Le trajet qui relie Paris et Cergy-Pontoise, situé à une trentaine de kilomètres au nord-ouest, change radicalement en 1988, avec l’inauguration, à la gare de Cergy, du RER A. C’est notamment ce trajet, sorte d’espace-lisière, tracé par la distance qui sépare le Paris intra-muros de la « Ville Nouvelle » qui constitue la matière du Journal du dehors d’Annie Ernaux. En effet, il s’agit un recueil de fragments, notés entre 1985 et 1992 dans le RER, le métro, ou encore au supermarché, dans les parkings ou au centre-commercial – lieux liminaires caractéristiques, voire attributs, de la banlieue. Ces préoccupations suivront Ernaux dans ses oeuvres ultérieures (nous pensons notamment à La vie extérieure (2000), où sont consignées des notes de 1993 à 1999, ou encore, plus récemment, à Regarde les lumières mon amour (2016), qui s’attache plus spécifiquement à l’hypermarché des Trois-Fontaines). Néanmoins, à la lecture du Journal du dehors s’esquissent les contours d’une première réflexion sur ce nouvel espace de la lisière, autour, dans et à l’extérieur de la Ville Nouvelle. Nous tâcherons donc de voir en quoi cet espace de la lisière, délimité par une frontière poreuse, à la fois géographique (puisqu’elle désigne une zone limitrophe), mais aussi temporelle et fictionnelle, donne forme à l’espace du texte – espace rendu accessible par le biais du corps écrivant, de la narration qui, bien qu’elle dise vouloir s’extraire du monde dépeint, finit par s’y retrouver et se regarder à son tour. L’espace, tel qu’il est représenté dans le Journal du dehors, nous intéresse tout particulièrement parce qu’il convoque, paradoxalement, le perpétuel mouvement et l’immobilité tout à la fois. Il est travaillé par – et il travaille en retour – la forme littéraire du journal. Plus encore, la narration mobilise une écriture qui bouleverse la frontière de la littérature et se veut presque photographie, en ce qu’elle impliquerait une immédiateté de l’expérience. À l’image du palimpseste (qui fait cohabiter dans un même espace plusieurs textes, donc plusieurs temporalités), le texte parvient ainsi à mettre en tension et à brouiller deux temporalités (celle de l’immédiateté de l’image et celle de la longueur du récit). Nous nous attacherons donc à la question de l’espace comme lisière (cette zone limite, juste avant la frontière), à la fois dans regard de la narratrice, son rapport au réel et dans la forme du récit, mais aussi dans l’écriture comme photographie et dans les temporalités qu’elle permet d’ouvrir dans le texte, pour enfin tâcher de rendre compte de l’impossible coprésence de temporalités multiples, réconciliées par le concept de palimpseste.
En tâchant de s’effacer elle-même de l’espace qu’elle occupe, la narratrice du Journal du dehors se dissout plutôt dans ce qu’elle observe – elle remarque : « Je suis traversée par les gens » (1996, 69). Ernaux écrit, dans l’avant-propos ajoutée à la seconde édition du Journal :
Et je suis sûre maintenant qu’on se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection du journal intime – lequel, né il y a deux siècles, n’est pas forcément éternel. Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui, par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-mêmes. (1996, 10)
Il y a donc un double paradigme : celui du mouvement de la narratrice (ou de la narration), qui traverse, parcourt l’espace à bord du train ou du métro, elle-même statique la plupart du temps, et celui de l’interposition dans ce mouvement, puisque la narratrice se met en travers des autres – ceux qu’elle décrit et qui la traversent. La narration, dont le point de vue est fixe dans un espace en mouvement, s’arrête sur ceux qu’elle décrit et qui défilent dans le texte et dans l’espace. Dès lors, le mouvement et l’immobilité, le flux et l’obstacle, coexistent et conjuguent ensemble un temps et un espace, dans cette idée d’un parcours et d’une distance à la fois restreints et illimités. C’est peut-être cette tension qui est illustrée dans ce passage : « Dans le train vers Saint-Lazare, une vieille femme […] parlait à un jeune garçon – peut-être son petit-fils […] : “Partir, partir, tu n’es pas bien où tu es ? Pierre qui roule n’amasse pas mousse”. Il a les mains dans les poches, il ne répond pas. Puis : “Quand on voyage on voit des gens” » (Ernaux 1996, 12‑13). Il pourrait s’agir également de la démarche de la narratrice.
