En 1980 paraît Akalabeth: World of Doom (Computer 1980), un jeu d’aventure qui prend place dans les contrées fictives d’Akalabeth, un monde médiéval fantastique. Le joueur est invité à incarner un magicien ou un guerrier afin d’explorer un donjon de la région créé par un homme maléfique et ambitieux du nom de Mondain. La présence de créature malveillante grouillante dans le donjon menace la quiétude des villes et villages avoisinants et le seigneur British, le noble local, sollicite le personnage du joueur pour exterminer ces créatures diaboliques du donjon. Pour défier ces créatures, le joueur a accès à un arsenal de ressources, d’armes et d’armures pour défier ces créatures qui sont de plus en plus fortes au fur et à mesure que le joueur descend plus profondément dans le donjon. À plusieurs égards, Akalabeth: World of Doom est un fidèle représentant des jeux de rôle de l’époque : le joueur prend le contrôle d’un personnage qu’il peut personnaliser afin de refléter ses choix dans le monde du jeu et accomplir les tâches qui lui sont présentées.
L’année suivante se manifeste un autre jeu du nom de Ultima (Computer 1981), produit par les mêmes développeurs, qui réintroduit le personnage maléfique de Mondain, mais un millier d’années plus tard. Celui-ci a créé une pierre démoniaque qui lui octroie l’immortalité et l’invincibilité, permettant au magicien un règne de terreur ininterrompue dans la région de Sosaria. Le joueur, ici connu sous le pseudonyme de « l’étranger », doit trouver une machine à voyager dans le temps pour combattre Mondain avant la création de la pierre afin d’avoir une chance de le vaincre. Comme les références laissent supposer, Ultima est une suite au jeu Akalabeth: World of Doom et réinvite le joueur dans le même univers présent dans le premier jeu tout en continuant l’histoire précédemment construite. Ultima va lui-même produire une certaine quantité de suite (Ultima II: The Revenge of the Enchantress (On-Line 1982) ; Exodus: Ultima III (Systems 1983)) qui se termine à ce jour avec la onzième instance de la série : Ultima IX: Ascension (Arts 1999). C’est aussi, sans être la première, l’une des plus anciennes et plus importantes séries de jeu vidéo connut de l’histoire vidéoludique et ce n’est pas non plus la seule. Pour ne citer que quelques exemples contemporains, les séries de God of Wars (2005-2018), de Halo (2001-2020) ou encore de NHL 2K (2000-2014) démontrent que le développement de séries est une pratique courante, fréquente même, dans l’industrie vidéoludique. Bref, la sérialisation n’est pas un phénomène inconnu du média, mais reste rarement étudiée en tant quel.
Pourtant, une série se distingue par l’étalement longitudinal de la production et cette durée de développement continue va impacter comment les joueurs traitent ce type de contenu. Plusieurs cas démontrent que les joueurs ont développé un savoir-faire particulier dans « l’ameublement » du laps de temps qui se crée entre l’apparition des épisodes d’une même série, ce qui laisse croire que ces espaces sont tout sauf fermés. En effet, la période entre les épisodes est fréquemment colonisée par les joueurs qui créent du contenu inédit pour enchérir les productions officielles originelles. En d’autres mots, les joueurs détiennent des moyens concrets d’amener une touche personnelle à l’expérience collective d’un jeu et influencer les épisodes à venir.
Cet article propose de s’intéresser aux communautés de joueur qui participent à la colonisation de ces temps d’attente entre les épisodes vidéoludiques par l’entremise des productions de fans qui ont lieu dans ces intervalles sériels, un espace particulier qui s’impose éventuellement à chaque nouvelle contribution faite par les développeurs. Dans un premier temps, nous souhaitons présenter une pratique majeure permettant cette colonisation, le modding, qui consiste en la modification logicielle ou matérielle d’un jeu vidéo par la suppression ou l’altération du contenu disponible. L’objectif est d’ouvrir un espace de discussion autour des particularités de l’intervalle sériel vidéoludique et de comprendre comment la pratique du modding permet une discussion complexe entre le joueur, le jeu et le développeur par l’entremise du concept de co-construction, car il semble manifeste qu’à l’ère d’Internet et de l’accessibilité des ordinateurs hautes performances, les joueurs sont plus qu’invités à participer activement à l’épanouissement de leurs jeux favoris. S’intéresser à ces interactions permet de réfléchir plus justement la relation complexe qu’entretiennt aujourd’hui les communautés de plus en plus participatives des joueurs (Jenkins 2009) et la pratique de laisser ouvert le développement des jeux vidéo qui se répand.
Pour ce faire, la série de jeux vidéo The Elder Scrolls (Softworks 1994) servira d’exemple principal, avec une emphase sure Skyrim, le cinquième et dernier épisode de la série. Sorti en 2011, Skyrim a été produit sous la structure classique d’une parution principale suivie de plus petites parutions sous la forme d’extensions, ce qui favorise non seulement la création d’intervalles, mais aussi le voisinage entre les productions officielles et amateurs. De plus, le jeu détient en ce moment l’une des plus grandes communautés de modding du paysage contemporain, ce qui en fait un objet très actuel pour analyser ce type de communauté.
