché originel : une parole de Bossuet, dans Elévations sur les mystères a été particulièrement citée par les féministes des années 70.

« Ève est malheureuse et maudite dans tout son sexe. Les femmes n’ont qu’à se souvenir de leur origine ; et sans trop vanter leur délicatesse, songer après tout qu’elles viennent d’un os surnuméraire où n’y avait de beauté que celle que Dieu voulut y mettre. »

S’adressant aux femmes, Bossuet mêle dévalorisation et culpabilisation sous couvert d’infini divin, et affirme par une métaphore biblique, du moins l’espère-t-on, la secondisarisation de la femme par rapport à l’homme. Par la côte d’Adam ! Le commandement de la femme soumise est communément attribué à St Paul avec son très célèbre « Femmes, soyez soumise à vos maris ! », il est également dans la première épître de St Pierre. Je cite la première Epître de St Paul à Timothée relativement aux thèmes du silence et de la connaissance de seconde main :

« Que les femmes demeurent en silence et dans une entière soumission lorsqu’on lui instruit. Je ne permets pas aux femmes d’enseigner, ni de prendre autorité sur leurs maris. »

Les paroles de St Paul ont été lues et commentées pendant des siècles, par Jean Chrysostome au 4e siècle par exemple, elles ont pu être appliquées à la lettre aussi. Je ne discuterai pas davantage le sens, car en effet vous trouverez toujours des gens pour vous expliquer que c’est beaucoup plus fin que cela ce que dit St Paul... (c’est à Marie de Gournay que je laisserais alors volontiers la finesse de ses interprétations des textes bibliques, si j’en avais la place ici). Par ailleurs, et fort heureusement pour nous, quelques dizaines d’années avant le danois Kierkegaard, Voltaire s’était amusé de la parole paulinienne dans un texte satirique qui porte ce titre, « Femmes, soyez soumises à vos maris ! » 11 .

"Ecr.Linf."

Le texte met en scène une femme du monde, Mme la Maréchale de Grancey, une femme généreuse, adorée par ses amants, chérie par ses amis et respectée par son mari. Arrivée à un certain âge, elle voulut se mettre à lire des livres. Elle commença par Racine, puis on lui conseilla de lire Montaigne, on « lui donna ensuite les grands hommes de Plutarque : elle demanda pourquoi il n’avait pas écrit l’histoire des grandes femmes. » Puis, au hasard de ses lectures, elle rencontre St Paul.

L’abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère. « Qu’avez-vous donc, madame ? lui dit-il.

- J’ai ouvert par hasard, répondit-elle, un livre qui traînait dans mon cabinet; c’est, je crois, quelque recueil de lettres ; j’y ai vu ces paroles : Femmes, soyez soumises à vos maris ; j’ai jeté le livre.

- Comment, madame ! savez-vous bien que ce sont les Épîtres de saint Paul?

- Il ne m’importe de qui elles sont ; l’auteur est très impoli. Jamais monsieur le maréchal ne m’a écrit dans ce style ; je suis persuadée que votre saint Paul était un homme très difficile à vivre. Était-il marié ?

- Oui, madame.

- Il fallait que sa femme fut une bien bonne créature : si j’avais été la femme d’un pareil homme, je lui aurais fait voir du pays. Soyez soumises à vos maris ! Encore s’il s’était contenté de dire : Soyez douces, complaisantes, attentives, économes, je dirais : Voilà un homme qui sait vivre ; et pourquoi soumises, s’il vous plaît ? Quand j’épousai M. de Grancey, nous nous promîmes d’être fidèles : je n’ai pas trop gardé ma parole, ni lui la sienne ; mais ni lui ni moi ne promîmes d’obéir. Sommes-nous donc des esclaves ? N’est-ce pas assez qu’un homme, après m’avoir épousée, ait le droit de me donner une maladie de neuf mois, qui quelquefois est mortelle ? N’est-ce pas assez que je mette au jour avec de très grandes douleurs un enfant qui pourra me plaider quand il sera majeur ? Ne suffit-il pas que je sois sujette tous les mois à des incommodités très désagréables pour une femme de qualité, et que, pour comble, la suppression d’une de ces douze maladies par an soit capable de me donner la mort, sans qu’on vienne me dire encore : Obéissez ?