En effet, en renversant la forme du journal intime – en le retournant « inside out » comme l’écrit Marja Warehime (2000, 100) – la narratrice du Journal du dehors tâche de consigner les traces de cet espace de transit, avec la volonté de s’extraire elle-même de cet espace et, par conséquent, de l’espace du texte. Bien qu’il renverse le genre, et même si certains (dont Boehringer 2000, 132‑33) remettent en question le choix du titre, puisque le texte, selon eux, n’a du journal intime que l’aspect fragmentaire et la mention de quelques dates, il s’avère qu’un sens émerge tout de même du choix affirmé de cette forme littéraire. Maurice Blanchot proposait justement, dans L’espace littéraire, que « le Journal n’est pas essentiellement confession, récit de soi-même. C’est un Mémorial » (1955, 24). Le journal peut donc être l’espace où l’on consigne ce dont on veut se souvenir. Blanchot ajoutait encore :
Le Journal enracine le mouvement d’écrire dans le temps, dans l’humilité du quotidien daté et préservé par sa date […]. C’est dit sous la sauvegarde de l’événement, cela appartient aux affaires, aux incidents, au commerce du monde, à un présent actif, à une durée peut-être toute nulle et insignifiante, mais du moins sans retour, travail de ce qui se dépasse, va vers demain, y va définitivement. Le Journal marque que celui qui écrit n’est déjà plus capable d’appartenir au temps par la fermeté ordinaire de l’action. (1955, 25)
Ainsi, en inscrivant le texte dans un temps à la fois narratif et réel, le narrateur/écrivain se place pourtant en retrait, hors du cours du temps. En compilant des traces, des instants éphémères, le Journal du dehors écrit dans le temps leur immatérialité. Ernaux affirme : « J’ai eu envie de transcrire des scènes, des paroles, des gestes d’anonymes, qu’on ne revoit jamais, des graffiti sur les murs, effacés aussitôt tracés » (1996, 8). Le projet de l’écrivaine prend donc pour point d’origine cette évanescence, cette furtivité de l’expérience et des lieux qu’elle traverse. En effet, elle explique : « Arriver dans un lieu sorti du néant en quelques années, privé de toute mémoire, aux constructions éparpillées sur un territoire immense, aux limites incertaines, a constitué une expérience bouleversante. […] L’impression continuelle de flotter entre ciel et terre, dans un no man’s land. Mon regard était semblable aux parois de verre des immeubles de bureaux, ne reflétant personne, que les tours et les nuages » (1996, 7). À l’image de la forme du journal, « mis à l’envers » par Ernaux qui le tourne vers dehors, Paris et la Ville Nouvelle se retournent sur elles-mêmes, elles apparaissent en filigrane l’une par rapport à l’autre. Paris se trame dans la ville de banlieue, et inversement ; la narratrice du Journal en vient à avouer : « Un mouvement d’intense satisfaction m’envahit à reconnaître les signes de la banlieue parisienne. Le même que j’éprouve quand, en arrivant par l’autoroute A 15 sur le viaduc de Gennevilliers, s’ouvre d’un seul coup un immense paysage d’usines et d’immeubles, de pavillons d’avant-guerre, avec en muraille de fond, la Défense et Paris. » (1996, 105‑6) Que la narratrice s’en éloigne ou s’en approche, Paris et la Ville Nouvelle semblent se voir (se lire) une à travers l’autre, mais aussi, l’une comme l’inverse ou le négatif de l’autre, forcément. La banlieue se situe toujours en tension par rapport à Paris, même si elle peut de prime abord s’apparenter à un espace neuf ou vide. Pour Éric Rohmer, par exemple, qui y tourne en 1987 le film L’Ami de mon amie, « [la ville] sert de laboratoire à une expérience, d’espace utopique où la fiction et les personnages peuvent se développer sans entrave. […] C’était le projet du film : les premiers temps d’un lieu, les premiers temps d’une fiction, et la manière dont cela prend tournure » (dans Robin 2014, 300‑301).