Le modding matériel et logiciel
D’abord, comme évoqué précédemment, le modding peut désigner deux choses : une modification matérielle (hardware modification) ou une modification logicielle (software modification). La pratique du modding englobe ainsi, au sens large, toute modification possible ou plausible affectable à un jeu vidéo. Sous cette perspective, la modification d’un périphérique physique, comme une manette de jeu, est aussi vu comme du modding. À plusieurs égards, la modification matérielle caractérise les premiers temps du jeu vidéo avec les développeurs qui devait réfléchir à comment s’approprier la technologie de l’électronique afin de produire de nouveaux types d’œuvres ludiques : les jeux vidéo. Ces modifications amateurs de la technologie requéraient un savoir-faire technique conséquent. C’est pourquoi les premiers développeurs de jeu étaient principalement des ingénieurs, car la connaissance nécessaire pour repenser la technologie électronique pour en faire un objet ludique exigeant de modifier quelque peu l’infrastructure physique afin de l’accommoder aux nouvelles visées créatives. Cette préséance de la modification matérielle va basculer au profit de la modification logicielle lorsque les microprocesseurs vont s’imposer comme nouveau matériel de prédilection en développement de jeu. Dans son ouvrage sur l’histoire du jeu vidéo, Replay: The History of Video Games, Tristan Donovan souligne l’arrivée de ce nouveau paradigme du développement vidéoludique :
Using a microprocessor turned the video game development process on its head. No longer would engineers armed with soldering irons build games out of hardware. Instead computer programmers would write the game in software that told the flexible hardware of microprocessors how the hardware should work. (Donovan 2010, 41)
L’auteur mentionne le décalage que provoque l’arrivée des microprocesseurs, ce qui souligne aussi une scission entre les producteurs de technologie et les développeurs de jeu vidéo qui est encore actuelle. Par exemple, la compagne Nvidia développe des composantes matérielles qui supportent l’affichage graphique (processeur graphique), mais ne développe pas de jeu vidéo. Bien que le modding incorpore encore la modification matérielle (hard modding), cet article cherche plutôt à étendre la discussion autour de la modification logicielle (soft modding), car la plupart des compagnies de développement de jeu ne s’occupent que de la production logicielle de leurs jeux et laissent plutôt la production matérielle à d’autres compagnies spécialisées en développement technologique. Autrement dit, dans la plupart des cas, les modifications physiques d’un jeu vidéo ne permettent pas la communication avec le développeur du jeu, mais plutôt de développeur technologique qui a produit le support sur lequel le jeu a été développé1. Étant donné que cet article cherche à explorer la nature complexe entre les développeurs de jeu en série et les fans qui profitent de ses espaces pour modifier son contenu, les utilisations ultérieures du concept de modding désigneront exclusivement la modification logicielle, même si, comme présentée, elle peut aussi désigner la modification matérielle.
Démocratisation du modding
Les pratiques de modification du code informatique appliquée à un jeu vidéo peuvent au moins remonter à la première génération de pirate informatique. Comme Oli Sotamaa présente dans son article « Creative User-centred Design Practices », modifier un jeu était une partie organique du monde des joueurs et permettait, par l’exploration des systèmes de jeux, une compréhension accrue du potentiel des machines (Sotamaa 2005, pp. 108-109). Explorer un jeu par son langage informatique, c’est accéder à toute l’arrière-scène de son contenu : personnages, trames narratives, cinématiques, balancement des statistiques, etc. Tout est mis à nu. Il est également possible d’intégrer, de modifier ou de supprimer du contenu et ensuite de partager les modifications apportées avec d’autres joueurs. Les échanges pouvaient être par support physique comme des disquettes (Sotamaa 2005, 109) et la montée en force d’Internet va consolider la formation des communautés de modding contemporaines en facilitant ces échanges. Alison Gazzard souligne l’importance des plateformes en ligne dans son chapitre « Re-coding the Algorithm » :
The sense of community that has evolved through the use of the Internet in online gaming forums and online play itself has meant that the community surrounding individual games and their gamers are more accessible than ever before. […] The shift in the communication within gaming communities has allowed the player to become a designer in more ways through the growth in Internet communications, modding communities, and hints as to how it may be possible to play a game in a different way. (Gazzard 2012, 210)
Internet, par ses plateformes de discussions et son réseau de partages, permet une communication entre les utilisateurs. Le partage des modifications devient convivial et ne requiert plus de déplacement. De plus, les canaux de discussion permettent de partager le savoir-faire du modding et d’initier les amateurs à la pratique. On assiste à la naissance d’une nouvelle communauté de joueurs, bien que la pratique reste une spécialisation qui demande un degré technique qui n’est pas accessible à tout le monde :
The ability to create new levels, program character and world states in this instance fell into the category of technical competencies rather than gameplay possibilities, thus more popular, easier to market games took precedence in the pages of gaming magazines, except for those still focusing on the functionality of the platforms they were released on. (Gazzard 2015, 116)
Cette notion de « compétences techniques » mentionnée par Gazzard évoque que la pratique n’est pas pour tout le monde. Afin de modifier convenablement un jeu, le joueur doit détenir une connaissance du langage informatique qui a été employé pour le développer. Cette connaissance requiert de l’investissement du joueur et exige de la part des intéressés de longues heures de formation afin de pouvoir s’appliquer au modding. En revanche, en 1983, le jeu Lode Runner remet en question la nécessité de telles compétences techniques. Développé par Brøderbund, Lode Runner permet non seulement de jouer à un jeu de plateforme, mais aussi de modifier ou de créer des niveaux supplémentaires par l’entremise d’une interface conçue pour le développement de niveaux par des joueurs :
Par son éditeur de niveaux, Lode Runner invite le joueur à prendre le rôle d’un concepteur de jeu et d’établir sa créativité au sein même du jeu. L’outil de création simplifie la pratique en proposant un langage plus près de la réalité des utilisateurs avec une terminologie plus familière (Gazzard 2015, 107). Cette vulgarisation de la conception vidéoludique se développe davantage avec la sortie en 1988 du jeu Repton Infinity, qui propose avec son éditeur de niveaux un langage unique intégré appelé « Reptol ». Cet éditeur permettait une modification plus complexe que Lode Runner tout en présentant un niveau de vulgarisation tout aussi élevé. La familiarisation du langage fut pour Gazzard une composante essentielle à la démocratisation de la pratique du modding :
Remediating (cf. Bolter & Gruisin 2000) familiar terms aids the transition from player to content creators by drawing on other popular media forms that players would have had access to. In this instance the game creator, where the player uses the unique Reptol language, to generate new relationships between assets in the game is termed to be “Blueprint”. As a recognisable term for setting the foundations and planning, Blueprint can be interpreted by those that may not be as familiar with programming terminology or do not see themselves as capable of programming in the same way that the BBC Micro would have afforded with creating their own programs in BBC Basic or machine code. (Gazzard 2015, 117)
