×

Ce site est un chantier à ciel ouvert habité par les éditeurs, lecteurs, auteurs, techniciens, designers de Sens public. Il s'agence et s'aménage au fil de l'eau. Explorez et prenez vos marques (mode d'emploi ici) !

La route du non-retour

Informations
  • Résumé
  • Mots-clés (12)
      • Mot-clésFR Éditeur 3 articles
        3 articles
        Mot-clésFR Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Éditeur 4 articles
        4 articles
        Mot-clésFR Éditeur 1 article
        1 article
        Mot-clésFR Auteur 2 articles
        2 articles
        Mot-clésEN Auteur 2 articles
        2 articles
        Mot-clésEN Auteur 14 articles 1 dossier,  
        14 articles 1 dossier,  
        Mot-clésFR Auteur 14 articles 1 dossier,  
        14 articles 1 dossier,  
        Mot-clésEN Auteur 1 article
        1 article
        Mot-clésEN Auteur 4 articles
        4 articles
        Mot-clésFR Éditeur 6 articles
        6 articles
        Mot-clésFR Auteur 3 articles
        3 articles
      Texte

      Dans Routes secondaires (2017, 90), mon onzième roman, je cite ce passage du Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, de Robert M. Pirsig (1998, 133‑34) : « La connaissance latérale, c’est la connaissance qui vient d’une direction totalement inattendue, et dont on ne soupçonnait même pas que c’était une direction. Les vérités latérales soulignent la fausseté des axiomes et postulats sur lesquels repose le système de recherche de la vérité qui a toujours été le nôtre. »

      Pressentant que les mots de Pirsig peuvent l’aider à sortir de l’impasse où elle se trouve, à déterminer quelle voie elle doit emprunter pour dénouer une intrigue qui la dépasse, la narratrice de Routes secondaires, qui se nomme Andrée ou Heather selon qu’elle a l’impression que la fiction l’aspire ou la rejette, se fait à son tour cette réflexion :

      C’est dans cette direction que je dois continuer de marcher, du côté des chemins de traverse et de ces connaissances latérales que nous ne regardons habituellement que du coin de l’œil, qui se perdent dans la périphérie du regard et s’embrouillent dès que nous tournons la tête, effaçant ce détail que nous n’avions qu’entraperçu, ces signes incohérents dont nous aurions compris le sens si nous n’avions pas persisté à suivre les flèches tracées par ceux s’entêtant à filer droit devant.

      Il me faut quitter la route, encore et encore, enjamber les fossés, trébucher sur les pierres tranchantes et m’enfoncer dans ces creux latéraux au fond desquels s’entassent les déchets, cadavres, obstacles ou vérités trop crues pour être offertes à la vue de qui ne peut supporter la présence des ratons morts. (2017, 90)

      Et c’est ce qu’on découvre en effet dans les fossés et les bas-côtés, des ratons crevés, des vérités qui empestent ou répugnent, qui échappent à qui refuse de tourner son regard vers ce que la route a banni, vers ce qui en a dévié, car la route enterre ou camoufle ses drames dans les calvettes, mot bien québécois qui nous vient de l’anglais culvert, « caniveau », dans les ravins et les tranchées, au creux des rivières où échouent les véhicules qui foncent à toute vitesse sur la chaussée glissante, sous les ponts au bas desquels dérapent les fuyards qui tentent d’échapper à leur poursuivant, qu’ils soient victimes de leur naïveté, de leur ignorance, ou coupables d’un crime qui les mènera tôt ou tard dans le décor.

      C’est ce qui, de la route, m’intéresse, ce que dissimulent ses bords escarpés, ses ruisseaux ou l’incohérente végétation cherchant à empiéter sur son tracé. Et bien que les grandes routes me fascinent, de même que les routes traversant de vastes espaces, à la manière de celles de Jack Kerouac, ou de celles que parcourt Michel Butor dans Mobile, sa magnifique Étude pour une représentation des États-Unis (1962), je me confine pour ma part dans des territoires plus circonscrits et préfère les routes secondaires, les chemins de cabane et les chemins de bûcherons se terminant par des culs-de-sac, les sentiers qui se perdent en forêt, les bas-côtés où se terrent les brigands, le danger, l’inconnu, tous ces lieux, en somme, qui permettent au drame de se dérouler à l’ombre bienvenue des arbres, dans le silence traversé du seul cri des victimes ou du bruissement des trembles annonçant la pluie qui lavera le sang.