Le petit texte de Voltaire, sous forme de dialogue entre Mme la Maréchale de Grancey et l’abbé de Châteauneuf, désamorce la force représentative et symbolique de la domination masculine représentée par la figure et l’autorité de St Paul. Obéissance et soumission ? St Paul est un grossier personnage. Manifestement Mme de Grancey ne comprend pas de quoi il s’agit, elle n’a jamais connu ça (par quoi on peut aussi comprendre qu’elle a cependant intériorisé une forme de domination plus douce invisiblement instituée). Mme et M. de Grancey se trouvent ensemble sur un pied d’égalité dans le couple, ce qui est valable pour l’un(e) l’est aussi pour l’autre. Ils se respectent et se promettent mutuellement, jamais ils ne se sont promis d’obéir. C’est un mot pour les esclaves. N’est-ce pas assez, ne suffit-il pas que ? demande trois fois Mme de Grancey en parlant de ses douleurs de femme et de mère liées à l’accouchement (je ne sais que penser du mot « maladie » ici... faut-il l’attribuer à un regard féminin de l’époque ? masculin intériorisé au féminin ? aussi celui de Voltaire ?). Tandis qu’elle est seule à pouvoir endurer ces souffrances, en tant que femme singulière et par rapport à l’homme en général, sa plainte demande à être entendue, recueillie. Car évidemment, pense peut-être Voltaire, le discours rigoriste chrétien sur les femmes peut sonner de manière étonnante quand il est prononcé par un homme. Voltaire dénonce dans cette satire la religion comme moyen d’oppression masculine sur les femmes ; il est plus loin question du Coran, de la polygamie dont on sait qu’elle est unilatérale dans le mariage musulman. Quant à la supériorité naturelle de l’homme, Voltaire réduit son origine, dans les paroles de Mme de Grancey, à la plus grande force physique, « en général » :

« Je sais bien qu’en général les hommes ont les muscles plus forts que les nôtres, et qu’ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué : j’ai bien peur que ce ne soit là l’origine de leur supériorité. »

Argument évident pour Voltaire de la force faisant le droit, ou bien parole d’une humble et brave femme confirmant son infériorité inculquée ? Difficile à dire, peut-être les deux à la fois. C’est à ce moment qu’une jeune princesse allemande parfaitement éduquée dont « le courage égale les connaissances » vient servir de « modèle » du genre pour le féminin. C’est un pied de nez à l’argument masculin selon lequel ils auraient « la tête mieux organisée » et seraient pour cela « mieux capables de gouverner ». Et pour rappeler qu’une éducation discriminante est à l’origine d’une inégalité entre les femmes et les hommes, Voltaire fait dire à Mme de Grancey que la princesse a eu la chance de pas être « élevée dans un couvent par des imbéciles qui nous apprennent ce qu’il faut ignorer, et qui nous laissent ignorer ce qu’il faut apprendre. »

L’abbé cherche à arrondir les angles, à apaiser Mme de Grancey sans oser la contredire ou en rajouter. Il finit par remettre en doute l’autorité et la fiabilité de St Paul, il rejette son austérité morale dans le camp des impies.

« D’ailleurs, il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qu’il dit. On lui reproche d’avoir eu beaucoup de penchant pour le jansénisme. - Je me doutais bien que c’était un hérétique, dit la maréchale » ; et elle se remit à sa toilette.