La multiplicité des espaces, des temps, mais surtout des voix, qui traversent ainsi le recueil, constituerait, par leur superposition, une sorte de palimpseste, ce qui est à tout le moins paradoxal, sinon impossible, puisque la « Ville Nouvelle » et le RER A, que la narratrice prend pour la première fois en 1988, sont sortis de « nulle part », comme le dit l’écrivaine, et n’ont, a priori, pas d’histoire. Dans sa préface, Ernaux indique qu’elle a cherché à « pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme » (1996, 9). Cette écriture photographique brouillerait la frontière médiatique entre la littérature (considéré généralement comme un art du temps) et la photographie (qui serait plutôt un art de l’espace) et permettrait ainsi d’évoquer l’idée du palimpseste, dont le texte s’écrirait à même l’espace de la ville : « Sur l’autoroute, à la hauteur des tours de Marcouville, un chat écrasé, comme inscrit dans le goudron » (1996, 29). Le palimpseste, en effet, permet de court-circuiter l’écoulement linéaire du temps et de donner à voir, ensemble et immédiatement, les traces de temps distincts. « C’était comme un rêve ancien au cœur de la Ville Nouvelle, avec les gestes et la cérémonie des salons d’autrefois. […] chaque famille désirait que son enfant à elle soit le meilleur, justifie l’espoir que celui-ci fasse un jour partie d’une élite dont ils n’avaient ce soir que la théâtralité »(1996, 26). Ce sont toutes les frontières qui s’estompent alors – celles qui séparent les temps et les espaces sont traversées du même coup, d’ailleurs, que celle des classes sociales (nous le notons au passage, puisque la question des transfuges de classe en est une à part entière chez Ernaux).
Le recours à l’image photographique permettrait aussi de comprendre davantage la représentation du « je » de la narration. Pour Akane Kawakami, qui a entrepris d’étudier tous les textes d’Ernaux écrits une même année, il serait possible de se servir de ces autoreprésentations pour produire un portrait composite de la narratrice (2014, 232). La photographie composite – répandue à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle – consistait à prendre différentes photographies et à les superposer ou les juxtaposer afin d’en produire une seule. Plutôt que de tenter de faire le portrait de la narratrice, nous reprenons ce procédé, dans notre lecture du Journal du dehors, pour considérer les multiples voix rapportées, les portraits esquissés et les instants décrits qui, défilant dans le texte, le composent. On pourrait attendre là une sorte de kaléidoscope, un aleph borgésien aux innombrables facettes, or la superposition de tous ces points dans un même espace, indissociable du regard de la narratrice, produirait tout de même une seule image, une vue frontale. Blanchot écrivait d’ailleurs : « Je rends sensible, par ma médiation silencieuse, l’affirmation ininterrompue, le murmure géant sur lequel le langage en s’ouvrant devient image, devient imaginaire, profondeur parlante » (1955, 22). Écrire, ce serait révéler, rendre visible/lisible ce qui est déjà là, continuellement, tout en passant sous silence ce qui écrit (la « médiation silencieuse »). Toutefois, Warehime soutient que la présence (de la narratrice) est implicite dans le cadrage ou la sélection des fragments de réel (2000, 100). Or, pour Blanchot, « écrire, c’est briser le lien qui unit la parole à moi-même, briser le rapport qui, me faisant parler vers “toi”, me donne parole dans l’entente que cette parole reçoit de toi […]. Écrire, c’est rompre ce lien. C’est, en outre, retirer le langage du cours du monde » (1955, 20‑21). La narratrice du Journal du dehors dit en effet avoir horreur du mot « illisible » : « C’est moi qui suis illisible, fautive » (1996, 28). Elle remet également en question le point de vue d’où se situe la narration : « En écrivant cette chose à la première personne, je m’expose à toutes sortes de remarques, que ne provoqueraient pas “elle […]”. La troisième personne, il/elle, c’est toujours l’autre, qui peut bien agir comme il veut. “Je”, c’est moi, lecteur […] » (1996, 18‑19).