      Cela tient peut-être à mes racines campagnardes, au fait que mon attrait pour les chemins peu fréquentés est étroitement lié à mes origines, dirai-je pour reprendre à ma manière l’opposition qu’établit Pierre-Yves Petillon entre « roots » et « routes » dans son essai intitulé La grand-route (1979, 54‑60), les unes et les autres, routes et racines, ne pouvant chez moi être dissociées.

      En tant qu’écrivaine de fiction, la route se présente à moi non pas comme un objet d’étude, mais comme un espace tracé par l’humain pour accueillir la fiction, un lieu-souche dont l’imaginaire peut s’emparer pour s’approprier ce qu’on lui associe – voyage, exil, déplacement, paysages, retour (au point de départ, à la terre natale, sur les lieux du crime), aventure, grésillements de la radio, grincement des essuie-glaces, monotonie des kilomètres voyant défiler les épinettes, et j’en passe – un tracé que l’écriture peut faire sien pour le détourner de sa fonction première et en redessiner les courbes.

      La route, en ce sens, ne constitue plus cette ligne imparfaite permettant de se rendre d’un point A à un point B. Au contraire, le chemin sur lequel s’empoussière le Ford Ranger qui chutera au bas du pont ne connaît que le point B, puisque seule importe ici la destination, de même que le destin qui s’y camoufle, mais à peine, le lieu de l’arrivée représentant aussi celui de la fin dernière, qui justifiera ultimement l’existence de la route et de ses environs immédiats.

      La route, dans ce cas, tout comme dans le roman de Cormac McCarthy (2008) auquel elle donne son titre, devient un axe à sens unique, une expression du non-retour, de la fatalité, dont tous les croisements conduisent à l’irréversible.

      Bibliographie

      Butor, Michel. 1962. Mobile : étude pour une représentation des États-Unis. Paris: Gallimard.
      McCarthy, Cormac. 2008. La route. Paris: Olivier.
      Michaud, Andrée A. 2017. Routes secondaires. Montréal: Québec Amérique.
      Petillon, Pierre-Yves. 1979. La grand-route. Espace et écriture en Amérique. Paris: Seuil.
      Pirsig, Robert M. 1998. Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes: récit. Paris: Seuil.
      Michaud Andrée A.
      Matthey-Jonais Eugénie 0000-0001-6533-4210
      Wormser Gérard male 0000-0002-6651-1650
      La route du non-retour
      Andrée A. Michaud
      Département des littératures de langue française
      2104-3272
      Sens public 2025/02/03 La route et ses bas-côtés. Imaginaire des lieux autoroutiers liminaires
      This article, exploring the road as a space unconstrained by finality and boundaries, was intended as an introduction to a discussion with Rachel Bouvet and Daniel Laforest as part of the conference “La route et ses bas-côtés. Imaginaires et lieux autoroutiers liminaires”, Université de Montréal, december 10th, 2020. (SP)
      Ce texte, explorant la route comme espace dont la finalité déborde et contourne les tracés, est écrit en introduction à une discussion avec Rachel Bouvet et Daniel Laforest dans le cadre du colloque « La route et ses bas-côtés. Imaginaires et lieux autoroutiers liminaires », Université de Montréal, 10 décembre 2020. (SP)
      Route http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/T990-1805
      Création littéraire http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb12227916r
      Autoroute http://data.culture.fr/thesaurus/resource/ark:/67717/T990-279
      Destin et fatalisme http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11957809w
      route, fiction, fatalité, connaissances latérales
      road, fiction, fatality, lateral knowledge