En même temps, ce texte met en scène de façon assez drôle ce que l’on pourrait appeler le mécanisme sexisme-féminisme. Une femme se sent attaquée et rabaissée en tant que femme, elle répond à l’adversaire par une attaque, et elle se justifie, elle cherche des arguments sur l’inégalité des sexes, la supériorité de l’homme et/ou de la femme... Je vous disais en introduction que sur la grande question de l’égalité des sexes, l’histoire de la philosophie ne montrait pas de progrès linéaire. Nous allons le vérifier tout de suite avec Auguste Comte (Ô juste Comte), qui avait sans doute lu Voltaire et assurément Condorcet grand défenseur de l’égalité. Voltaire écrivait son texte en 1768, Comte écrivit quelque soixante ans plus tard :

« Rapprochant autant que possible, l’analyse des sexes de celle des âges, la biologie positive tend finalement à représenter le sexe féminin, principalement chez notre espèce, comme nécessairement constitué, comparativement à l’autre, en une sorte d’état d’enfance continue, qui l’éloigne davantage, sous les plus importants rapports, du type idéal de la race. » 12 (je souligne)

« (…) la sociologie montrera d’abord l’incompatibilité radicale de toute existence sociale, avec cette chimérique égalité des sexes, en caractérisant les fonctions spéciales et permanentes que chacun d’eux doit exclusivement remplir dans l’économie naturelle de la famille humaine, qui les fait spontanément concourir au but commun par des voies profondément distinctes... » 13 (je souligne)

Puis l’auteur ajoute quelques mots-clés que je souligne ici, et qu’il faut lire comme un constat :

« évidente infériorité relative de la femme », « moindre force intrinsèque de son intelligence », « plus vive susceptibilité morale et physique, si antipathique à toute abstraction et à toute contention vraiment scientifique », « irrécusable subalternité organique du génie féminin » (même dans les beaux arts), « inaptitude radicale du sexe féminin aux fonctions du gouvernement », « les femmes sont, en général, aussi supérieurs aux hommes par un plus grand essor spontané de la sympathie et de la sociabilité, elles leur sont inférieures quant à l’intelligence et à la raison », « prépondérance nécessaire et invariable du sexe mâle... indispensable fonction modératrice à jamais dévolue à la femme... » 14

   

Au niveau de l’argumentation - mais qu’est-ce qu’un argument ? je vous le demande - c’est pire que tout à l’heure chez Kierkegaard, car les prémisses de raisonnement que je viens de rassembler en bloc (à savoir ce qu’est la femme, sa détermination) sont d’emblée donnés comme des faits, des vérités de fait. Ce ne sont pas des postulats du genre : « accordez-moi ceci sur les femmes, sinon je ne pourrai pas démontrer qu’elles sont inaptes à la connaissance et aux fonctions de gouvernement... ». La conclusion semble précéder les prémisses, ou bien elle les contient déjà ; en somme il y a tautologie entre les prémisses et la conclusion : l’homme est supérieur à la femme. L’homme est supérieur à la femme, par conséquent la femme lui est inférieure, il faut bien se mettre cela dans la tête ! C’est tellement évident, il n’y a même pas à le démontrer. Mais il faut l’asseoir par tous les moyens - n’est-ce pas ainsi que les choses se passent ? - fût-ce contre l’ordre naturel des choses qu’il n’y aurait qu’à laisser s’exprimer librement pour en tirer des conséquences réalistes... Car en effet, au lieu de cela, au lieu laisser s’exprimer la puissance d’agir en chacun(e), que fait-on ? On tort la réalité, on réinvente la nature et le cerveau des femmes pour établir une norme générale naturelle de « la femme », un concept peut-être, une totalisation qui ne correspond à rien de naturel ; puis, comme c’est commode, cette norme établie par la culture qui écarte d’emblée et sans discussion les femmes du savoir et de la connaissance, du gouvernement politique, de l’intelligence scientifique, tout en les mettant sous le joug masculin, interdira « à jamais » qu’il en soit autrement. Vous pourriez penser que j’exagère, mais non, je vous assure, je n’invente rien. C’est comme cela qu’ils s’y prennent, jusque chez les plus grands philosophes ! Spinoza, comme un grand, nous montre de façon très convaincante comment on use de ce procédé. Il commence de rédiger son Traité politique à Amsterdam vers 1675 :