La vulgarisation du langage informatique par l’entremise de production d’éditeurs de niveaux adaptés aux connaissances des joueurs est une composante essentielle à la démocratisation de la pratique du modding, mais l’accessibilité aux outils informatiques de développement est aussi une composante essentielle. Pour modifier un jeu vidéo, il faut détenir, au minimum, un ordinateur et il faut que cet ordinateur puisse travailler la matière brute d’un jeu vidéo. Cette matière brute peu s’avérer très lourde à traiter pour un ordinateur. Ainsi, le développement d’un jeu requiert, en général, une machine plus performant que celle nécessaire à l’exécution d’un jeu. Pour Lister et ses collègues, cette diminution des coûts est une composante essentielle pour dissoudre la séparation franche entre le professionnalisme et l’amateurisme :
Until the 1990s the technological separation between what was acceptable for public distribution and what was “only” suitable for domestic exhibition was rigid. The breakdown of the professional/amateur category is a matter ultimately of cost. The rigid distinction between professional and amateur technologies defined by engineering quality and cost has now broken down into an almost infinite continuum from the video captured on a mobile phone to the high-definition camera commanding six-figure prices. (Lister et al. 2009, 34)
Selon les chercheurs, cette dissolution débute dès les années 1990 avec des appareils techniques de plus en plus abordables, tels que les caméras dans le cas du vidéo amateur. Les exemples introduits par les auteurs concernent principalement la capture en prise de vue réelle, mais le jeu vidéo a subi sensiblement les mêmes enjeux autour des mêmes années. Auparavant, posséder un ordinateur demandait un investissement monétaire considérable, alors qu’aujourd’hui, il est tout à fait possible de s’acheter des ordinateurs haute performance à des prix raisonnables. Bref, avec la simplification du travail de développeur et la diminution des coûts réels aux ordinateurs, on assiste à un terrain fertile dans le développement amateur et la pratique du modding. Les joueurs détiennent maintenant les moyens de collectivement développer du contenu inédit afin d’enrichir l’expérience de jeu originel. L’ampleur grandissant du modding rend maintenant fréquents les contacts entre la scène amateur et professionnelle. La définition présentée par Sotamaa et Wirman rend bien compte de ces contacts :
The practice of game modification, or “modding,” encompasses a range of player creativity that contributes to the diversity of game technology, content, and aesthetics. Such player directed practices are often supported and invited by the games industry and directed by community negotiations as well as exchanges between amateurs and professional developers […] The results of modding are called game modifications, or “mods,” and vary significantly in terms of how, and to what extent, they alter or add to the original (often commercial) game product. (Sotamaa et Wirman 2015, 1)
Selon Sotamaa et Wirman, le modding ne consiste pas simplement à effectuer une pratique créative, mais aussi à favoriser la construction d’un terrain d’échanges entre les amateurs et les développeurs professionnels. Manifestement, si un développeur encourage la communauté de modding autour de son titre en octroyant, par exemple, un logiciel d’édition, il crée alors un réseau de discussion entre lui et ses communautés. En revanche, et c’est ici que la notion de sérialisation revient, en proposant aux joueurs de modifier eux-mêmes le jeu, le développeur n’utilise-t-il pas l’espace entre deux épisodes à son avantage pour entretenir une discussion constructive avec les différentes communautés de joueur ? Selon cette perspective, l’intervalle sériel s’expose comme un temps d’attente et comme un espace qui co-construit les jeux à venir.
Plusieurs phénomènes semblent corroborer que ces intervalles sériels s’utilisent comme des espaces de co-création. Dans un premier temps, il semble que les communautés qui se développent autour d’un jeu acquièrent des tendances migratoires au travers des différents opus d’une même série. Le groupe qui s’est structuré autour d’un jeu s’incruste dans l’intervalle entre le jeu actuel et celui à venir. Le noyau du regroupement n’est plus central à un titre spécifique, mais propre à une série, une franchise, voire à une production d’un développeur en particulier. Aussi, lorsqu’une communauté se développe dans un intervalle, l’influence que celle-ci aura sur les développeurs ne sera pas de la même nature si le jeu n’est qu’une parution unique, car la production de mods dans cet intervalle influence le développement de la suite à plusieurs niveaux. Par conséquent, le caractère sériel d’une suite de jeu est un facteur majeur à prendre en considération lorsqu’on analyse l’influence que ces communautés détiennent sur la production de titres subséquents. C’est une importance qui apparaît rarement en étude du jeu vidéo et la présence d’ouvrages théoriques sur le sujet de la sérialisation reste encore inhabituelle.
Sérialisation et production d’un intervalle en jeu vidéo
Selon Guillaume Soulez, la sérialité fonctionne sous deux principes logiques qu’il nomme la « logique structurelle » et la « logique matricielle ». L’auteur décrit la matrice sérielle comme un « […] noyau sémantique et symbolique qui commande le récit et son horizon moral ou philosophique » (Soulez 2011, 3), alors que la structure sérielle désigne plutôt une architecture redondante qui se réitère d’épisode en épisode. En ce sens, c’est la structure sérielle qui définit le caractère répétitif fréquemment associé au contenu sérialisé et la logique matricielle est l’unification des épisodes en un tout cohérent. Le terme d’épisode n’est pas couramment employé en jeux vidéo2, mais les structures et matrices fonctionnent sous une même logique, soit une structure répétitive (construction de niveaux similaires) ou d’une jouabilité centrale qui revient d’épisode en épisode. Il y a aussi présence d’une matrice qui crée des liens sémantiques et symboliques entre les opus, souvent associés au récit ou aux styles esthétiques choisis. Néanmoins, une résultante plus discrète de la sérialisation du contenu est la création d’intervalles, c’est-à-dire un entre-deux qui se construit par la présence d’un espace temporel entre les itérations d’une même série. Ces espaces sont de durées variables : une série télévisée à présentation hebdomadaire offrira au public une semaine d’intervalle, alors que la formule de diffusion Netflix raccourcit l’attente à quelques minutes en proposant tous les épisodes d’une même saison en une seule parution.
Une sérialisation du contenu en jeu vidéo se présente sensiblement de la même manière. Cela étant dit, il dispose aussi d’une structures de développement particulière afin de remplir ses intervalles : la production de contenu additionnel sous la forme d’extension. Une extension représente un ajout officiel qui est produit par le développeur et utilise les mêmes technologies que le jeu précédent : même moteur de jeu, même périphérique, même machine, etc. Normalement, le jeu de base est requis et le prix d’achat est moindre, étant donné que le développeur n’a pas eu à reconcevoir la totalité des éléments constitutifs du jeu. Les extensions peuvent contenir du nouveau contenu, de nouvelles mécaniques de jeu ou encore une suite à l’histoire principale. Le nombre d’extensions par titre est variable et ceux-ci agissent comme de plus petites séries qui s’inscrivent dans les intervalles d’une plus grande série. Ces petites parutions sont des post-contributions du développeur qui viennent étirer la durée de vie d’un jeu et représentent un cas courant dans l’industrie qui vient octroyer à la sérialisation vidéoludique quelques traits uniques au médium.