L’écriture, et la narration, en voulant céder la place au réel, feraient donc image. Hervé Guibert écrivait, dans L’Image fantôme, que l’écriture du journal a une « immédiateté photographique » : « C’est la trace la plus récente de la mémoire, et c’est à peine de la mémoire : comme quelque chose qui semble encore vibrer sur la rétine, c’est de l’impression, presque de l’instantané. […] On pourrait croire que le journal est comme une planche-contact, un alignement de prises de vue, en attente d’un développement, mais non » (1981, 75). Le journal serait donc une « écriture brute » (1981, 75) sans être une étape intermédiaire du travail (de la mémoire, de l’écriture). Un tel regard, une telle écriture photographique, mobilisés par la narration, permettent d’inscrire le texte dans une temporalité apparemment extérieure à celle de la littérature – c’est-à-dire celle de l’immédiateté, où se manifestent simultanément différents espaces évoquant d’autres temps. Contemporain de ces réflexions, Michel Foucault écrivait que « l’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace. Nous sommes à l’époque du simultané, […] de la juxtaposition, […] du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps, que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau » (1984, 46). Pourtant, l’espace, quand il est question du récit, est nécessairement le lieu de la superposition des temps, puisque la temporalité paradoxale du récit, qui joue du passé et de l’avenir, façonne indistinctement l’un et l’autre, « car le récit ne se contente jamais de simplement rapporter une expérience, ni d’en témoigner passivement ; il la produit, la fabrique, la modèle. Il n’y a pas d’immédiateté de l’expérience… » (2006, 7). Le récit, même s’il se fait image, même s’il fait abstraction du déroulement linéaire du temps, ne peut évidemment pas se manifester dans un présent absolu, puisqu’il nécessite tout de même du temps – de toute façon, le présent (et plus encore la narration) est toujours pris dans des passés et des avenirs mouvants, instables. La narratrice du Journal écrit d’ailleurs, au moment de l’inauguration du RER A, que « tout est souvenir depuis ce matin » (1996, 76), brouillant ainsi la limite entre le présent et la mémoire. Elle souligne également la tension qui existe entre deux modes d’existence de l’écriture :
Je m’aperçois qu’il y a deux démarches possibles face aux faits réels. Ou bien les relater avec précision, dans leur brutalité, leur caractère instantané, hors de tout récit, ou les mettre de côté pour les faire (éventuellement) « servir », entrer dans un ensemble (roman par exemple [ou photographie composite ?]). Les fragments, comme ceux que j’écris ici, me laissent insatisfaite, j’ai besoin d’être engagée dans un travail long et construit (non soumis au hasard des jours et des rencontres). Cependant, j’ai aussi besoin de transcrire les scènes du R.E.R., les gestes et les paroles des gens pour eux-mêmes, sans qu’ils servent à quoi que ce soit. (1996, 84)
Le récit et l’instantanéité seraient donc deux temporalités impossibles à réconcilier. Pourtant, la narratrice demande : « Est-il possible de dissocier le sens présent et individuel d’un acte de son sens futur, possible, de ses conséquences ? » (1996, 71). Ce sont les mots inscrits à même l’espace urbain (le nom vandalisé d’une station de métro) qui suscitent cette réflexion. En pensant le texte comme une image, toutefois, on parviendrait à conjuguer ensemble ces deux temporalités. Comme le soutient Georges Didi-Huberman, « l’image fonctionne toujours […] de façon double, dialectique ou duplice. La même image nous montre quelque chose et nous cache quelque chose en même temps. Ici elle révèle et là elle replie. Elle porte une certaine vérité et elle apporte une certaine fiction » (dans Eco et al. 2011, 106‑7). C’est donc que l’image porte nécessairement en elle (au moins) deux temporalités : celle où elle se « révèle » au regard, et celle de ce qu’elle révèle. Contrairement aux idées reçues, l’image (comme le récit), ne se donne pas non plus à voir dans sa totalité. En regardant, on doit passer sous silence : si un sens apparaît dans l’image, c’est qu’il en cache un autre. La narratrice du Journal du dehors remet en question ce qu’elle fait en prenant toutes ces notes : « Pourquoi je raconte, décris, cette scène, comme d’autres qui figurent dans ces pages. Qu’est-ce que je cherche à toute force dans la réalité ? Le sens ? […] Ou bien, noter les gestes, les attitudes, les paroles de gens que je rencontre me donne l’illusion d’être proche d’eux. […] Peut-être que je cherche quelque chose sur moi à travers eux, leurs façons de se tenir, leurs conversations » (1996, 36‑37). Ainsi, travers les autres, la narration révèle parfois la narratrice – mais pas seulement : « Je m’aperçois que je cherche toujours les signes de la littérature