« Quoiqu’il en soit, si les femmes étaient, de par la nature, les égales des hommes, si, en force de caractère et intelligence (constituants essentiels de la puissance et, par conséquent, du droit des humains) les femmes se distinguaient au même degré que les hommes, l’expérience politique le proclamerait bien ! Parmi les peuples nombreux et divers de monde, il s’en trouverait quelques uns où les deux sexes assumeraient ensemble l’autorité politique, ainsi que d’autres où les femmes gouverneraient les hommes et les feraient éduquer, de telle manière que leur intelligence ne se développât point. [On croit rêver !!! Imaginez ce cauchemar : un monde où le système serait inversé, un monde où le féminisme serait parvenu à asseoir une complète domination féminine sur les hommes, jusqu’à les empêcher d’accéder à la connaissance et à l’instruction... Spinoza y avait pensé, au mythe des Amazones, il précède le « quoiqu’il en soit » du début de cet extrait.] Comme de pareilles situations ne se sont jamais produites nulle part, il est permis d’affirmer, sans hésitation, que les femmes ne jouissent pas naturellement d’un droit égal à celui des hommes, mais qu’elles leur sont naturellement inférieures. » 15

Philosophiquement, je pourrais vous montrer que Spinoza est ici dans la connaissance du premier genre, le plus bas degré de connaissance chez lui, celui des idiots si vous voulez. Mais je n’en ai pas envie... j’en ai assez. Vous savez que le sophiste est le grand ennemi du philosophe. Bon, alors, je suis un peu désolée de vous parler de philosophie, en la personne de quelques uns de ses plus grands auteurs, et d’en être là à vous énumérer des exemples de malhonnêteté intellectuelle au service du mensonge. Mais enfin, diable, que se passe-t-il ? Comment la pensée peut-elle dérailler à ce point et descendre à un tel niveau de bassesse, y compris chez les plus renommés penseurs ? Je n’en sais rien - de plus je viens de me sentir insultée de manière répétitive, ce qui n’est pas forcément accessoire. Je ne sais pas pourquoi ni comment. Pour employer un mot spielbergien peu usité en philosophie, je dirais que nous sommes passés du Côté de la Force Obscure. Car en effet, Auguste Comte ou Spinoza nous donnent un assez bon exemple d’obscurantisme caractérisé, par ailleurs ils sont plutôt forts, dans leur genre... Allons-nous donc nous battre ? Je viens de me faire insulter, non ? Et sans que ces insultes aient rencontré beaucoup de résistance, semble-t-il : pour Compte tout cela semble politiquement très correct dans le contexte de ses cours aux étudiants professés autour de 1840 (pour la petite histoire, je signale qu’on lit ceci dans sa correspondance avec Caroline, son épouse 16  : elle l’aimait mais ne voulait pas lui être soumise - un peu comme Mme la maréchale répondait à St Paul donc - et Compte ne pouvait l’accepter, lui et/ou son époque). Et voyez comme le mécanisme est bien huilé : on m’attaque, j’attaque... L’homme terrorisé a toujours des chances de devenir terroriste, c’est pareil pour une femme, c’est humain, or je suis un homme (homo). En fait, je ne vois aucun moyen de s’entendre. Ne voulant pas en rajouter dans la violence, je ne vois qu’une solution : nous en réfèrerons au Tribunal en portant plainte. Car quand même il y a des lois, une justice, un code pénal. Hop ! 6 mois avec sursis.

Article 222-33-2 : «  Le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »

Même justice pour tous. Auguste Comte ne sera pas convoqué tout seul, Spinoza, Aristote, Kant, Proudhon, St Paul, Sénèque, Rousseau, Nietzsche, et beaucoup d’autres, ils y passeront tous ! C’est décidé, j’appelle un avocat, ils n’avaient qu’à y penser avant. « Oui, laisse-toi envahir par la haine, passe du Côté Obscur... ». Vous voyez la scène, lorsque Luc Skywalker voit sa main droite gantée de noir, prêt à asséner le coup fatal à Dark Vador ? Un grand moment de cinéma. Il appuie sur l’interrupteur de son épée laser, la lance par terre, et dit : « Je ne viendrai jamais du Côté Obscur... Vous avez échoué Votre Altesse, je suis un Jedi, comme mon père l’était avant moi. » (Voilà qui nous évitera un chapitre entier de psychanalyse).