Sérialité et intervalle dans la production The Elder Scrolls
En 1994, la compagnie Bethesda Softworks produit le jeu vidéo Action-RPG The Elder Scrolls: Arena qui devait à la base présenter une expérience autour du monde des gladiateurs. Le concept original demandait d’aller de ville en ville pour combattre dans des arènes jusqu’à devenir le grand champion de « jeux de rôle  » au titre, Bethesda travaillait à l’implémentation de quêtes secondaires qui devaient enrichir l’expérience gladiatoriale. De fil en aiguille, ces quêtes annexes prendront de plus en plus de place jusqu’à ce que la partie des combats en arène ne soit qu’une fonctionnalité secondaire et que les quêtes secondaires deviennent l’attrait principal du jeu. Malgré un départ commercial difficile à son lancement, le jeu sera acclamé pour sa qualité et est aujourd’hui considéré comme un jeu phare de l’histoire du jeu vidéo. PC Gamer US, une revue dédiée aux jeux vidéo, qualifiera la compagnie Bethesda de « petit géant » dans sa critique d’Arena en 1995. Suivant le succès du titre, la compagnie développera une suite qui sortira deux ans plus tard : The Elder Scrolls Chapter II: Daggerfall. La série de jeux a depuis vu publier cinq titres principaux, dont le dernier, The Elder Scrolls V: Skyrim, est reconnu en 2011 par le vendeur numérique Steam comme le jeu qui s’est vendu le plus rapidement dans l’histoire de la plateforme (Wesley 2011). La franchise a globalement dépassé les 50 millions de copies vendues (« List of Best-selling Video Game Franchises » 2020) et trois des cinq titres principaux, soit l’épisode III : Morrowind, l’épisode IV : Oblivion et l’épisode V : Skyrim sont reconnus comme des titres incontournables par l’encyclopédie critique 1001 Video Games You Must Play Before you Die (Mott et Molyneux 2010). Ainsi, la série The Elder Scrolls est un candidat idéal pour sa forme sérielle vidéoludique typique (plusieurs épisodes ponctués de plus petites parutions) et pour l’ampleur de sa communauté de modding.
En effet, The Elder Scrolls se présente comme une série de jeux principale, que l’on appellera ici une macro-série, et d’une quantité de suites de second niveau post-produites qu’on appellera les micro-séries. Dans le cas de The Elder Scrolls, la macro-série se résume aux cinq titres actuellement parus, soit Arena (1994), Daggerfall (1996), Morrowind (2002), Oblivion (2006) et Skyrim (2011) qui s’inscrivent tous dans une province différente du continent fictif de Tamriel. Il existe entre ses parutions des intervalles, par exemple l’intervalle de cinq ans entre Oblivion et Skyrim. Bethesda a rempli cet intervalle en produisant deux extensions : Knights of the Nine (2006) et Shivering Isles (2007). Ces contenus additionnels requièrent du joueur d’avoir en sa possession le jeu de base et ajoute du contenus au titre. Dans le cas de Shivering Isles, le joueur est amené à découvrir une toute nouvelle zone avec des quêtes supplémentaires, une trame narrative inédite et des objets uniques à collectionner. Dans Knights of the Nine, une nouvelle suite de quêtes est ajoutée dans l’espace de jeu original. Ces deux extensions créent une série de seconds niveaux, la micro-série, entre Oblivion et Skyrim. D’autres micro-séries sont présent dans la franchise, entre Daggerfall et Morrowind, ou entre Morrowind et Oblivion. Ce double niveau de contenu crée également deux niveaux d’intervalles, soit les macro-intervalles qui se créent entre les grandes parutions d’une franchise, et des micro-intervalles qui se créent entre les contenus additionnels que publie le développeur :
Or, telle que mentionnée précédemment dans la définition de Sotamaa et Wirman sur ce qu’est un mod (2015, 1), cette production « officielle  » sur deux niveaux vie en coexistence avec une autre sphère productrice de contenu de second niveau : celle des communautés de modding. Comme Bethesda, cette communauté crée du contenu sous la forme de post-contribution qui vise l’étalement de l’expérience originale et il est fréquent que ces contributions amateurs compétitionnent avec les productions officielles en termes de qualité, d’ouverture et d’exploration.
Le modding dans The Elder Scrolls V: Skyrim
Nexusmods est l’une des plateformes de partage les plus populaires en ce qui concerne les communautés de modding. En se connectant en date du 7 juillet 2019, l’utilisateur peut lire sur le site que la plateforme dessert 17 millions de membres, héberge 220 000 fichiers, accueille 93 000 auteurs et compte à ce jour 3 milliards de téléchargements. Pour la même date, The Elder Scrolls V: Skyrim compte 60 000 fichiers et 1,5 milliard de téléchargements lui étant dédiés, ce qui en fait le jeu le plus achalandé en termes de quantité de données entreposées et de nombres de téléchargements du site. Les autres plateformes principales d’hébergements des mods de Skyrim sont la plateforme officielle de Bethesda et le Steam Workshop qui est tenu par Steam, la compagnie la plus influente du moment en matière de vente de jeux numériques.
Contrairement aux autres formes médiatiques, le joueur entretient avec son objet une relation unique en ce qui concerne le contenu. Il est possible pour l’amateur de cinéma de refaire le montage de son film ; de réagencer l’ordre d’apparition des épisodes pour l’amateur télévisuel ; et de dessiner dans les cases pour l’amateur de bande dessinée. En revanche, le jeu vidéo prodigue au joueur une accessibilité beaucoup plus grande à son contenu : il peut modifier l’apparence des lieux, influencer le comportement des personnages en altérant l’intelligence artificielle, retravailler les niveaux ou en créer des nouveaux et même modifier les lois naturelles de l’espace de jeu comme la gravité, la longueur des journées ou la météo. Bref, le joueur détient dans son ordinateur les mêmes pouvoirs de création que les créateurs. Les moddeurs les plus dévoués travaillent l’intégration diégétique et ludique de leurs mods, soit via une réappropriation de la trame narrative ou par l’implémentation des nouveautés dans les mécaniques de jeu d’origine. Le niveau de contrôle est si grand qu’il est possible de construire, uniquement avec les outils d’éditions et le contenu disponible, un jeu inédit. C’est le cas de Counter-Strike (Corporation 2000) qui est né d’un mod du jeu vidéo Half-Life. Peu de temps après sa sortie, le « jeu-mod » attirait plus de joueurs que les jeux professionnels du même type. De fil en aiguille, Valve, le développeur de Half-Life (Valve 1998), a proposé aux développeurs amateurs du mod de produire une version commerciale du titre (Sotamaa 2007).