dans la réalité. » (1996, 46). La fiction perce toujours l’illusion du réel (parce qu’elle en fait nécessairement partie). Il y a peut-être là, dans cette dualité irréconciliable, qui oppose l’immédiateté de l’écriture photographique et l’impossibilité pour le récit de rendre compte de l’expérience immédiate, une façon de remédier à ce que déplore Régine Robin, c’est-à-dire : « Les représentations sont restées traditionnelles, cristallisées, figées, alors que le nouveau Paris, déjà là et à l’horizon, exige un regard neuf, de nouvelles images, de nouveaux récits, une nouvelle identité narrative. Les images sont trop facilement devenues imagerie, et la ville se détruit en permanence dans la représentation qu’elle se fait d’elle-même » (2014, 51‑52). L’idée d’un mouvement cyclique et simultané, paradoxalement, de destruction et de reconstruction, nous semble investir la forme du palimpseste de façon fructueuse. Car l’espace de la ville nécessite qu’on rende compte à la fois de ce qu’on voit dans l’immédiat et des traces laissées par d’autres temps, qui subsistent malgré tout : « Dans un couloir, il y avait écrit sur le sol, dans un emplacement délimité à la craie : “Pour manger. Je suis sans famille.” Mais celui ou celle qui avait marqué cela était parti, le cercle de craie était vide. Les gens évitaient de marcher dedans » (1996, 23). La ville-palimpseste est une ville dialectique : ce qui est détruit perdure, ce qui est disparu persiste, a toujours des échos – les traces constituent, en même temps, « rien » et « quelque chose ». Par ailleurs, l’image du palimpseste convoque l’espace de l’interstice, où s’ouvre un espace, un passage dans « l’indiscernable », pour celui qui regarde. Ainsi, pour Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « l’espace n’est pas le lieu, on dira plutôt un rapport au lieu, et à ses lois d’orientation ; mais ce rapport, qui est à construire, requiert tout à la fois l’inclusion d’un sujet humain, qui s’approprie cardinalement ses repères, et la mise en jeu d’une logique d’observation... » (2002, 9‑10). D’ailleurs, cette expérience de l’espace de la ville n’est pas sans affecter la perception – alors que la narratrice d’Ernaux se plaint d’un mal de tête, elle note, sur la « Ville Nouvelle » : « Aucune épaisseur, rien que des ombres et de la lumière, parkings plus noirs que jamais, béton éblouissant. Un lieu à une seule dimension. J’ai mal à la tête. Impression que cet état me permet d’entrer dans la substance de la ville, rêve blanc et lointain de schizophrène » (1996, 47). Il lui faut donc trouver une façon d’habiter cet espace qui se situe hors du temps et de l’espace connu : pour ce faire, la narratrice investit l’espace de la lisière (le trajet entre Paris et Cergy-Pontoise) – c’est là, dans cette temporalité impossible, que le récit peut prendre place. Plus encore, il lui faut se considérer elle-même comme la matière de la ville pour parvenir à l’écrire.
Un espace-lisière est ainsi tracé par la distance qui sépare Paris de la « Ville Nouvelle ». Celle-ci, somme toute, est inconcevable et irracontable, impossible à figurer dans sa représentation physique, concrète : « Je vis dans la Ville Nouvelle depuis douze ans et je ne sais pas à quoi elle ressemble. Je ne peux pas non plus la décrire, ne sachant pas où elle commence, finit, la parcourant toujours en voiture. […] Aucune description, aucun récit non plus. Juste des instants, des rencontres. De l’ethnotexte » (Ernaux 1996, 64‑65). C’est donc dans l’espace de l’entre-deux, de la fontière, qu’on parvient à en rendre compte, à la dépeindre : entre la narratrice et les autres, entre la banlieue et Paris, entre le journal intime et l’ethnotexte, entre le passé, le présent et le futur. Dans cet interstice qui s’ouvre à la fois dans l’espace et dans le texte, pas de frontière claire, mais un brouillage, nécessaire, de ces apparentes oppositions : leur coexistence, précisément, leur permet d’exister. Dans le cadre délimité par le regard de la narratrice, il s’agit là du seul espace possible. Edward Welch, dans un article qu’il consacre au Journal du dehors et à la réforme urbanistique des banlieues de Paris, indique que le texte suggère que le remaniement, ou le remodelage, du territoire implique un remodelage de ceux qui vivent dans les espaces qui en résultent (2007, 129). Plus encore, ce sens de la discontinuité [inhérente à la vie dans la Ville Nouvelle] est aussi reflété dans la forme même du texte (Welch 2007, 132‑33). La ville engendre le texte et le texte engendre la ville. C’est dans la multiplicité des voix, des espaces et des temps – et le brouillage de ces frontières que permet le palimpseste – qu’on parvient à inscrire dans le texte ce lieu à la fois neuf, vide et incompréhensible. Le texte et la ville, pris ensemble, deviennent un espace immémoriel, infini, résolument littéraire.