Reprenons donc nos esprits. Calmons-nous, respirons un peu. Zen, comme on dit en Occident, aujourd’hui. Allons-nous laisser la terreur s’emparer de nous ? Non, il faut se ressaisir. « Il faut les lire, mais il ne faut pas les croire » me disait-il, le cher ami. Puis je laisse la parole à un autre grand ami, Michel Deguy (au passage, vous pourriez dire que le contexte socio-culturel en 2008 me rend les choses beaucoup plus faciles qu’aux femmes des 18e et 19e siècles, et vous auriez raison). Il parle du terrorisme, de l’obscurantisme, celui d’Al Quaïda par exemple :

« Infernal et abyssal parce que sans fond, le terrorisme prend le trou noir de son injustifiabilité pour la profondeur du terrifiant, nuit de la pensée (nuit mentale plutôt qu’intellectuelle) où tous les prédicats sont noirs, noircis par la haine et la superstition. Le but de l’analyse serait de dissuader le terroriste, mais aucun art de la dissuasion, autre nom de la logique rhétorique, ne le peut, précisément parce que le terrorisme est aveugle, comme le dit sa définition. (…) Conclusion : il faut persuader le tueur imminent qu’il n’est pas menacé de mort, ni lui, ni les siens, ni son Dieu. Cela doit être possible. » 17

Ainsi, il aurait fallu pouvoir expliquer que la remise en cause de l’inégalité fallacieuse des sexes ne représente une menace pour personne... Reprenons donc les choses où elles en étaient vers 1790, avant l’ancien Code napoléonien. Nicolas de Condorcet meurt en 1794 à l’âge de 51 ans, en 1798 naquit Auguste Comte. Nous allons donc trouver une lueur d’espoir, juste avant Auguste Comte, chez son aîné Condorcet auquel Comte voua une grande admiration, en particulier sur ses idées de progrès de l’esprit humain (ce n’est pas une plaisanterie). 1789, c’est la Révolution française et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’idée de l’égalité des sexes est dans l’air et des auteurs femmes prennent la parole. En Angleterre, en 1792, alors que les partisants réformistes s’affontent avec les adversaires de la Révolution française contre la Monarchie, Mary Wollstonecraft publie Vindication of the Rights of Woman. En France, en 1791, Olympe de Gouge publie La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. L’inégalité des sexes est discutée et remise en cause sur la place publique, les textes circulent et trouvent une écoute dans les milieux cultivés. Comme un « I have a dream... », on peut espérer que le moment révolutionnaire établira l’égalité civile et citoyenne. Condorcet écrivit Cinq Mémoires sur l’instruction publique 18 en 1791, dans lesquels il argumentait pour une éducation égale des garçons et des filles, jusqu’à l’âge adulte, en recommandant des écoles mixtes. Car dit-il : « il serait dangereux de conserver l’esprit d’inégalité dans les femmes, ce qui les empêcherait de le détruire dans les hommes » :

« (…) car il faut encore ici bien se garder de séparer les hommes des femmes, de préparer à celles-ci une instruction plus bornée, et d’abuser du nom de la nature pour consacrer les préjugés de l’ignorance et la tyrannie de la force [je souligne]. Une nation ne peut avoir d’instruction publique, si les femmes ne peuvent remplir les devoirs d’instituteurs domestiques ; et pourquoi exclurait-on de fonctions qui doivent employer un grand nombre d’individus, et qui exigent une vie sédentaire, précisément la moitié du genre humain, à qui sa constitution physique en donne la nécessité et en impose le goût ? »