Les plateformes comme NexusMods ont permis aux joueurs de partager leurs créations au grand public et de démocratiser un usage des jeux autres que ce que les développeurs pouvaient prédire, car les mods viennent encourager une multitude de types de jeux qui n’étaient pas tous possibles dans la version prémodifiée. Cette variété d’utilisation non orthodoxe du jeu est abordée par Gazzard comme un type de jeu basé sur l’assujettissement du système de jeu par les intentions personnelles du joueur. Elle nomme cette catégorie de jeu « appropriated play » (Gazzard 2012, 203) et souligne l’acte d’appropriation du contenu que le joueur exécute lorsqu’il ne suit pas les indications d’utilisation prescrites. Ce type de jeu, que l’on désignera ici comme une pratique appropriative du jeu, rend compte de l’apport créatif du joueur lorsqu’il joue en dehors des attentes. Gazzard souligne que les utilisations externes, telles que le modding ou hacking, sont également une pratique appropriative du jeu :
In contrast to creating artworks, other motivations for appropriated play can also be drawn upon, such as developments in hacking or modding games. What Kücklich (2007) refers to as “cheating” in his essay Wallhacks and Aimbots, is actually a way for the game system to be explored by players. […] This pose the question of where cheating stops and appropriated play begins or vice versa. (Gazzard 2012, 209)
Gazzard souligne un point important du modding : si l’on permet aux utilisateurs de modifier toutes les parties d’un jeu, l’expérience initialement espérée des développeurs peut se voir effacer du produit final. La force des monstres peut être revue à la baisse, de nouvelles armes et compétences puissantes peuvent être incorporées à l’arsenal du joueur et un réapprovisionnement illimité de ressources peut lui être prodigué. La pratique du modding devient étroitement liée à une autre pratique perturbatrice : celle de la « triche ».
L’acte de tricher est bien connu des communautés de joueurs et son utilisation est jugée toxique à bien des égards. Elle consiste à abuser de certaines erreurs du système à son avantage, ou d’utiliser un logiciel tiers pour augmenter son pouvoir d’influence dans le jeu. En multijoueur, cette pratique sert principalement à se donner « artificiellement » un avantage de compétence face aux autres joueurs, ce qui en fait une pratique appropriative aberrante et mal-aimée par la majorité. Malgré tout, il est possible d’analyser cet usage du jeu selon ses attributs contributifs et d’examiner les influences positives qui suivent son émergence, car l’exploitation d’un système vidéoludique demande préalablement une connaissance pointue des mécaniques de jeu. Ce niveau de maîtrise peut être atteint par une exploration profonde des mécaniques ou une conscience des discours culturels entourant le jeu.
Lorsqu’une triche devient trop utilisée dans la communauté, les développeurs peuvent entreprendre une correction des bogues fautifs ou rebalancer les variables du jeu, ce qui crée des retombées positives d’une pratique jugée nocive. C’est ici que l’importance de l’intervalle en jeu vidéo se manifeste : en prenant le temps de s’intéresser aux « communautés participatives » qui s’active dans l’intervalle vidéoludique, les développeurs peuvent juger de ce qui est fonctionnel ou populaire, ainsi que ce qu’il l’est moins, et s’inspirer des productions faites dans ces intervalles pour enrichir les contenus additionnels futur. La notion de communauté participative fait écho à la notion de « culture participative », que Henri Jenkins décrit en six points :
- relatively low barriers to artistic expression and civic engagement,
- strong support for creating and sharing creations with others,
- some type of informal mentorship whereby what is known by the most experienced is passed along to novices,
- members who believe that their contributions matter, and
- members who feel some degree of social connection with one another (at the least, they care what other people think about what they have created). (Jenkins 2009, pp. 5–6)
Une culture participative s’expose comme un type de communauté qui s’implique dans son environnement, mais Jenkins ne développe pas la nature que peut revêtir cet engagement. Considérer la triche comme une pratique de jeu à part entière, c’est s’ouvrir aux différentes routes que le joueur peut prendre dans le monde de jeu et bonifier notre compréhension des pratiques appropriatives des jeux (Gazzard 2012). Ainsi, il existe plusieurs types de participation complémentaire, entre l’aberrant et le contributif, qui décrit bien les communautés de modding. Comme présenté précédemment, les premières communautés associable à la pratique du modding était des hackers et la notion de s’approprier un jeu était proche de celle de « briser le jeu ».
Étant donné que le modding peut tout aussi bien perturber que développer un jeu, il est pertinent de présenter quelques exemples pour démontrer le haut niveau de variabilité entre les mods produit. Étant donné le grand nombre de mods produits autour de The Elder Scrolls V: Skyrim, ce jeu est un bon exemple de variabilité du contenu amateur3. Les auteurs des exemples subséquents seront présentés par leur pseudonyme sur la plateforme.
Exemple de mods dans Skyrim
Premièrement, il y a des mods qui visent à modifier le niveau de difficulté du jeu. Par exemple, « Immersive Cheat Menu » créé par ClarkWasHere permet au joueur d’avoir accès à un menu de triches plus convivial à utiliser. Originellement, il est possible pour le joueur de tricher en utilisant une fonctionnalité présente, « l’invite de commande » (console command)4, qui permet d’entrer des codes de demandes au jeu et le mod rend accessible cette invite de commande au joueur. « Immersive Cheat Menu » remodèle cette console en une interface similaire à un menu d’option classique. En amenant une convivialité à la triche dans Skyrim, ce mod encourage la perturbation de ce que Mihaly Csikszentmihalyi présente en 1975 comme le flow, une expérience décrite comme « […] consciente, positive et complexe qui exprimait le sentiment de fluidité et de continuité ainsi que l’importante concentration que décrivaient les personnes interrogées lorsqu’elles exerçaient leur activité préférée. » (Csikszentmihalyi et Bouffard 2017, 65). Dans un jeu vidéo, cette fluidité se caractérise par un balancement entre la difficulté croissante des défis et le perfectionnement des compétences du joueur à effectuer ses défis. D’ordinaire, c’est le développeur qui contrôle le balancement du jeu, mais ce mod encourage le joueur à altérer ce balancement facilement et rapidement. Le joueur peut en un clic rendre invincible son avatar, tuer tous les monstres à proximité, se verser instantanément des pièces d’or, faire apparaître ou revivre un personnage décédé ou lointain, etc. Le joueur se voit attribuer une partie du pouvoir d’un développeur, mais au sein même de sa propre jouabilité.
À l’inverse, d’autres mods viennent apporter des modifications pour augmenter la difficulté du jeu et le rendre plus provocateur. « Thougher Traps » par Xylozi augmente les dégâts infligés par les différents pièges du jeu et ajoute une chance d’inoculer une maladie à l’avatar  ; « Dynamic Immersive Seriously Dark Dungeons—Eternal Darkness Redone » par Jbvertexx minimise la lumière dans les donjons en éteignant les différentes torches et chandelles qui diffusent la lumière nécessaire à une navigation efficace ; et « Revenge of the Enemies 2016 » par MyEverGreenHomeTown augmente la force des ennemies en les armant de plus de points de vies, de nouvelles compétences et une intelligence artificielle plus travaillée. Lorsqu’ils sont installés, ces trois mods augmentent drastiquement la difficulté du jeu en perturbant la navigation, en augmentant le risque de mourir lorsque le personnage principal tombe dans un piège ou en munissant les personnages non joueurs de plus de moyens pour tuer le joueur. Au contraire de « Immersive Cheat Menu » qui prodigue un contrôle accru au joueur, ces trois mods viennent complexifier la relation de maîtrise que celui-ci entretient avec le système en complexifiant les mécaniques d’origines.
Pour en nommer quelques autres, il est également possible pour les moddeurs d’ajouter du contenu inédit au jeu comme des armes ou des armures ; de modifier l’esthétisme visuel ou sonore en jouant sur les textures, la lumière ou les sons ; d’influencer les effets météorologiques ou la physique ; de travailler des mécaniques de jeu négligées ; ou simplement d’appliquer des mises à jour personnalisées pour corriger des bogues systèmes qui n’ont pas été rectifiés par Bethesda. Les mods sont classifiés sur Nexusmod dans 67 catégories, ce qui rend compte de la diversité disponible.
Comme démontré précédemment, les réalisateurs de mods partagent le même espace de production que les extensions officielles de Bethesda, c’est-à-dire dans les intervalles qui se créent entre les parutions, et les contacts entre amateur et professionnel sont inévitables. Par exemple, l’extension officielle pour Skyrim, Hearthfire (2012) apporte dans l’univers de jeu une nouvelle maison que le joueur peut acquérir pour moins de 5 $, alors que plusieurs mods, tel que « Dovahkiins Warehouse and Bedroom » par ch0k3h0ld, ajoute aussi de nouvelles demeures dans le jeu, mais sont disponibles gratuitement. À plusieurs égards, la communauté des moddeurs est très similaire à une communauté de fans qui se dévoue à leur pratique et qui partage gratuitement leurs créations. Par conséquent, Bethesda ne considère pas ces joueurs comme de simples pirates qui greffent des modifications illégitimes à leur jeu, mais comme une communauté de fans à part entière. La pratique est même encouragée par Bethesda par un logiciel de modding gratuit et accessible fourni par la compagnie.
Or, les idéologies de production derrière ces deux acteurs divergent sur un point fondamental : le moddeur, ou le fan, crée ces modifications par amour envers son objet fétiche. Il aime Skyrim et souhaite y contribuer en usant de sa créativité et de son savoir technique pour repousser les limites du titre, autant ludiquement que narrativement. En revanche, la compagnie Bethesda cherche principalement à vendre un produit afin d’en tirer des bénéfices. Le moddeur possède aussi moins de pouvoir décisionnel, étant donné que Bethesda reste propriétaire de l’entièreté des droits de la franchise. Ces différences fondamentales colorent les interactions complexes qui se produisent entre le moddeur et le développeur pendant la période interépisodique, mais influencent aussi le développement des parutions subséquentes de diverses manières.
Production de mods et répercussions
L’industrie du jeu vidéo peut utiliser le labeur des moddeurs de plusieurs manières. Sotamaa en présente quelques-unes dans son chapitre de 2005 « Creative User-Centered Design » que l’on va présenter ici en trois grandes catégories : les gains pour l’industrie, les gains pour les moddeurs et quelques cas particuliers où les actions de l’un ont affecté négativement l’autre. Tout d’abord, il faut savoir que les moddeurs sont rarement rémunérés pour leur travail, mais prodiguent aux développeurs une certaine quantité d’informations simplement en partageant leurs modifications personnelles. En retour, vu que le modding est une pratique reconnue par l’industrie, le travail libre des moddeurs peut être utilisé par les joueurs de plusieurs manières. Par conséquent, permettre aux utilisateurs de modifier le contenu de jeu apporte des effets significatifs sur la marche à suivre des professionnels de l’industrie (Sotamaa et Wirman 2015, 114).
Le modding permet l’exploration d’idée trop risquée pour les grandes compagnies qui ne peuvent pas explorer certaines avenues en raison du haut montant d’argent en jeu. Lors du développement, Bethesda n’a pas le même degré de latitude créatif qu’un développeur amateur indépendant ; un choix de design peut coûter très cher et il faut que ce choix ait eu des réussites par le passé pour être jugé à toute épreuve. On constate le même cas de figure entre la scène du AAA et la scène indie5, où le second peut se permettre plus de risque en raison de son faible investissement au contraire du premier. C’est également une opportunité pour Bethesda d’observer une équipe de recherche et de développement à faible coût. Les moddeurs n’ont souvent aucune connexion directe avec le développeur, hormis le fait que tous deux travaillent sur le même objet chacun de leur côté. Malgré le caractère amateur de la pratique, certaines productions faniques conservent un degré de qualité acceptable pour la scène professionnelle et permettent à Bethesda d’observer la réception des mods comme s’il s’agissait de nouvelles fonctionnalités prévues pour une future parution. L’avantage de ces mods est qu’ils sont partagés au sein d’une communauté où le discours entre les moddeurs et les joueurs est fluide, et les mods ainsi répondent régulièrement à des demandes nées des joueurs. C’est ainsi une opportunité d’observer dans l’intervalle comment les joueur se réapproprient le jeu et l’utiliser comme source d’inspiration pour les titres à venir.