Condorcet ne doutait pas des capacités intellectuelles des femmes, il était au contraire certain qu’elles étaient sous-développées. Il n’y a pas d’infériorité naturelle, ce n’est qu’un galimatias, car il est évident que c’est la culture qui crée l’inégalité. Condorcet savait cette évidence. Comme tout à l’heure Voltaire, il assigne à l’éducation l’origine de l’inégalité entre les sexes : « Il n’y a entre les deux sexes aucune différence qui ne soit l’ouvrage de l’éducation ». Mais cela on le cache ou on l’ignore, sous le mot de « nature » : on fait passer une inégalité construite par la culture pour une inégalité de nature - vous avez entendu tout à l’heure Spinoza. En 1790, Condorcet avait écrit dans un texte « Sur l’admission des femmes au droit de cité » 19 . que les philosophes et les législateurs n’avaient de cesse d’enfreindre le droit naturel de chacun à l’égalité « en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité » Et il montrait que les préjugés communs sur la nature et les mœurs des femmes étaient le résultat d’une longue histoire, d’une construction sédimentée de coutumes. Mary Wollstonecraft écrit des choses semblables, les comportements et les intérêts des femmes du 18e siècle ont été fabriqués par les normes de la tyrannie masculine. C’est ainsi que l’une et l’autre expliquent « le génie de la parure » dont parle Nietzsche : l’art du maquillage, certains comportements et traits de caractère liés à la coquetterie proviennent de ce que les femmes ont été réduites au statut d’apparence. De la même manière, dit Condorcet, un « nègre » n’est pas lâche et menteur par nature, en tant qu’il est « nègre » : c’est l’état d’esclavage qui a rendu cet homme lâche et menteur.

L’instruction publique est le moyen sur lequel Condorcet au juste compte s’appuyer pour faire disparaître les préjugés sur l’infériorité intellectuelle des femmes. Son argument est de dire qu’une bonne instruction sera favorable à une meilleure éducation des enfants et de meilleures relations entre époux. Il préconise pour cette même raison leur participation citoyenne aux assemblées politiques, elle les rendra plus aptes à l’éducation des enfants. C’est en même temps sa réponse à l’argument prononcé au nom de l’utilité publique « mais qui va s’occuper des enfants ? », que Laurent Fabius reprendra plus tard, un peu trop tard, on sait qu’il s’en est mordu les doigts pour le grand bonheur de sa rivale. Mais sur ce point, ce qui distingue les années 2000 et la fin du 18e siècle est que Condorcet ne pensait pas la notion de femme active, ayant un emploi, un salaire ; il n’y a pas non plus l’idée d’un époux et d’un père impliqué dans la vie de la maison avec les enfants. Tout en accusant une pseudo-nature féminine en fait construite par la culture et l’histoire, Condorcet garde l’idée d’une nature de la femme directement liée à la maternité. C’est son rôle de mère et d’éducatrice qui justifie l’instruction publique, la participation politique et l’égalité des sexes. Cette idée d’une « nature » de la femme définie par la maternité sera farouchement combattue par les féministes des années 1970, car elle peut aussi être source d’aliénation et alimenter une inégalité entre les hommes et les femmes. Condorcet ne pense pas la question de l’indépendance, par exemple financière et donc morale, ni son lien avec la problématique de l’égalité. Mais on voit clairement que pour lui la femme n’est pas seconde par nature, ni elle-même et ni en tant qu’épouse. Elle a son rôle dans la société civile, distinct de celui de l’homme, mais elle n’est pas inférieure à l’homme.