Par exemple, la maison disponible dans le mod amateur « Dovahkiins Warehouse and Bedroom » nommé précédemment possède beaucoup d’éléments permettant d’afficher des objets : des étagères pour les livres, des présentoirs pour les babioles, des mannequins pour les armures et des supports muraux pour les armes et boucliers. Ces éléments existent dans le jeu pour que le joueur puisse personnaliser son habitation et refléter ses prouesses, ses trouvailles et ses souvenirs en construisant une exposition muséale au sein de sa demeure. Ces éléments sont disponibles en grand nombre dans le mod, car la communauté considère que les maisons disponibles dans Skyrim n’ont pas suffisamment de moyens d’affichage pour construire un musée personnel intéressant. « Dovahkiins Warehouse and Bedroom » vient pallier à ce problème en dédiant une pièce pour ces expositions. Cette requête a également été prise en compte par Bethesda et la maison qui figure dans l’extension Hearthfire possède aussi une salle d’exposition. Cette utilisation du travail des joueurs par Bethesda constitue un processus itératif par observation des suggestions et des conceptions des moddeurs qui va venir modeler la suite de la franchise.
Le modding est également un moyen efficace d’allonger l’espérance de vie d’un jeu. En produisant continuellement du contenu amateur, les moddeurs étirent la durée de vie du jeu au-delà de ce que le contenu d’origine aurait pu permettre. L’incrustation de nouvelles quêtes à accomplir, de nouvelles races à incarner ou encore de nouveaux lieux à explorer réinvente à chaque nouveau mod le jeu et permet de retenir les joueurs en proposant toujours une expérience légèrement différente, mais ces modifications ne sont pas toujours prolifiques pour le développeur. Dans certains cas, le modding imacte de manière désavantageux les développeurs en produisant des contenus d’ordinaire évités par l’industrie professionnelle.
Pour des raisons de censure, les développeurs ne permettent pas aux joueurs de déshabiller totalement leurs personnages en ne permettant pas de retirer les sous-vêtements. Tous les jeux dans la série The Elder Scrolls sans exception ne permettent pas cette possibilité. La raison est que si le jeu contient de la nudité, le classement d’âge recommandé change et va influencer la distribution du titre. Certaines franchises sont reconnues pour présenter un contenu pareil : la série des Grand Theft Auto présente un langage vulgaire, du contenu relié au sexe, aux drogues et alcools, etc. Par conséquent, le classement d’âge est rarement en bas de M (Mature 17+). En évitant certains types de contenu, The Elder Scrolls se classifie selon l’Entertainment Software Rating Board (ESRB) comme T (Teen 13+), ce qui permet d’étendre la vente du jeu à plus grande échelle. Or, en mai 2006, l’ESRB lance une annonce aux parents que le jeu The Elder Scrolls IV: Oblivion a été reclassé de T à M pour des raisons de nudité présente dans le jeu (Sotamaa 2007). Officiellement, le jeu ne contenait aucune nudité, mais un mod amateur a permis d’exposer une nudité graphique, ce qui a changé l’évaluation précédente. Le concepteur John Romero a commenté l’incident sur son blogue personnel : « modders are now screwing up the industry they’re supposed to be helping » (Sotamaa 2007). Cet événement montre bien que, malgré les bénéfices qu’il est possible de retirer d’une telle communauté, le libre arbitre que détiennent les moddeurs peut venir entacher celui de la compagnie, même si ce sont deux instances productrices séparées. Comme le démontre le cas du changement de l’ESRB, le fait que des amateurs et des professionnels travaillent sur le même objet dans le même intervalle peut venir brouiller la frontière entre le jeu fait par Bethesda et le jeu modifié par les moddeurs ; si tout deux travaillent sur l’objet, qui est réellement responsable du résultat et à quelle proportion ?
Il y a également une tendance à voir un intérêt moindre concernant les extensions sur PC qui touchent un aspect du jeu que les moddeurs ont surexploité. Le site Metacritic est reconnu pour compiler les évaluations de plusieurs sites et aussi compiler les résultats pour donner une évaluation englobante : le metascore. Si l’on observe le metascore donné à la version PC et console de Skyrim, on constate une note similaire : 94 sur PC pour 92 et 96 sur PlayStation 3 et Xbox 360. Par contre, lorsqu’on regarde le metascore pour l’extension Heartfire qui, rappelons-le, ajoute une nouvelle demeure, la note sur PC est inexistante, car il n’y a qu’une critique de disponible et Metacritic demande au minimum 4 critiques pour effectuer une moyenne. En revanche, les versions PlayStation et Xbox ont été suffisamment critiquées pour recevoir une cote, soit 69 (basée sur 4 critiques) et 54 (basée sur 17 critiques).
À plusieurs égards, la communauté de modding représente une équipe de production indépendante et peu coûteuse pour Bethesda, dont la simple présence active permet l’exploration d’idées trop risquées, mais les moddeurs peuvent également profiter de leurs productions de fans. Suivant les entrevues menées par Sotamaa, certains développeurs de jeux ont ouvertement admis qu’aujourd’hui, les projets de modification de jeux sont souvent utilisés comme un portfolio lorsque vient le temps d’appliquer pour un travail dans l’industrie (2005, 115). Comme dit précédemment, modder avec un outil de création officielle est un bon moyen d’apprendre les ficelles du métier, car le kit de création utilise souvent un langage vulgarisé qui favorise son accessibilité. Les modifications amenées au jeu restent de l’ordre du design et constituent un moyen efficace de se faire la main dans la création de jeux vidéo. C’est également un noyau communautaire important qui permet la communication entre les joueurs et la création de communautés annexes. Par exemple, la chaîne YouTube MxR Mods concentre la majeure partie de ses vidéos à la critique de mods. En date du 5 juillet 2019, la chaîne compte un peu moins de 2 millions d’abonnés pour plus de 500 millions de visionnements, ce qui en fait l’une des plus grandes chaînes spécialisées sur la critique de mods Bethesda. C’est une communauté riche aux facettes multiples encore peu étudiée aujourd’hui.
Conclusion
La pratique du modding s’est construite petit à petit dans l’histoire du jeu vidéo, passant de la modification matérielle caractéristique des premiers temps jusqu’à la modification logicielle qui s’instaure rapidement comme la méthode la plus conviviale et accessible d’effectuer des changements créatifs. De fil en aiguille, ces pratiques ont formé des regroupements d’utilisateurs qui partageaient les mêmes passions, jusqu’à l’épanouissement de communautés complexes qui sont maintenant bien ancrées dans la culture vidéoludique. Ces communautés d’amateurs partagent aussi un terrain réciproque avec l’industrie professionnelle et les intervalles entre les épisodes d’une même série est une avenue prolifique pour étudier les post-contributions des fans. Le contenu additionnel des développeurs est produit dans le même espace que ces mods proposés par les fans, ce qui crée des points de contact entre les deux scènes. Ces points de contact peuvent être avantageux pour le développeur qui cherche à explorer le goût du jour de sa communauté ou allonger la durée de vie de son jeu. Malgré tout, l’intervalle et la sérialisation en jeu vidéo est encore peu développé dans les études du jeu. Cet article ne se veut pas exhaustif, mais plutôt une ouverture de discussion autour de l’importance de la sérialisation des contenus dans l’étude des communautés de joueurs.
En retour, les fans qui pratiquent le modding peuvent se faire la main dans la conception vidéoludique et utiliser ce savoir pour entrer dans l’industrie. Cependant, cette co-création de l’expérience remet en question le caractère statique d’un jeu, car si c’est une œuvre où les utilisateurs peuvent participer, on assiste à un jeu vidéo qui n’est hypothétiquement jamais fini. De plus, cela amorce d’autres questionnements sur la consommation de tels produits. Un jeu vidéo est en soi une commodité, un objet qui rend le quotidien plus agréable, mais de telles initiatives, c’est-à-dire la production massive de mods et de contenus additionnels, apportent petit à petit le jeu vidéo vers une nouvelle approche construite sur le « jeu comme service » (game as service). Le principe du jeu en tant que service est décelé par plusieurs auteurs, mais décrit par le critique William Audureux comme une synthèse entre « la vente unitaire (le jeu est payant, souvent 60 euros, voire plus s’il intègre le season pass ou des contenus optionnels) et celui du free-to-play (il cumule de nombreuses formes de revenus supplémentaires, qu’il lui emprunte, comme les cosmétiques, les objets supplémentaires, ou le placement produit) » (Audureux 2018). Sommairement, les industries cherchent à étirer le plus possible l’expérience des joueurs avec du contenu additionnel payant produit quotidiennement. L’exemple le plus frappant est l’initiative de Bethesda de monétariser le travail des moddeurs pour tirer profit de cette production libre. Le « Creation Club », l’initiative citée, permet aux moddeurs de vendre leur travail, ce qui vient repenser à plusieurs égards cette communauté de fans qui n’avait auparavant très peu de moyen pour rémunérer leur travail.
Bethesda a annoncé à l’E3 de 2019, l’un des plus gros événements de l’industrie vidéoludique pour annoncer les jeux en développement, The Elder Scrolls VI, la suite de Skyrim. Selon l’article de Christopher Klippel, la compagnie annonce d’office qu’elle souhaite réitérer le succès de Skyrim à avoir tenu neuf ans après sa sortie les joueurs et prévoit une durée de dix ans pour sa suite (Klippel 2019). Avec de telles prévisions et les efforts que Bethesda déploie pour garder prolifique sa communauté de modding, l’étude de ses groupes de joueurs est intéressante non seulement en tant que groupe culturel vidéoludique, mais également comme acteur actif de l’industrie du jeu vidéo. Cet article veut être une compilation exploratoire des points historiques, culturels et industriels importants relatifs à cette communauté, mais le travail entourant le modding demande encore beaucoup de défrichage de la part des chercheurs.
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Quelques cas particuliers, comme Nintendo, unissent toujours développement matériel et logiciel. La compagnie s’occupe de développer plusieurs de ses franchises de jeu (Mario, Zelda, Smash, etc.) et de ses consoles de jeu (Nintendo Switch, Nintendo 3DS, Nintendo Wii, etc.) Se faisant, le modding matériel et logiciel est possible pour les œuvres de Nintendo, car cette compagnie s’occupe de l’ensemble des aspects de sa production.↩
Quelques cas démontrent l’utilisation du terme épisode. Par exemple, les jeux The Walking Dead (Telltale 2012) et The Wolf Among Us (Telltale 2013) emploie le terme épisode (de un à cinq) et propose aussi au joueur une parution épisodique. À la sortie de ces deux jeux, seulement l’épisode 1 était disponible et il fallait attendre la parution des épisodes subséquents pour continuer l’histoire dépliée par ces titres. C’est une forme encore inhabituelle, mais qui revient périodiquement dans la production vidéoludique.↩
Malheureusement, pour comprendre l’impact d’un mod dans un jeu vidéo, il faut, de préférence, bien connaître le jeu originel. Comprendre l’importance de l’ajout d’un élément aux allures anodines n’est possible que si l’on comprend comment son ajout peut virtuellement impacter l’expérience de jeu. Une telle compréhension requiert un minimum de connaissance de la part du chercheur envers le jeu analysé.↩
Une invite de commande désigne une fenêtre qui permet d’entrer directement des codes afin d’impacter le système. Il est possible, par exemple, de s’ajouter de l’argent ou de s’octroyer des armes sans devoir compléter les exigences habituelles du jeu pour obtenir ces ressources.↩
On divise souvent l’industrie entre la scène AAA, ou triple A, puis la scène indie, ou indépendante. La division est faite selon les moyens et la taille des équipes de production. Le AAA a d’ordinaire plus de moyens et de plus grosse équipes que les indies, et les indies se présentent souvent comme de petites équipes avec des moyens moindres.↩