*

La grande question de l’égalité des sexes est donc réglée, au moins intellectuellement, depuis au moins le 18e siècle. Il se peut qu’elle l’ait été avant, je pense par exemple au livre Egalité des hommes et des femmes de Marie de Gournay en 1624, déjà évoqué. Puis nous l’avons vu, il semble qu’un sexisme dur qui tendait à s’estomper au 18e siècle ait fait retour au 19e, culminant avec la Tour Eiffel. Nous ne sommes pas dans la logique d’une frise chronologique sur une histoire linéaire. Ma démarche est anti-historique : je cite des auteurs dans un désordre chronologique et la démonstration n’en ressort que mieux. S’il y a une dialectique du rapport entre les sexes - et il semble bien qu’il y ait quelque chose comme cela - elle n’est pas historique. Elle est culturelle et sociale, et objet de la philosophie parce que culturelle et sociale. Moi-même je vous parle portée par un contexte précis, dans la période de mixité sociale qui a suivi les acquis juridiques et sociaux du Mouvement de Libération des Femmes des années 70, à n’en pas douter. Ce fut un événement sans précédent dans l’histoire, de même que la situation actuelle des relations entre sexes. « La femme libre est seulement en train de naître... » écrivait Beauvoir en 1949. Un demi-siècle plus tard, elles (disons au moins les femmes libérées, car « l’homme libre » n’existe peut-être pas plus que « la femme libre » - qui a jamais vu une personne totalement libre ?) sont trop nombreuses pour que l’on puisse les compter. Et si on parle parfois des « exceptions » du passé, aujourd’hui une femme qui peint, qui écrit, qui dirige un orchestre, qui politise, qui travaille, est dans la norme. Telle ou telle valeur traditionnellement attribuée à un homme n’est peut-être pas une question de sexe finalement - je crois que cela devient la pensée commune, par la force des choses. Deux femmes viennent de se disputer la couronne du PS, personnellement je me garderais bien de dire que l’une ou l’autre affiche des manières masculines, dans la mesure où nous ne pouvons en juger que sur des critères hérités et douteux. Qu’est-ce donc que les genres masculin et féminin ? Personne ne peut aujourd’hui donner de réponse évidente à cette question. Notre regard a changé, ainsi que nos façons de vivre et d’incarner les genres (mais lesquels ? ceux construits par des siècles d’histoire et de coutumes ?). Il y a des mélanges de genres et des changements de valeurs aussi.

La grande différence, je crois, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus (ou en tous cas plus autant) de prescription autoritaire, indiscutée, sur ce que nous devons être et sur ce que nous devons faire, en tant que femme ou en tant qu’homme. Chacun(e) se débrouille, on peut choisir de se conformer à des normes dominantes ou non, s’il y en a encore. Et si des mélanges de genre existaient auparavant dans les représentations mentales et picturales, c’était sans doute plus courant chez les hommes. Pour prendre des exemples très classiques : voyez le tableau de St Jean Baptiste de Léonard de Vinci, la virilité masculine n’y est pas évidente, au sens où on se la figure habituellement ; il ressemble à une femme. On dira qu’il a quelque chose de féminin. On pense que la Joconde reste un mystère. Œdipe, sur le tableau d’Ingres, est davantage façonné sur le modèle classique de l’homme viril, musclé, quoiqu’il soit parfaitement épilé, comme de nos jours le serait plus communément une femme, un homosexuel, un cycliste. Et puis je ne sais pas si vous avez souvent croisé un analogon (au moins physique) de cette représentation traditionnelle de l’homme ? Peut-être à la piscine, un jour d’entraînement, à côté d’une nageuse aux épaules herculéennes. Tout cela est assez compliqué, quand on y pense.

Illustrations

Leonardo Da Vinci, St Jean-Baptiste, vers 1515. Paris, Musée du Louvre

Camille Claudel, Torse de femme accroupie, vers 1884-1885

Ingres, Oedipe et le Sphinx, 1808-1825. Paris, Musée du Louvre


  1.  Sens Public, Recherches en études féminines et de genres, dossier publié en octobre 2008.

  2. Michelle Perrot, Mon histoire des femmes, Seuil-France Culture, 2006, 245 p. (livre + 1 CD).

  3. Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir, Paris, Aubier, 1998, réédition: mars 2000 chez Champs Flammarion. Voir aussi L’Étude et le rouet. Des femmes, de la philosophie, etc., in, Paris : Éd. du Seuil, 1989, 2008 (nouvelle édition).

  4.  Les femmes de Platon à Derrida, sous la direction de Françoise Collin, Evelyne Pisier, Eleni Varikas, Paris, Plon, 2000.

  5.  Kierkegaard, Ou bien... Ou bien, L’équilibre entre l’esthétique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité, Paris, Tel-Gallimard, p. 465-66.

  6.  Il faudrait même préciser encore : Victor Emerita, l’auteur de la publication du livre, raconte dans l’Avant-propos qu’il a trouvé un jour des textes anonymes dans le tiroir d’un secrétaire acheté chez un brocanteur... Difficile donc de savoir « qui » parle dans le texte ? Est-ce la voix de Kierkegaard ou bien celle de personnages construits par lui ? Dans la suite, au moins par simplicité, nous considérerons qu’il s’agit des pensées de Kierkegaard (à noter que c’est ce que soutient Theodor W. Adorno dans, Kierkegaard. Construction de l’esthétique, Paris, Payot, 1995).

  7.  Ibid., p. 563.

  8.  Ibid., p. 501

  9.  Ibid., p. 576-577.

  10. Cité par Michelle Perrot dans Mon histoire des femmes, op. cit., p. 136 (la correspondance est signalée en cours de publication intégrale chez L’Age d’Homme par M.P.).

  11. Texte en ligne (www.voltaire-integral.com) : Voltaire, Mélanges, pamphlets et œuvres polémiques (1768)

  12.  Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Oeuvres, Paris, Anthropos, 1968-71, t. IV, p. 456 et suiv.

  13.  Ibid.

  14.  Ibid.

  15.  Spinoza, Traité politique, chapitre 11, §24. (Le passage est cité dans l’édition de la Pléiade : Spinoza, Œuvres Complètes, p.1043-1045). L’ouvrage inachevé se termine sur ce paragraphe - « Mais assez sur ce point. », c’est la dernière phrase. Spinoza meurt en 1677 avant d’avoir fini son traité.

  16.  Auguste Comte, Caroline Massin : correspondance inédite (1831-1851), Texte établi par Pascaline Gentil. Notes de Bruno Gentil. Introduction de Mary Pickering, Paris, L’Harmattan, 2006, 326 p.

  17.  Michel Deguy, « La fin du terrorisme » in Au jugé, Paris, Galilée, 2004, p. 165-170.

  18.  Condorcet, Cinq Mémoires sur l’instruction publique, Paris, Flammarion, 1993.

  19. Condorcet, « Sur l’administration des femmes au droit de cité », in Œuvres publiées par O’Connor et M.F. Farago, Paris, 1847-1849, tome X, pp. 479-480 ; texte réédité par Christine Faure dans Corpus n°2, janvier 1986.

Dely Carole
Frantz Anaïs masculin
Wormser Gérard masculin
De la philosophie, et derechef qu'elle fait ma.â.l.e ?
Dely Carole
Département des littératures de langue française
2104-3272
Sens public 2008-12-11
Spectres et rejetons des Études Féminines et de Genres

Le courant évolutif des relations sociales entre les sexes dans les dernières décennies du 20e siècle a donné lieu à une remise en question fondamentale de la philosophie. Tandis que Jacques Derrida entreprenait de déconstruire une puissante assise phallocentrique structurelle de la tradition philosophique (cf. Jacques Derrida, la déconstruction du phallogocentrisme du duel au duo, Sens Public), Michèle Le Doeuff décelait en elle un particularisme sexiste hostile aux femmes en général, étrangement exempté de rigueur théorique tout en n'hésitant pas à reléguer « la » femme dans un imaginaire métaphorique. Nul n'entre ici s'il n'est homme, quand bien même une femme serait géomètre... Voilà qui a pu et peut encore faire mal, voici qui continue aujourd'hui de poser question en philosophie.

Philosophie
Montaigne, Michel de (1533-1592)
Deguy, Michel (1930-....)
Comte, Auguste (1798-1857)
Spinoza, Baruch (1632-1677)
Kierkegaard, Søren (1813-1855)
Voltaire (1694-1778)
Condorcet, Jean-Antoine-Nicolas de Caritat (1743-1794 ; marquis de)
Genres
Politique et société
Philosophie, Égalité des sexes, Sexisme, Mixité, Genres, Différence sexuelle, Kierkegaard, Comte, Condorcet, Voltaire.